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LA SCALA, MÉMOIRE D'UN QUARTIER D'EL BIAR
Je compare la mémoire à une
grande armoire emplie de tiroirs. Certains sont ouverts de temps à
autre, d'autres jamais, quelquefois volontairement. Je croyais celui de
ma petite enfance en Algérie définitivement fermé.
Mais le temps passe, les proches disparaissent peu à peu avec leurs
souvenirs ...puis vient l'envie d'écrire une chanson à partir
de ces quelques réminiscences, et de la mettre sur Internet. La
magie du web fait le reste. Mails et appels téléphoniques
se succèdent, moments d'émotion et de chaleur que l'on n'aurait
pas imaginé possibles si longtemps après. C'est donc à
partir de mon "fond de tiroir", et surtout des témoignages
des voisins retrouvés, que j'évoque quelques souvenirs du
quartier de La Scala à El Biar.
Le quartier tient son nom de l'industriel Constantin Scala (1843-1904)
qui y possédait une propriété avec son épouse
Henriette. Les époux Scala ayant une petite nièce devenue
aveugle à l'âge de 6 ans, leurs héritiers cèdent
la villa Scala à prix préférentiel à l' "Association
nord-africaine pour les aveugles", fondée en 1920, filiale
de l'Institut National des Jeunes Aveugles créé par Valentin
Haüy. Elle devient une école ouverte aux enfants aveugles.
En 1907, Henriette Scala avait également mis 3 000 m2 de jardins
à disposition de l'oeuvre des Jardins Ouvriers 1. On comprend que
ces bienfaiteurs aient laissé leur nom au quartier.
Quant au nom, probablement antérieur, de "Casablanca",
on peut imaginer qu'il vient des anciennes villas de style mauresque au
blanc immaculé, étagées sur la colline d'El Biar.
On peut définir les limites du quartier de La Scala selon le périmètre
suivant : avenue Mal Joffre au nord et à l'est - Rue Richard Maguet
à l'ouest et au sud, prolongée par la rue LT Valuy et rue
Pasteur.
Nous demeurions au 79 avenue Maréchal Joffre, la maison à
l'extérieur du virage en épingle à cheveux si caractéristique
du quartier. Elle avait été construite par mon grand-père
Joseph Cabot, dans les années 1920. Nous occupions le premier étage
et le rez-de-chaussée était loué au Café de
Casablanca, sur lequel je reviendrai plus longuement.
Mon enfance el-biaroise fut bercée à longueur de journée
par les gammes et exercices répétés au violon par
mon frère Jacques, mon aîné de sept ans. Nous ignorions
encore l'artiste qu'il deviendrait, même si ses aptitudes le laissaient
déjà présager. Cet apprentissage n'était pas
de tout repos pour la famille. Je me rappelle les colères de mon
père quand mon frère ne produisait pas les efforts qu'il
jugeait nécessaires. Nos anciens voisins se souviennent encore
de Jacques animant, quelquefois contraint, la messe de minuit à
la chapelle Saint-Benoît, où il fit également sa communion.
L'édifice se trouvait tout en bas de la rue Voltaire en arrivant
à Fontaine Fraîche (voir plan).
On peut y voir les rails de la ligne des TMS (Tramways et Messageries
du Sahel), passant quasiment au ras de la maison. Surnommée "Très
mal servis", à cause du confort spartiate et des horaires
fantaisistes de la motrice et de sa remorque. Elle partait de la Place
du Gouvernement pour se terminer à Châteauneuf. Il y avait
huit arrêts, dont celui des Deux Entêtés. Elle disparaîtra
en 1938 pour être remplacée par un service de trolleybus.
Au rez-de-chaussée, le Café de Casablanca créé
par mon grand-père. À l'époque, on y trouve une cabine
téléphonique et une pompe à essence. Ceux du quartier,
plus libres, pratiquaient la mythique carriole algéroise 2, engin
rudimentaire fait de quelques planches et de roulements à billes
glanés chez Maurice Venys, le mécanicien. Les rues de La
Scala tout en descentes se prêtaient à merveille à
des compétitions menées à un train d'enfer dans le
vacarme bien caractéristique produit par l'engin. Les yaouleds
y excellaient particulièrement. Il arrivait qu'un virage ou un
arrêt mal maîtrisés se terminent avec de belles écorchures.
Jeux et loisirs
Malgré notre différence d'âge, je jouais souvent avec
mon grand frère, qui avait tendance à faire les "quatre
cents coups" dès que les parents avaient le dos tourné.
Bien sûr, vu mon jeune âge, je me contentais de suivre. J'ai
ainsi le souvenir d'un jeu avec des allumettes dans le jardin, qui tournera
très mal, manquant d'incendier tout le quartier. Je vous laisse
imaginer les représailles qui suivirent.
Le jardin était notre royaume. Nous ménagions des cachettes
dans les roseaux où, comble de bonheur, il nous arrivait même
de prendre le déjeuner servi dans un plateau par ma mère.
Grenadiers et néfliers fournissaient l'énergie nécessaire
à des gamins pleins de vie.
Autant que je m'en souvienne, je n'avais pas le droit de prendre part
à ces courses que je me contentais d'admirer...et jalouser de nos
fenêtres. Par contre, mon frère Jacques se joignait quelquefois
aux enfants du coin, avant que le violon ne l'accapare totalement. Même
si la circulation automobile était encore limitée, le code
de la route interdisait l'utilisation de tels bolides non homologués
sur la chaussée. C'est ainsi que Lulu Ségui se fit pincer
en flagrant délit et raccompagner au bercail, tout penaud, encadré
par deux gendarmes.
On jouait également au jeu de palets, au crapaud, aux noyaux d'abricot
et bien sûr au foot, au grand dam de certains voisins voyant atterrir
le ballon dans leurs plantations. La rue n'était pas, à
l'époque, synonyme de lieu de perdition. Il était normal
en Algérie d'y jouer jusque tard le soir, le climat aidant, là
où les parents ne risquaient pas de vous embêter.
Certains garnements se livraient à un jeu plus dangereux. Dès
que le trolleybus repartait de l'arrêt de La Scala, ils s'accrochaient
aux enrouleurs de câbles des perches, à l'arrière
du bus, pour ne les lâcher qu'à l'arrêt suivant. Le
temps que le contrôleur sorte pour les houspiller, ils étaient
déjà loin.
Une autre distraction, celle-là organisée par mes parents,
consistait à jouer des petites saynètes en famille ou devant
les amis, à partir des sketches et pièces écrits
par mon père. C'était en effet un érudit qui consacra
une grande partie de sa vie à l'écriture de pièces,
poèmes, chroniques, puis de ses mémoires d'enfance à
Saint Eugène. Il écrivait également des sketches
en sabir, auxquels nous ne comprenions pas grand chose, nous contentant
de répéter phonétiquement selon ses indications.
Je me souviens encore d'avoir joué le rôle d'un serveur nommé
Mardoché. Affublé pour l'occasion d'une chéchia en
papier crépon rouge et d'un faux nez, je criais à la cantonade
devant un pu- blic hilare "Y sont finis les-zaricotensauce !".
Nos voisins Claude et Robert Dalmas, ainsi qu'Alain Tribot avaient participé
à quelques unes de ces séances.
Mais mon moment préféré restait les projections de
cinéma à domicile. Mon père avait en effet acquis
une petite merveille : un projecteur 9,5 mm de marque Lapierre. C'est
ainsi que je découvris les Charlots et les premiers dessins animés
de Walt Disney, avec en guise de fond sonore le tac-tac-tac du projecteur.
De quoi me rendre définitivement fan de septième art.
Les riverains
Les souvenirs des uns et des autres permettent d'établir une liste
des riverains du quartier, des années d'après guerre à
1962. Elle demande certainement à être complétée
:
o Mlles Lacheref, Dochterman et Besche.
o Familles Alcaraz-Isnard, Pastor, Guindon, Dal mas-Ségu i-P i
nard (Villa Les Charmettes), Chuiton (après guerre), Venys (Maurice,
Odette, Margot : trois maisons), famille d'Ali (le mécanicien),
Royo, Culioli (après guerre), Tribot, Vals, Sorabella (Café
de Casablanca), Prat, Juanéda, Ghirlanda, Bénita, Futain.
Parmi les amis de mes parents, il y avait nos plus proches voisins les
Thibers, dont le père était avocat. Ils avaient trois garçons,
Serge, Yvon et Guy. Serge, l'aîné, à la suite de brillantes
études, mènera une carrière assez diversifiée
dans l'est de la France. Il sera notamment secrétaire général
de la mairie d'Épinal de 1983 à 1989, dirigée alors
par un certain Philippe Séguin, lui-même d'origine tunisienne.
Décrit comme un "penseur, humaniste et philosophe" dans
la presse locale, Il est décédé en 2009.
Commerces et services
Plusieurs commerces locaux permettaient de satisfaire à peu près
l'essentiel des besoins du quartier 3. En descendant la rue Voltaire,
qui partait de notre maison pour rejoindre Fontaine Fraîche, on
trouvait l'épicerie d'Odette Venys. On y achetait à peu
près tout, depuis le vin en tonneaux jusqu'aux boîtes de
coco, réglisses, mistral etc... qui faisaient les délices
des gamins du quartier. On pouvait même y laisser ses analyses d'urine,
que Mme Venys transmettait aux laboratoires !
Villa Les Charmettes, 25, rue Dumont, où habitaient les familles
Pratiquement en face de l'épicerie, au Dalmas, Ségui et
Pinard (Coll. Michèle Ripoll) débouché du raccourci
qui rejoignait l'av. Joffre en longeant notre maison, se trouvait le marchand
de légumes 4. On se souvient encore à son sujet, d'une montagne
d'artichauts probablement acquis à prix dérisoire, dont
il eut toutes les peines du monde à se débarrasser.
Un peu plus bas, à l'angle des rues Voltaire et Valentin-Haüy,
on trouvait Saïd, le poissonnier. Un peu en dessous, un Mozabite
s'est installé après le départ de Mme Venys. Bien
plus bas, se trouvait Moktar, autre marchand de légumes, puis Azzouz
le boulanger 5. Certaines familles lui apportaient des plateaux de légumes
ou autres gâteaux à cuire au four.
Dans la rue Pierre-Venys, partie rebaptisée de la rue Dumont, Maurice
Venys, beau-frère d'Odette, avait son garage. Il quitta le quartier
en 1952 pour s'installer avenue Révoil avec Ali, son fidèle
mécanicien. Maurice a été conseiller municipal à
El Biar.
On ne saurait boucler ce tour du "centre commercial de La Scala",
sans parler de l'échoppe des Juanéda. La première
du nom se trouvait à l'intérieur de la boucle de l'av. Joffre,
en remontant vers les Deux Entêtés.
Le père, Léopold Juanéda était cordonnier,
et son épouse vendait de la papeterie et des journaux. Faute de
commodités, le père Juanéda avait l'habitude de faire
ses ablutions en plein air au vu de tout le monde, à l'arrière
de la maison. Vers 1953, la maison est rasée pour laisser place
à un immeuble occupant tout le virage. La boutique Juanéda,
deuxième du nom, s'installe au rez-de-chaussée de l'immeuble,
un peu en contrebas du virage, dans un local plus clair et plus spacieux
. Elle devient ainsi une buvette proposant vins, liqueurs et tabac. Un
marchand d'appareils de radiologie et une teinturerie s'installent à
côté. Une photo récente nous montre que les lieux
n'ont guère changé depuis.
Le père Juanéda était une véritable figure
locale, participant activement à la vie du quartier. 55 ans plus
tard, son nom, souvent évoqué par mes parents, m'est resté
familier.
Pour être complet, il faudrait aussi citer plusieurs personnalités
du quartier : Rabia Lacheref, qui a dû contribuer à la venue
au monde de beaucoup d'entre nous. C'était une sage-femme réputée
qui exerça plus de vingt ans en Algérie, donnant notamment
des conférences sur les aspects sociologiques de sa profession.
Elle enseignait à l'École de puériculture d'Alger.
Elle finira sa carrière à Paris comme Inspectrice à
la Direction de la DASS. Elle est décédée en 2002.
Son frère, le Dr Lacheref, très apprécié,
exerçait sur une bonne partie de la commune. Il restera en Algérie,
après l'Indépendance. Son fils est devenu médecin
cardiologue en France, travaillant notamment dans l'humanitaire. Il est
également élu municipal.
Les Lacheref ont d'abord habité dans la villa des Guindon, face
à celle des Thibers, puis la villa Les Néfliers, dans le
bout de la rue Dumont qui donnait sur l'av. Maréchal Joffre.
Mlle Dochterman, soliste et professeur de piano, habitait av. Joffre.
Pianiste de talent, elle obtint son prix à Paris, vers 1913. Les
gazettes mondaines la qualifient, en 1924, de "virtuose réputée",
donnant des récitals de piano à Alger.
Mlle Besche, l'autre professeur de piano, s'adressait à des élèves
plutôt débutants. Elle habitait rue Valentin Haüy vers
la Villa des aveugles. Je lui dois, comme plusieurs enfants du quartier,
d'avoir appris le piano de façon assez efficace et de continuer
à pianoter de nos jours. Elle était entourée d'une
multitude de chats qui nous valaient d'être imprégnés
d'une odeur particulière chaque fois qu'on sortait de ses cours.
(À suivre)
Pierre PRAT
Remerciements à :
Famille SORABELLA - André SÉGUI - Claude et Guy VAN DEN
BROECK - Alain TRIBOT - Paul VENYS - Monique MOTH ES-J UAN EDA - Michèle
JOUBERT-JUANEDA - André OLIVIÉRI - Michèle RI POLL
- Francis RAMBERT - Sylvain GARCIA-HERRA - Bernard VENIS - Isabelle LACHEREF
Ndlr : cet article écrit à partir d'une mémoire collective
se rapportant à une époque bien lointaine comporte certainement
quelques inexactitudes et omissions. Merci de me faire part de vos remarques
à l'adresse : pierrkiroul@wanadoo.fr
1 Informations extraites de l'ouvrage de Jean-Pierre Vidal "El Biar"
2 Tout savoir sur les carrioles : http://esmma.free.fr/mde4/cariole3.htm
3 Pour ce chapitre, remerciements particuliers à André Ségui,
qui s'est livré à un véritable travail de reconstitution.
4 En 1981, lorsque ma mère et mon frère sont retournés
dans la maison familiale, ma mère eut la surprise de voir la photo
du fils du marchand de légumes sur un buffet. Son guide lui précisa
que celui-ci était un chef du FLN, et s'était, de ce fait,
attribué notre maison.
5 Il occupera la Villa Les Charmettes de la famille Dalmas, après
son départ.
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Cette oeuvre peinte depuis le premier étage
du Café de Casablanca, nous montre le virage en épingle
à cheveux de l'avenue Maréchal Joffre. En montant à
droite vers les Deux Entêtés, on voit l'arrêt de trolleybus
des lignes 5,6 et 7. L'autre arrêt était en face, devant
la première boutique de M. Juanéda.
À gauche de la cour, les grands eucalyptus plantés dans
les années 1900 par Pierre Venys, père de Maurice. Un singe
en fuite semant la panique dans les maisons du quartier y avait trouvé
refuge. Son propriétaire avait réussi à le récupérer,
au grand soulagement des riverains.
Les arbres marquent le début de la rue Voltaire descendant vers
Fontaine Fraîche. Il y a quelques années, l'un des eucalyptus,
plus que centenaire, était toujours là.
LE VIOLONISTE JACQUES PRAT
Jacques commence l'apprentissage du violon
à sept ans. Très vite, il montre ses aptitudes. Il entre
au Conservatoire d'Alger, dans la classe de Charles Maunier, et décroche
son premier prix à quinze ans, en 1957. Parallèlement, il
suit sa scolarité au Lycée de Ben Aknoun puis au Lycée
Bugeaud.
Encouragés par M. Maunier, ses parents envisagent qu'il poursuive
ses études à Paris. En août 1957, il tente le concours
d'entrée au Conservatoire National supérieur de musique,
qu'il va remporter haut la main. Il obtient un premier prix de violon
en 1960 et de musique de chambre l'année suivante. Il mène
ensuite une triple carrière artistique, dans le domaine du quatuor
à cordes, comme membre d'une grande formation orchestrale et comme
interprète soliste. Il remporte le prix Georges Enesco puis est
lauréat des Concours Internationaux de Liège, Londres et
Munich.
Sa vocation pour la musique de chambre s'exerce très tôt,
notamment au sein du Quatuor Bernède, puis du Quatuor Debussy (aux
côtés de Patrice et Renaud Fontanarosa et de Bruno Pasquier),
et enfin du Quatuor Prat, qui donnera de nombreux concerts en France et
à l'étranger.
Violon solo de l'Opéra de Paris en 1966, il est Konzertmeister
à l'Orchestre de Bâle de 1976 à 1977, sous la direction
du prestigieux chef Armin Jordan. Il entre la même année
au Philharmonique de Radio France où il occupera le pupitre de
super-soliste pendant 16 ans.
Il se produit également en soliste en France et à l'étranger,
avec les plus grandes formations. A son répertoire figurent les
grands classiques du violon comme des oeuvres contemporaines.
C'est cet éclectisme qui l'incitera à sortir du cadre du
concert traditionnel. Il interprète avec Maurice Baquet, au Festival
d'Avignon, la pièce Mozartement vôtre, racontant avec humour
les travers et mesquineries des membres d'un quatuor à cordes.
Son parcours lui donnera également l'occasion de participer à
plusieurs films : comme figurant aux côtés de Brigitte Bardot,
dans La vérité de H.G. Clouzot et de Louis de Funès,
dans La grande vadrouille. En 1983, Il joue dans Prénom Carmen,
de Jean-Luc Godard, et interprète la musique du film avec son quatuor
à cordes.
En 1993, il devient violon super-soliste de l'Orchestre national de Montpellier
avec lequel il va interpréter plusieurs concertos en soliste. Il
s'implique beaucoup dans la vie culturelle montpelliéraine.
Il disparaît prématurément des suites d'une longue
maladie, en mars 2004, laissant trois enfants. En avril de la même
année, projet qui lui tenait à cur, est paru un coffret
de l'intégrale des sonates de Beethoven pour piano et violon enregistrées
en public le 30 avril 2000 avec le pianiste Gilles Nicolas 1 .
Durant toute sa carrière qui l'a mené dans de nombreux pays,
Jacques n'aura oublié son Algérie natale qu'il évoquait
fréquemment avec tendresse 2 .
1 http://www.musicme.com/Jacques-Prat/
2 http://sites.radiofrance.fr/francemusique/em/cercle_melomanes/emission.php?e_id=30000014&d_id=305000535&arch=1
Voir
article 2
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