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LA SCALA, MÉMOIRE D'UN QUARTIER D'EL BIAR
LA SCALA, MÉMOIRE D'UN QUARTIER D'EL
BIAR (suite) Le Café de Casablanca
Il était en quelque sorte le centre névralgique du quartier.
Après mon grand-père Cabot, il connut plusieurs gérants
successifs, sur lesquels je manque de précisions.
Pendant la dernière guerre, la cave du café servait d'abri
lors des bombardements, comme celle des Dalmas.
A la mort du grand-père, mes parents, ne se sentant sans doute
pas d'aptitudes pour le commerce, mettent le café en gérance.
Il est pendant quelque temps installé au sous-sol de la maison,
du côté rue Voltaire. Le gérant d'alors serait M.Lafaille,
décrit par André Ségui comme "un Marseillais
au tempérament exubérant, tonitruant même, qui faisait
merveille parmi les clients et joueurs de boules". Son successeur
serait Alphonse Pérez, qui ouvrira par la suite un salon de coiffure,
place de la République.
D'octobre 1952 à 1959, Sauveur et Marie Sorabella, anciens agriculteurs
d'origine italienne, reprennent le café. Ils ont trois fi lles
et deux garçons. Les deux derniers cafetiers avant l'Indépendance
seront M. Caprani, puis M. Leserre.
La famille Sorabella m'a communiqué de nombreuses informations
et photos de la vie du café à l'époque de leurs parents.
Du fait de sa situation centrale, on y trouvait une clientèle très
diversifiée, représentative de la société
d'alors. Pieds-noirs et Algériens s'y côtoyaient, tant des
milieux populaires que des classes moyennes, voire supérieures.
C'est ainsi que le Directeur de la prison de Barberousse y avait, par
exemple, ses habitudes. Tout ce petit monde cohabitait dans une joyeuse
convivialité où l'anisette, la kémia et le jeu de
boules tenaient une place de choix !
Témoins de cet état d'esprit, deux associations avaient
été créées. D'abord, la fameuse T.P.L.G. (Tout
pour la gueule) (Il existait des
"TPLG" en d'autres lieux, comme à Kouba. À St-Eugène,
plage de l'Olivier, TPLG était le nom de la petite cabane, toujours
existante, qui surplombait la mer), la bien nommée.
Symbole d'un art de vivre "à la pied-noire", elle avait
surtout pour but, comme son nom l'indique, de se retrouver autour de repas
festifs, type méchoui ou paëlla, partagés dans la cour.
La deuxième, à vocation sportive, était l'ABSEB (Amicale
Bouliste et Sportive d'El Biar) qui connaissait un franc succès.
Les boulistes se livraient régulièrement à des parties
de pétanque disputées dans la cour du café, mais
se déplaçaient aussi pour rencontrer d'autres clubs. L'équipe
"fanion" était celle de Raymond Nobili, Jean-Pierre et
Paul Sorabella. Les frères Thibers avec Sauveur Sorabella n'étaient
pas en reste.
Note du Déjanté, auteur
du site: Vient ensuite une Galerie
de portraits
A voir dans le
PDF
- Le groupe des boulistes de l'ABSEB, lors d'un déplacement aux
7 Merveilles
- Partie de pétanque sous le cagnard
- Kémia sur la terrasse, vers 1953/1955 . On reçoit ce jour
là Manuel LIMINANA
- etc...
Les années sombres
Aux années de bonheur et de joie de vivre, vont succéder
les années sombres dont le quartier, comme tant d'autres, sera
le témoin. Le propos n'est pas de se livrer ici à un historique
des attentats nombreux qui ont suivi les années 1956/1957 jusqu'en
1962, perpétrés par les combattants de tous bords, notamment
à El Biar. Je voulais cependant rappeler ceux qui ont frappé
notre maison et le Café de Casablanca, dans la mesure où
ils peuvent être symboliques, à l'échelle d'un quartier,
d'une fracture défi nitive entre deux communautés qui jusque
là vivaient en harmonie. Ils correspondent également à
des actions à replacer dans un contexte historique plus général
et à une nette aggravation du confl it.
En voici la chronologie, qui reste à confi rmer :
o Entre Noël et jour de l'An
1955 (?) : dans la cour du café, l'amicale des boulistes est en
plein "Concours de la plume", appellation due aux lots en volailles
remis aux vainqueurs. Un homme surgi d'une ruelle voisine tire plusieurs
coups de revolver vers les boulistes. Un client a la casquette percée.
1
o Eté 1956, un samedi après-midi
: une fois encore, la cour est occupée par les joueurs de boule.
Une 203 passe à vitesse réduite une première fois.
Au deuxième passage, une rafale de pistolet mitrailleur est tirée
vers le café. Un client, Tonio, voit passer une balle au-dessus
de sa tête. Plus de peur que de mal. Il semblerait que le tireur
ait été gêné par le dévers du virage
et que la rafale soit partie en l'air. J'étais dans la maison ce
jour-là et me souviens du bruit saccadé de la rafale.
o Novembre 1956 : un dimanche après-midi,
un homme entre dans la cour et jette une grenade. Elle rebondit sur le
chambranle de la porte d'entrée du café et explose dans
la cour, vide fort heureusement. Le café était bondé,
comme toujours le dimanche. Il s'en est fallu d'un cheveu pour qu'on assiste
à une hécatombe.
J'ai encore dans l'oreille le son
mat et puissant de la grenade, alors que mon frère répétait
son violon. Il s'est arrêté net et un long silence a suivi.
Après tant d'années, nous avons pu évoquer récemment
cette journée avec les frères Sorabella, alors que nous
n'étions qu'à quelques mètres les uns des autres.
Leur père se plaisait à expliquer pourquoi ces attentats
n'avaient pas fait de victimes. La maison aurait été construite
sur un "marabout" (lieu saint, tombeau...), ce qui aurait épargné
les populations visées. La construction d'une mosquée après
1962, juste à côté de la maison, pourrait en tout
cas confi rmer l'hypothèse d'un lieu saint musulman et historique,
à défaut d'une protection divine.
Après le départ des Sorabella, deux nouveaux attentats,
dont un à la grenade, auraient été dirigés
contre le café, faisant cette fois-ci des blessés.
Vers la même époque, un poste de la "territoriale"
est installé dans le garage de la maison (2). Une dizaine de réservistes
y montent la garde, se relayant tous les quinze jours. Sylvain Garcia-Herrra
(3), cousin de ma mère, en faisait partie. Je me souviens de certains
de ces réservistes venus partager le repas familial. Leur uniforme
et leur revolver P38 m'impressionnaient.
Cette première vague d'attentats va entraîner le départ
des clients algériens. Ils vont désormais se cloîtrer
dans leurs maisons du bas du quartier, de crainte principalement d'être
accusés de "collaboration". Certains s'engageront aux
côtés du FLN. Au café, on garde une arme sous le comptoir
au cas où... précaution sans doute plus rassurante qu'efficace.
Beaucoup de Pieds-noirs seront armés vers la fin du conflit. Paul
Sorabella, chargé quelquefois de tenir le bar avec son frère
Jean-Pierre, m'a confié qu'il n'aurait sans doute pas osé
s'en servir.
Comme partout dans le pays, la fraternisation des populations avait vécu.
Une page de l'histoire de l'Algérie était définitivement
tournée. Le 16 janvier 1958, ma mère et moi quittions pour
toujours notre maison de La Scala.
Pierre PRAT
Voir
article 1
Remerciements à :
Famille SORABELLA - André SÉGUI - Claude et Guy VAN DEN
BROECK - Alain TRIBOT - Paul VENYS - Monique MOTH ES-J UAN EDA - Michèle
JOUBERT-JUANEDA - André OLIVIÉRI - Michèle RI POLL
- Francis RAMBERT - Sylvain GARCIA-HERRA - Bernard VENIS - Isabelle LACHEREF
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Merci de me communiquer vos remarques et autres souvenirs, suite à
cet article : pierrkiroul@wanadoo.fr
1. Je ne me souvenais pas personnellement de cet attentat.
2. Sur les Unités Territoriales, lire :
http://alger-roi.fr/Alger/territoriale/textes/1_territoriale_historia62.htm
3. Ses parents tenaient une boucherie-charcuterie au 71 avenue Clémenceau.
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