sur site le 23/12/2001 à 0 h 22
-Comment l'école communale d'El Biar est devenue l'école d'application.
Texte de Alfred Coulon -- Extrait de la revue du GAMT n° 74
Texte transmis par Hervé Cuesta

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Fin juin 1918, se rendant à l'école communale de Bouzaréah, M. Coulon, instituteur. adjoint à l'école de la rue Daguerre, Alger, mais qui, depuis le 1e octobre 1917 est chargé de l'enseignement du français aux élèves- maîtres du Cours normal indigène, annexé à l'école normale de Bouzaréah, apprend par Monsieur l'Inspecteur d'Académie qu'il a été désigné pour assurer la direction de récole des garçons d'El Biar. Certes il accueille cette nouvelle avec fierté, cependant il hésite. Cette école appartenait autrefois aux frères maristes, dont le cyprès planté au milieu de la cour de l'école évoque encore le souvenir. Il se souvient qu'à une époque relativement récente, des difficultés sérieuses ont surgi entre le personnel et la paroisse au sujet d'un Christ décroché du mur d'une classe. De même il n'a pas oublié que la candidature d'un de ses anciens maîtres à la direction de l'école n'avait pas été retenue parce qu'il était protestant. Or, lui aussi est protestant. Comment sera- t- il accueilli dans ce milieu "bien pensant" et par une population si foncièrement catholique et si attachée à l'Eglise et à ses oeuvres ?

Mis au courant de ses scrupules, l'Inspecteur insiste d'une façon si aimable, si pressante que M. Coulon accepte cette direction. Il rend visite au Directeur, M. Saura, qui le met au courant de la situation. De cet entretien, il ressort qu'une tâche très lourde attend le nouveau Directeur. M. le Curé, qui dispose d'une caisse bien garnie, dépense sans compter pour assurer le succès de l'école libre de St François de Sales et de ses oeuvres. Cette école, qui bénéficie de toutes les sympathies, fonctionne avec cinq classes. Si le personnel enseignant subalterne est quelconque et assez mal rétribué, en revanche le Directeur est un personnage. C'est un savant de l'Observatoire national de Bouzaréah et il compte un général dans son comité de patronage. Il reçoit les parents dans un somptueux bureau pourvu du téléphone. Il est aidé par, sa femme et sa fille. Aux heures de loisirs, les élèves de St François de Sales trouvent dans la salle Warrot, mise entièrement à leur disposition, des livres, des revues illustrées et toutes sortes de jeux pour se distraire sous la surveillance d'une demoiselle de la haute société. On leur offre même des séances de cinéma.
Au contraire, l'école communale ne peut compter sur aucun appui, pas même sur celui de la Municipalité puisque la fille de l'adjoint faisant fonction de maire est professeur à St François de Sales et que la femme du secrétaire général s'occupe du catéchisme.

Cependant, durant toutes les vacances, M. Coulon s'abstient de toute démarche et même de toute apparition à El Biar. Il attend patiemment son heure.

La veille de la rentrée, en lui faisant signer son procès- verbal d'installation, le premier adjoint faisant fonction de maire qui l'a connu enfant lui dit : "Je vous félicite et je me réjouis, mais je ne vous cache pas que vous aurez beaucoup à faire car c'est l'école de la racaille." Blessé dans son amour propre, M. Coulon ne dit rien mais il se promet de faire résolument tout ce qu'il faudra pour que l'école communale occupe dans la cité une place au moins égale à celle que détient l'église. N'est? elle pas, elle aussi, une valeur spirituelle? N'est-elle pas le temple du savoir et des vertus laïques ? Officiellement l'école compte cinq classes, mais en attendant l'accomplissement des formalités réglementaires, une sixième fonctionne dès le 1e octobre. Elle est confiée à une femme intérimaire. En général, les classes sont peu chargées, les bons éléments sont à St François de Sales ou au lycée de Ben Aknoun.

Dès le premier jour, le nouveau Directeur se rend compte que la boutade blessante du maire n'est hélas que trop vraie. A 8 heures, au moment où il ouvre la porte aux élèves, ceux-ci se précipitent dans la cour en criant, en hurlant, et pas un seul n'ébauche le geste de soulever son béret ou son chapeau. A peine a- t-il commencé son cours que le maître chargé du cours moyen vient faire appel à son secours. Un de ses grands élèves- 13 ans-à qui il faisait une remontrance bien méritée l'a menacé de lui donner un "coup de couteau" à la sortie. Indigné, M. Coulon a conscience que son prestige et celui de l'école sont en jeu. Aussi n'hésite-t- il pas une seconde. II soulève prestement le matamore, le tient fortement serré contre lui et lui administre une magistrale fessée. Quand il le repose à terre, le regardant bien dans les yeux, il lui dit : "Ton maître ne t'a rien fait, c'est moi qui t'ai donné la correction que méritait ton insolence. C'est donc à moi que tu dois donner le coup de couteau. Je t'attendrai." A midi, ce n'est pas lui qui vient, il est trop penaud, trop honteux, c'est sa mère. En pleurant, elle raconte au Directeur que son fils la vole et la terrorise et elle demande appui. Le Directeur la rassure et lui promet d'agir sérieusement sur son fils qui certainement ne recommencera plus. En effet, ce mauvais garnement qui était beaucoup plus fanfaron que vaurien est pris à part et chapitré. Conseillé et encouragé plus souvent que grondé, il ne devait pas tarder à s'amender et à redevenir un bon garçon.

 

A la récréation, les élèves constituent des groupes hostiles. Les quelques arabes sont relégués dans un coin dans le préau. Ici on joue aux cartes espagnoles, là aux osselets, mais pas d'entrain, pas de joie : des cris, des insultes grossières et on n'entend pas un seul mot de français. On s'interpelle exclusivement en arabe ou en un quelconque patois mahonnais. Le Directeur ne peut tolérer cela. Il sonne la cloche et fait rentrer les élèves dans leurs classes respectives. II passe dans chacune des classes, fait honte aux élèves de leur conduite et les prévient qu'il supprimera impitoyablement les récréations si les élèves persistent à se constituer en groupes distincts et s'ils s'expriment autrement qu'en français qui doit être leur langue commune, aussi bien en classe qu'au dehors.

À 11 heures, autre incident pénible au catéchisme. La porte de la sacristie s'ouvre en face de celle de l'entrée des élèves. Le catéchisme était, ce jour-là du moins, dirigé par la mère abbesse d'un béguinage hébergeant, dans une maison en bordure de la place, quelques bonnes sœurs vivant en communauté. Conservant leur béret sur la tête, les élèves se précipitent comme des forcenés dans la sacristie. Ils bousculent la bonne sœur qui n'a que le temps de se retenir à un pilier pour ne pas tomber à terre. Outré de cette scène de sauvagerie, le Directeur pénètre d'autorité dans la sacristie. Il fait sortir les élèves et les fait se mettre en rangs contre le mur. D'un revers de main, il enlève les bérets qui s'incrustent sur les têtes récalcitrantes, puis il fait entrer les élèves en bon ordre, deux à deux, et en silence. Puis s'adressant à la sœur qui assiste surprise à cette scène, il lui dit : "Madame, je ne tolérerai jamais que mes élèves manquent de respect à une femme. J'y veillerai, mais de votre côté, veuillez faire preuve de fermeté et me signaler les incartades. Elles seront vite réprimées."

Le reste de la journée s'achève sans un autre incident, mais après les scènes pénibles du matin, le Directeur comprend qu'il doit faire d'abord porter tous ses efforts sur le maintien d'une bonne et ferme discipline. Il réunit son personnel. (La guerre n'étant pas finie, les instituteurs titulaires sont remplacés par des femmes). Il explique ce qu'il veut et réussit sans peine à faire partager à toutes son ardent enthousiasme. Une vigilance de tous les instants est exercée le moindre manquement à la discipline imposée est immédiatement et impitoyablement réprimé, comme aussi sont prodigués les encouragements et les récompenses aux bonnes volontés.

Pour associer les familles à son oeuvre d'éducation, il convoque les parents à l'école le dimanche matin. Il n'hésite pas à se rendre lui-même chez ceux qui n'osent pas ou qui ne peuvent pas venir. II reçoit partout le meilleur accueil. On lui rapporte les réflexions qui s'échangent à son sujet dans les cafés et chez les commerçants. Il sait que ses initiatives sont suivies avec intérêt et avec sympathie. Cela l'encourage à persévérer. Les résultats de cette fermeté et de cette collaboration ne se font pas attendre. Au bout de quelques semaines, les récréations sont plus animées et plus joyeuses ; plus de groupes fermés et hostiles ; on n'entend plus, comme au début, les invectives "sale arabe", "sale espagnol". On parle le français, une bonne harmonie règne comme il se doit entre bons camarades. La cour de récréation et les abords de l'école ne sont plus souillés par des papiers déchirés et des détritus. Les élèves ont pris des habitudes de politesse et de bonne tenue et ils ne s'amusent plus, quand ils sont livrés à eux mêmes, à briser à coups de pierres les ampoules électriques du chemin romain ou, pour faire du bruit, à faire glisser leur règle sur les rideaux de fer des magasins. Enfin, un premier succès encourageant au certificat d'études fortifiera le revirement d'opinion qui s'opère en faveur de l'école qui acquiert du prestige.

La guerre finie, les instituteurs démobilisés remplacent les intérimaires. L'enseignement donné est de meilleure qualité et alors un mouvement de recrutement se dessine. II est d'abord timide mais ensuite il s'amplifie. Malgré les criailleries de sa belle-mère qui garde toujours ses sottes préventions contre l'école laïque, le maire amène lui- même ses fils jumeaux à l'école communale. Déjà son frère lui avait envoyé le sien et recommandé à ses employés et ouvriers d'en faire autant. Des élèves viennent même de Bouzaréah et d'Alger. Presque chaque jour, une mère de famille, quelque peu intimidée et embarrassée, demande qu'on prenne son fils qu'elle a retiré de St François de Sales. Le Directeur accueille avec empressement ces nouvelles recrues. Les classes ont maintenant des élèves en surnombre et le Directeur obtient la création d'un septième classe, installée provisoirement dans un local loué par la commune.

 

Alfred Coulon


Ce texte a été transmis par M.Georges Coulon, fils du narrateur, au père de notre adhérent M.alain Fabre. Nous l'avons retranscrit intégralement.

 

La Mission méthodiste épiscopale américaine, qui avait d'abord loué une villa à Scala, a pris une grande extension. Elle a acheté un magnifique domaine, "La Palmeraie", en bordure du chemin Beaurepaire. Elle héberge, en plus de quelques grands jeunes gens, 35 petits kabyles plus ou moins abandonnés et miséreux. La Mission voudrait avoir son école à elle, installée dans ses locaux, avec un professeur agréé par elle. M. Coulon estime que ce serait désastreux car alors ces enfants échapperaient à toute influence française. Il s'entend avec les dirigeants de la Palmeraie, passant outre aux protestations et à l'hostilité hargneuse de quelques conseillers attardés dans des conceptions périmées. II prend d'autorité ces 35 enfants en charge. Comme il recrute aussi une vingtaine de petits enfants arabes, il dispose des éléments nécessaires pour demander l'ouverture d'une classe indigène annexée. Puisqu'il a débuté dans l'enseignement des indigènes, il percevrait alors l'indemnité spéciale accordée aux maîtres de l'enseignement des indigènes. Mais il n'admet aucune distinction de race ou de religion entre les élèves ; il est au contraire partisan convaincu de la fusion, de l'harmonie, de la concorde. Et d'autre part, il veut éviter de froisser toute susceptibilité. Il décide donc que cette classe ne sera pas une classe indigène annexée mais une classe d'initiation et il y inscrit 10 européens retardés dans leur évolution intellectuelle ou qui ne savent pas un seul mot de français. Il y a parmi eux un espagnol, un anglais, trois italiens et un grec.

Mais de cette classe, surchargée, personne n'en veut et il lui répugne de l'imposer d'autorité à l'un quelconque de ses collaborateurs. D'autre part, il a pu se rendre compte que, par suite de mauvais débuts, des élèves arrivent automatiquement dans la première classe avec une connaissance imparfaite du français et même de la lecture. Alors, bravant le préjugé qui veut qu'un Directeur se charge du cours supérieur, il prend lui? même en main cette classe d'initiation. II applique les méthodes qu'il avait mises au point dans l'enseignement des indigènes et les progrès réalisés font l'étonnement et l'admiration de M. le Directeur de l'Ecole Normale supérieure de Paris qui accompagnait le Recteur dans une de ses tournées d'inspection.

De jour en jour, St François de Sales se vide au profit de l'école communale qui ne sait plus où loger ses élèves. Afin de fortifier davantage encore son prestige, le Directeur décide d'offrir à ses élèves un arbre de Noël et il lance un appel à la population. Le succès dépasse tout ce qu'il pouvait raisonnablement espérer. Les fonds recueillis lui permettent d'acheter 35 paires de beaux souliers montants et autant de tabliers pour les élèves nécessiteux. Il organise pour les 65 élèves de la classe d'initiation une tombola dans laquelle les 65 numéros sont des gagnants. Comme par avance, il a adroitement sondé les élèves pour savoir ce qu'ils aimeraient recevoir si pour la Noël ils avaient le droit d'exprimer un souhait, cette tombola ? arrangée ? réserve à chacun à peu près le cadeau qu'il désirait. D'où une surprise amusée et de la joie pour tous. L'arbre de Noël, somptueusement garni, est un vrai sapin qui monte jusqu'au plafond de la classe. Le père d'un élève, électricien, a amené jusqu'à l'école qui ne dispose pas encore d'une installation électrique, le courant nécessaire pour illuminer les ampoules multicolores. Les petits élèves chantent "mon beau sapin". Des friandises, des oranges sont distribuées non seulement aux élèves mais encore aux enfants que les parents ont amenés. Enfin, le père d'un élève, artificier, allume dans la cour des feux de Bengale et un splendide feu d'artifice qui émerveille tous les spectateurs.

Comme il s'y attendait, à la rentrée du Jour de l'An, le Directeur doit abandonner momentanément sa classe pour recevoir les inscriptions nouvelles. A quelques jours de là, St François de Sales, n'ayant plus aucun élève, fermait définitivement ses portes. Alors, d'accord avec le maire et le Recteur, le Directeur traite directement avec M. le Curé des modalités d'achat, pour la somme de 300 000 francs, des bâtiments scolaires, de la maison mauresque et du terrain attenant. St François de Sales devient ainsi une annexe de l'école communale, la maison mauresque étant réservée pour l'aménagement d'appartements pour les maîtres.

Au 1e octobre 1922, par arrêté du Ministre de l'Instruction publique, l'école communale devient l'Ecole d'application. Ainsi donc, quatre années ont suffi pour que l'école de la "racaille", qui a absorbé l'école St François de Sales, devienne une école modèle désignée pour la formation professionnelle des futurs instituteurs, sous la direction de maîtres d'élite, bénéficiant d'avantages particuliers

( à suivre : l'école d'application)

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