Les enseignants
d'Algérie ont-ils existé?
Évelyne Joyaux (*)
Depuis plus de quarante ans les campagnes
de presse portant condamnation de la présence française
en Algérie ont la soudaineté d'une éruption. Un
ou plusieurs articles donnent le ton auxquels d'autres font écho
durant plusieurs jours, voire durant quelques semaines. On ne peut douter
que se façonne ainsi, génération après génération,
et dans l'indifférence générale, une représentation
du monde, et en particulier de la France où vivent ces nouvelles
générations, assez négative pour qu'on doive s'inquiéter
de ses effets. Après quoi les choses s'apaisent jusqu'à
la prochaine effervescence.
Les Français d'Algérie n'ont, eux, aucun droit de s'exprimer.
La mise à l'écart de ceux qui vécurent cette histoire
par ceux qui l'écrivent empêche l'intrusion du réel
et de la vie des hommes dans un concept identifiant une fois pour toutes
la colonisation et le mal. Les seuls faits retenus s'accordent à
la simplicité du concept et renforcent son efficacité.
On se souvient de la généralisation de l'épisode
du verre d'eau vendu par un colon à un jeune appelé ou
celle de la torture exercée par l'armée française.
La façon dont on présente l'école en Algérie
durant la présence française est, à ce titre, particulièrement
révélatrice. On se limite généralement à
fournir une donnée statistique des années 1960 qui, par
la seule référence à la règle de l'obligation
scolaire, accrédite l'idée d'un enseignement profondément
inégalitaire puisque les enfants de confession musulmane sont
proportionnellement beaucoup moins scolarisés que les autres.
Admettons !
Les documents photographiques abondent pourtant qui montrent, y compris
dans les villes, des classes composées pour les deux tiers ou
les trois quarts d'élèves musulmans. D'autres photos prises
dans le bled présentent des écoles où les jeunes
Kabyles, par exemple, posent sagement devant l'objectif avec leur maître
d'origine européenne. Cela contrarie l'idée de ségrégation
souvent suggérée par l'évocation " du code
de l'indigénat " dont on rappelle fréquemment,
et opportunément, l'existence à propos de l'école
bien qu'il n'y ait aucun lien entre eux.
J'ai constaté que ces documents photographiques, trop nombreux
pour que l'on puisse prétendre qu'ils sont truqués, étaient
écartés par " les spécialistes " comme
on le ferait d'une mauvaise excuse. " Trop tard ! "
m'a-t-on souvent répondu à propos de cette population
scolaire qui apparaît si bien mêlée sur les photos
de classe, en précisant aussitôt que les mesures prises
en faveur de la scolarisation des jeunes musulmans l'avaient été
seulement pour faire avorter l'insurrection qui se préparait.
Admettons encore une fois ! Cela supposerait donc que la population
autochtone avait le désir de cet enseignement qu'on lui refusait,
et que la révolte serait née de cette frustration (parmi
d'autres). Voilà qui entraîne une question, pour peu que
l'on veuille bien tenir compte du contexte historique: " Quand
ce retournement s'est-il opéré? ".
Il faut en effet rappeler ici qu'il y eût une époque où
la proposition d'école " venait trop tôt " Dans
l'ex-Régence d'Alger, durant les premières années
qui suivirent la Conquête, on créa des cours d'hygiène
et de médecine immédiatement ouverts aux " Maures
et aux Juifs ". Dans le temps où se succédaient
les gouverneurs et les politiques, sans que la France parvienne à
dessiner un projet pour l'avenir, on tenta tout de même de scolariser
des enfants selon une méthode d'enseignement mutuel simplement
copiée sur celle de la métropole. Tentative qui n'eut
guère de succès, pas plus d'ailleurs que les écoles
arabes-françaises dont les effectifs restèrent très
limités. Mêmes inadaptés à la réalité
locale, comme ce fut trop souvent le cas, ces essais précoces
en matière de médecine et d'enseignement prouvaient au
moins que les Français n'avaient pas rompu avec leur idéal
en traversant la mer.
Trop tôt d'abord, trop tard ensuite ! C'est donc entre les deux
qu'il faut chercher le moment et les raisons pour lesquelles l'hostilité
à l'enseignement de la France après la conquête,
laissa place au désir d'école, avant que le courant ne
s'inverse de nouveau. Voilà une vraie question qui desserrerait
le carcan des idées toutes faites et nous ramènerait enfin
en un point du temps, à la réalité du terrain et
à la vie des hommes.
Le contexte métropolitain est utile à rappeler afin de
mettre les évènements en perspective. Au cours du xixe
siècle l'instabilité politique avait fait se succéder
les régimes, les révolutions et les politiques qui en
dépendaient des deux côtés de la Méditerranée.
La IIIè République déclara la scolarisation gratuite,
laïque et obligatoire. L'enseignement se concevait de plus en plus
comme instrument au service de la mission universaliste que la France
se reconnaissait. Dans les ouvrages destinés à la formation
de maîtres, on apprenait que l'école devait réaliser
" la fraternité universelle ". Cette fraternité
qui se situait au-dessus des religions confessionnelles pour instituer
" le respect du droit des humbles et de l'amour du prochain
sans atteinte à la liberté et à la raison ".
La loi sur l'école laïque et obligatoire applicable partout,
et qui paraît aller de soi aujourd'hui, eut pourtant du mal à
s'imposer même en Métropole. Il suffit de se reporter aux
débats pour savoir que certains députés et sénateurs
s'élevèrent contre une obligation scolaire qui contrariait
la volonté des familles et risquait de priver l'agriculture de
bras. En Algérie la laïcité, qui relègue Dieu
au second plan et soumet l'individu à la toute puissance de la
raison, pouvait heurter une autre conception de l'homme qui se voulait
tout aussi universaliste. En clair, les musulmans de l'ex-Régence
n'attendaient pas de la France qu'elle les place sur la voie qui mène
aux Lumières. Les progrès techniques, la liberté
individuelle fondée sur la rationalité contenaient le
risque de les éloigner du modèle donné par Dieu.
Les uns et les autres savaient bien que l'école était
un enjeu majeur et que cela les engageait plus loin que le seul apprentissage
de la lecture et du calcul. Ce fut le cas. S'il fallait s'en convaincre
il suffirait de rappeler que les premières victimes des attentats
du F.L.N. furent deux instituteurs, il y en eut des dizaines d'autres
jusqu'en 1962. Des bombes explosèrent dans les écoles,
d'autres furent incendiées.
On voit bien que l'histoire de l'enseignement en Algérie ne peut
tenir dans une statistique de 1962, ni dans un décret déclarant
l'école laïque et obligatoire partout en métropole
et en Algérie.
Lorsqu'il n'y avait pas encore de routes pour conduire au douar l'instituteur
qui devrait y vivre isolé des siens, il fallait une vocation
bien forte pour choisir ce métier et une belle qualité
humaine pour y réussir. Il lui fallait susciter assez de confiance
parmi les membres de la djemaa et chez les pères de famille pour
qu'ils bravent un jour l'opinion des autres villages, l'interdit religieux,
et lui confient leurs fils. Plus tard les institutrices s'emploieront
avec la même opiniâtreté à scolariser les
filles. Pour elles, moins encore que pour les garçons, l'obligation
scolaire pouvait se décréter. Ce fut là encore
affaire de temps, de confiance, de persuasion.
L'histoire de l'enseignement est faite des vies exemplaires des instituteurs
qui enseignaient, en plus de l'écriture et des règles
de calcul, le jardinage, la taille des arbres fruitiers, les rudiments
d'hygiène et possédaient quelques notions de médecine.
Exemplaires, moins parce qu'ils touchaient à des domaines divers,
que parce qu'ils vivaient sous les regards du village, assumant souvent
un rôle de conseiller et de médiateur qui ne leur laissait
guère de droit à l'erreur.
Ils ont préparé ce temps où les classes seront
surchargées. On manquera alors de locaux et de crédits,
d'autant que la démographie et la scolarisation des filles auront
décuplé les effectifs. Mais ces méthodes adaptées
et performantes d'enseignement, qu'ils avaient mises au point, pourront
être transmises à de nouveaux maîtres, dans les écoles
normales. La demande d'écoles qui se manifesta dans les villages,
dans les douars ou sur les pitons de Kabylie, prouva qu'ils avaient
réussi quelque chose dont leurs anciens élèves
en Algérie se souviennent encore, comme leurs lettres en témoignent
aujourd'hui. Ils furent, avec les médecins, les agriculteurs
dans leurs fermes, les bâtisseurs et les soldats, les artisans
de l'oeuvre reniée aujourd'hui. Nos raisons de refuser un concept
que d'autres veulent imposer, hors de tout contexte, pour condamner
sans examen notre histoire en Algérie tiennent banalement à
l'importance qu'il faut reconnaître au temps et à l'espace,
à la liberté des hommes ainsi qu'aux valeurs qu'ils défendent
et même... au hasard ! Il n'est pas de domaine où la rencontre
des principes de la République et la prise en compte de la réalité
du terrain ait été mieux incarnée que par les enseignants
exerçant leur métier et soutenus par la confiance d'un
douar ou d'un village qui avait oublié sa méfiance. Pour
en garder la trace il nous faut recueillir et faire connaître
les textes, qu'il s'agisse de témoignages, de données
chiffrées, de documents d'époque.
Ce n'est pas le désir de convaincre les détracteurs systématiques
de notre histoire qui nous y pousse car nous savons aujourd'hui que
rien ne peut entamer leurs certitudes publiées qui constituent
souvent leur gagne-pain. Mais ils ont installé des habitudes
de penser que nous ne sommes pas obligés de subir, nous moins
encore que d'autres. De ce point de vue nous avons d'ailleurs une responsabilité
supplémentaire puisque le monde dans lequel nous vivons (terrorisme,
répression, peurs, manipulation de l'opinion) commence à
ressembler à celui que nous avons connu en Algérie avant
1962.
En 1966 Fulbert Youlou, l'ex-président du Congo Brazzaville écrivait:
" Il y a, à la bibliothèque de Brazzaville, une
collection du journal officiel de l'AEF que j'ai souvent feuilleté
comme le plus beau livre dllistoires de mon Congo. À chaque page
on y trouve des noms d'inconnus qui pour la plupart reposent en terre
africaine comme mon vieil ami Albert Schweitzer. Ces pionniers ont édifié
en vingt- cinq ans des routes, des chemins de fer, des mines, des barrages
qui représentent une oeuvre surhumaine à laquelle, il
faut l'écrire, les capitalistes d'Occident ne croyaient pas.
C'est leur sueur, leur travail, leur chair que ces Africains blancs
nous ont légués et croyez-moi, eux sont morts pauvres
mais fiers de ce qu'ils avaient construit et même si ce travail
acharné leur avait apporté la fortune qui est la récompense
de la peine et de l'effort, pourrions-nous leur en vouloir ? ".
Ces phrases ne concernent pas l'Algérie mais elles nous touchent
car nous reconnaissons, entre ces pionniers évoqués par
le Président du Congo et nos pères, une communauté
de destin.