La vie d'un
inspecteur de l'enseignement primaire à Relizane et Mostaganem
de 1959 à 1962
Léonce
Sales
En octobre 1959 j'ai rejoint la circonscription de Relizane,
aussi vaste qu'un département français, qui englobait
les arrondissements de Relizane et d'Inkermann, une partie de la plaine
du Chélif et des monts de l'Ouarsenis et du Dahra. J'avais des
écoles à 90 km de mon bureau qui se trouvait à
200 km de l'inspection académique d'Oran. La région avait
été autrefois troublée. Une micheline avait été
attaquée par le F.L.N. près de Relizane alors que l'armée
avait reçu l'ordre de ne pas sortir de la ville. Tous les occupants
furent massacrés, sauf quelques jeunes femmes emmenées
vers la frontière marocaine; des écoles rurales avaient
été incendiées, et un an auparavant à Mazouna,
deux jeunes institutrices avaient été assassinées.
Mais l'opération Challe venait de pacifier ma circonscription,
deux régiments la quadrillaient ainsi que des S.A.S. et leurs
harkis, et les hameaux musulmans isolés étaient en autodéfense.
Ce calme relatif me permit de circuler sans trop de risques, mais par
précaution, j'avais toujours mon revolver armé dans la
boîte à gants de mon auto. L'inspecteur d'académie
d'Oran, vice-recteur, avait sous ses ordres vingt-trois inspecteurs
de l'enseignement primaire de cinq départements. Je le voyais
au cours de réunions fréquentes à Oran: il ne venait
jamais dans ma circonscription. J'étais relativement libre, mais
responsable de la bonne marche de mes écoles.
Dès mon installation, je fus assailli par de nombreux officiers
S.A.S. qui demandaient des créations d'écoles dans les
douars. Je ne pouvais que faire des promesses, mais je compris que ma
tâche essentielle serait la scolarisation. Près de mon
bureati, à la limite de la ville, fonctionnaient trois écoles
de vingt classes chacune (une de filles, deux de garçons) qui
scolarisaient les enfants musulmans du faubourg. L'effectif imposé
était de 45 élèves par classe, mais la banlieue
grossissait sans cesse car des familles se rapprochaient de la ville
pour leur sécurité ou leur travail. Le matin de la rentrée,
plusieurs centaines de parents en colère manifestèrent
pour faire admettre leurs enfants. Pour les calmer j'ai dû faire
inscrire tous les candidats. Alors, pour les cours préparatoires,
j'ai fait fonctionner deux classes dans le même local: l'une de
8 heures à 12 heures, l'autre de 13 heures à 17 heures,
en travaillant le jeudi cela faisait 24 heures par semaine, et j'ai
utilisé provisoirement des instructeurs à ma disposition
pour remplacer les congés. Mais ces nouvelles classes étaient
illégales. J'ai averti l'académie qu'il était impossible
de les supprimer sans risquer des troubles, et j'ai obtenu les postes
budgétaires nécessaires et les maîtres qui, en attendant
l'implantation de préfabriqués, enseignèrent dans
des locaux de fortune aménagés par la mairie.
J'ai fait ouvrir six écoles de douars incendiés. À
Mazouna, vieille ville arabe où, en dehors des enseignants, ne
vivait qu'un seul Européen, le lieutenant qui commandait les
Harkis, les deux écoles avaient été fermées
après l'assassinat de deux enseignantes. J'ai tenté de
les rouvrir en y affectant progressivement des instructeurs qui acceptaient
d'y aller. Et, l'année suivante, il y eut une vingtaine de garçons
et de filles de 18 à 25 ans. Ils étaient en sûreté
dans la ville mais les trajets étaient parfois dangereux. J'y
allais quand je pouvais, j'y passais la journée et nous mangions
ensemble dans une bonne ambiance.
Le plan de Constantine du général De Gaulle octroyait
chaque année à l'Algérie 1 000 classes préfabriquées,
payées par la métropole et implantées par des sociétés
agréées. Le maire ne fournissait que le terrain. Elles
étaient réparties selon les besoins par le rectorat d'Alger,
mais en pratique, c'est l'inspecteur qui, pour sa circonscription, établissait
les demandes, choisissait le terrain
et contrôlait l'implantation. J'ai donc présenté
chaque année, avec l'accord des élus et des officiers
S.A.S., des listes impressionnantes de besoins, et plus de 150 classes
ont été attribuées à la circonscription
de Relizane (écoles rurales avec logement et classes supplémentaires
dans les villes et les villages). Beaucoup fonctionnaient et d'autres
étaient en attente d'implantation. Le choix d'un emplacement
avec eau si possible fut facilité par l'empressement des maires.
Je me souviens d'une visite dans un hameau musulman isolé sur
les pentes du Dahra et en autodéfense. Le seul endroit convenable
appartenait au maire qui m'a dit très fier: " Ce terrain
je le donne pour la France ". Qu'est-il devenu après l'indépendance?
Mais il fallait aussi des enseignants. C'étaient essentiellement
des instructeurs recrutés avec le B.E.P.C. et qui étaient
gérés par le service départemental de Mostaganem.
Ils accomplissaient un stage d'une ou deux semaines dans une école.
Je leur imposais un manuel, et je les réunissais le jeudi pour
des cours de pédagogie et des leçons modèles. Je
devais les contrôler souvent, il y eut évidemment des échecs,
mais sans être bachelier, on peut devenir un bon instituteur.
Je me souviens d'une visite à une école de l'armée
en haut de l'Ouarsenis. Un lieutenant me conduisit en jeep et sans arme,
à travers une forêt calcinée, vers un centre de
regroupement. L'école fonctionnait sous une tente avec des planches
sur des tréteaux et des stylos à bille. Le soldat qui
enseignait était dans le civil un modeste artisan, mais je l'ai
félicité pour les progrès en lecture et la belle
écriture sur les cahiers.
La cantine de Relizane fonctionnait dans un local trop étroit.
Le maire musulman désirait son extension pour satisfaire les
besoins des trois écoles du faubourg. Le collège technique
voisin avait un vaste hangar vide; mais le directeur m'en refusa l'utilisation.
Alors avec le maire, nous avons décidé de passer outre.
J'ai échelonné les sorties des trois écoles et
j'ai chargé le directeur musulman de l'une d'elles de faire fonctionner
la cantine avec l'aide des instituteurs qui surveilleraient leurs élèves
et des employés de la commune. Un dimanche, la mairie installa
la nouvelle cantine dans le hangar et le lundi matin plus de 1000 enfants
musulmans y mangèrent gratuitement.
J'avais pris la précaution d'inviter pour l'inauguration le sous-préfet,
le maire et un journaliste qui publia dans Oran Républicain un
article élogieux. Le travail habituel d'un inspecteur était
compliqué par l'étendue de la circonscription, les trajets
parfois dangereux, les nombreux enseignants débutants, les problèmes
de la scolarisation et la chaleur écrasante de la plaine du Chélif,
mais j'ai toujours été aidé par le dévouement
des maîtres et le soutien des élus. Ma tâche était
harassante, lourde de responsabilités mais toujours passionnante.
Après le putsch des généraux l'atmosphère
se gâta. Nous avions vu passer
les camions des légionnaires du 2e R.E.P. qui rentraient à
Sidi-BelAbbès en chantant une célèbre chanson d'Edith
Piaf " non je ne regrette rien... ". La confiance aux promesses
de De Gaulle avait disparu. J'avais assisté, à la sous-préfecture,
à une réunion où le général commandant
la région d'Oran avait dit aux personnalités européennes
et aux notables musulmans : " Je vous en donne ma parole d'honneur,
jamais le général De Gaulle n'abandonnera l'Algérie
française ", et il avait ensuite été nommé
à Alger, avec une étoile supplémentaire, pour préparer
cet abandon.
En octobre 1961, j'ai occupé à Mostaganem les fonctions
d'inspecteur chef du service départemental, et ma vie a changé.
J'avais une petite circonscription, mais je dirigeais des bureaux où
une douzaine d'employés géraient les instructeurs du département.
J'organisais par groupes successifs, et avec l'aide de deux directeurs
d'école à la retraite, la formation des instructeurs:
des cours de pédagogie, puis des stages et des leçons
modèles. J'étais en relation avec le préfet, et
j'ai dû présenter devant le conseil général
un rapport sur la scolarisation dans le département.
Mostaganem (80000 ha) était coupé en deux : d'un côté
la vieille ville arabe (Tidjid) avec trois écoles: une de filles
de 40 classes (une usine), et deux de garçons de 20 classes chacune,
et de l'autre la ville moderne européenne. L'une était
sous l'influence du F.L.N., l'autre de l'O.A.S., et j'ai dû résoudre
de graves problèmes à cause de la dégradation du
climat. Je me suis alors imposé une stricte neutralité
professionnelle qui m'a permis d'évoluer sans trop de risques
dans une atmosphère de plus en plus troublée.
Nous étions trois inspecteurs pour Mostaganem et ses environs.
Je sympathisais avec un collègue d'origine kabyle très
francophile mais indépendant. Nous avions reçu une circulaire
nous demandant de ne plus admettre en 6" des élèves
de 14 ans. Alors il les avait groupés dans une classe de 6e qu'il
avait baptisée 5e pour l'académie, et me disait: "
J'ai été scolarisé à 10 ans par les Pères
Blancs et je n'ai pu entrer en 6e qu'à 14 ans, je veux donner
cette chance à d'autres ".
Il habitait entre mes bureaux et ma villa. Un matin je fus réveillé
par une explosion, on avait plastiqué sa fenêtre et sa
femme et ses enfants étaient effrayés. Il partit en France
avec sa famille. J'ai pris en charge sa circonscription, le centre ville
et Tidjid où enseignaient une vingtaine de jeunes institutrices
européennes. Elles s'y rendaient dans un petit car, mais quand
il y avait eu, la nuit un accrochage avec l'armée, la ville arabe
était en effervescence et elles refusaient de s'y rendre. Je
faisais alors appel à une patrouille militaire pour les accompagner,
mais un jour où je n'ai pu l'avoir, j'ai dû partir en auto
devant le car pour les rassurer.
Un élève israélite fut assassiné d'une balle
dans la tête devant la porte de son cours complémentaire.
Une foule immense assista à ses obsèques et se répandit
ensuite en émeute dans la ville. La jeunesse était survoltée
et les manifestations fréquentes. Un jour je fus appelé
dans un cours complémentaire mixte dont les élèves
en grève et massés dans la cour menaçaient de sortir
pour aller manifester, et je dus user de beaucoup de diplomatie pour
les faire rentrer en classe.
Un instructeur européen exerçait dans une école
isolée, protégée par l'armée, mais la route
était dangereuse. Un soldat lui avait donné une grenade
qu'il gardait dans l'auto. À un contrôle routier, il fut
arrêté et envoyé dans un camp. Sa mère vint
me voir, éplorée. Je venais d'apprendre qu'un instructeur
musulman venait aussi d'être arrêté; j'ai demandé
d'abord au préfet la libération du jeune musulman dont
j'avais besoin, il accepta, alors je lui ai parlé du jeune Européen,
il ne pouvait pas refuser, mais il voulut voir la mère. Une semaine
après, l'instructeur libéré vint me remercier.
J'avais connu un garçon joyeux, j'avais devant moi un homme grave
au crâne rasé qui me tenait des propos extrémistes
: les durs du camp l'avaient endoctriné. La prison n'est pas
toujours une bonne solution.
Le sous-préfet musulman de Mostaganem, marié à
une Européenne, habitait près de chez nous. Il fut assassiné
par un commando, dans son auto, à 50 m de notre maison... J'ai
couru vers l'auto immobilisée, il était déjà
mort, et ma femme a tenté en vain d'empêcher la sienne
d'aller pleurer sur le cadavre ensanglanté de son mari.
Un jour le préfet m'a convoqué et présenté
à un émissaire secret: un ancien ministre socialiste qui
venait se renseigner sur l'état d'esprit de la population. Nous
avons discuté seuls pendant une heure, et je lui ai franchement
dit que ma femme et moi avions toujours été partisans
d'une Algérie démocratique mais laïque et française,
et que l'indépendance entraînerait l'exode des Européens.
Puis le préfet est venu se joindre à nous, et je l'ai
entendu avec surprise se désolidariser en termes modérés
des intentions du général De Gaulle.
Une nuit un directeur d'école vint me voir. Il était menacé
de mort, il se cachait et me demanda de l'aider à partir en France.
Le chef de cabinet de préfet rédigea un faux ordre de
mission pour Toulouse, que je lui remis la nuit suivante.
Un collègue d'Oran fut nommé inspecteur d'académie
à Mostaganem et me soulagea des tâches administratives
de la gestion des instructeurs, mais il ne resta pas longtemps. Il ne
se sentait pas en sécurité, et après l'assassinat
à Alger des inspecteurs Marchand et Ferhaoun, que nous connaissions
bien, il quitta la ville. Je dus de nouveau m'occuper des bureaux.
Les policiers qui gardaient la préfecture furent remplacés
par des gardes mobiles. Quand je m'y rendis, ils me demandèrent
mes papiers, je tendis ma carte professionnelle d'inspecteur, aussitôt
ils me fouillèrent sans ménagement. J'ai compris plus
tard, quand j'ai su que le général Jouhaud avait été
arrêté à Oran en possession d'une carte d'inspecteur
de l'enseignement technique.
Un jour, ma femme et moi mangions dans un restaurant du bord de mer.
À la fin du repas, on entendit des rafales de mitraillettes :
c'était l'attentat d'un commando du F.L.N. contre le restaurant
d'en face. Je m'y suis précipité et j'ai reconnu les victimes:
le secrétaire de mairie de Relizane était mort, le maire
musulman avait reçu deux balles dans le ventre. J'ai voulu le
rassurer en lui disant qu'il s'en sortirait, il m'a répondu "
non M. Sales cette fois ils m'ont eu ", et il est mort deux jours
après dans d'atroces souffrances. Un ami, commandant de la protection
civile et mari de mon ancienne secrétaire, était blessé
au bras et à la main. Ma femme et moi l'avons conduit d'urgence
à l'hôpital. Nous avons ramené sa veste tachée
de sang à sa femme, elle a pris le portefeuille, l'a ouvert et
une balle en est tombée, alors elle s'est évanouie. La
balle avait traversé la moitié du portefeuille mais était
restée bloquée dans l'autre moitié par l'épaisseur
des photos. La vie tient parfois à un hasard !
Nous avions le couvre-feu de 20 heures à 6 heures, mais dans
la journée la vie quotidienne reprenait son cours. Tout bascula
à la signature des accords d'Evian, et mes écoles qui,
jusque-là avaient normalement fonctionné, furent gravement
perturbées. Une grève totale de trois jours paralysa la
ville: ni électricité, ni gaz, ni eau, ni téléphone,
toutes les administrations et les écoles fermées, et les
rideaux des commerces baissés. Ma femme avait pris la précaution
de remplir d'eau la baignoire, d'acheter des bougies et une bouteille
de butagaz et de faire des provisions. J'en ai profité pour rédiger
des demandes de mutation en France (j'ai reçu avant l'indépendance
ma nomination à Decazeville où mon aïeul avait été
mineur).
L'armée se retira de Tidjid qui passa sous le contrôle
du F.L.N. Les enseignants européens n'y allèrent plus.
Le directeur musulman qui restait me demanda, par téléphone,
de venir réorganiser les écoles. Il était trop
dangereux d'y aller seul, alors il vint me prendre dans son auto à
la limite de la ville européenne. À l'entrée de
Tidjid, le poste militaire essaya de me dissuader puis me laissa passer
" à vos risques et périls ". Le directeur avait
près de lui un instituteur musulman et je compris vite que c'était
un responsable F.L.N., car avec de simples gestes, il fit lever trois
barrages. J'ai confié la responsabilité des trois écoles
au directeur qui se tiendrait en liaison téléphonique
avec moi, et j'ai promis d'envoyer des maîtres musulmans pour
remplacer les absents. Je fus reconduit en ayant la nette impression
que j'étais le dernier Européen à circuler dans
Tidjid.
De nombreux musulmans qui habitaient ou travaillaient dans la ville
moderne partirent, ce fut vraiment la rupture. L'armée se montrait
peu et semblait neutre. Un jour j'observais de ma fenêtre des
hommes qui jetaient dans la rue les meubles d'une maison voisine autrefois
occupée par un musulman. Ils y mirent le feu et quand apparut
un véhicule militaire ils se cachèrent, mais la jeep contourna
tranquillement l'incendie et poursuivit son chemin comme si ses occupants
n'avaient rien vu.
L'O.A.S. patrouilla la nuit pour empêcher l'incursion de commandos.
Je compris alors que mon voisin en était un chef local. Nous
nous connaissions car il avait commandé une S.A.S. dans ma circonscription
de Relizane, et lors d'une visite, nous avions échangé
nos opinions au cours du repas qu'il m'avait offert. Sa maison n'était
séparée de la mienne que par une étroite rue, et
la nuit de la fenêtre de ma chambre au rez- de-chaussée,
je pouvais observer le va-et-vient des camions qui transportaient des
hommes en armes.
L'armée se retira progressivement de la campagne et à
chaque retrait, j'ai dû fermer l'école restée sans
protection. J'affectais les maîtres musulmans à Tidjid
et les Européens dans la ville moderne. C'était navrant
mais nécessaire. Le préfet fut muté. Il m'avait
dit quelques jours auparavant " Je me sens isolé. Quand
je reçois par radio un message codé d'Alger je sais que
l'O.A.S. l'a lu avant moi ". Il fut remplacé par un préfet
musulman qui s'installa loin de sa préfecture en bordure de Tidjid,
et je n'ai jamais eu de relation avec lui. Je n'arrivais plus à
joindre par téléphone l'académie d'Oran qui avait
été partiellement incendiée (le dossier de ma femme
parvenu plus tard en France était rongé par le feu). Mon
collègue inspecteur partit à Oran pour des raisons familiales.
Je restais pour Mostaganem le seul responsable de l'enseignement primaire,
et le seul à prendre les décisions nécessaires.
J'ai essayé de faire passer tous les C.A.P. qui permettraient
une titularisation. Je devais m'occuper de celui d'une institutrice
qui exerçait avec son mari dans un hameau musulman isolé
où ils se croyaient en sécurité. J'y suis passé
la veille dans la matinée car j'avais l'habitude de prévenir
avant une inspection. Dans la nuit, la police m'avertit que le mari
avait été assassiné l'après-midi par un
commando, devant la porte de sa classe. J'y suis allé le lendemain
matin pour présenter mes condoléances; les parents et
les élèves musulmans entouraient l'école, atterrés
par la mort de leur instituteur. J'ai facilité le départ
de l'institutrice en France et j'ai écrit à son nouvel
inspecteur pour dire qu'elle méritait le C.A.P. qu'elle n'avait
pas pu passer.
Le directeur de Tidjid me demanda par téléphone de faire
passer le C.A.P. à une jeune institutrice musulmane dont je connaissais
le bon travail, mais que je ne pouvais joindre. Alors il est venu en
cachette dans mon appartement et ensemble, nous avons rédigé
et signé un faux procès verbal de C.A.P. C'était
un acte professionnel illégal mais ma conscience l'avait autorisé.
J'ai avancé en mai les dates de l'entrée en 6è
et du certificat d'études, et j'ai organisé une session
du B.S.C.* qui permettait aux instructeurs d'être intégrés
dans le corps des instituteurs. Un matin j'appris que, dans la nuit,
une compagnie de gardes mobiles avait occupé un groupe scolaire.
J'ai demandé au capitaine de laisser fonctionner mes écoles.
Il me traita avec mépris et à ses questions insidieuses
je compris qu'il me considérait comme un ennemi. Au début
juin j'ai fait fermer toutes les écoles et j'ai libéré
les enseignants.
Ce fut ensuite la politique de la terre brûlée. La nuit,
des écoles flambèrent, un matin en apercevant la fumée
je suis allé vers l'une d'elles. Les parents d'élèves
qui avaient mis le feu, après avoir évacué et relogé
les instituteurs qui habitaient à l'étage, regardaient
en silence l'incendie. Je leur ai dit " Vous brûlez l'école
de votre enfance ". Ils m'ont répondu " Nous la reconstruirons
si nous restons, mais elle ne sera jamais musulmane ". Puis les
pompiers sont arrivés, ils ont déployé leur lance,
mais rien n'en est sorti car la citerne était vide, et tout le
monde regarda brûler en silence ce symbole de l'Algérie
française.
Le lendemain, des soldats occupèrent l'école qui abritait
mes bureaux. Je leur ai offert les dernières bouteilles de ma
cave. Leur lieutenant voulut les empêcher de boire en me disant:
" L'armée nous demande de ne pas avoir de contact avec
les civils ", mais il ne parvint pas à se faire obéir.
Ma femme et moi avons alors vécu
des journées tristes. Nous nous sentions pris dans un piège:
l'aéroport d'Oran-La Sénia était envahi par une
foule qui y campait; aucun bateau ne sortait du port de Mostaganem alors
qu'avant un paquebot assurait, l'été, une liaison avec
Marseille, et l'O.A.S. interdisait le départ des hommes valides.
Nous avons démonté nos meubles, empilé dans des
caisses le linge, la vaisselle, les ustensiles et les livres, rangé
le tout dans une pièce et brûlé ce qui traînait
(six mois après, j'ai pu en récupérer une partie
en payant très cher, à l'avance et sans aucune garantie,
un responsable F.L.N. du port de Mostaganem qui disposait d'un container
vide).
À la mi-juin, l'O.A.S. leva son interdiction du départ
des hommes. J'ai obtenu de la préfecture un bon pour un départ
sur un paquebot en partance d'Oran. Un instituteur me proposa d'expédier
mon auto sur un cargo allant de Marseille à Casablanca et qui
devait être détourné (en juillet j'ai retrouvé
mon auto sur les quais de Bordeaux).
Un matin avec nos deux valises, nous avons rejoint un car qui fit partie
d'un convoi vers Oran, encadré par deux blindés. Les femmes
pleuraient et dans les villages traversés, des groupes de musulmans
nous regardaient en silence et d'un air inquiet. Devant les grilles
du port une foule attendait un départ problématique, nous
étions des privilégiés. Quand j'ai voulu prendre
nos billets, l'employé de la compagnie maritime refusa de délivrer
le mien car l'O.A.S. d'Oran n'avait pas encore levé l'interdiction
du départ des hommes. Ma femme était désespérée,
mais j'ai réussi à monter à bord grâce à
la complaisance d'un policier.
Le paquebot quitta le port au crépuscule. On voyait les lueurs
des incendies sur Oran, et les épaisses colonnes de fumée
noire qui montaient des dépôts de carburants en flammes.
Et en ce soir du 18 juin, j'ai pleuré en silence en voyant s'éloigner
pour toujours le rivage algérien où mes aïeux avaient
débarqué un siècle auparavant.
* Brevet Supérieur de Capacité.