École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
TÉMOIGNAGES - 3è série
A votre tour M. l'Intendant... par D. MOULIAS,
La parole est aux Chaïbs.
1896 -1910
par P. BERNARD,
1910 - 1915 par Ch. AB DER HALDEN,
A l'Ecole Normale du Fin-Midi par Ch. AB DER HALDEN,

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A votre tour M. l'Intendant...

Monsieur le Directeur, votre aimable appel m'a conduit à rassembler mes souvenirs concernant l'Ecole Normale de la Bouzaréa.

J'ai éprouvé, à le faire, un singulier plaisir. Je vous donne, tels qu'ils ont surgi en ma mémoire, les résultats de ce retour sur quelques- unes des années les mieux remplies de ma jeunesse.

Mon séjour à la Bouzaréa se place de 1911 à 1914. C'est-à-dire qu'il se situe dans cette période de l'avant-guerre qui, pour la génération nouvelle, prend déjà figure de passé lointain. Je ne pense pas que le cadre ait beaucoup changé. J'ai revu les longues galeries, les salles d'études, les vastes dortoirs. L'Ecole a conservé sa parure de jardins, de champs et de bois que nous aimions à parcourir à nos heures de repos. Le spectacle changeant des saisons s'y synchronisait pour nous avec le cycle des travaux scolaires, et je connais telle bordure d'iris dont la floraison indiquait l'approche des examens.

Cependant, bien des détails ont dû se modifier. Peut-être fait-il moins froid dans les dortoirs. Les salles d'étude n'ont sans doute plus les énormes lampes à pétrole qui veillaient sur nos premiers travaux de la journée. Le jour venu, un employé les éteignait en soufflant dans un étrange tuyau coudé. Alors se répandait dans la salle une puissante odeur de fumée,
tandis que la fraîcheur de l'aube entrait par les fenêtres enfin ouvertes, et qu'une lueur rose couronnait la colline au delà du ravin.

Mais je ne veux pas m'attarder sur ces menus souvenirs qui n'ont de prix que pour ceux qui les ont vécus.
Peut-être sera-t-il plus intéressant, pour mes jeunes camarades, d'essayer de restituer ce qui fut, selon le mot à la mode, le " climat " spirituel de ces études d'autrefois.

Je crois que tous mes condisciples ont, comme moi-même, conservé de cette époque le souvenir d'années de travail acharné, utile et joyeux. Dans cette période peut-être décisive de la formation intellectuelle, où tout est pour l'esprit nourriture et profit, nous avons eu l'heureuse fortune d'être guidés par une pléiade de maîtres de haute valeur, dirigés par un homme de tout premier plan.

Comment ne pas évoquer ici la personnalité de notre Directeur, M. ab der Halden, que j'ai eu la joie de retrouver il y a quelques mois, nullement changé par les années, avec cette même autorité souriante, ce même prestige, cette même parole nette, incisive, chargée de sens, qui m'avaient fait si forte impression il y a vingt-cinq ans. Je revois sa haute et droite silhouette parcourant les galeries pendant les soirs d'étude. Sa pèlerine et sa casquette marine achevaient d'imposer l'image d'un commandant de navire, maître à son bord, chargé d'autorité, de responsabilité et de soucis. Nous sentions qu'il assignait à l'Ecole une haute mission, dont nous n'avions peut-être pas pleine conscience, mais dont nous devinions la beauté. Ses cours du lundi étaient un régal intellectuel, ses interventions de directeur avaient pleine portée. Il y avait dans sa manière de diriger et d'instruire quelque chose d'exaltant.

Autour de lui, se groupait une équipe de professeurs à qui je suis heureux de pouvoir exprimer ici toute ma reconnaissance. Leur enseignement, dense et précis, était en même temps remarquable de largeur de vues. Sans doute, le programme était respecté, et les examens montraient qu'il était su, mais, à chaque occasion favorable, ils savaient ménager des échappées sur des domaines plus étendus. Loin de nous ligoter l'esprit dans ce réseau d'épaisses certitudes en lequel on veut parfois caricaturer l'enseignement primaire, ils ne manquaient jamais de nous faire sentir ce que comportent de relatif, à des degrés divers, les lois scientifiques les plus certaines comme les opinions littéraires les mieux établies.

Le cours de psychologie de M. ab der Halden, s'égarant à dessein jusque dans les cadences de la poésie latine, telle leçon de M. Seror sur les classiques, telle démonstration élégante de M. Daunois, dans la manière à la fois bourrue et bienveillante qui était la sienne, tel exposé de chimie de M. Robert ont été, pour beaucoup d'entre nous, la révélation d'horizons nouveaux et le point de départ d'études ultérieures.

Et comment oublier les cours d'arabe de M. Valat, qui, en deux ans, faisait un arabisant d'un élève frais débarqué de la Métropole ? Comment ne pas revivre ces étonnantes leçons d'agriculture de notre " Chikh ", M. Girard, où tout était prétexte à des digressions pleines d'humour et de bon sens, et d'où j'ai retiré, à défaut de connaissances agricoles bien précises, un goût de la botanique qui a survécu à tous mes avatars.

Tout cela, qui aurait pu n'être qu'un fatras, s'ordonnait, se décantait, se clarifiait, prenait une valeur de culture. Les circonstances de l'après- guerre ont conduit beaucoup de mes camarades, comme moi-même, à porter leur activité professionnelle dans des domaines étrangers à l'enseignement. Tous ont pu éprouver la solidité de la formation initiale acquise à la Bouzaréa.

***

Après avoir affirmé ma dette de gratitude envers mes anciens maîtres, la pente de mes souvenirs m'incline à évoquer maintenant mes camarades d'étude. Nos promotions n'étaient pas très copieuses. La mienne comptait, je crois, vingt-huit élèves. Malgré notre petit nombre, nous ne manquions pas, dans un état d'esprit bien français, à nous diviser en quelques clans. Il y avait celui des élèves venus de la Métropole, qui mettaient parfois quelque naïveté dans leur découverte de l'Algérie, celui des élèves du recrutement algérien, qui n'étaient pas sans quelque prétention excessive au monopole des questions africaines. Les algériens, dont j'étais, se subdivisaient eux-mêmes en algérois et oranais, qui échangeaient quelques flèches acérées à l'adresse de la province rivale. Tout cela n'était pas bien grave, et n'empêchait pas une franche camaraderie. D'ailleurs, à mesure que la scolarité se prolongeait, ces distinctions s'affaiblissaient. D'autres apparaissaient, basées non plus sur l'origine, mais sur la conformité des goûts. Elles avaient leur plein effet dans cette troisième année où le choix personnel intervenait si heureusement dans la spécialisation des études. Alors, se différenciaient, parmi les futurs candidats à la quatrième année et à Saint-Cloud, les " scientifiques " et les " littéraires ". Parfois un " hybride " hésitait quelque temps sur l'objet de son choix. Les " arabisants " partaient à la conquête de leurs diplômes. Enfin les " amorphes " se tenaient sagement à l'écart de ces vaines ambitions ; leur préparation pédagogique n'en était peut-être que meilleure.

Tout cela n'allait pas sans bien d'amicales controverses. Peu à peu, les affinités jouant, la camaraderie se haussait à une solide amitié. De ces amis d'école normale, je suis heureux d'en avoir conservé beaucoup, que je retrouve toujours avec joie. Malheureusement, beaucoup aussi manquent, à qui je veux adresser ici une pensée émue, et en premier lieu à mes deux camarades de notre courte quatrième année de 1914, Pellegrin et Sicart. Pellegrin, le benjamin de notre promotion, le mieux doué pour les mathématiques, d'une intelligence lucide et froide, que j'eus la joie de voir arriver, en 1916 dans le régiment de tirailleurs auquel j'appartenais, et la douleur de voir tomber dans ce terrible assaut du 17 avril 1917, aux monts de Champagne, où notre régiment perdit en quelques heures la moitié de ses cadres. Sicard, élégant et raffiné, d'une distinction d'esprit peu commune, qui apportait aux études littéraires tout l'élan de sa sensibilité. Meurtri d'une grave blessure, il devait revenir à Alger, après la guerre, occuper un poste de professeur d'école primaire supérieure. Je le rencontrais souvent ; son sourire cordial savait cacher l'angoisse du mal venu de sa blessure, qui menaçait sa vie, et finit par l'emporter en 1933.

Parmi mes aînés, je ne puis oublier Foyer, âme ardente et joyeux camarade. Je devais le retrouver en 1915, dans un cantonnement de l'Artois où il me confiait ses espoirs à la veille de cette attaque de Souchez, le 16 juin, d'où il ne devait par revenir. Et parmi mes cadets, Cannebotin, qui fut, en 1915, mon camarade de régiment, où il fut vite réputé pour sa bravoure juvénile et qui devait tomber en 1916 à Verdun. Et combien d'autres encore ! Leurs ombres se dressent trop nombreuses dans mon souvenir. C'étaient les meilleurs d'entre nous, et ceux qui les ont connus savent ce que nous avons perdu en les perdant.

Il me faut arrêter ici cette évocation qui se teinte maintenant trop de tristesse.

D'autres voix, plus autorisées que la mienne, vous apporteront pour l'histoire de notre Ecole, des matériaux d'un plus haut prix. Pour moi, éloigné, par les circonstances, de la vie universitaire, qu'il me suffise de vous dire que je ne pense jamais à mon ancienne Ecole qu'avec gratitude et fierté.

Daniel MOULIAS,
Intendant Militaire de 2° classe,
Docteur en Droit.

La parole est aux Chaïbs.
1896 - 1910

Je pourrais donner à ces vieux et chers " souvenirs " où se mêle plus d'une figure aujourd'hui disparue, le titre romantique de Quarante ans après. C'est, en effet, en septembre 1896 que de l'Inspection Primaire de Sétif, où j'avais eu surtout à m'occuper de l'Enseignement des Indigènes, je passai à la direction de l'Ecole Normale de Bouzaréa.

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A cette époque, les vastes bâtiments de la Bouzaréa, édifiés pour abriter un asile d'aliénés, étaient déjà très suffisamment appropriés à leur destination nouvelle. L'organisation administrative d'autre part, avait été arrêtée dans ses grandes lignes. Une " Ecole Normale Française ". un " Cours Normal Indigène " et une " Section Spéciale préparatoire à l'Enseignement des Indigènes " vivaient côte à côte dans des locaux distincts, avec leurs programmes et leurs professeurs particuliers. Le Directeur de l'Ecole Normale, du point de vue administratif et pédagogique, assurait l'unité de l'ensemble.

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Des trois institutions juxtaposées, l'Ecole Normale avait un caractère de stabilité qui la distinguait des deux autres. En elle, rien de variable au gré des fluctuations de l'opinion publique, rien de provisoire ou de fortuit. Elle était en vérité une Ecole Normale de la Métropole transférée avec ses programmes, ses méthodes et ses examens sous le ciel d'Afrique.

Aussi, quand, au commencement de 1912, après avoir quitté l'Algérie depuis deux ans, je pris la direction de l'Ecole Normale de la Seine, je me crus revenu à la Bouzaréa. Je retrouvais, en France, chez les professeurs, la même bonne volonté féconde, les mêmes qualités de culture et d'enseignement que j'avais rencontrées en Algérie. Chez les élèves-maîtres, si j'appréciais ici l'esprit aimable et subtil qui a la marque de Paris et la saveur du terroir, je me rappelais avec plaisir l'aisance hardie, le feu, l'attitude décidée, l'attachement vivace à leur Ecole des normaliens de là- bas.

Je devais avoir, de cette piété pour la Bouzaréa, une preuve émouvante. Pendant la Grande Guerre, une partie de l'Ecole Normale de la Seine avait été transformée en hôpital militaire pour les " grands blessés ". Un soir, on vint me dire qu'un sous-lieutenant d'infanterie (" Directeur d'Ecole en Algérie ", portaient ses papiers), arrivé dans la journée, était à toute extrémité. J'accourus, et je reconnus Widenlocher, ancien normalien et ïectionnaire d'Alger. La respiration haletante, le masque livide, l'oeil éteint, tout annonçait la fin toute proche. La parole des infirmières ne provoquait plus la moindre réaction chez notre pauvre Widenlocher. J'approchai et articulai à son oreille : Bou-za-réa. Ces syllabes sacrées amenèrent sur les lèvres du mourant un vague et suprême sourire...

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Le " Cours Normal " et la " Section Spéciale " étaient deux institutions tournées vers l'enseignement des Indigènes auquel elles préparaient directement et exclusivement. Elles tenaient dans la pensée et dans le coeur du Recteur Jeanmaire qui les avait créées et les avait vues grandir, une place éminente. Ce n'est pas à dire que M. Jeanmaire ne s'occupât de l'Ecole Normale et de l'enseignement des Européens avec le soin jaloux qu'il apportait à toutes choses. Mais " les écoles arabes ", comme on disait, étaient, en 1896, âprement combattues et c'était leur droit à la vie qui était en cause.

Le Recteur Jeanmaire fut le héros de ces temps difficiles. Il croyait fermement à l'influence civilisatrice de l'école et il mettait au service de son credo toutes les ressources d'une volonté indomptable et d'une activité prodigieuse. Ce Las Cases universitaire unissait la largeur de vues d'un esprit pl-olosophique à la récision de l'administrateur le plus exact et le plus appi 'tué. La Bouzare- lui apparaissait comme le temple et la forteresse de l't 'seignement des Indigènes. C'est là que se forgeaient et se conservaient les traditions de cet enseignement, c'est de là que devait partir une impulsion sans cesse renouvelée. Quant au Directeur de l'Ecole Normale de Bouzaréa, le Recteur le considérait comme son collaborateur de tous les instants, comme son secrétaire ordinaire en tout ce qui concernait l'enseignement des Indigènes.

C'est ainsi qu'une de mes premières tâches en arrivant à Bouzaréa fut de répondre aux critiques que, de divers côtés, on opposait à l'enseignement des Indigènes. J'écrivis un certain nombre d'articles polémiques qui, parus d'abord dans " Le Bulletin de l'Enseignement des Indigènes ", furent réunis ensuite en une plaquette de caractère officiel (Jourdan, Alger 1897) qui doit être aujourd'hui introuvable.

C'est à la Bouzaréa que furent, patiemment et minutieusement, composés sous l'inspiration directe et impitoyable du Recteur, ce " Plan d'études " et ces "Programmes de l'Enseignement Primaire des Indigènes en Algérie " qui furent appliqués dès octobre 1898 et qui, pendant longtemps, ont rendu de grands services.

C'est à la Bouzaréa que furent élaborées la plupart des " Instructions " et des " Directions " concernant l'enseignement de la langue française, l'enseignement de l'arabe, etc...

C'est à la Bouzaréa qu'était rédigé en grande partie - et chaque mois - le " Bulletin de l'Enseignement des Indigènes ".
C'est à la Bouzaréa que furent entrepris les premiers essais du " Travail manuel appliqué aux arts indigènes ", etc... Somme, la Bouzaréa, c'est-à-dire le personnel enseignant du Cours Normal, de la Section Spéciale, de l'Ecole Annexe et, à la rencontre, de l'Ecole Normale ne cessa d'apporter le concours le plus actif à l'enseignement des Indigènes avec qui elle avait fini par s'identifier.

D'ailleurs, à la bien prendre, la Bouzaréa, n'était-elle pas comme la préfiguration et l'archétype de l'école d'indigènes telle qu'on la rencontrait " en tribu " ? A la Bouzaréa, la primauté appartenait, comme de juste, à la culture intellectuelle et morale des élèves. Mais certains enseignements - celui du travail manuel et, surtout, celui de l'agriculture - y recevaient un développement considérable et y revêtaient un caractère pratique très accentué. A quelque égard, la Bouzaréa pouvait passer pour une façon de ferme-école. Installée sur une propriété d'une vingtaine d'hectares, elle possédait des animaux de trait, des vaches, des cochons, un vignoble, une cave avec son matériel vinaire, des potagers, etc...

Sur ce domaine agricole régnait M. Girard que ses élèves, tant Français qu'Indigènes, appelaient le Chikh, donnant à ce mot qui, en arabe, signifie " Maître ", le sens respectueux et affectueux qu'il a dans cette langue.
Comment expliquer la popularité de bon aloi dont jouissait le " Chikh " ?

M. Girard était chargé, dans les trois écoles de la Bouzaréa, de ;enseignement théorique et pratique de l'agriculture. C'était tout à fait l'homme de l'emploi. Pris tout entier par l'Algérie, sans esprit de retour dans la Métropole, ce professeur habitait le " bled " avec sa femme et ses enfants. Là, défrichant la brousse labourant et plantant, il rappelait les pionniers des premiers temps de colonisation. On le voyait arriver à l'Ecole dans un " corricolo " pittoresquement attelé d'un cheval corse et d'un mulet kabyle. C'était à cette époque trie homme de haute taille, un robuste bourguignon magnifiquement découplé, le visage bruni par le soleil, le regard perçant et malicieux derrière un lorgnon qu'il assurait sans cesse par un geste familier de la main.

Le " Chikh ", qu'on nommait encore le " Père Girard ", dérobait une science étendue et sûre sous une simplicité familière. Il connaissait les livres, mais, pratiquant la culture algérienne depuis longtemps, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, il parlait suivant son expérience propre et sa compétence inspirait une infinie confiance.
Ses nouveaux élèves découvraient dès les premiers jours, sous les dehors frustes et un peu bourrus du " Chikh ", une sagesse sans raideur, une raison sans pédantisme, un souverain bon sens et surtout un coeur tendre, une sensibilité frémissante et une générosité spontanée.

Ces qualités d'esprit et de coeur étaient servies et encore rehaussées par une élocution pleine à la fois de bonhomie et d'humour. Il y a du " Chikh ", des réparties, des " mots ", des réflexions à l'emporte-pièce, qui sont d'incomparables trouvailles de pensée et d'expression et que les élèves se transmettaient joyeusement de promotion en promotion.

Le " Chikh " avait des jeunes gens l'intuition la plus fine et la plus profonde. Il séduisait ses élèves par l'équilibre d'une intelligence primesautière et d'un caractère ouvert et franc ; il les entraînait par la puissance d'un optimisme allègre et, comme il éprouvait pour eux une tendresse vraiment paternelle, tous, l'admirant et le respectant, l'aimaient comme un père.

Cependant les années passaient, et tout en collaborant activement à l'oeuvre du Grand Recteur, la Bouzaréa poursuivait son destin propre.

Au point de vue matériel, de nouveaux locaux étaient aménagés dans les bâtiments inachevés de l'asile d'aliénés : salle de gymnastique, école annexe pour les écoliers indigènes, etc... ; des galeries étaient carrelées ; de vastes espaces vides étaient convertis en jardins ; des terrains incultes se couvraient de plantations d'arbres. Enfin un projet était établi pour la construction d'un " Pavillon des Sciences " qui devait réunir, s'il m'en souvient bien, un laboratoire de chimie et un cabinet d'histoire naturelle.

Au point de vue administratif et pédagogique, peu de changements avaient été apportés dans la forme des trois institutions, mais le fond ne cessait pas de s'améliorer sous l'effort de tous.

" L'Ecole Normale Française " s'était complétée, en 1909, par la création d'une quatrième année préparatoire à l'Ecole Normale de Saint- Cloud.

La " Section Spéciale " était devenue comme une Thélème Nouvelle - débarrassée, celle-ci, de tonte conception utopique - où, dans le calme d'un milieu champêtre et lc, commodités d'un régime libéral, les instituteurs venus de France pour se consacrer à l'enseignement des Indigènes trouvaient, avec un enseignement qui les préparait à leur rôle futur, de nombreuses occasions (en particulier par les Conférences de l'Ecole Supérieure des Lettres) d'étendre et d'approfondir leur culture personnelle, d'acquérir ces qualités d'initiative intellectuelle, de liberté, de fermeté et de prudence qui firent de la plupart d'entre eux de remarquables directeurs d'écoles. Déjà même, quelques sectionnaires étaient allés porter en Tunisie, au Maroc, au Sénégal, au Soudan, au Dahomey, dans des postes divers et souvent importants, l'esprit et le renom de la Section Spéciale de la Bouzaréa (Cl. l'étude de M. Redon sur la Section Spéciale.).

Le " Cours Normal " indigène représentait pour le Recteur et pour moi une pièce maîtresse de notre institution et non la moins chère. Ses élèves nous donnaient pleine satisfaction par leur travail et par leur bon esprit. Notre dessein était, le recrutement s'améliorant d'année en année, d'élever le niveau des études au Cours Normal et de permettre aux élèves indigènes d'aborder les mêmes examens que leurs camarades français, car nous voulions leur faire, dans le cadre du personnel enseignant, la situation qu'ils méritaient. Mais les événements furent plus forts que nous.

Vers 1908, l'idée prévalut dans les sphères gouvernementales de l'Algérie que des " moniteurs " recrutés en dehors de la Bouzaréa pourraient suffire à assurer dans la plupart des écoles d'indigènes, l'enseignement pratique et très simplifié qu'on voulait donner désormais Des colloques eurent lieu dans lesquels, représentant le Recteur, je défendis de mon mieux son oeuvre et sa doctrine. Mais on ne parlait pas la même langue et on ne s'entendit pas.

En novembre 1908, M. Jeanmaire abandonna le rectorat d'Alger pour celui de Toulouse. Un an après, je quittai, à mon tour, l'Algérie.

Dans les années qui suivirent immédiatement notre départ d'Algérie, nous nous retrouvions de temps en temps, à Paris, M. Jeanmaire et moi. En tout apaisement et sérénité, nous nous plaisions à évoquer le souvenir attendrissant de la Bouzaréa ; nous nous disions que, grâce à ses maîtres et à ses élèves, le bon grain avait été semé dans un champ fertile et que le temps viendrait des moissons glorieuses.

Paul BERNARD,
Directeur honoraire de l'Ecole Normale de la Seine,
Ancien Directeur de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.


1910 - 1915

Décembre 1909. Une chambre d'hôtel, près de l'Odéon. Je suis en présence de M. Paul Bernard, le directeur de la Bouzaréa, auquel j'ai, pour mes débuts, le périlleux honneur de succéder. Je me sens l'âme d'un lieutenant de vaisseau chargé brusquement par un coup du destin de commander un grand croiseur, et qui vient " prendre l'attache ". Paul Bernard me parle avec cette franchise directe qui est le propre des vrais chefs. Je le quitte renseigné, connaissant déjà un peu les choses et les hommes de là-bas, initié à l'importance de la tâche qui m'attend. J'étais moins ému, quelques jours plus tôt, en quittant notre Ministre, M. Gaston Doumergue, qui avait voulu me recevoir avant de me confier cette mission inattendue. Dans le train qui me ramène vers la chère petite ville berrichonne où je viens de vivre deux années obscures et laborieuses, j'entends le fracas des vitres me répéter ces mots de Paul Bernard : " A Bouzaréa, il faut penser hautement. " - On tâchera.

4 janvier 1910. Dix heures. La baie d'Alger se dessine, grandiose et souriante. Le soleil du matin éclaire la verdure de Mustapha, illumine les blancheurs de la ville. Aucun " building " ne déshonore encore le pay?
sage noble. Le Charles-Roux, alors dans sa jeunesse rapide, se range à quai.

Là-haut, derrière la Pointe-Pescade, la grande maison m'attend avec sa façade de cinq cents mètres et les vingt hectares qui l'entourent. Midi. Une victoria de Jaudon, tendelet blanc et deux chevaux barbes, nous dépose dans la cour d'honneur sous un nuage de poussière. Voici les eucalyptus, les mimosas, la ruine mauresque, le vieux jardin et sa noria, et le petit bois, et le ravin, tout ce cadre qui va me devenir familier. Des terrasses, j'aperçois le Sahel, la Kabylie, le Chenoua, Sidi-Ferruch. Au travail.

1910-1913. Je suis placé sous l'autorité de M. Ardaillon, le plus dynamique des Recteurs, sous les ordres directs du vieux M. Brunet qui fut une des plus belles consciences universitaires, puis du sage et lucide M. Tailliart, futur Recteur d'Alger. Les jours passent, pleins jusqu'au bord. Je regarde fonctionner la machine. Elle tourne rond. Mais une grosse tâche matérielle s'impose. M. le Recteur pare au plus pressé en me donnant un factotum, l'excellent Dagron, qui procède à toutes sortes d'aménagements de détail. La réparation d'une serrure ne demandera plus six semaines et ne coûtera plus le prix de cinq serrures neuves. Mais toitures et terrasses font eau. Le lampiste Suzanne passe ses jours à promener ses lampes fumeuses de son officine à leur poste d'éclairage. Les employés peinent à tour de rôle aux pompes de la citerne. Les mules se relaient à la noria grinçante, qui dispense une eau

Un soir de 1913, je tourne un commutateur, et les quatre cents lampes électriques s'allument. Un peu plus tard, après des travaux fiévreusement conduits, alors qu'il me reste pour quarante-huit heures d'eau potable - car les citernes étaient vides et il fallait monter l'eau à dos de mulet depuis le fond du ravin - j'établis un autre contact, et les motopompes remplissent les réservoirs. Nous avons l'eau et la lumière ; toutes les possibilités d'installation et de développement nous sont permises. Le siège de l'Ecole est fixé à Bouzaréa, le provisoire devient définitif. Nous sommes chez nous.

Paul Bernard m'avait laissé une Ecole fortement organisée, d'excellents collaborateurs, des traditions, une oeuvre pédagogique solide, un enseignement des indigènes en possession de ses méthodes et fier de ses premiers succès. Il n'y avait qu'à continuer. Mais continuer ne veut pas dire piétiner. Il fallait aller de l'avant. D'insensibles changements préparent la fusion d'aujourd'hui. Nous comblons peu à peu les fossés qui séparaient la Section du Cours Normal, le Cours Normal de l'Ecole Normale. Modification d'uniforme, salles de récréations communes, réunion du Cours Normal sous la direction de M. Poupy, qui fut pour moi pendant quatre ans un collaborateur d'élite. Tout cela préparait l'avenir. Pour réaliser des progrès importants, il fallait élever le niveau des études. La qualité des candidats le permettait. Nous n'y avons pas manqué.

La quatrième année donne de beaux résultats et nous permet tous les espoirs. Nous avons la même année le premier reçu au professorat en sortant de Saint-Cloud (Lettres), M. l'Inspecteur d'Académie Maugendre, et le premier reçu à Saint-Cloud (Sciences), ce pauvre Roure tué à l'ennemi. Di Luccio et Louchard entrent aussi à Saint-Cloud, Foyer est reçu au professorat en sortant de quatrième année, Althusser conquiert dans les mêmes conditions le professorat et deux certificats de licence. Nous avons d'autres forces en réserve, Pestre, Neuville, Bonnet, Loubignac, Moulias, Sauzeau et ce charmant Laguerre. La perte irréparable de plusieurs de ces jeunes gens pèse lourdement sur les destinées de la Colonie. Les survivants ont rempli et parfois dépassé le destin que nous rêvions pour eux. Dakar nous demande quelqu'un pour organiser l'Ecole Normale de Gorée, et nous prend M. Quilici, notre directeur d'Ecole annexe, Quilici à la barbe noire de Père Blanc, que nos élèves-maîtres n'ont pas oublié, et dont Pépète et Mostafa gardent la mémoire. En 1914, nous mettons au point, d'accord avec les services du Général Lyautey, le recrutement du personnel marocain, le doublement de l'Ecole Normale. Tout le monde travaille d'un même coeur, les anciens puis les nouveaux, Fleureau, Delassus puis Seror, Daunois puis Monville, Valat, Robert, Lepeintre, Magnou, Batut, cet impeccable artisan, Barsot, Brabant, Léoni, Rousset, Ginestet, Roulet et tous ceux que j'ai déjà nommés, et le Chikh Girard, et si Saïd alias Boulifa, qui fut l'un des membres de la mission Segonzac.

Et pourtant, nous entendions au loin les premiers grondements de l'orage. Comment le " bateau " allait-il se comporter dans la tempête ?

Un jour, en revenant du voyage de la Section, auquel M. Poupy n'avait pas participé cette année-là, je le trouve assez ému. Il me rend compte que, le lendemain de mon départ, les élèves-maîtres lui ont remis - comme les élèves de beaucoup d'établissements d'enseignement le firent alors -- une adresse déclarant au Ministre de la Guerre qu'ils étaient prêts à accepter, sans arrière-pensée et comme un devoir impérieux, le service de trois ans, qui allait être voté. En lui remettant ce document, ils lui disent qu'ils ont attendu mon absence pour faire cette démarche, afin que nul ne puisse souçonner leur directeur de les avoir influencés. J'ai été ce jour-là, très fier de mes " fils ".

Juillet 1914. Le B. S. est terminé. La promotion 1911-1914 quitte définitivement l'Ecole. Le concours d'admission s'achève. La grande maison n'est plus habitée que par le Directeur et l'Econome. Les employés remettent tout en état pour la rentrée. On blanchit les murs à la chaux, on lessive les faïences, on repeint les volets. Le rabot de Dagron grince joyeusement sur les tables. Mais l'atmosphère européenne est lourde. On s'attend à la guerre d'un jour à l'autre. Le 27 juillet, je procède à l'adjudication d'une importante tranche de travaux, première étape vers la réalisation de nos grands projets. Le samedi 1- août, les journaux du matin font prévoir le pire. M. l'Econome demande des instructions : " Travailler jusqu'au dernier moment ". On travaille jusqu'à midi. Après déjeuner, on se remet à la besogne. Je suis dans l'atelier de Dagron, en face de mon cabinet. Sonnerie du téléphone à seize heures. Mon grand ami, le Docteur Saliège, médecin de l'Ecole, professeur à la Section, est à l'appareil : " L'ordre de mobilisation est lancé ". Le travail s'arrête, on range les outils. Les employés immédiatement mobilisables se préparent à partir. Je prends dans mon tiroir la lettre de service reçue quelques jours auparavant, et le lendemain, à 22 heures, je quitte l'Ecole, ne sachant quand j'y reviendrai...

Ce n'était qu'un faux départ. Pendant trois mois, je ne suis qu'un personnage amphibie, tantôt militaire tantôt civil. Je suis rappelé à Alger, affecté à un bataillon territorial de zouaves avec " l'autorisation " de m'occuper " pendant mes loisirs ", de la direction de l'Ecole vide.

Je trouvais, chaque fois que je montais à Bouzaréa, des paquets de lettres d'anciens élèves. Les uns étaient déjà au feu. D'autres, dans les dépôts, s'instruisaient fébrilement ou attendaient le départ. C'était la bataille des frontières, le " recul de la Somme aux Vosges ", puis le rétablissement de la Marne. Les lettres pleines de courage et de bonne humeur voulue alternaient avec les nouvelles de deuil. J'ai gardé toutes les lettres de cette époque. Peut-être en publierai-je quelques-unes plus tard. Ces enfants me disaient leurs peines, leurs actions, leurs espérances. Jamais je ne me suis senti plus près d'eux. Et la liste funèbre s'allongeait...

Ici, un épisode comique. L'Ecole était occupée par un bataillon et l'état-major du Nème Régiment territorial d'Infanterie. J'avais pris toutes les dispositions utiles pour assurer la conservation du matériel et des collections tout en livrant à l'autorité militaire les locaux indispensables. Mais nos braves territoriaux, venus de la Métropole, se croyaient en pays ennemi, " chez les Teurs ". Un extraordinaire réseau de sentinelles enserrait la propriété, et interdisait le ravitaillement de la population civile. Elles chassaient, les prenant pour des espions, notre marchand de légumes Mahieddine, et notre marchand de volailles Yousef. Si mes enfants se risquaient au jardin, elles les arrêtaient d'un sonore : " Halte-là ! " Par contre, les faïences de nos galeries étaient cassées, les arbres du petit bois coupés pour faire du feu, les tables transformées en étals à débiter la viande. Vainement j'étais venu me plaindre deux fois au colonel. Dans ces circonstances, je retirais les galons amovibles de ma tenue blanche, je remplaçais mon képi par un casque colonial et je redevenais M. le Directeur. Puis, la conversation finie, si je rencontrais le Colonel sous les galeries, je le saluais le plus militairement du monde et faisais claquer mes talons. Mais nulle réclamation n'aboutissait, et les déprédations se multipliaient, tandis que ma femme et mes enfants se nourrissaient de conserves, comme dans une place assiégée. Je rendis compte à M. le Recteur de cette situation funambulesque. Le lendemain, accompagné de M. le Préfet et du Général commandant la place, il montait à l'Ecole et, deux jours plus tard le Nème Territorial prenait la route de Koléa. Peu après, je recevais l'ordre de rouvrir l'Ecole Normale et j'étais mis à la disposition de l'autorité académique jusqu'à la fin de l'année scolaire. Le 8 novembre, nos élèves rentraient. Quelle année !

Beaucoup de nos professeurs étaient sous les drapeaux. Plus de Section, plus de quatrième année, une troisième squelettique, mais une première de quarante-cinq élèves. Je réalisai tant bien que mal une organisation de fortune, rendue plus difficile encore par la mort de M. Brabant. Puis M. Berlande, qui venait d'être nommé à un emploi créé et avait à peine rejoint son poste, devait nous quitter à son tour. Les " vieux " firent de leur mieux pour suppléer à tout. Naturellement, je pris ma part de la tâche commune. En outre, le samedi, je réunissais nos élèves européens ou musulmans, je leur lisais les lettres reçues depuis huit jours, je leur donnais des nouvelles de nos combattants, je faisais l'appel de nos morts. Puis je commentais la situation politique et militaire, sans chercher à " bourrer des crânes " mais en gardant confiance dans les destinées de mon pays.

Nous nous sentions les coudes plus étroitement que jamais. Nous savions que tous ou presque tous nous partirions à notre tour, et en attendant l'heure, nous estimions que le mieux était de faire correctement la tâche quotidienne.

L'une des premières victimes de la guerre fut un de nos élèves du Cours Normal. Ce jeune homme se trouvait en vacances à Bône lors du bombardement de la ville par le Breslau. Un obus tomba non loin de lui et le commotionna. Il parut se remettre et rentra en novembre comme ses camarades. Quelques jours plus tard, se trouvant avec moi dans la salle de récréation, il me tint des propos incohérents, et je dus le faire reconduire chez lui : il était fou. Il mourut quelques mois plus tard.

Je ne raconterai pas en détail les mois interminables de 19141915. Le pays s'installait dans la guerre. Cela devait durer quatre ans. Nos pertes en professeurs et en élèves devenaient de plus en plus lourdes. Je ne rappellerai que quelques noms : en avril, l'aspirant Neuville succombait lors de la première attaque par gaz, en Flandre. En juin, c'était le capitaine Léoni qui tombait devant Arras, deux jours après son arrivée au front. Puis Bendara, entré premier au Cours Normal en 1914, engagé volontaire en 1916, tué en 1918, et Zouaïmia, tué à Douaumont.

L'année scolaire s'acheva. En juillet 1915, le concours d'entrée eut lieu comme en 1914. Puis je signai les dernières pièces comptables, je bouclai ma cantine et, libre de mon devoir universitaire, je pus enfin remplir mon devoir de soldat. Le 1er août 1915, je remettais le service à mon ami, M. l'Inspecteur Berdou, que je devais retrouver plus tard à Constantine.-

Ce n'est pas à moi qu'il appartient de raconter la vie de l'Ecole de 1915 à 1918. Je ne parle que de ce que j'ai vu. Je ne veux pas davantage étaler ici mes souvenirs de guerre. Mais je suis bien obligé de dire que j'ai eu l'honneur d'aller au feu avec un certain nombre de mes élèves. Pour ne parler ici que de quelques vivants, j'évoquerai les noms du lieutenant Dulac, inspecteur primaire à Tunis ; du sous-lieutenant Aouidad, instituteur à Alger ; du fourrier Burkhardt, professeur à l'Ecole Primaire Supérieure du Champ-de-Manoeuvres. Il portait le fanion de ma compagnie, et j'ai eu le plaisir de le lui remettre dernièrement.

Parmi les anciens du 5e Tirailleurs, que de noms se pressent sous ma plume ! Et que de noms aussi parmi les camarades des autres régiments que je n'ai pas rencontrés là-bas ! Si la place ne m'était pas mesurée, je crois que je pourrais les citer tous de tnémoire. Ils sont toujours présents pour moi, et c'est le souvenir de toute cette belle jeunesse au milieu de laquelle j'ai vécu qui me donne, malgré les tristesses et les inquiétudes de l'heure où j'écris, confiance dans le double destin de l'Algérie et de la France. A tous je voudrais rendre hommage. Le grand honneur de ma vie est de les avoir connus et peut-être d'avoir éclairé dans l'âme de quelques-uns ce qu'ils devinaient confusément.

L'année dernière, après vingt-deux ans d'absence, j'ai eu le courage de revoir cette Ecole peuplée pour moi de chers fantômes. J'étais en mission officielle. Je saluai le pavillon auprès duquel, honneur insigne, on avait arboré le fanion de l'Ecole. Une émotion me prit à la gorge. Tandis que les couleurs flottaient sur le ciel d'Afrique, j'entendais retentir dans mon coeur la noble et profonde sonnerie qui clôt la minute de silence : Aux morts ".

Ch. ab der HALDEN,
Inspecteur Général de l'Instruction Publique.

A l'Ecole Normale du Fin-Midi

M. Boneuil, le nouveau directeur de l'Ecole Normale du Fin-Midi, est assis devant son bureau de poirier ciré. Sa barbe grisonnante se profile sur le fond vert d'un cartonnier administratif, où l'on peut lire en belle ronde des titres engageants, tels que : " Rapports périodiques ", " Affaires départementales ", " Examens et Concours ", " Discipline ".

Derrière lui, un emploi du temps découpe les semaines et les journées conformément aux décrets et arrêté du 4 août 1905 et fait tinter d'heure en heure une brève sonnerie de cloche dans le monastère de la Petite Chartreuse, où les normaliens s'initient, à l'ombre d'un cloître roman, aux mystères de la culture générale et de l'éducation professionnelle. Au dehors, les cigales crissent sans interruption et dans la vaste pièce sombre, un rai de soleil heurte l'encrier de cristal et vient iriser d'un arc-en- ciel le visage éternellement mélancolique de Monsieur Carnot.

M. Boneuil rédige d'une plume alerte une réponse au questionnaire sur l'enseignement agricole, paru dans un des derniers Bulletins du Ministère. Encore dans sa lune de miel pédagogique, il songe, non sans fierté, qu'à l'école normale du Fin-Midi, on fait de véritable agriculture. Tandis que, dans trop d'établissements, les élèves-maîtres soignent d'un arrosoir distrait et d'une binette nonchalante des choux qui s'obstinent à monter en graine, des radis ligneux ou des salades arborescentes, l'Ecole Normale du Fin-Midi semble avoir devancé les désirs ministériels et les indications parlementaires. Les vignes de l'Ecole verdissent le coteau et bientôt le teinteront d'or roux. Les arbres du verger offrent des fruits succulents aux mains indiscrètes des normaliens, et - suprême fierté - dans le cheptel meuglent des vaches, providence de l'infirmerie et joie de la table commune. Grâce à ces ruminants secourables, maîtres et élèves savourent deux fois par semaine les joies saines et modestes du café au lait matinal:

Et la plume administrative de M. Boneuil court sur la page blanche :
" ...L'Ecole Normale du Fin-Midi se trouve placée à peu de chose près dans les conditions réelles d'une véritable exploitation rurale... " M. Boneuil cesse d'écrire. Il s'attendrit en imaginations bucoliques. M. l'Econome ne lui a-t-il pas exposé la veille que l'on a vendu, le mois précédent, un veau pour 80 francs, et que non seulement les porcs ont fourni à l'ordinaire une alimentation savoureuse, mais encore que l'école en a cédé pour 210 francs au charcutier voisin ? La vendange s'annonce comme exceptionnelle. Bien que M. Boneuil se rende très bien compte de sa remarquable ignorance agronomique et qu'il ait pris la direction de l'établissement depuis quinze jours à peine, il se sait bon gré de cette prospérité, et il admire qu'un hasard bienfaisant l'ait placé justement à l'Ecole Normale du Fin- Midi au moment où l'horloge des marottes administratives marquait de nouveau l'heure de l'agriculture.

" Il n'en était plus question depuis 1896, se disait M. Boneuil. Reverrons-nous l'an prochain le pliage, le découpage ou les conférences avec projections ? "

Il en était là de ses pensées, quand la porte résonna sous trois coups précipités. En même temps, la silhouette effarée de M. l'Econome luisait sous la lumière frisante, et par-dessus ses lunettes d'or ses gros yeux bleu clair s'arrondissaient d'inquiétude.

" La vache se meurt ! " proféra M. l'Econome d'un ton dramatique. M. Boneuil se leva. Sa voix prit la netteté que réclamaient les circonstances.

" Laquelle ?
- La Roussotte. Elle est météorisée, la sale bête.
- Excusons-la, M. l'Econome, fit doucement M. Boneuil.
- C'est la faute au bouvier, qui...
- Nous rechercherons tout à l'heure les responsabilités. Pour l'instant, allons au plus pressé. Qu'avez-vous fait ?
- Le bouvier s'est armé du trocart, mais je n'ai pas voulu prendre sur moi de laisser opérer la bête, et je suis venu vous chercher. Il est important que vous soyez là, à cause des responsabilités. Faut-il trocarter ou ne faut-il pas trocarter ?
- Cruelle énigme ! dit M. Boneuil, qui n'osa pas demander ce que c'était un trocart. Je crois tout de même, ajouta-t-il après réflexion, qu'il vaut mieux trocarter.
- Trocartons ! approuva M. l'Econome. Au moins, si la bête crève, nous n'aurons rien à nous reprocher.
- C'est l'essentiel ! " dit M. Boneuil.

Il prit son chapeau et traversa la cour, où les élèves, déjà au courant de la funeste nouvelle, supputaient combien de tasses de café au lait cet accident leur ferait perdre. Chaque monade reflète d'un point de vue différent le spectacle unique et complexe du vaste univers.

A l'entrée du cheptel se tenait le bouvier, son trocart à la main. Près de lui, l'infirmier exposait sa façon de voir au dépensier et à la cuisinière.

" La vache est morte ! " annonça le bouvier.

M. Boneuil rapprocha mentalement cet homme simple d'un illustre orateur sacré, puis, s'apercevant aussitôt de ce qu'une telle comparaison pouvait avoir d'irrévérencieux, il s'efforça de " montrer un oeil plus triste ".

" Je n'osais pas opérer, expliqua le bouvier, parce que M. l'Econome n'était pas là, et que nous préférions l'attendre rapport à la responsabilité. Alors, pendant ce temps, la vache est crevée.

- Elle a eu tort, dit M. Boneuil. Cette bête ne possédait aucun sens des nécessités administratives ". Et il regagna son cabinet, suivi de M. l'Econome. Ce fonctionnaire dissimulait à peine la mauvaise impression que lui causait la fâcheuse attitude du patron dans cette circonstance.

Dans la quiétude fraîche du cabinet, M. le Directeur et M. l'Econome s'assirent, séparés par le grand bureau en poirier ciré.

" Il faudra faire un rapport, dit M. l'Econome, et demander au vétérinaire un certificat que j'annexerai à mon compte de gestion.
- Oui, dit M. Boneuil. Et il faudra surtout nous occuper de remplacer la vache.
- Sur quels crédits ? demanda M. l'Econome.
- Ma foi, je n'y ai pas encore pensé ", avoua M. Boneuil, qui, comme inspecteur, n'avait guère eu l'occasion de faire jouer les textes relatifs aux écoles normales. Et il jeta un regard inquiet sur son Pichard

M. l'Econome se leva et alla quérir, sur une étagère, l'Instruction Bleue. Ce volumineux document est le bréviaire des économes. M. l'Econome de la Petite Chartreuse s'enorgueillissait d'en posséder par cœur les quatre cent huit pages, annexes comprises, et de pouvoir réciter, d'un bout à l'autre, les Règlements et Instructions sur l'Administration et la Comptabilité des Ecoles Normales primaires d'Instituteurs et d'Institutrices.

" Voyons, dit M. Boneuil, raisonnons avec le bon sens. Il est inutile de demander au Département ou à l'Etat des sacrifices. Tâchons de nous tirer d'affaire tout seuls. Combien coûte une vache ?
- Quatre cents francs environ.
- Bien. Nous avons vendu un veau 80 francs, des gorets pour 210 francs. Pendant les dernières vacances, nous avons gagné 120 francs environ en vendant du lait. Nous sommes un peu au-dessus de 400 francs. Si la somme ne suffit pas, nous prendrons la minime différence, un ou deux louis, sur les bonis... "

M. l'Econome eut le regard respectueusement implacable de la Camerera Mayor, au deuxième acte de Ruy Blas.

" Impossible, dit-il. Permettez-moi de vous rappeler, Monsieur le Directeur, que la vente du veau, des gorets et du lait, constitue des recettes du budget ordinaire, que nous appelons vulgairement le Titre I". Or, l'achat d'une vache ne saurait en aucune façon constituer une dépense ordinaire. On ne peut l'assimiler qu'à une acquisition de matériel, et la faire figurer au titre II, Dépenses extraordinaires. Si vous prenez la peine d'ouvrir l'Instruction Bleue à la page 7, vous y trouverez, sous l'article 22, paragraphe 3, que l'excédent des recettes ordinaires sur les dépenses de même nature doit être affecté au paiement des dépenses énumérées à l'article 17. Reportez-vous à cet article et aux éclaircissements qu'y ajoutent les numéros 29, 57 et 58 du commentaire et vous verrez que votre combinaison n'a aucune chance de réussite.

- Alors, que feriez-vous ? demanda M. Boneuil.
- Moi ? dit M. l'Econome. C'est bien simple. Comme nos bonis du Titre II sont trop faibles pour que nous puissions demander au Conseil d'Administration l'autorisation d'imputer une somme de 400 francs, je solliciterais une subvention. On nous l'attribuera sans doute en fin d'exercice.
- Que penseriez-vous, demanda M. Boneuil, d'un agriculteur qui ayant perdu une tête de bétail, mais pouvant la remplacer sur la vente de ses produits, mettrait l'argent qu'il possède dans un bas de laine et s'en irait emprunter ou mendier ?
- Ce n'est pas la même chose, dit sèchement l'Econome. Nous sommes à l'Etat. "

M. l'Econome se retira digne comme le règlement, pour aller rédiger son rapport et convoquer le vétérinaire. M. Boneuil, sans conviction, se remit au travail.

" ...L'Ecole Normale du Fin-Midi se trouve placée à peu de chose près dans les conditions réelles d'une véritable exploitation rurale...

" Et dire, murmura-t-il, qu'ils sont capables de me ficher un jour le Mérite Agricole ! "

Ch. ab der Halden. (Les Propos de M. Boneuil,
Paris 1913, A. Colin)
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