Fin juin 1918, se
rendant à l'école communale de Bouzaréah, M. Coulon,
instituteur. adjoint à l'école de la rue Daguerre, Alger,
mais qui, depuis le 1e octobre 1917 est chargé de l'enseignement
du français aux élèves- maîtres du Cours normal
indigène, annexé à l'école normale de Bouzaréah,
apprend par Monsieur l'Inspecteur d'Académie qu'il a été
désigné pour assurer la direction de récole des garçons
d'El Biar. Certes il accueille cette nouvelle avec fierté, cependant
il hésite. Cette école appartenait autrefois aux frères
maristes, dont le cyprès planté au milieu de la cour de
l'école évoque encore le souvenir. Il se souvient qu'à
une époque relativement récente, des difficultés
sérieuses ont surgi entre le personnel et la paroisse au sujet
d'un Christ décroché du mur d'une classe. De même
il n'a pas oublié que la candidature d'un de ses anciens maîtres
à la direction de l'école n'avait pas été
retenue parce qu'il était protestant. Or, lui aussi est protestant.
Comment sera- t- il accueilli dans ce milieu "bien pensant"
et par une population si foncièrement catholique et si attachée
à l'Eglise et à ses oeuvres ?
Mis au courant de ses scrupules, l'Inspecteur
insiste d'une façon si aimable, si pressante que M. Coulon accepte
cette direction. Il rend visite au Directeur, M. Saura, qui le met au
courant de la situation. De cet entretien, il ressort qu'une tâche
très lourde attend le nouveau Directeur. M. le Curé, qui
dispose d'une caisse bien garnie, dépense sans compter pour assurer
le succès de l'école libre de St François de Sales
et de ses oeuvres. Cette école, qui bénéficie de
toutes les sympathies, fonctionne avec cinq classes. Si le personnel enseignant
subalterne est quelconque et assez mal rétribué, en revanche
le Directeur est un personnage. C'est un savant de l'Observatoire national
de Bouzaréah et il compte un général dans son comité
de patronage. Il reçoit les parents dans un somptueux bureau pourvu
du téléphone. Il est aidé par, sa femme et sa fille.
Aux heures de loisirs, les élèves de St François
de Sales trouvent dans la salle Warrot, mise entièrement à
leur disposition, des livres, des revues illustrées et toutes sortes
de jeux pour se distraire sous la surveillance d'une demoiselle de la
haute société. On leur offre même des séances
de cinéma.
Au contraire, l'école communale ne peut compter sur aucun appui,
pas même sur celui de la Municipalité puisque la fille de
l'adjoint faisant fonction de maire est professeur à St François
de Sales et que la femme du secrétaire général s'occupe
du catéchisme.
Cependant, durant toutes les vacances,
M. Coulon s'abstient de toute démarche et même de toute apparition
à El Biar. Il attend patiemment son heure.
La veille de la rentrée, en
lui faisant signer son procès- verbal d'installation, le premier
adjoint faisant fonction de maire qui l'a connu enfant lui dit : "Je
vous félicite et je me réjouis, mais je ne vous cache pas
que vous aurez beaucoup à faire car c'est l'école de la
racaille." Blessé dans son amour propre, M. Coulon ne dit
rien mais il se promet de faire résolument tout ce qu'il faudra
pour que l'école communale occupe dans la cité une place
au moins égale à celle que détient l'église.
N'est? elle pas, elle aussi, une valeur spirituelle? N'est-elle pas le
temple du savoir et des vertus laïques ? Officiellement l'école
compte cinq classes, mais en attendant l'accomplissement des formalités
réglementaires, une sixième fonctionne dès le 1e
octobre. Elle est confiée à une femme intérimaire.
En général, les classes sont peu chargées, les bons
éléments sont à St François de Sales ou au
lycée de Ben Aknoun.
Dès le premier jour, le nouveau
Directeur se rend compte que la boutade blessante du maire n'est hélas
que trop vraie. A 8 heures, au moment où il ouvre la porte aux
élèves, ceux-ci se précipitent dans la cour en criant,
en hurlant, et pas un seul n'ébauche le geste de soulever son béret
ou son chapeau. A peine a- t-il commencé son cours que le maître
chargé du cours moyen vient faire appel à son secours. Un
de ses grands élèves- 13 ans-à qui il faisait une
remontrance bien méritée l'a menacé de lui donner
un "coup de couteau" à la sortie. Indigné, M.
Coulon a conscience que son prestige et celui de l'école sont en
jeu. Aussi n'hésite-t- il pas une seconde. II soulève prestement
le matamore, le tient fortement serré contre lui et lui administre
une magistrale fessée. Quand il le repose à terre, le regardant
bien dans les yeux, il lui dit : "Ton maître ne t'a rien fait,
c'est moi qui t'ai donné la correction que méritait ton
insolence. C'est donc à moi que tu dois donner le coup de couteau.
Je t'attendrai." A midi, ce n'est pas lui qui vient, il est trop
penaud, trop honteux, c'est sa mère. En pleurant, elle raconte
au Directeur que son fils la vole et la terrorise et elle demande appui.
Le Directeur la rassure et lui promet d'agir sérieusement sur son
fils qui certainement ne recommencera plus. En effet, ce mauvais garnement
qui était beaucoup plus fanfaron que vaurien est pris à
part et chapitré. Conseillé et encouragé plus souvent
que grondé, il ne devait pas tarder à s'amender et à
redevenir un bon garçon.
|
|
A la récréation,
les élèves constituent des groupes hostiles. Les quelques
arabes sont relégués dans un coin dans le préau.
Ici on joue aux cartes espagnoles, là aux osselets, mais pas d'entrain,
pas de joie : des cris, des insultes grossières et on n'entend
pas un seul mot de français. On s'interpelle exclusivement en arabe
ou en un quelconque patois mahonnais. Le Directeur ne peut tolérer
cela. Il sonne la cloche et fait rentrer les élèves dans
leurs classes respectives. II passe dans chacune des classes, fait honte
aux élèves de leur conduite et les prévient qu'il
supprimera impitoyablement les récréations si les élèves
persistent à se constituer en groupes distincts et s'ils s'expriment
autrement qu'en français qui doit être leur langue commune,
aussi bien en classe qu'au dehors.
À 11 heures, autre incident
pénible au catéchisme. La porte de la sacristie s'ouvre
en face de celle de l'entrée des élèves. Le catéchisme
était, ce jour-là du moins, dirigé par la mère
abbesse d'un béguinage hébergeant, dans une maison en bordure
de la place, quelques bonnes surs vivant en communauté. Conservant
leur béret sur la tête, les élèves se précipitent
comme des forcenés dans la sacristie. Ils bousculent la bonne sur
qui n'a que le temps de se retenir à un pilier pour ne pas tomber
à terre. Outré de cette scène de sauvagerie, le Directeur
pénètre d'autorité dans la sacristie. Il fait sortir
les élèves et les fait se mettre en rangs contre le mur.
D'un revers de main, il enlève les bérets qui s'incrustent
sur les têtes récalcitrantes, puis il fait entrer les élèves
en bon ordre, deux à deux, et en silence. Puis s'adressant à
la sur qui assiste surprise à cette scène, il lui
dit : "Madame, je ne tolérerai jamais que mes élèves
manquent de respect à une femme. J'y veillerai, mais de votre côté,
veuillez faire preuve de fermeté et me signaler les incartades.
Elles seront vite réprimées."
Le reste de la journée s'achève
sans un autre incident, mais après les scènes pénibles
du matin, le Directeur comprend qu'il doit faire d'abord porter tous ses
efforts sur le maintien d'une bonne et ferme discipline. Il réunit
son personnel. (La guerre n'étant pas finie, les instituteurs titulaires
sont remplacés par des femmes). Il explique ce qu'il veut et réussit
sans peine à faire partager à toutes son ardent enthousiasme.
Une vigilance de tous les instants est exercée le moindre manquement
à la discipline imposée est immédiatement et impitoyablement
réprimé, comme aussi sont prodigués les encouragements
et les récompenses aux bonnes volontés.
Pour associer les familles à
son oeuvre d'éducation, il convoque les parents à l'école
le dimanche matin. Il n'hésite pas à se rendre lui-même
chez ceux qui n'osent pas ou qui ne peuvent pas venir. II reçoit
partout le meilleur accueil. On lui rapporte les réflexions qui
s'échangent à son sujet dans les cafés et chez les
commerçants. Il sait que ses initiatives sont suivies avec intérêt
et avec sympathie. Cela l'encourage à persévérer.
Les résultats de cette fermeté et de cette collaboration
ne se font pas attendre. Au bout de quelques semaines, les récréations
sont plus animées et plus joyeuses ; plus de groupes fermés
et hostiles ; on n'entend plus, comme au début, les invectives
"sale arabe", "sale espagnol". On parle le français,
une bonne harmonie règne comme il se doit entre bons camarades.
La cour de récréation et les abords de l'école ne
sont plus souillés par des papiers déchirés et des
détritus. Les élèves ont pris des habitudes de politesse
et de bonne tenue et ils ne s'amusent plus, quand ils sont livrés
à eux mêmes, à briser à coups de pierres les
ampoules électriques du chemin romain ou, pour faire du bruit,
à faire glisser leur règle sur les rideaux de fer des magasins.
Enfin, un premier succès encourageant au certificat d'études
fortifiera le revirement d'opinion qui s'opère en faveur de l'école
qui acquiert du prestige.
La guerre finie, les instituteurs
démobilisés remplacent les intérimaires. L'enseignement
donné est de meilleure qualité et alors un mouvement de
recrutement se dessine. II est d'abord timide mais ensuite il s'amplifie.
Malgré les criailleries de sa belle-mère qui garde toujours
ses sottes préventions contre l'école laïque, le maire
amène lui- même ses fils jumeaux à l'école
communale. Déjà son frère lui avait envoyé
le sien et recommandé à ses employés et ouvriers
d'en faire autant. Des élèves viennent même de Bouzaréah
et d'Alger. Presque chaque jour, une mère de famille, quelque peu
intimidée et embarrassée, demande qu'on prenne son fils
qu'elle a retiré de St François de Sales. Le Directeur accueille
avec empressement ces nouvelles recrues. Les classes ont maintenant des
élèves en surnombre et le Directeur obtient la création
d'un septième classe, installée provisoirement dans un local
loué par la commune.
Alfred Coulon
Ce texte a été transmis par M.Georges Coulon, fils du narrateur,
au père de notre adhérent M.alain Fabre. Nous l'avons retranscrit
intégralement.
|
|
La Mission
méthodiste épiscopale américaine, qui avait d'abord
loué une villa à Scala, a pris une grande extension. Elle
a acheté un magnifique domaine, "La Palmeraie", en bordure
du chemin Beaurepaire. Elle héberge, en plus de quelques grands
jeunes gens, 35 petits kabyles plus ou moins abandonnés et miséreux.
La Mission voudrait avoir son école à elle, installée
dans ses locaux, avec un professeur agréé par elle. M. Coulon
estime que ce serait désastreux car alors ces enfants échapperaient
à toute influence française. Il s'entend avec les dirigeants
de la Palmeraie, passant outre aux protestations et à l'hostilité
hargneuse de quelques conseillers attardés dans des conceptions
périmées. II prend d'autorité ces 35 enfants en charge.
Comme il recrute aussi une vingtaine de petits enfants arabes, il dispose
des éléments nécessaires pour demander l'ouverture
d'une classe indigène annexée. Puisqu'il a débuté
dans l'enseignement des indigènes, il percevrait alors l'indemnité
spéciale accordée aux maîtres de l'enseignement des
indigènes. Mais il n'admet aucune distinction de race ou de religion
entre les élèves ; il est au contraire partisan convaincu
de la fusion, de l'harmonie, de la concorde. Et d'autre part, il veut
éviter de froisser toute susceptibilité. Il décide
donc que cette classe ne sera pas une classe indigène annexée
mais une classe d'initiation et il y inscrit 10 européens retardés
dans leur évolution intellectuelle ou qui ne savent pas un seul
mot de français. Il y a parmi eux un espagnol, un anglais, trois
italiens et un grec.
Mais de cette classe, surchargée,
personne n'en veut et il lui répugne de l'imposer d'autorité
à l'un quelconque de ses collaborateurs. D'autre part, il a pu
se rendre compte que, par suite de mauvais débuts, des élèves
arrivent automatiquement dans la première classe avec une connaissance
imparfaite du français et même de la lecture. Alors, bravant
le préjugé qui veut qu'un Directeur se charge du cours supérieur,
il prend lui? même en main cette classe d'initiation. II applique
les méthodes qu'il avait mises au point dans l'enseignement des
indigènes et les progrès réalisés font l'étonnement
et l'admiration de M. le Directeur de l'Ecole Normale supérieure
de Paris qui accompagnait le Recteur dans une de ses tournées d'inspection.
De jour en jour, St François
de Sales se vide au profit de l'école communale qui ne sait plus
où loger ses élèves. Afin de fortifier davantage
encore son prestige, le Directeur décide d'offrir à ses
élèves un arbre de Noël et il lance un appel à
la population. Le succès dépasse tout ce qu'il pouvait raisonnablement
espérer. Les fonds recueillis lui permettent d'acheter 35 paires
de beaux souliers montants et autant de tabliers pour les élèves
nécessiteux. Il organise pour les 65 élèves de la
classe d'initiation une tombola dans laquelle les 65 numéros sont
des gagnants. Comme par avance, il a adroitement sondé les élèves
pour savoir ce qu'ils aimeraient recevoir si pour la Noël ils avaient
le droit d'exprimer un souhait, cette tombola ? arrangée ? réserve
à chacun à peu près le cadeau qu'il désirait.
D'où une surprise amusée et de la joie pour tous. L'arbre
de Noël, somptueusement garni, est un vrai sapin qui monte jusqu'au
plafond de la classe. Le père d'un élève, électricien,
a amené jusqu'à l'école qui ne dispose pas encore
d'une installation électrique, le courant nécessaire pour
illuminer les ampoules multicolores. Les petits élèves chantent
"mon beau sapin". Des friandises, des oranges sont distribuées
non seulement aux élèves mais encore aux enfants que les
parents ont amenés. Enfin, le père d'un élève,
artificier, allume dans la cour des feux de Bengale et un splendide feu
d'artifice qui émerveille tous les spectateurs.
Comme il s'y attendait, à la
rentrée du Jour de l'An, le Directeur doit abandonner momentanément
sa classe pour recevoir les inscriptions nouvelles. A quelques jours de
là, St François de Sales, n'ayant plus aucun élève,
fermait définitivement ses portes. Alors, d'accord avec le maire
et le Recteur, le Directeur traite directement avec M. le Curé
des modalités d'achat, pour la somme de 300 000 francs, des bâtiments
scolaires, de la maison mauresque et du terrain attenant. St François
de Sales devient ainsi une annexe de l'école communale, la maison
mauresque étant réservée pour l'aménagement
d'appartements pour les maîtres.
Au 1e octobre
1922, par arrêté du Ministre de l'Instruction publique, l'école
communale devient l'Ecole d'application. Ainsi donc, quatre années
ont suffi pour que l'école de la "racaille", qui a absorbé
l'école St François de Sales, devienne une école
modèle désignée pour la formation professionnelle
des futurs instituteurs, sous la direction de maîtres d'élite,
bénéficiant d'avantages particuliers
( à suivre :
l'école d'application)
|