A votre tour M. l'Intendant...
Monsieur le Directeur, votre aimable appel
m'a conduit à rassembler mes souvenirs concernant l'Ecole Normale
de la Bouzaréa.
J'ai éprouvé, à le faire, un singulier plaisir. Je
vous donne, tels qu'ils ont surgi en ma mémoire, les résultats
de ce retour sur quelques- unes des années les mieux remplies de
ma jeunesse.
Mon séjour à la Bouzaréa se place de 1911 à
1914. C'est-à-dire qu'il se situe dans cette période de
l'avant-guerre qui, pour la génération nouvelle, prend déjà
figure de passé lointain. Je ne pense pas que le cadre ait beaucoup
changé. J'ai revu les longues galeries, les salles d'études,
les vastes dortoirs. L'Ecole a conservé sa parure de jardins, de
champs et de bois que nous aimions à parcourir à nos heures
de repos. Le spectacle changeant des saisons s'y synchronisait pour nous
avec le cycle des travaux scolaires, et je connais telle bordure d'iris
dont la floraison indiquait l'approche des examens.
Cependant, bien des détails ont dû se modifier. Peut-être
fait-il moins froid dans les dortoirs. Les salles d'étude n'ont
sans doute plus les énormes lampes à pétrole qui
veillaient sur nos premiers travaux de la journée. Le jour venu,
un employé les éteignait en soufflant dans un étrange
tuyau coudé. Alors se répandait dans la salle une puissante
odeur de fumée, tandis que la fraîcheur
de l'aube entrait par les fenêtres enfin ouvertes, et qu'une lueur
rose couronnait la colline au delà du ravin.
Mais je ne veux pas m'attarder sur ces menus souvenirs qui n'ont de prix
que pour ceux qui les ont vécus.
Peut-être sera-t-il plus intéressant, pour mes jeunes camarades,
d'essayer de restituer ce qui fut, selon le mot à la mode, le "
climat " spirituel de ces études d'autrefois.
Je crois que tous mes condisciples ont, comme moi-même, conservé
de cette époque le souvenir d'années de travail acharné,
utile et joyeux. Dans cette période peut-être décisive
de la formation intellectuelle, où tout est pour l'esprit nourriture
et profit, nous avons eu l'heureuse fortune d'être guidés
par une pléiade de maîtres de haute valeur, dirigés
par un homme de tout premier plan.
Comment ne pas évoquer ici la personnalité de notre Directeur,
M. ab der Halden, que j'ai eu la joie de retrouver il y a quelques mois,
nullement changé par les années, avec cette même autorité
souriante, ce même prestige, cette même parole nette, incisive,
chargée de sens, qui m'avaient fait si forte impression il y a
vingt-cinq ans. Je revois sa haute et droite silhouette parcourant les
galeries pendant les soirs d'étude. Sa pèlerine et sa casquette
marine achevaient d'imposer l'image d'un commandant de navire, maître
à son bord, chargé d'autorité, de responsabilité
et de soucis. Nous sentions qu'il assignait à l'Ecole une haute
mission, dont nous n'avions peut-être pas pleine conscience, mais
dont nous devinions la beauté. Ses cours du lundi étaient
un régal intellectuel, ses interventions de directeur avaient pleine
portée. Il y avait dans sa manière de diriger et d'instruire
quelque chose d'exaltant.
Autour de lui, se groupait une équipe de professeurs à qui
je suis heureux de pouvoir exprimer ici toute ma reconnaissance. Leur
enseignement, dense et précis, était en même temps
remarquable de largeur de vues. Sans doute, le programme était
respecté, et les examens montraient qu'il était su, mais,
à chaque occasion favorable, ils savaient ménager des échappées
sur des domaines plus étendus. Loin de nous ligoter l'esprit dans
ce réseau d'épaisses certitudes en lequel on veut parfois
caricaturer l'enseignement primaire, ils ne manquaient jamais de nous
faire sentir ce que comportent de relatif, à des degrés
divers, les lois scientifiques les plus certaines comme les opinions littéraires
les mieux établies.
Le cours de psychologie de M. ab der Halden, s'égarant à
dessein jusque dans les cadences de la poésie latine, telle leçon
de M. Seror sur les classiques, telle démonstration élégante
de M. Daunois, dans la manière à la fois bourrue et bienveillante
qui était la sienne, tel exposé de chimie de M. Robert ont
été, pour beaucoup d'entre nous, la révélation
d'horizons nouveaux et le point de départ d'études ultérieures.
Et comment oublier les cours d'arabe de M. Valat, qui, en deux ans, faisait
un arabisant d'un élève frais débarqué de
la Métropole ? Comment ne pas revivre ces étonnantes leçons
d'agriculture de notre " Chikh ", M. Girard, où tout
était prétexte à des digressions pleines d'humour
et de bon sens, et d'où j'ai retiré, à défaut
de connaissances agricoles bien précises, un goût de la botanique
qui a survécu à tous mes avatars.
Tout cela, qui aurait pu n'être qu'un fatras, s'ordonnait, se décantait,
se clarifiait, prenait une valeur de culture. Les circonstances de l'après-
guerre ont conduit beaucoup de mes camarades, comme moi-même, à
porter leur activité professionnelle dans des domaines étrangers
à l'enseignement. Tous ont pu éprouver la solidité
de la formation initiale acquise à la Bouzaréa.
***
Après avoir affirmé ma dette
de gratitude envers mes anciens maîtres, la pente de mes souvenirs
m'incline à évoquer maintenant mes camarades d'étude.
Nos promotions n'étaient pas très copieuses. La mienne comptait,
je crois, vingt-huit élèves. Malgré notre petit nombre,
nous ne manquions pas, dans un état d'esprit bien français,
à nous diviser en quelques clans. Il y avait celui des élèves
venus de la Métropole, qui mettaient parfois quelque naïveté
dans leur découverte de l'Algérie, celui des élèves
du recrutement algérien, qui n'étaient pas sans quelque
prétention excessive au monopole des questions africaines. Les
algériens, dont j'étais, se subdivisaient eux-mêmes
en algérois et oranais, qui échangeaient quelques flèches
acérées à l'adresse de la province rivale. Tout cela
n'était pas bien grave, et n'empêchait pas une franche camaraderie.
D'ailleurs, à mesure que la scolarité se prolongeait, ces
distinctions s'affaiblissaient. D'autres apparaissaient, basées
non plus sur l'origine, mais sur la conformité des goûts.
Elles avaient leur plein effet dans cette troisième année
où le choix personnel intervenait si heureusement dans la spécialisation
des études. Alors, se différenciaient, parmi les futurs
candidats à la quatrième année et à Saint-Cloud,
les " scientifiques " et les " littéraires ".
Parfois un " hybride " hésitait quelque temps sur l'objet
de son choix. Les " arabisants " partaient à la conquête
de leurs diplômes. Enfin les " amorphes " se tenaient
sagement à l'écart de ces vaines ambitions ; leur préparation
pédagogique n'en était peut-être que meilleure.
Tout cela n'allait pas sans bien d'amicales controverses. Peu à
peu, les affinités jouant, la camaraderie se haussait à
une solide amitié. De ces amis d'école normale, je suis
heureux d'en avoir conservé beaucoup, que je retrouve toujours
avec joie. Malheureusement, beaucoup aussi manquent, à qui je veux
adresser ici une pensée émue, et en premier lieu à
mes deux camarades de notre courte quatrième année de 1914,
Pellegrin et Sicart. Pellegrin, le benjamin de notre promotion, le mieux
doué pour les mathématiques, d'une intelligence lucide et
froide, que j'eus la joie de voir arriver, en 1916 dans le régiment
de tirailleurs auquel j'appartenais, et la douleur de voir tomber dans
ce terrible assaut du 17 avril 1917, aux monts de Champagne, où
notre régiment perdit en quelques heures la moitié de ses
cadres. Sicard, élégant et raffiné, d'une distinction
d'esprit peu commune, qui apportait aux études littéraires
tout l'élan de sa sensibilité. Meurtri d'une grave blessure,
il devait revenir à Alger, après la guerre, occuper un poste
de professeur d'école primaire supérieure. Je le rencontrais
souvent ; son sourire cordial savait cacher l'angoisse du mal venu de
sa blessure, qui menaçait sa vie, et finit par l'emporter en 1933.
Parmi mes aînés, je ne puis oublier Foyer, âme ardente
et joyeux camarade. Je devais le retrouver en 1915, dans un cantonnement
de l'Artois où il me confiait ses espoirs à la veille de
cette attaque de Souchez, le 16 juin, d'où il ne devait par revenir.
Et parmi mes cadets, Cannebotin, qui fut, en 1915, mon camarade de régiment,
où il fut vite réputé pour sa bravoure juvénile
et qui devait tomber en 1916 à Verdun. Et combien d'autres encore
! Leurs ombres se dressent trop nombreuses dans mon souvenir. C'étaient
les meilleurs d'entre nous, et ceux qui les ont connus savent ce que nous
avons perdu en les perdant.
Il me faut arrêter ici cette évocation qui se teinte maintenant
trop de tristesse.
D'autres voix, plus autorisées que la mienne, vous apporteront
pour l'histoire de notre Ecole, des matériaux d'un plus haut prix.
Pour moi, éloigné, par les circonstances, de la vie universitaire,
qu'il me suffise de vous dire que je ne pense jamais à mon ancienne
Ecole qu'avec gratitude et fierté.
Daniel MOULIAS,
Intendant Militaire de 2° classe,
Docteur en Droit.
La parole est
aux Chaïbs.
1896 - 1910
Je pourrais donner à ces vieux et
chers " souvenirs " où se mêle plus d'une figure
aujourd'hui disparue, le titre romantique de Quarante
ans après. C'est, en effet, en septembre 1896 que de
l'Inspection Primaire de Sétif, où j'avais eu surtout à
m'occuper de l'Enseignement des Indigènes, je passai à la
direction de l'Ecole Normale de Bouzaréa.
**
A cette époque, les vastes bâtiments
de la Bouzaréa, édifiés pour abriter un asile d'aliénés,
étaient déjà très suffisamment appropriés
à leur destination nouvelle. L'organisation administrative d'autre
part, avait été arrêtée dans ses grandes lignes.
Une " Ecole Normale Française ". un " Cours Normal
Indigène " et une " Section Spéciale préparatoire
à l'Enseignement des Indigènes " vivaient côte
à côte dans des locaux distincts, avec leurs programmes et
leurs professeurs particuliers. Le Directeur de l'Ecole Normale, du point
de vue administratif et pédagogique, assurait l'unité de
l'ensemble.
**
Des trois institutions juxtaposées,
l'Ecole Normale avait un caractère de stabilité qui la distinguait
des deux autres. En elle, rien de variable au gré des fluctuations
de l'opinion publique, rien de provisoire ou de fortuit. Elle était
en vérité une Ecole Normale de la Métropole transférée
avec ses programmes, ses méthodes et ses examens sous le ciel d'Afrique.
Aussi, quand, au commencement de 1912, après avoir quitté
l'Algérie depuis deux ans, je pris la direction de l'Ecole Normale
de la Seine, je me crus revenu à la Bouzaréa. Je retrouvais,
en France, chez les professeurs, la même bonne volonté féconde,
les mêmes qualités de culture et d'enseignement que j'avais
rencontrées en Algérie. Chez les élèves-maîtres,
si j'appréciais ici l'esprit aimable et subtil qui a la marque
de Paris et la saveur du terroir, je me rappelais avec plaisir l'aisance
hardie, le feu, l'attitude décidée, l'attachement vivace
à leur Ecole des normaliens de là- bas.
Je devais avoir, de cette piété pour la Bouzaréa,
une preuve émouvante. Pendant la Grande Guerre, une partie de l'Ecole
Normale de la Seine avait été transformée en hôpital
militaire pour les " grands blessés ". Un soir, on vint
me dire qu'un sous-lieutenant d'infanterie (" Directeur d'Ecole en
Algérie ", portaient ses papiers), arrivé dans la journée,
était à toute extrémité. J'accourus, et je
reconnus Widenlocher, ancien normalien et ïectionnaire d'Alger. La
respiration haletante, le masque livide, l'oeil éteint, tout annonçait
la fin toute proche. La parole des infirmières ne provoquait plus
la moindre réaction chez notre pauvre Widenlocher. J'approchai
et articulai à son oreille : Bou-za-réa. Ces syllabes sacrées
amenèrent sur les lèvres du mourant un vague et suprême
sourire...
**
Le " Cours Normal " et la "
Section Spéciale " étaient deux institutions tournées
vers l'enseignement des Indigènes auquel elles préparaient
directement et exclusivement. Elles tenaient dans la pensée et
dans le coeur du Recteur Jeanmaire qui les avait créées
et les avait vues grandir, une place éminente. Ce n'est pas à
dire que M. Jeanmaire ne s'occupât de l'Ecole Normale et de l'enseignement
des Européens avec le soin jaloux qu'il apportait à toutes
choses. Mais " les écoles arabes ", comme on disait,
étaient, en 1896, âprement combattues et c'était leur
droit à la vie qui était en cause.
Le Recteur Jeanmaire fut le héros de ces temps difficiles. Il croyait
fermement à l'influence civilisatrice de l'école et il mettait
au service de son credo toutes les ressources d'une volonté indomptable
et d'une activité prodigieuse. Ce Las Cases universitaire unissait
la largeur de vues d'un esprit pl-olosophique à la récision
de l'administrateur le plus exact et le plus appi 'tué. La Bouzare-
lui apparaissait comme le temple et la forteresse de l't 'seignement des
Indigènes. C'est là que se forgeaient et se conservaient
les traditions de cet enseignement, c'est de là que devait partir
une impulsion sans cesse renouvelée. Quant au Directeur de l'Ecole
Normale de Bouzaréa, le Recteur le considérait comme son
collaborateur de tous les instants, comme son secrétaire ordinaire
en tout ce qui concernait l'enseignement des Indigènes.
C'est ainsi qu'une de mes premières tâches en arrivant à
Bouzaréa fut de répondre aux critiques que, de divers côtés,
on opposait à l'enseignement des Indigènes. J'écrivis
un certain nombre d'articles polémiques qui, parus d'abord dans
" Le Bulletin de l'Enseignement des Indigènes ", furent
réunis ensuite en une plaquette de caractère officiel (Jourdan,
Alger 1897) qui doit être aujourd'hui introuvable.
C'est à la Bouzaréa que furent, patiemment et minutieusement,
composés sous l'inspiration directe et impitoyable du Recteur,
ce " Plan d'études " et ces "Programmes de l'Enseignement
Primaire des Indigènes en Algérie " qui furent appliqués
dès octobre 1898 et qui, pendant longtemps, ont rendu de grands
services.
C'est à la Bouzaréa que furent élaborées la
plupart des " Instructions " et des " Directions "
concernant l'enseignement de la langue française, l'enseignement
de l'arabe, etc...
C'est à la Bouzaréa qu'était rédigé
en grande partie - et chaque mois - le " Bulletin de l'Enseignement
des Indigènes ".
C'est à la Bouzaréa que furent entrepris les premiers essais
du " Travail manuel appliqué aux arts indigènes ",
etc... Somme, la Bouzaréa, c'est-à-dire le personnel enseignant
du Cours Normal, de la Section Spéciale, de l'Ecole Annexe et,
à la rencontre, de l'Ecole Normale ne cessa d'apporter le concours
le plus actif à l'enseignement des Indigènes avec qui elle
avait fini par s'identifier.
D'ailleurs, à la bien prendre, la Bouzaréa, n'était-elle
pas comme la préfiguration et l'archétype de l'école
d'indigènes telle qu'on la rencontrait " en tribu " ?
A la Bouzaréa, la primauté appartenait, comme de juste,
à la culture intellectuelle et morale des élèves.
Mais certains enseignements - celui du travail manuel et, surtout, celui
de l'agriculture - y recevaient un développement considérable
et y revêtaient un caractère pratique très accentué.
A quelque égard, la Bouzaréa pouvait passer pour une façon
de ferme-école. Installée sur une propriété
d'une vingtaine d'hectares, elle possédait des animaux de trait,
des vaches, des cochons, un vignoble, une cave avec son matériel
vinaire, des potagers, etc...
Sur ce domaine agricole régnait M. Girard que ses élèves,
tant Français qu'Indigènes, appelaient le Chikh, donnant
à ce mot qui, en arabe, signifie " Maître ", le
sens respectueux et affectueux qu'il a dans cette langue.
Comment expliquer la popularité de bon aloi dont jouissait le "
Chikh " ?
M. Girard était chargé, dans les trois écoles de
la Bouzaréa, de ;enseignement théorique et pratique de l'agriculture.
C'était tout à fait l'homme de l'emploi. Pris tout entier
par l'Algérie, sans esprit de retour dans la Métropole,
ce professeur habitait le " bled " avec sa femme et ses enfants.
Là, défrichant la brousse labourant et plantant, il rappelait
les pionniers des premiers temps de colonisation. On le voyait arriver
à l'Ecole dans un " corricolo " pittoresquement attelé
d'un cheval corse et d'un mulet kabyle. C'était à cette
époque trie homme de haute taille, un robuste bourguignon magnifiquement
découplé, le visage bruni par le soleil, le regard perçant
et malicieux derrière un lorgnon qu'il assurait sans cesse par
un geste familier de la main.
Le " Chikh ", qu'on nommait encore le " Père Girard
", dérobait une science étendue et sûre sous
une simplicité familière. Il connaissait les livres, mais,
pratiquant la culture algérienne depuis longtemps, ayant beaucoup
vu et beaucoup retenu, il parlait suivant son expérience propre
et sa compétence inspirait une infinie confiance.
Ses nouveaux élèves découvraient dès les premiers
jours, sous les dehors frustes et un peu bourrus du " Chikh ",
une sagesse sans raideur, une raison sans pédantisme, un souverain
bon sens et surtout un coeur tendre, une sensibilité frémissante
et une générosité spontanée.
Ces qualités d'esprit et de coeur étaient servies et encore
rehaussées par une élocution pleine à la fois de
bonhomie et d'humour. Il y a du " Chikh ", des réparties,
des " mots ", des réflexions à l'emporte-pièce,
qui sont d'incomparables trouvailles de pensée et d'expression
et que les élèves se transmettaient joyeusement de promotion
en promotion.
Le " Chikh " avait des jeunes gens l'intuition la plus fine
et la plus profonde. Il séduisait ses élèves par
l'équilibre d'une intelligence primesautière et d'un caractère
ouvert et franc ; il les entraînait par la puissance d'un optimisme
allègre et, comme il éprouvait pour eux une tendresse vraiment
paternelle, tous, l'admirant et le respectant, l'aimaient comme un père.
Cependant les années passaient, et tout en collaborant activement
à l'oeuvre du Grand Recteur, la Bouzaréa poursuivait son
destin propre.
Au point de vue matériel, de nouveaux locaux étaient aménagés
dans les bâtiments inachevés de l'asile d'aliénés
: salle de gymnastique, école annexe pour les écoliers indigènes,
etc... ; des galeries étaient carrelées ; de vastes espaces
vides étaient convertis en jardins ; des terrains incultes se couvraient
de plantations d'arbres. Enfin un projet était établi pour
la construction d'un " Pavillon des Sciences " qui devait réunir,
s'il m'en souvient bien, un laboratoire de chimie et un cabinet d'histoire
naturelle.
Au point de vue administratif et pédagogique, peu de changements
avaient été apportés dans la forme des trois institutions,
mais le fond ne cessait pas de s'améliorer sous l'effort de tous.
" L'Ecole Normale Française " s'était complétée,
en 1909, par la création d'une quatrième année préparatoire
à l'Ecole Normale de Saint- Cloud.
La " Section Spéciale " était devenue comme une
Thélème Nouvelle - débarrassée, celle-ci,
de tonte conception utopique - où, dans le calme d'un milieu champêtre
et lc, commodités d'un régime libéral, les instituteurs
venus de France pour se consacrer à l'enseignement des Indigènes
trouvaient, avec un enseignement qui les préparait à leur
rôle futur, de nombreuses occasions (en particulier par les Conférences
de l'Ecole Supérieure des Lettres) d'étendre et d'approfondir
leur culture personnelle, d'acquérir ces qualités d'initiative
intellectuelle, de liberté, de fermeté et de prudence qui
firent de la plupart d'entre eux de remarquables directeurs d'écoles.
Déjà même, quelques sectionnaires étaient allés
porter en Tunisie, au Maroc, au Sénégal, au Soudan, au Dahomey,
dans des postes divers et souvent importants, l'esprit et le renom de
la Section Spéciale de la Bouzaréa (Cl. l'étude
de M. Redon sur la Section Spéciale.).
Le " Cours Normal " indigène représentait pour
le Recteur et pour moi une pièce maîtresse de notre institution
et non la moins chère. Ses élèves nous donnaient
pleine satisfaction par leur travail et par leur bon esprit. Notre dessein
était, le recrutement s'améliorant d'année en année,
d'élever le niveau des études au Cours Normal et de permettre
aux élèves indigènes d'aborder les mêmes examens
que leurs camarades français, car nous voulions leur faire, dans
le cadre du personnel enseignant, la situation qu'ils méritaient.
Mais les événements furent plus forts que nous.
Vers 1908, l'idée prévalut dans les sphères gouvernementales
de l'Algérie que des " moniteurs " recrutés en
dehors de la Bouzaréa pourraient suffire à assurer dans
la plupart des écoles d'indigènes, l'enseignement pratique
et très simplifié qu'on voulait donner désormais
Des colloques eurent lieu dans lesquels, représentant le Recteur,
je défendis de mon mieux son oeuvre et sa doctrine. Mais on ne
parlait pas la même langue et on ne s'entendit pas.
En novembre 1908, M. Jeanmaire abandonna le rectorat d'Alger pour celui
de Toulouse. Un an après, je quittai, à mon tour, l'Algérie.
Dans les années qui suivirent immédiatement notre départ
d'Algérie, nous nous retrouvions de temps en temps, à Paris,
M. Jeanmaire et moi. En tout apaisement et sérénité,
nous nous plaisions à évoquer le souvenir attendrissant
de la Bouzaréa ; nous nous disions que, grâce à ses
maîtres et à ses élèves, le bon grain avait
été semé dans un champ fertile et que le temps viendrait
des moissons glorieuses.
Paul BERNARD,
Directeur honoraire de l'Ecole Normale de la Seine,
Ancien Directeur de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.
1910 - 1915
Décembre 1909. Une chambre d'hôtel,
près de l'Odéon. Je suis en présence de M. Paul Bernard,
le directeur de la Bouzaréa, auquel j'ai, pour mes débuts,
le périlleux honneur de succéder. Je me sens l'âme
d'un lieutenant de vaisseau chargé brusquement par un coup du destin
de commander un grand croiseur, et qui vient " prendre l'attache
". Paul Bernard me parle avec cette franchise directe qui est le
propre des vrais chefs. Je le quitte renseigné, connaissant déjà
un peu les choses et les hommes de là-bas, initié à
l'importance de la tâche qui m'attend. J'étais moins ému,
quelques jours plus tôt, en quittant notre Ministre, M. Gaston Doumergue,
qui avait voulu me recevoir avant de me confier cette mission inattendue.
Dans le train qui me ramène vers la chère petite ville berrichonne
où je viens de vivre deux années obscures et laborieuses,
j'entends le fracas des vitres me répéter ces mots de Paul
Bernard : " A Bouzaréa, il faut penser hautement. " -
On tâchera.
4 janvier 1910. Dix heures. La baie d'Alger se dessine, grandiose et souriante.
Le soleil du matin éclaire la verdure de Mustapha, illumine les
blancheurs de la ville. Aucun " building " ne déshonore
encore le pay?
sage noble. Le Charles-Roux, alors
dans sa jeunesse rapide, se range à quai.
Là-haut, derrière la Pointe-Pescade,
la grande maison m'attend avec sa façade de cinq cents mètres
et les vingt hectares qui l'entourent. Midi. Une victoria de Jaudon, tendelet
blanc et deux chevaux barbes, nous dépose dans la cour d'honneur
sous un nuage de poussière. Voici les eucalyptus, les mimosas,
la ruine mauresque, le vieux jardin et sa noria, et le petit bois, et
le ravin, tout ce cadre qui va me devenir familier. Des terrasses, j'aperçois
le Sahel, la Kabylie, le Chenoua, Sidi-Ferruch. Au travail.
1910-1913. Je suis placé sous l'autorité de M. Ardaillon,
le plus dynamique des Recteurs, sous les ordres directs du vieux M. Brunet
qui fut une des plus belles consciences universitaires, puis du sage et
lucide M. Tailliart, futur Recteur d'Alger. Les jours passent, pleins
jusqu'au bord. Je regarde fonctionner la machine. Elle tourne rond. Mais
une grosse tâche matérielle s'impose. M. le Recteur pare
au plus pressé en me donnant un factotum, l'excellent Dagron, qui
procède à toutes sortes d'aménagements de détail.
La réparation d'une serrure ne demandera plus six semaines et ne
coûtera plus le prix de cinq serrures neuves. Mais toitures et terrasses
font eau. Le lampiste Suzanne passe ses jours à promener ses lampes
fumeuses de son officine à leur poste d'éclairage. Les employés
peinent à tour de rôle aux pompes de la citerne. Les mules
se relaient à la noria grinçante, qui dispense une eau
Un soir de 1913, je tourne un commutateur, et les quatre cents lampes
électriques s'allument. Un peu plus tard, après des travaux
fiévreusement conduits, alors qu'il me reste pour quarante-huit
heures d'eau potable - car les citernes étaient vides et il fallait
monter l'eau à dos de mulet depuis le fond du ravin - j'établis
un autre contact, et les motopompes remplissent les réservoirs.
Nous avons l'eau et la lumière ; toutes les possibilités
d'installation et de développement nous sont permises. Le siège
de l'Ecole est fixé à Bouzaréa, le provisoire devient
définitif. Nous sommes chez nous.
Paul Bernard m'avait laissé une Ecole fortement organisée,
d'excellents collaborateurs, des traditions, une oeuvre pédagogique
solide, un enseignement des indigènes en possession de ses méthodes
et fier de ses premiers succès. Il n'y avait qu'à continuer.
Mais continuer ne veut pas dire piétiner. Il fallait aller de l'avant.
D'insensibles changements préparent la fusion d'aujourd'hui. Nous
comblons peu à peu les fossés qui séparaient la Section
du Cours Normal, le Cours Normal de l'Ecole Normale. Modification d'uniforme,
salles de récréations communes, réunion du Cours
Normal sous la direction de M. Poupy, qui fut pour moi pendant quatre
ans un collaborateur d'élite. Tout cela préparait l'avenir.
Pour réaliser des progrès importants, il fallait élever
le niveau des études. La qualité des candidats le permettait.
Nous n'y avons pas manqué.
La quatrième année donne de beaux résultats et nous
permet tous les espoirs. Nous avons la même année le premier
reçu au professorat en sortant de Saint-Cloud (Lettres), M. l'Inspecteur
d'Académie Maugendre, et le premier reçu à Saint-Cloud
(Sciences), ce pauvre Roure tué à l'ennemi. Di Luccio et
Louchard entrent aussi à Saint-Cloud, Foyer est reçu au
professorat en sortant de quatrième année, Althusser conquiert
dans les mêmes conditions le professorat et deux certificats de
licence. Nous avons d'autres forces en réserve, Pestre, Neuville,
Bonnet, Loubignac, Moulias, Sauzeau et ce charmant Laguerre. La perte
irréparable de plusieurs de ces jeunes gens pèse lourdement
sur les destinées de la Colonie. Les survivants ont rempli et parfois
dépassé le destin que nous rêvions pour eux. Dakar
nous demande quelqu'un pour organiser l'Ecole Normale de Gorée,
et nous prend M. Quilici, notre directeur d'Ecole annexe, Quilici à
la barbe noire de Père Blanc, que nos élèves-maîtres
n'ont pas oublié, et dont Pépète et Mostafa gardent
la mémoire. En 1914, nous mettons au point, d'accord avec les services
du Général Lyautey, le recrutement du personnel marocain,
le doublement de l'Ecole Normale. Tout le monde travaille d'un même
coeur, les anciens puis les nouveaux, Fleureau, Delassus puis Seror, Daunois
puis Monville, Valat, Robert, Lepeintre, Magnou, Batut, cet impeccable
artisan, Barsot, Brabant, Léoni, Rousset, Ginestet, Roulet et tous
ceux que j'ai déjà nommés, et le Chikh Girard, et
si Saïd alias Boulifa, qui fut l'un des membres de la mission Segonzac.
Et pourtant, nous entendions au loin les premiers grondements de l'orage.
Comment le " bateau " allait-il se comporter dans la tempête
?
Un jour, en revenant du voyage de la Section, auquel M. Poupy n'avait
pas participé cette année-là, je le trouve assez
ému. Il me rend compte que, le lendemain de mon départ,
les élèves-maîtres lui ont remis - comme les élèves
de beaucoup d'établissements d'enseignement le firent alors --
une adresse déclarant au Ministre de la Guerre qu'ils étaient
prêts à accepter, sans arrière-pensée et comme
un devoir impérieux, le service de trois ans, qui allait être
voté. En lui remettant ce document, ils lui disent qu'ils ont attendu
mon absence pour faire cette démarche, afin que nul ne puisse souçonner
leur directeur de les avoir influencés. J'ai été
ce jour-là, très fier de mes " fils ".
Juillet 1914. Le B. S. est terminé. La promotion 1911-1914 quitte
définitivement l'Ecole. Le concours d'admission s'achève.
La grande maison n'est plus habitée que par le Directeur et l'Econome.
Les employés remettent tout en état pour la rentrée.
On blanchit les murs à la chaux, on lessive les faïences,
on repeint les volets. Le rabot de Dagron grince joyeusement sur les tables.
Mais l'atmosphère européenne est lourde. On s'attend à
la guerre d'un jour à l'autre. Le 27 juillet, je procède
à l'adjudication d'une importante tranche de travaux, première
étape vers la réalisation de nos grands projets. Le samedi
1- août, les journaux du matin font prévoir le pire. M. l'Econome
demande des instructions : " Travailler jusqu'au dernier moment ".
On travaille jusqu'à midi. Après déjeuner, on se
remet à la besogne. Je suis dans l'atelier de Dagron, en face de
mon cabinet. Sonnerie du téléphone à seize heures.
Mon grand ami, le Docteur Saliège, médecin de l'Ecole, professeur
à la Section, est à l'appareil : " L'ordre de mobilisation
est lancé ". Le travail s'arrête, on range les outils.
Les employés immédiatement mobilisables se préparent
à partir. Je prends dans mon tiroir la lettre de service reçue
quelques jours auparavant, et le lendemain, à 22 heures, je quitte
l'Ecole, ne sachant quand j'y reviendrai...
Ce n'était qu'un faux départ. Pendant trois mois, je ne
suis qu'un personnage amphibie, tantôt militaire tantôt civil.
Je suis rappelé à Alger, affecté à un bataillon
territorial de zouaves avec " l'autorisation " de m'occuper
" pendant mes loisirs ", de la direction de l'Ecole vide.
Je trouvais, chaque fois que je montais à Bouzaréa, des
paquets de lettres d'anciens élèves. Les uns étaient
déjà au feu. D'autres, dans les dépôts, s'instruisaient
fébrilement ou attendaient le départ. C'était la
bataille des frontières, le " recul de la Somme aux Vosges
", puis le rétablissement de la Marne. Les lettres pleines
de courage et de bonne humeur voulue alternaient avec les nouvelles de
deuil. J'ai gardé toutes les lettres de cette époque. Peut-être
en publierai-je quelques-unes plus tard. Ces enfants me disaient leurs
peines, leurs actions, leurs espérances. Jamais je ne me suis senti
plus près d'eux. Et la liste funèbre s'allongeait...
Ici, un épisode comique. L'Ecole était occupée par
un bataillon et l'état-major du Nème Régiment territorial
d'Infanterie. J'avais pris toutes les dispositions utiles pour assurer
la conservation du matériel et des collections tout en livrant
à l'autorité militaire les locaux indispensables. Mais nos
braves territoriaux, venus de la Métropole, se croyaient en pays
ennemi, " chez les Teurs ". Un extraordinaire réseau
de sentinelles enserrait la propriété, et interdisait le
ravitaillement de la population civile. Elles chassaient, les prenant
pour des espions, notre marchand de légumes Mahieddine, et notre
marchand de volailles Yousef. Si mes enfants se risquaient au jardin,
elles les arrêtaient d'un sonore : " Halte-là ! "
Par contre, les faïences de nos galeries étaient cassées,
les arbres du petit bois coupés pour faire du feu, les tables transformées
en étals à débiter la viande. Vainement j'étais
venu me plaindre deux fois au colonel. Dans ces circonstances, je retirais
les galons amovibles de ma tenue blanche, je remplaçais mon képi
par un casque colonial et je redevenais M. le Directeur. Puis, la conversation
finie, si je rencontrais le Colonel sous les galeries, je le saluais le
plus militairement du monde et faisais claquer mes talons. Mais nulle
réclamation n'aboutissait, et les déprédations se
multipliaient, tandis que ma femme et mes enfants se nourrissaient de
conserves, comme dans une place assiégée. Je rendis compte
à M. le Recteur de cette situation funambulesque. Le lendemain,
accompagné de M. le Préfet et du Général commandant
la place, il montait à l'Ecole et, deux jours plus tard le Nème
Territorial prenait la route de Koléa. Peu après, je recevais
l'ordre de rouvrir l'Ecole Normale et j'étais mis à la disposition
de l'autorité académique jusqu'à la fin de l'année
scolaire. Le 8 novembre, nos élèves rentraient. Quelle année
!
Beaucoup de nos professeurs étaient sous les drapeaux. Plus de
Section, plus de quatrième année, une troisième squelettique,
mais une première de quarante-cinq élèves. Je réalisai
tant bien que mal une organisation de fortune, rendue plus difficile encore
par la mort de M. Brabant. Puis M. Berlande, qui venait d'être nommé
à un emploi créé et avait à peine rejoint
son poste, devait nous quitter à son tour. Les " vieux "
firent de leur mieux pour suppléer à tout. Naturellement,
je pris ma part de la tâche commune. En outre, le samedi, je réunissais
nos élèves européens ou musulmans, je leur lisais
les lettres reçues depuis huit jours, je leur donnais des nouvelles
de nos combattants, je faisais l'appel de nos morts. Puis je commentais
la situation politique et militaire, sans chercher à " bourrer
des crânes " mais en gardant confiance dans les destinées
de mon pays.
Nous nous sentions les coudes plus étroitement que jamais. Nous
savions que tous ou presque tous nous partirions à notre tour,
et en attendant l'heure, nous estimions que le mieux était de faire
correctement la tâche quotidienne.
L'une des premières victimes de la guerre fut un de nos élèves
du Cours Normal. Ce jeune homme se trouvait en vacances à Bône
lors du bombardement de la ville par le Breslau.
Un obus tomba non loin de lui et le commotionna. Il parut se remettre
et rentra en novembre comme ses camarades. Quelques jours plus tard, se
trouvant avec moi dans la salle de récréation, il me tint
des propos incohérents, et je dus le faire reconduire chez lui
: il était fou. Il mourut quelques mois plus tard.
Je ne raconterai pas en détail les mois interminables de 19141915.
Le pays s'installait dans la guerre. Cela devait durer quatre ans. Nos
pertes en professeurs et en élèves devenaient de plus en
plus lourdes. Je ne rappellerai que quelques noms : en avril, l'aspirant
Neuville succombait lors de la première attaque par gaz, en Flandre.
En juin, c'était le capitaine Léoni qui tombait devant Arras,
deux jours après son arrivée au front. Puis Bendara, entré
premier au Cours Normal en 1914, engagé volontaire en 1916, tué
en 1918, et Zouaïmia, tué à Douaumont.
L'année scolaire s'acheva. En juillet 1915, le concours d'entrée
eut lieu comme en 1914. Puis je signai les dernières pièces
comptables, je bouclai ma cantine et, libre de mon devoir universitaire,
je pus enfin remplir mon devoir de soldat. Le 1er août 1915, je
remettais le service à mon ami, M. l'Inspecteur Berdou, que je
devais retrouver plus tard à Constantine.-
Ce n'est pas à moi qu'il appartient de raconter la vie de l'Ecole
de 1915 à 1918. Je ne parle que de ce que j'ai vu. Je ne veux pas
davantage étaler ici mes souvenirs de guerre. Mais je suis bien
obligé de dire que j'ai eu l'honneur d'aller au feu avec un certain
nombre de mes élèves. Pour ne parler ici que de quelques
vivants, j'évoquerai les noms du lieutenant Dulac, inspecteur primaire
à Tunis ; du sous-lieutenant Aouidad, instituteur à Alger
; du fourrier Burkhardt, professeur à l'Ecole Primaire Supérieure
du Champ-de-Manoeuvres. Il portait le fanion de ma compagnie, et j'ai
eu le plaisir de le lui remettre dernièrement.
Parmi les anciens du 5e Tirailleurs, que de noms se pressent sous ma plume
! Et que de noms aussi parmi les camarades des autres régiments
que je n'ai pas rencontrés là-bas ! Si la place ne m'était
pas mesurée, je crois que je pourrais les citer tous de tnémoire.
Ils sont toujours présents pour moi, et c'est le souvenir de toute
cette belle jeunesse au milieu de laquelle j'ai vécu qui me donne,
malgré les tristesses et les inquiétudes de l'heure où
j'écris, confiance dans le double destin de l'Algérie et
de la France. A tous je voudrais rendre hommage. Le grand honneur de ma
vie est de les avoir connus et peut-être d'avoir éclairé
dans l'âme de quelques-uns ce qu'ils devinaient confusément.
L'année dernière, après vingt-deux ans d'absence,
j'ai eu le courage de revoir cette Ecole peuplée pour moi de chers
fantômes. J'étais en mission officielle. Je saluai le pavillon
auprès duquel, honneur insigne, on avait arboré le fanion
de l'Ecole. Une émotion me prit à la gorge. Tandis que les
couleurs flottaient sur le ciel d'Afrique, j'entendais retentir dans mon
coeur la noble et profonde sonnerie qui clôt la minute de silence
: Aux morts ".
Ch. ab der HALDEN,
Inspecteur Général de l'Instruction Publique.
A l'Ecole Normale du
Fin-Midi
M. Boneuil, le nouveau directeur de l'Ecole
Normale du Fin-Midi, est assis devant son bureau de poirier ciré.
Sa barbe grisonnante se profile sur le fond vert d'un cartonnier administratif,
où l'on peut lire en belle ronde des titres engageants, tels que
: " Rapports périodiques ", " Affaires départementales
", " Examens et Concours ", " Discipline ".
Derrière lui, un emploi du temps découpe les semaines et
les journées conformément aux décrets et arrêté
du 4 août 1905 et fait tinter d'heure en heure une brève
sonnerie de cloche dans le monastère de la Petite Chartreuse, où
les normaliens s'initient, à l'ombre d'un cloître roman,
aux mystères de la culture générale et de l'éducation
professionnelle. Au dehors, les cigales crissent sans interruption et
dans la vaste pièce sombre, un rai de soleil heurte l'encrier de
cristal et vient iriser d'un arc-en- ciel le visage éternellement
mélancolique de Monsieur Carnot.
M. Boneuil rédige d'une plume alerte une réponse au questionnaire
sur l'enseignement agricole, paru dans un des derniers Bulletins du Ministère.
Encore dans sa lune de miel pédagogique, il songe, non sans fierté,
qu'à l'école normale du Fin-Midi, on fait de véritable
agriculture. Tandis que, dans trop d'établissements, les élèves-maîtres
soignent d'un arrosoir distrait et d'une binette nonchalante des choux
qui s'obstinent à monter en graine, des radis ligneux ou des salades
arborescentes, l'Ecole Normale du Fin-Midi semble avoir devancé
les désirs ministériels et les indications parlementaires.
Les vignes de l'Ecole verdissent le coteau et bientôt le teinteront
d'or roux. Les arbres du verger offrent des fruits succulents aux mains
indiscrètes des normaliens, et - suprême fierté -
dans le cheptel meuglent des vaches, providence de l'infirmerie et joie
de la table commune. Grâce à ces ruminants secourables, maîtres
et élèves savourent deux fois par semaine les joies saines
et modestes du café au lait matinal:
Et la plume administrative de M. Boneuil court sur la page blanche :
" ...L'Ecole Normale du Fin-Midi se trouve placée à
peu de chose près dans les conditions réelles d'une véritable
exploitation rurale... " M. Boneuil cesse d'écrire. Il s'attendrit
en imaginations bucoliques. M. l'Econome ne lui a-t-il pas exposé
la veille que l'on a vendu, le mois précédent, un veau pour
80 francs, et que non seulement les porcs ont fourni à l'ordinaire
une alimentation savoureuse, mais encore que l'école en a cédé
pour 210 francs au charcutier voisin ? La vendange s'annonce comme exceptionnelle.
Bien que M. Boneuil se rende très bien compte de sa remarquable
ignorance agronomique et qu'il ait pris la direction de l'établissement
depuis quinze jours à peine, il se sait bon gré de cette
prospérité, et il admire qu'un hasard bienfaisant l'ait
placé justement à l'Ecole Normale du Fin- Midi au moment
où l'horloge des marottes administratives marquait de nouveau l'heure
de l'agriculture.
" Il n'en était plus question depuis 1896, se disait M. Boneuil.
Reverrons-nous l'an prochain le pliage, le découpage ou les conférences
avec projections ? "
Il en était là de ses pensées, quand la porte résonna
sous trois coups précipités. En même temps, la silhouette
effarée de M. l'Econome luisait sous la lumière frisante,
et par-dessus ses lunettes d'or ses gros yeux bleu clair s'arrondissaient
d'inquiétude.
" La vache se meurt ! " proféra M. l'Econome d'un ton
dramatique. M. Boneuil se leva. Sa voix prit la netteté que réclamaient
les circonstances.
" Laquelle ?
- La Roussotte. Elle est météorisée, la sale bête.
- Excusons-la, M. l'Econome, fit doucement M. Boneuil.
- C'est la faute au bouvier, qui...
- Nous rechercherons tout à l'heure les responsabilités.
Pour l'instant, allons au plus pressé. Qu'avez-vous fait ?
- Le bouvier s'est armé du trocart, mais je n'ai pas voulu prendre
sur moi de laisser opérer la bête, et je suis venu vous chercher.
Il est important que vous soyez là, à cause des responsabilités.
Faut-il trocarter ou ne faut-il pas trocarter ?
- Cruelle énigme ! dit M. Boneuil, qui n'osa pas demander ce que
c'était un trocart. Je crois tout de même, ajouta-t-il après
réflexion, qu'il vaut mieux trocarter.
- Trocartons ! approuva M. l'Econome.
Au moins, si la bête crève, nous n'aurons rien à nous
reprocher.
- C'est l'essentiel ! " dit M. Boneuil.
Il prit son chapeau et traversa la cour, où les élèves,
déjà au courant de la funeste nouvelle, supputaient combien
de tasses de café au lait cet accident leur ferait perdre. Chaque
monade reflète d'un point de vue différent le spectacle
unique et complexe du vaste univers.
A l'entrée du cheptel se tenait le bouvier, son trocart à
la main. Près de lui, l'infirmier exposait sa façon de voir
au dépensier et à la cuisinière.
" La vache est morte ! " annonça le bouvier.
M. Boneuil rapprocha mentalement cet homme simple d'un illustre orateur
sacré, puis, s'apercevant aussitôt de ce qu'une telle comparaison
pouvait avoir d'irrévérencieux, il s'efforça de "
montrer un oeil plus triste ".
" Je n'osais pas opérer, expliqua le bouvier, parce que M.
l'Econome n'était pas là, et que nous préférions
l'attendre rapport à la responsabilité. Alors, pendant ce
temps, la vache est crevée.
- Elle a eu tort, dit M. Boneuil. Cette bête ne possédait
aucun sens des nécessités administratives ". Et il
regagna son cabinet, suivi de M. l'Econome. Ce fonctionnaire dissimulait
à peine la mauvaise impression que lui causait la fâcheuse
attitude du patron dans cette circonstance.
Dans la quiétude fraîche du cabinet, M. le Directeur et M.
l'Econome s'assirent, séparés par le grand bureau en poirier
ciré.
" Il faudra faire un rapport, dit M. l'Econome, et demander au vétérinaire
un certificat que j'annexerai à mon compte de gestion.
- Oui, dit M. Boneuil. Et il faudra surtout nous occuper de remplacer
la vache.
- Sur quels crédits ? demanda M. l'Econome.
- Ma foi, je n'y ai pas encore pensé ", avoua M. Boneuil,
qui, comme inspecteur, n'avait guère eu l'occasion de faire jouer
les textes relatifs aux écoles normales. Et il jeta un regard inquiet
sur son Pichard
M. l'Econome se leva et alla quérir, sur une étagère,
l'Instruction Bleue. Ce volumineux document est le bréviaire
des économes. M. l'Econome de la Petite Chartreuse s'enorgueillissait
d'en posséder par cur les quatre cent huit pages, annexes
comprises, et de pouvoir réciter, d'un bout à l'autre, les
Règlements et Instructions sur l'Administration et la Comptabilité
des Ecoles Normales primaires d'Instituteurs et d'Institutrices.
" Voyons, dit M. Boneuil, raisonnons avec le bon sens. Il est inutile
de demander au Département ou à l'Etat des sacrifices. Tâchons
de nous tirer d'affaire tout seuls. Combien coûte une vache ?
- Quatre cents francs environ.
- Bien. Nous avons vendu un veau 80 francs, des gorets pour 210 francs.
Pendant les dernières vacances, nous avons gagné 120 francs
environ en vendant du lait. Nous sommes un peu au-dessus de 400 francs.
Si la somme ne suffit pas, nous prendrons la minime différence,
un ou deux louis, sur les bonis... "
M. l'Econome eut le regard respectueusement implacable de la Camerera
Mayor, au deuxième acte de Ruy Blas.
" Impossible, dit-il. Permettez-moi de vous rappeler, Monsieur le
Directeur, que la vente du veau, des gorets et du lait, constitue des
recettes du budget ordinaire, que nous appelons vulgairement le Titre
I". Or, l'achat d'une vache ne saurait en aucune façon constituer
une dépense ordinaire. On ne peut l'assimiler qu'à une acquisition
de matériel, et la faire figurer au titre II, Dépenses extraordinaires.
Si vous prenez la peine d'ouvrir l'Instruction Bleue à la page
7, vous y trouverez, sous l'article 22, paragraphe 3, que l'excédent
des recettes ordinaires sur les dépenses de même nature doit
être affecté au paiement des dépenses énumérées
à l'article 17. Reportez-vous à cet article et aux éclaircissements
qu'y ajoutent les numéros 29, 57 et 58 du commentaire et vous verrez
que votre combinaison n'a aucune chance de réussite.
- Alors, que feriez-vous ? demanda M. Boneuil.
- Moi ? dit M. l'Econome. C'est bien simple. Comme nos bonis du Titre
II sont trop faibles pour que nous puissions demander au Conseil d'Administration
l'autorisation d'imputer une somme de 400 francs, je solliciterais une
subvention. On nous l'attribuera sans doute en fin d'exercice.
- Que penseriez-vous, demanda M. Boneuil, d'un agriculteur qui ayant perdu
une tête de bétail, mais pouvant la remplacer sur la vente
de ses produits, mettrait l'argent qu'il possède dans un bas de
laine et s'en irait emprunter ou mendier ?
- Ce n'est pas la même chose, dit sèchement l'Econome. Nous
sommes à l'Etat. "
M. l'Econome se retira digne comme le règlement, pour aller rédiger
son rapport et convoquer le vétérinaire. M. Boneuil, sans
conviction, se remit au travail.
" ...L'Ecole Normale du Fin-Midi se trouve placée à
peu de chose près dans les conditions réelles d'une véritable
exploitation rurale...
" Et dire, murmura-t-il, qu'ils sont capables de me ficher un jour
le Mérite Agricole ! "
Ch. ab der Halden.
(Les Propos de M. Boneuil,
Paris 1913, A. Colin).
|