l'enseignement, les écoles - Algérie, Alger
La vie d'un inspecteur de l'enseignement primaire à Relizane et Mostaganem de 1959 à 1962
Léonce Sales

extraits du numéro 101, mars 2003, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 12-2-2010

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La vie d'un inspecteur de l'enseignement primaire à Relizane et Mostaganem de 1959 à 1962
Léonce Sales

En octobre 1959 j'ai rejoint la circonscription de Relizane, aussi vaste qu'un département français, qui englobait les arrondissements de Relizane et d'Inkermann, une partie de la plaine du Chélif et des monts de l'Ouarsenis et du Dahra. J'avais des écoles à 90 km de mon bureau qui se trouvait à 200 km de l'inspection académique d'Oran. La région avait été autrefois troublée. Une micheline avait été attaquée par le F.L.N. près de Relizane alors que l'armée avait reçu l'ordre de ne pas sortir de la ville. Tous les occupants furent massacrés, sauf quelques jeunes femmes emmenées vers la frontière marocaine; des écoles rurales avaient été incendiées, et un an auparavant à Mazouna, deux jeunes institutrices avaient été assassinées. Mais l'opération Challe venait de pacifier ma circonscription, deux régiments la quadrillaient ainsi que des S.A.S. et leurs harkis, et les hameaux musulmans isolés étaient en autodéfense. Ce calme relatif me permit de circuler sans trop de risques, mais par précaution, j'avais toujours mon revolver armé dans la boîte à gants de mon auto. L'inspecteur d'académie d'Oran, vice-recteur, avait sous ses ordres vingt-trois inspecteurs de l'enseignement primaire de cinq départements. Je le voyais au cours de réunions fréquentes à Oran: il ne venait jamais dans ma circonscription. J'étais relativement libre, mais responsable de la bonne marche de mes écoles.

Dès mon installation, je fus assailli par de nombreux officiers S.A.S. qui demandaient des créations d'écoles dans les douars. Je ne pouvais que faire des promesses, mais je compris que ma tâche essentielle serait la scolarisation. Près de mon bureati, à la limite de la ville, fonctionnaient trois écoles de vingt classes chacune (une de filles, deux de garçons) qui scolarisaient les enfants musulmans du faubourg. L'effectif imposé était de 45 élèves par classe, mais la banlieue grossissait sans cesse car des familles se rapprochaient de la ville pour leur sécurité ou leur travail. Le matin de la rentrée, plusieurs centaines de parents en colère manifestèrent pour faire admettre leurs enfants. Pour les calmer j'ai dû faire inscrire tous les candidats. Alors, pour les cours préparatoires, j'ai fait fonctionner deux classes dans le même local: l'une de 8 heures à 12 heures, l'autre de 13 heures à 17 heures, en travaillant le jeudi cela faisait 24 heures par semaine, et j'ai utilisé provisoirement des instructeurs à ma disposition pour remplacer les congés. Mais ces nouvelles classes étaient illégales. J'ai averti l'académie qu'il était impossible de les supprimer sans risquer des troubles, et j'ai obtenu les postes budgétaires nécessaires et les maîtres qui, en attendant l'implantation de préfabriqués, enseignèrent dans des locaux de fortune aménagés par la mairie.

J'ai fait ouvrir six écoles de douars incendiés. À Mazouna, vieille ville arabe où, en dehors des enseignants, ne vivait qu'un seul Européen, le lieutenant qui commandait les Harkis, les deux écoles avaient été fermées après l'assassinat de deux enseignantes. J'ai tenté de les rouvrir en y affectant progressivement des instructeurs qui acceptaient d'y aller. Et, l'année suivante, il y eut une vingtaine de garçons et de filles de 18 à 25 ans. Ils étaient en sûreté dans la ville mais les trajets étaient parfois dangereux. J'y allais quand je pouvais, j'y passais la journée et nous mangions ensemble dans une bonne ambiance.

Le plan de Constantine du général De Gaulle octroyait chaque année à l'Algérie 1 000 classes préfabriquées, payées par la métropole et implantées par des sociétés agréées. Le maire ne fournissait que le terrain. Elles étaient réparties selon les besoins par le rectorat d'Alger, mais en pratique, c'est l'inspecteur qui, pour sa circonscription, établissait les demandes, choisissait le terrain
et contrôlait l'implantation. J'ai donc présenté chaque année, avec l'accord des élus et des officiers S.A.S., des listes impressionnantes de besoins, et plus de 150 classes ont été attribuées à la circonscription de Relizane (écoles rurales avec logement et classes supplémentaires dans les villes et les villages). Beaucoup fonctionnaient et d'autres étaient en attente d'implantation. Le choix d'un emplacement avec eau si possible fut facilité par l'empressement des maires. Je me souviens d'une visite dans un hameau musulman isolé sur les pentes du Dahra et en autodéfense. Le seul endroit convenable appartenait au maire qui m'a dit très fier: " Ce terrain je le donne pour la France ". Qu'est-il devenu après l'indépendance?

Mais il fallait aussi des enseignants. C'étaient essentiellement des instructeurs recrutés avec le B.E.P.C. et qui étaient gérés par le service départemental de Mostaganem. Ils accomplissaient un stage d'une ou deux semaines dans une école. Je leur imposais un manuel, et je les réunissais le jeudi pour des cours de pédagogie et des leçons modèles. Je devais les contrôler souvent, il y eut évidemment des échecs, mais sans être bachelier, on peut devenir un bon instituteur. Je me souviens d'une visite à une école de l'armée en haut de l'Ouarsenis. Un lieutenant me conduisit en jeep et sans arme, à travers une forêt calcinée, vers un centre de regroupement. L'école fonctionnait sous une tente avec des planches sur des tréteaux et des stylos à bille. Le soldat qui enseignait était dans le civil un modeste artisan, mais je l'ai félicité pour les progrès en lecture et la belle écriture sur les cahiers.

La cantine de Relizane fonctionnait dans un local trop étroit. Le maire musulman désirait son extension pour satisfaire les besoins des trois écoles du faubourg. Le collège technique voisin avait un vaste hangar vide; mais le directeur m'en refusa l'utilisation. Alors avec le maire, nous avons décidé de passer outre. J'ai échelonné les sorties des trois écoles et j'ai chargé le directeur musulman de l'une d'elles de faire fonctionner la cantine avec l'aide des instituteurs qui surveilleraient leurs élèves et des employés de la commune. Un dimanche, la mairie installa la nouvelle cantine dans le hangar et le lundi matin plus de 1000 enfants musulmans y mangèrent gratuitement.

J'avais pris la précaution d'inviter pour l'inauguration le sous-préfet, le maire et un journaliste qui publia dans Oran Républicain un article élogieux. Le travail habituel d'un inspecteur était compliqué par l'étendue de la circonscription, les trajets parfois dangereux, les nombreux enseignants débutants, les problèmes de la scolarisation et la chaleur écrasante de la plaine du Chélif, mais j'ai toujours été aidé par le dévouement des maîtres et le soutien des élus. Ma tâche était harassante, lourde de responsabilités mais toujours passionnante.

Après le putsch des généraux l'atmosphère se gâta. Nous avions vu
passer les camions des légionnaires du 2e R.E.P. qui rentraient à Sidi-BelAbbès en chantant une célèbre chanson d'Edith Piaf " non je ne regrette rien... ". La confiance aux promesses de De Gaulle avait disparu. J'avais assisté, à la sous-préfecture, à une réunion où le général commandant la région d'Oran avait dit aux personnalités européennes et aux notables musulmans : " Je vous en donne ma parole d'honneur, jamais le général De Gaulle n'abandonnera l'Algérie française ", et il avait ensuite été nommé à Alger, avec une étoile supplémentaire, pour préparer cet abandon.

En octobre 1961, j'ai occupé à Mostaganem les fonctions d'inspecteur chef du service départemental, et ma vie a changé. J'avais une petite circonscription, mais je dirigeais des bureaux où une douzaine d'employés géraient les instructeurs du département. J'organisais par groupes successifs, et avec l'aide de deux directeurs d'école à la retraite, la formation des instructeurs: des cours de pédagogie, puis des stages et des leçons modèles. J'étais en relation avec le préfet, et j'ai dû présenter devant le conseil général un rapport sur la scolarisation dans le département.

Mostaganem (80000 ha) était coupé en deux : d'un côté la vieille ville arabe (Tidjid) avec trois écoles: une de filles de 40 classes (une usine), et deux de garçons de 20 classes chacune, et de l'autre la ville moderne européenne. L'une était sous l'influence du F.L.N., l'autre de l'O.A.S., et j'ai dû résoudre de graves problèmes à cause de la dégradation du climat. Je me suis alors imposé une stricte neutralité professionnelle qui m'a permis d'évoluer sans trop de risques dans une atmosphère de plus en plus troublée.
Nous étions trois inspecteurs pour Mostaganem et ses environs. Je sympathisais avec un collègue d'origine kabyle très francophile mais indépendant. Nous avions reçu une circulaire nous demandant de ne plus admettre en 6" des élèves de 14 ans. Alors il les avait groupés dans une classe de 6e qu'il avait baptisée 5e pour l'académie, et me disait: " J'ai été scolarisé à 10 ans par les Pères Blancs et je n'ai pu entrer en 6e qu'à 14 ans, je veux donner cette chance à d'autres ".

Il habitait entre mes bureaux et ma villa. Un matin je fus réveillé par une explosion, on avait plastiqué sa fenêtre et sa femme et ses enfants étaient effrayés. Il partit en France avec sa famille. J'ai pris en charge sa circonscription, le centre ville et Tidjid où enseignaient une vingtaine de jeunes institutrices européennes. Elles s'y rendaient dans un petit car, mais quand il y avait eu, la nuit un accrochage avec l'armée, la ville arabe était en effervescence et elles refusaient de s'y rendre. Je faisais alors appel à une patrouille militaire pour les accompagner, mais un jour où je n'ai pu l'avoir, j'ai dû partir en auto devant le car pour les rassurer.
Un élève israélite fut assassiné d'une balle dans la tête devant la porte de son cours complémentaire. Une foule immense assista à ses obsèques et se répandit ensuite en émeute dans la ville. La jeunesse était survoltée et les manifestations fréquentes. Un jour je fus appelé dans un cours complémentaire mixte dont les élèves en grève et massés dans la cour menaçaient de sortir pour aller manifester, et je dus user de beaucoup de diplomatie pour les faire rentrer en classe.

Un instructeur européen exerçait dans une école isolée, protégée par l'armée, mais la route était dangereuse. Un soldat lui avait donné une grenade qu'il gardait dans l'auto. À un contrôle routier, il fut arrêté et envoyé dans un camp. Sa mère vint me voir, éplorée. Je venais d'apprendre qu'un instructeur musulman venait aussi d'être arrêté; j'ai demandé d'abord au préfet la libération du jeune musulman dont j'avais besoin, il accepta, alors je lui ai parlé du jeune Européen, il ne pouvait pas refuser, mais il voulut voir la mère. Une semaine après, l'instructeur libéré vint me remercier. J'avais connu un garçon joyeux, j'avais devant moi un homme grave au crâne rasé qui me tenait des propos extrémistes : les durs du camp l'avaient endoctriné. La prison n'est pas toujours une bonne solution.

Le sous-préfet musulman de Mostaganem, marié à une Européenne, habitait près de chez nous. Il fut assassiné par un commando, dans son auto, à 50 m de notre maison... J'ai couru vers l'auto immobilisée, il était déjà mort, et ma femme a tenté en vain d'empêcher la sienne d'aller pleurer sur le cadavre ensanglanté de son mari.

Un jour le préfet m'a convoqué et présenté à un émissaire secret: un ancien ministre socialiste qui venait se renseigner sur l'état d'esprit de la population. Nous avons discuté seuls pendant une heure, et je lui ai franchement dit que ma femme et moi avions toujours été partisans d'une Algérie démocratique mais laïque et française, et que l'indépendance entraînerait l'exode des Européens. Puis le préfet est venu se joindre à nous, et je l'ai entendu avec surprise se désolidariser en termes modérés des intentions du général De Gaulle.

Une nuit un directeur d'école vint me voir. Il était menacé de mort, il se cachait et me demanda de l'aider à partir en France. Le chef de cabinet de préfet rédigea un faux ordre de mission pour Toulouse, que je lui remis la nuit suivante.

Un collègue d'Oran fut nommé inspecteur d'académie à Mostaganem et me soulagea des tâches administratives de la gestion des instructeurs, mais il ne resta pas longtemps. Il ne se sentait pas en sécurité, et après l'assassinat à Alger des inspecteurs Marchand et Ferhaoun, que nous connaissions bien, il quitta la ville. Je dus de nouveau m'occuper des bureaux.

Les policiers qui gardaient la préfecture furent remplacés par des gardes mobiles. Quand je m'y rendis, ils me demandèrent mes papiers, je tendis ma carte professionnelle d'inspecteur, aussitôt ils me fouillèrent sans ménagement. J'ai compris plus tard, quand j'ai su que le général Jouhaud avait été arrêté à Oran en possession d'une carte d'inspecteur de l'enseignement technique.

Un jour, ma femme et moi mangions dans un restaurant du bord de mer. À la fin du repas, on entendit des rafales de mitraillettes : c'était l'attentat d'un commando du F.L.N. contre le restaurant d'en face. Je m'y suis précipité et j'ai reconnu les victimes: le secrétaire de mairie de Relizane était mort, le maire musulman avait reçu deux balles dans le ventre. J'ai voulu le rassurer en lui disant qu'il s'en sortirait, il m'a répondu " non M. Sales cette fois ils m'ont eu ", et il est mort deux jours après dans d'atroces souffrances. Un ami, commandant de la protection civile et mari de mon ancienne secrétaire, était blessé au bras et à la main. Ma femme et moi l'avons conduit d'urgence à l'hôpital. Nous avons ramené sa veste tachée de sang à sa femme, elle a pris le portefeuille, l'a ouvert et une balle en est tombée, alors elle s'est évanouie. La balle avait traversé la moitié du portefeuille mais était restée bloquée dans l'autre moitié par l'épaisseur des photos. La vie tient parfois à un hasard !

Nous avions le couvre-feu de 20 heures à 6 heures, mais dans la journée la vie quotidienne reprenait son cours. Tout bascula à la signature des accords d'Evian, et mes écoles qui, jusque-là avaient normalement fonctionné, furent gravement perturbées. Une grève totale de trois jours paralysa la ville: ni électricité, ni gaz, ni eau, ni téléphone, toutes les administrations et les écoles fermées, et les rideaux des commerces baissés. Ma femme avait pris la précaution de remplir d'eau la baignoire, d'acheter des bougies et une bouteille de butagaz et de faire des provisions. J'en ai profité pour rédiger des demandes de mutation en France (j'ai reçu avant l'indépendance ma nomination à Decazeville où mon aïeul avait été mineur).

L'armée se retira de Tidjid qui passa sous le contrôle du F.L.N. Les enseignants européens n'y allèrent plus. Le directeur musulman qui restait me demanda, par téléphone, de venir réorganiser les écoles. Il était trop dangereux d'y aller seul, alors il vint me prendre dans son auto à la limite de la ville européenne. À l'entrée de Tidjid, le poste militaire essaya de me dissuader puis me laissa passer " à vos risques et périls ". Le directeur avait près de lui un instituteur musulman et je compris vite que c'était un responsable F.L.N., car avec de simples gestes, il fit lever trois barrages. J'ai confié la responsabilité des trois écoles au directeur qui se tiendrait en liaison téléphonique avec moi, et j'ai promis d'envoyer des maîtres musulmans pour remplacer les absents. Je fus reconduit en ayant la nette impression que j'étais le dernier Européen à circuler dans Tidjid.

De nombreux musulmans qui habitaient ou travaillaient dans la ville moderne partirent, ce fut vraiment la rupture. L'armée se montrait peu et semblait neutre. Un jour j'observais de ma fenêtre des hommes qui jetaient dans la rue les meubles d'une maison voisine autrefois occupée par un musulman. Ils y mirent le feu et quand apparut un véhicule militaire ils se cachèrent, mais la jeep contourna tranquillement l'incendie et poursuivit son chemin comme si ses occupants n'avaient rien vu.

L'O.A.S. patrouilla la nuit pour empêcher l'incursion de commandos. Je compris alors que mon voisin en était un chef local. Nous nous connaissions car il avait commandé une S.A.S. dans ma circonscription de Relizane, et lors d'une visite, nous avions échangé nos opinions au cours du repas qu'il m'avait offert. Sa maison n'était séparée de la mienne que par une étroite rue, et la nuit de la fenêtre de ma chambre au rez- de-chaussée, je pouvais observer le va-et-vient des camions qui transportaient des hommes en armes.

L'armée se retira progressivement de la campagne et à chaque retrait, j'ai dû fermer l'école restée sans protection. J'affectais les maîtres musulmans à Tidjid et les Européens dans la ville moderne. C'était navrant mais nécessaire. Le préfet fut muté. Il m'avait dit quelques jours auparavant " Je me sens isolé. Quand je reçois par radio un message codé d'Alger je sais que l'O.A.S. l'a lu avant moi ". Il fut remplacé par un préfet musulman qui s'installa loin de sa préfecture en bordure de Tidjid, et je n'ai jamais eu de relation avec lui. Je n'arrivais plus à joindre par téléphone l'académie d'Oran qui avait été partiellement incendiée (le dossier de ma femme parvenu plus tard en France était rongé par le feu). Mon collègue inspecteur partit à Oran pour des raisons familiales. Je restais pour Mostaganem le seul responsable de l'enseignement primaire, et le seul à prendre les décisions nécessaires.

J'ai essayé de faire passer tous les C.A.P. qui permettraient une titularisation. Je devais m'occuper de celui d'une institutrice qui exerçait avec son mari dans un hameau musulman isolé où ils se croyaient en sécurité. J'y suis passé la veille dans la matinée car j'avais l'habitude de prévenir avant une inspection. Dans la nuit, la police m'avertit que le mari avait été assassiné l'après-midi par un commando, devant la porte de sa classe. J'y suis allé le lendemain matin pour présenter mes condoléances; les parents et les élèves musulmans entouraient l'école, atterrés par la mort de leur instituteur. J'ai facilité le départ de l'institutrice en France et j'ai écrit à son nouvel inspecteur pour dire qu'elle méritait le C.A.P. qu'elle n'avait pas pu passer.

Le directeur de Tidjid me demanda par téléphone de faire passer le C.A.P. à une jeune institutrice musulmane dont je connaissais le bon travail, mais que je ne pouvais joindre. Alors il est venu en cachette dans mon appartement et ensemble, nous avons rédigé et signé un faux procès verbal de C.A.P. C'était un acte professionnel illégal mais ma conscience l'avait autorisé.

J'ai avancé en mai les dates de l'entrée en 6è et du certificat d'études, et j'ai organisé une session du B.S.C.* qui permettait aux instructeurs d'être intégrés dans le corps des instituteurs. Un matin j'appris que, dans la nuit, une compagnie de gardes mobiles avait occupé un groupe scolaire. J'ai demandé au capitaine de laisser fonctionner mes écoles. Il me traita avec mépris et à ses questions insidieuses je compris qu'il me considérait comme un ennemi. Au début juin j'ai fait fermer toutes les écoles et j'ai libéré les enseignants.

Ce fut ensuite la politique de la terre brûlée. La nuit, des écoles flambèrent, un matin en apercevant la fumée je suis allé vers l'une d'elles. Les parents d'élèves qui avaient mis le feu, après avoir évacué et relogé les instituteurs qui habitaient à l'étage, regardaient en silence l'incendie. Je leur ai dit " Vous brûlez l'école de votre enfance ". Ils m'ont répondu " Nous la reconstruirons si nous restons, mais elle ne sera jamais musulmane ". Puis les pompiers sont arrivés, ils ont déployé leur lance, mais rien n'en est sorti car la citerne était vide, et tout le monde regarda brûler en silence ce symbole de l'Algérie française.

Le lendemain, des soldats occupèrent l'école qui abritait mes bureaux. Je leur ai offert les dernières bouteilles de ma cave. Leur lieutenant voulut les empêcher de boire en me disant: " L'armée nous demande de ne pas avoir de contact avec les civils ", mais il ne parvint pas à se faire obéir. Ma femme et moi avons alors vécu

des journées tristes. Nous nous sentions pris dans un piège: l'aéroport d'Oran-La Sénia était envahi par une foule qui y campait; aucun bateau ne sortait du port de Mostaganem alors qu'avant un paquebot assurait, l'été, une liaison avec Marseille, et l'O.A.S. interdisait le départ des hommes valides. Nous avons démonté nos meubles, empilé dans des caisses le linge, la vaisselle, les ustensiles et les livres, rangé le tout dans une pièce et brûlé ce qui traînait (six mois après, j'ai pu en récupérer une partie en payant très cher, à l'avance et sans aucune garantie, un responsable F.L.N. du port de Mostaganem qui disposait d'un container vide).
À la mi-juin, l'O.A.S. leva son interdiction du départ des hommes. J'ai obtenu de la préfecture un bon pour un départ sur un paquebot en partance d'Oran. Un instituteur me proposa d'expédier mon auto sur un cargo allant de Marseille à Casablanca et qui devait être détourné (en juillet j'ai retrouvé mon auto sur les quais de Bordeaux).

Un matin avec nos deux valises, nous avons rejoint un car qui fit partie d'un convoi vers Oran, encadré par deux blindés. Les femmes pleuraient et dans les villages traversés, des groupes de musulmans nous regardaient en silence et d'un air inquiet. Devant les grilles du port une foule attendait un départ problématique, nous étions des privilégiés. Quand j'ai voulu prendre nos billets, l'employé de la compagnie maritime refusa de délivrer le mien car l'O.A.S. d'Oran n'avait pas encore levé l'interdiction du départ des hommes. Ma femme était désespérée, mais j'ai réussi à monter à bord grâce à la complaisance d'un policier.

Le paquebot quitta le port au crépuscule. On voyait les lueurs des incendies sur Oran, et les épaisses colonnes de fumée noire qui montaient des dépôts de carburants en flammes.

Et en ce soir du 18 juin, j'ai pleuré en silence en voyant s'éloigner pour toujours le rivage algérien où mes aïeux avaient débarqué un siècle auparavant.

* Brevet Supérieur de Capacité.