L 'enseignement
en Algérie (-)
Geneviève de Ternant (*)
Lorsque les Français débarquent
en Algérie en 1830 l'instruction des jeunes est dispensée
par l'école coranique (Koutteb), la medersa pour les villes,
la zaouïa pour les douars et les tribus. Le taleb doit, pour enseigner
" être capable de réciter par coeur et sans se tromper
les soixante chapitres du Coran ou de les écrire sans une faute
d'orthographe, tels qu'ils sont écrits dans le Livre Saint ".
Dans les zaouias, notamment celles de Sidi-Abderrahmane ou de Sidiel-Hamal
qui faisaient de leurs élèves de véritables "
savants " aux yeux de la masse, le summum du savoir enseigné
se limitait à la grammaire arabe, le Fiqh (exégèse
du Livre Saint), le Twahid (la théologie) et Ilm-ElMawarith (science
de l'héritage) ou le Hadith (parole du Prophète). Encore
faut-il souligner que ces " sciences ", si on peut les appeler
ainsi, étaient puisées dans des manuels très anciens.
Les deux derniers consistent en un ensemble des obligations religieuses
ou sociales nécessaires dans la vie individuelle ou collective
de la communauté musulmane. L'enseignement du Hadith était
puisé dans le Moutaouta (sorte d'A.B.C. de l'imam Malik Ibnou
Anas, mort en 795).
Outre ces ouvrages qui constituent l'essentiel des bibliothèques
des ordres religieux responsables de l'instruction et qui témoignent
de la prédominance d'un enseignement essentiellement religieux,
l'examen du vocabulaire arabe de cette époque permet de faire
cette même constatation. En effet, dans un vieil ouvrage écrit
au xe siècle, une sorte de dictionnaire des synonymes en arabe,
on ne peut relever aucune trace d'un vocabulaire technologique et scientifique,
même relatif aux techniques d'exploitation de la terre. "
Ceci laisse penser à une absence quasi-totale de la science telle
que nous la concevons aujourd'hui " ; ainsi s'exprime M. Abdelhafid
Khellout dans un mémoire de licence soutenu le 20 septembre 1979,
à l'Institut de psychologie de l'université de Constantine.
Le contenu essentiellement religieux de l'enseignement maraboutique
ne change pas dans l'Algérie devenue française, ni les
méthodes d'enseignement qui se résument à deux
mots : " la mémoire et le bâton ". Ismail
El Zakari écrit dans le journal réformiste El-Basaïr
en janvier 1950: " Depuis très longtemps, les programmes
et les méthodes dans l'enseignement coranique étaient
des plus traditionnels et des plus désuets. Chargé de
faire apprendre à l'élève le Coran et les divers
précis avec ou sans compréhension, le taleb ne pouvait
que faire appel à la mémoire de l'élève
", et M. Khellout ajoute : " L'absence d'autre méthode
pédagogique faisait qu'une simple défaillance de la mémoire
de l'élève était immédiatement corrigée
par le bâton. Il n'est point utile de rappeler que celui-ci était
toujours brandi - non sans quelque réjouissance - par le taleb
pour corriger la conduite ". Enfin, abordant la question de
la non-instruction de la fille algérienne dans le système
d'enseignement traditionnel, il écrit " qu'elle était
devenue une norme strictement observée par l'ensemble de la population
" .
Il faut, pour être juste, remarquer qu'à cette époque
de nombreuses régions de France métropolitaine ne sont
pas mieux loties. Dans leur ouvrage remarquable, il y a cent ans,
dans les Alpes-Maritimes, écoles et écoliers,
Mlle Rosine Cleyet-Michaud et Mme Viviane Eleuche-Santini rapportent
qu'à l'inspecteur d'Académie, qui lui faisait observer
que les jeunes filles de sa localité " restaient complètement
privées d'instruction ", le maire de Gorbio répondait
: " Le seul moyen de faire fréquenter l'école
par des filles c'est d'avoir une institutrice ou que la femme de l'instituteur
ait une qualification pour enseigner à coudre ou à tricoter
" et les auteurs ajoutent: " On ne pense pas qu'apprendre
à lire, à écrire ou à compter soit le plus
important " ( Nice-Matin,
16, 17 et 18 décembre 1981).
Mais revenons en Algérie. Nous avons cité largement ces
positions sur l'école coranique car elles semblent recoupées
par les différentes sources historiques que nous possédons.
Mais, pour justifier une attitude politique, M. Khellout affirme ensuite
que " la politique coloniale en matière d'instruction
n'eut aucun résultat appréciable en milieu rural ".
Cette affirmation n'est pas exacte. Bien qu'elle reconnaisse implicitement
l'impact important de cette instruction en milieu urbain, elle minimise
l'énorme effort fourni par des maîtres compétents
et dévoués durant des années dans le bled. C'est
peut-être une façon d'écrire l'histoire, ce n'est
pas la meilleure, ni la plus objective. Il ne faut pas se dissimuler
que l'instruction s'est heurtée aussi bien dans les villes que
dans les villages à de nombreux facteurs: et d'abord la barrière
de la langue, qui a conduit à des expériences d'inspiration
généreuse comme les " écoles d'enseignement
mutuel ", où les jeunes Français étaient
censés apprendre l'arabe et enseigner le français à
leurs camarades d'école qui, eux, apprenaient le français
et enseignaient l'arabe. Personne n'y apprit rien, bien entendu.
Il fallut se résigner à créer les écoles
" maures-françaises ", comme on avait créé
les écoles " juives-françaises ". Ni les unes
ni les autres ne furent des succès, en raison surtout du second
facteur : les religions. Les parents préféraient envoyer
leurs enfants à l'école coranique pour les musulmans,
à l'école midrashim pour les israélites. Mais il
importe de savoir que les écoles fréquentées par
les jeunes Européens étaient largement ouvertes aux israélites
comme aux musulmans. Assez rapidement, les israélites y vinrent
en nombre et l'on put se préoccuper aussi de l'éducation
des filles juives. Sans doute faut-il voir dans ce fait l'influence
d e s milieux juifs de métropole où les loges maçonniques,
le saint-simonisme et le rayonnement des idées du " Père
" Enfantin avaient une grande importance.
En revanche, les musulmans boudèrent les écoles où
ils craignaient qu'on enseignât des moeurs contraires à
leur religion et, quant aux filles, il ne fut guère possible
de faire revenir les parents sur le préjugé bien ancré
qu'une femme qui sort de sa maison est toujours une prostituée.
Rappelons qu'à la même époque, en métropole,
les écoles confessionnelles étaient d'un haut niveau et
concurrençaient victorieusement l'enseignement public. De plus,
de nombreux enfants gagnaient leur vie en usine ou aidaient leurs parents
aux champs et négligeaient l'école des deux côtés
de la Méditerranée.
Un autre facteur contrariant l'instruction des jeunes Arabes est la
difficulté de trouver des maîtres qui parlent leur langue
pour leur apprendre la nôtre. On a essayé de faire des
taleb de vrais maîtres, mais ils avaient pour la plupart un niveau
d'instruction très bas, et ils craignaient de voir amputer leur
rôle de saint, de marabout, s'ils ouvraient l'esprit de leurs
jeunes élèves. Cette expérience aussi dut être
abandonnée. On en trouva pourtant quelques-uns pour enseigner
dans les écoles " maures-françaises "
et " arabes-françaises " et leur dévouement
fut le plus souvent exemplaire; aux côtés de leurs homologues
français, ils témoignèrent d'une intelligence et
d'une bonne volonté immense; ce n'est pas par la faute des maîtres
que l'expérience a raté.
Disons encore une fois que le problème fut presque le même
dans beaucoup de nos provinces où les enfants ne parlaient que
la langue ou le patois de leur terroir !
La démographie galopante ne fit surgir ses propres difficultés
qu'après de nombreuses années de présence française
en Algérie, car il fallut du temps pour assainir le pays et y
construire une infrastructure médicale qui permette aux enfants
de survivre, alors qu'auparavant tant d'entre eux mouraient en bas âge.
Enfin, nous citerons Jean Mirante, directeur des Affaires indigènes
de l'Algérie, qui écrivait en 1930: " Pour juger
avec équité l'ouvre de la France, au point de vue enseignement,
il faut savoir que l'occupation du territoire algérien n'a été
que progressivement réalisée. C'est seulement en 1840,
au bout de dix ans, que le gouvernement français s'est décidément
résolu à conserver la Régence. La pacification
n'a été accomplie que par intervalles, suivant les circonstances:
les Hauts Plateaux algériens, Djelfa, Bou-Saâda, Laghouat,
en 1852 ; la Kabylie en 1857; en 1873, El-Goléa; en 1882, le
M'Zab ; en 1883 le Sud-Oranais (pacification); cb 1899 à 1904,
le Touat, In Salah, le Tidikelt. D'autre part, en France même,
on est parvenu par étapes successives à l'organisation
de l'enseignement public . Il faut considérer enfin, que les
régimes qui se sont succédé dans la métropole
depuis un siècle, n'ont pas tous ni toujours eu la même
conception de l'organisation à adapter à l'Algérie.
Or si dans tous les systèmes politiques ou administratifs, l'instruction
a son programme, il est évident que la nature des études
est fonction du but à atteindre. Une monarchie n'a pas la même
pédagogie qu'un empire; l'empire varie à cet égard
suivant ses théories successives de colonisation ou de royaume
arabe; une République enfin apporte des idées nouvelles,
plus larges, plus généreuses, qui ne tardent pas à
présenter l'enseignement sous des modalités nouvelles.
De là des tâtonnements, d'autant plus inévitables
qu'en 1830 nous pénétrions dans un milieu à peu
près inexploré ".
Nous n'évoquerons que pour mémoire dans cet article les
fameuses " écoles-gourbis ", basées sur d'excellents
sentiments d'égalité : donner à tous au moins un
peu d'instruction, mais complètement irréalistes.
Ce qui, finalement, emportera l'adhésion des masses musulmanes,
c'est tout simplement l'école primaire ! C'est de 1880 à
1890 que se fixe en France dans ses éléments essentiels
et dans ses grandes lignes, le principe de l'enseignement primaire.
Il va en être de même en Algérie, très rapidement.
Les programmes sont les mêmes mais on ajoute l'histoire et la
géographie de l'Algérie. Nul n'a jamais fait réciter
à un Arabe ni à un Berbère " Nos ancêtres
les Gaulois! Gaulois!", au contraire, Lucette Besserve-Bernolli
écrit dans 1830-1962. . . Des enseignants d'Algérie
se souviennent:
Le manuel scolaire l'Algérie ", de Paul Bernard et F. Redon,
avait fait l'objet de multiples éditions dès le début
du présent siècle. Or il mettait sous les yeux de ses
jeunes lecteurs (...) cette réflexion d'Ernest Renan: "
L'histoire de l'Afrique du Nord n'est guère que l'histoire
des invasions que le pays a subies ", et de citer : "
Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Turcs et Français.
Quelque vingt ans plus tard, Aimé Bonnefin et l'inspecteur primaire
Marchand ont publié un manuel dont l'originalité consistait
à juxtaposer les deux histoires de France et d'Algérie
(...), on ne pouvait mieux illustrer l'absence d'ascendance gauloise
de nos élèves arabes ou berbères... ".
Il n'est pas possible de retracer dans cette brève étude
les étapes de l'enseignement secondaire et supérieur,
des écoles normales, des écoles d'artisanat, bref de cet
immense travail effectué en Algérie par des hommes et
des femmes d'une probité et d'un courage exemplaires, dans les
villes, dans les villages, dans les douars les plus reculés,
tendant inlassablement, entre le monde moyenâgeux et la modernité,
ce pont que notre regretté ami Ibazizen a si bien symbolisé
par Le pont de Bereq'Mouch (éd.). Ferhat Abbas, président
de l'Amicale des Étudiants musulmans, accueillait les congressistes
du Centenaire de l'Algérie en 1930 " Au nom de l'A.E.M.
qui réunit tous les jeunes Algériens musulmans formés
par des maîtres français et nourris de la pensée
française, il veut profiter de l'occasion qui lui est offerte
pour détruire cette tendance qui se manifeste trop souvent de
se représenter les jeunes étudiants musulmans comme on
se représente les Égyptiens ou les jeunes Turcs. C'est
injuste, le jeune Algérien musulman n'a qu'un idéal: s'incorporer
dans la grande famille française et plus tard, quelle que soit
la situation qu'il occupe, l'ancien membre de l'A.E.M. sera toujours
là où sera le devoir! ".
Nous pouvons aujourd'hui apprécier cette déclaration d'un
loyalisme élevé, publiée dans le livre d'or du
Centenaire de l'Algérie française ! Et pourtant, je suis
sûre qu'à ce moment-là, il était sincère
! Quant à Abderrahmane Farès, instituteur lui-même,
il déclarait en 1954: " S'il est en Algérie, un
domaine où l'effort de la France ne se discute pas, c'est bien
le domaine de l'enseignement. On peut et on doit dire que l'école
a été un succès certain. Les vieux maîtres,
les premiers instituteurs ont apporté toute leur foi pédagogique
sans arrière-pensée et leur influence a été
extrêmement heureuse ". En réalité, on
a fait à l'enseignement en Algérie un procès bizarre
dont les accusations se contredisent. Si on séparait Européens
et musulmans, on accusait la France de ségrégation, ce
qui était faux, et si on les mélangeait, horreur ! c'était
pour dissoudre la personnalité arabe dans le moule français...
On ferait mieux de relire la " Lettre aux Instituteurs "
écrite par Jules Ferry le 17 novembre 1883 : " En matière
d'éducation morale, vous n'avez à enseigner, à
proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne soit familier à
tous les honnêtes gens. . . Vous êtes l'auxiliaire et, à
certains égards, le suppléant du père de famille.
Parlez donc à son enfant comme vous voudriez qu'on parlât
au vôtre; avec force et autorité, toutes les fois qu'il
s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte
de la morale commune; avec la plus grande réserve, dès
que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes
pas juge. . . ".
Les maîtres, aussi bien dans les villes que dans les campagnes
en Algérie, ont accompli leur oeuvre civilisatrice avec conscience
et avec foi; c'est une des raisons qui ont fait d'eux des cibles de
choix pour la rébellion : le meurtre d'un instituteur frappait
de terreur la population parce qu'elle l'aimait et l'estimait : ainsi
commença la Toussaint sanglante, ce ne peut être un hasard
!
Je souhaite que beaucoup lisent le livre écrit par les enseignants
: 1830-1962. . . des enseignants se souviennent. . . de ce qu'y fut
l'enseignement primaire .Ils y trouveront les arguments qui, peut-être,
leur font défaut pour défendre vigoureusement l'image
de l'enseignement donné en Algérie et, là encore,
ne pas laisser altérer la vérité.