Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
Rachid Ksentini (1887-1944)
Le Père du Theatre Arabe en Algérie
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ici, le 20-12-2011

* Document n° 16 de la série : Culturelle - Paru le 15 avril 1947 - Rubrique THÉATRE ARABE

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Rachid Ksentini (1887-1944)
Le Père du Theatre Arabe en Algérie

Quand, le 2 juillet 1944, Rachid Ksentini mourut à Alger, après une courte maladie, les amateurs de théâtre arabe et de littérature algérienne pensèrent, à juste titre, que le public musulman venait de perdre non seulement un grand artiste - sans doute le plus aimé et le plus populaire - mais encore un poète d'un talent incontestable qui, en exerçant sa charmante fantaisie et sa grâce nerveuse sur les événements et les personnages de son époque, avait projeté, en de courtes et parfaites pièces, toute la verve du plus spirituel des peuples méditerranéens et, à l'exemple de Molière, composé, monté, joué pendant une dizaine d'années devant des foules enthousiastes, plus de quinze comédies.

L'HOMME.

Peut-être expliquerait-on l'originalité de l'oeuvre par les conditions dans lesquelles lui-même s'est formé Fils de modestes artisans algérois, originaires, comme l'indique le nom patronymique, du département de Constantine, il vécut sa prime enfance dans les bas-fonds de la Ville-Haute, au milieu de cette vivante , Casbah, si colorée, si exubérante, encore quasi-homérique, autour de 1900, telle qu'on l'imagine à travers les descriptions toujours valables de Fromentin, mêlé à ce monde de petits bourgeois qu'il devait peindre plus tard avec une pénétration non dénuée de tendresse. Ses parents le mettent, jeune, à l'école coranique afin de lui assurer une assez solide culture islamique. Mais il s'en évade bien vite pour voler vers la bohème. Passionné de liberté, brûlant de curiosité, " bon raillard, aimant à boire net et mangeant volontiers salé ", comme l'eût magnifiquement représenté Rabelais, le jeune homme, pauvre et amoureux d'avent ires, se détourne avec dégoût des livres et demande à la vie de le former. C'est d'abord, dans les rues de sa ville natale qu'il cultive son goût d'observation et exalte sa vocation : aux spectacles divers et passionnants que conteurs, rhapsodes, charlatans y donnent, il prend un plaisir infini. Évidemment, toutes ces parades et ces farces ne relevaient guère d'une bien haute littérature, mais c'était du théâtre, au sens étymologique du terme, ce n'était même que cela, car il piquait sans cesse la curiosité par le mot et le pittoresque, par l'invention du coq-à-l'âne et le jeu de scène qui font rire.

Certes, il faut croire que Ksentini avait un bien violent appétit de vivre, puisque ce monde lui parut bientôt si petit qu'il décida de s'éloigner Brusquement, il s'embarque à bord d'un cargo et, selon l'expression du poète, " berçant son infini sur le fini des mers ", il visite tour à tour l'Europe, l'Amérique, l'Extrême-Orient ,exerce un peu tous les métiers, toujours poussé par son insatiable curiosité. Lorsque la guerre éclate en 1914, il contracte, quoique dégagé de toutes obligations militaires, un engagement dans les usines nationales d'armement. A la fin des hostilités, recommence la vie de ses rêves, les voyages, les plaisirs, les stations au cabaret...

Après avoir couru le monde, il revient à Alger, riche d'une expérience prodigieuse, et s'établit quelque temps comme ébéniste à Bab-el-Oued. Mais, peu après, il abandonne son atelier. Ce fils de bourgeois rêve de se faire comédien, c'est-à-dire la carrière la plus scandaleuse qui soit aux yeux de tout bon Musulman. Il forme une troupe, donne des représentations dans la salle de la Lyre, sans éclat. Peu importe. Nullement découragé, il part pour la province, joue des farces d'une bouffonnerie plantureuse devant le public un peu fruste des bourgeois et ouvriers des petites villes, organise des tournées de Blida à Tlemcen, d'Oran à Constantine, imagine des sketches qu'il développera ensuite à Alger. Cette fois, c'est plus que la gloire, la popularité.

SON ŒUVRE.

L'oeuvre de Ksentini - puisqu'aussi bien, si l'on désire y voir clair, les classements deviennent inévitables - pourrait, encore que la chronologie ne l'impose guère, s'ordonner en trois grandes périodes entre lesquelles, bien entendu, aucune séparation ne saurait avoir d'autre valeur que de commodité : celle de l'auteur comique, l'humoriste et le moraliste.

     L'auteur comique.
En composant sa première pièce importante, Bou Borma (1928), Ksentini n'avait nul besoin de répéter, après Molière, au lendemain du succès des Précieuses ridicules : " Je n'ai plus qu'à regarder le monde ". Pendant près de trente ans, il avait pris soin de le contempler, de le scruter, de le fouiller de ses yeux extraordinairement clairvoyants. De fait, avant lui, jamais auteur dramatique n'avait eu, en ce pays, une expérience aussi riche et aussi constante. Il avait, en effet, connu directement et avait été à même d'étudier sur le vif, tous les milieux auxquels il empruntait ses personnages. L'histoire de son existence aventureuse assurait de l'étendue et de la sûreté de sa documentation. Mettant en pratique cet autre principe du grand maître classique : " Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature ", il a ainsi réussi à crier un théâtre original qui puise sa matière dans la vie et - résultat important - en procure la sensation même.

Une comédie telle que Bou Borma ou Mon cousin de Stamboul (1928), éclate d'une cocasserie truculente, large, puissante, qui sait n'être ni insolente, ni grossière ; elle est classique, pourrait-on dire, par sa structure, la simplicité de l'action, le dessin des personnages. D'autres ouvrages, comme Chawito wa Zriribân (1929), Un trou parterre (1931), Zed'Aleh (1933), se recommandent à notre admiration, par leur vérité générale, leur justesse d'observation, leur valeur documentaire, l'invention, l'abondance, l'ingéniosité des péripéties et les traits d'humanité jetés à profusion. La puissance de vie qui circule continuellement à travers ces pièces fait naître, chez le spectateur, l'impression qu'elles ne sont pas construites logiquement, d'après une technique rigoureuse, mais joyeusement imaginées, en quelque sorte improvisées par un heureux hasard et que l'auteur, tout en dominant ses héros, s'abandonne à eux, les suit de bonne grâce, sans y prendre garde, partout où ils veulent l'entraîner en leurs folles aventures.

Celles-ci, et bien d'autres - par exemple Lonja al-Andalousia, Al-Morstane - ont fait de Ksentini le plus grand écrivain comique de notre temps. Toute la pathétique comédie humaine, avec son mélange nécessaire de lâchetés, de turpitudes, de crédulités et aussi de sympathie, de charité, de bonté, voire de noblesse, s'épanouit en ces " cent actes divers " dont quelques-uns contiennent des découvertes psychologiques ou verbales d'un relief singulièrement saisissant. Le style de Ksentini, vivant, nerveux, emporté par la vis comica, la force comique, n'appartient qu'à lui. Inventeur d'un dialogue où le réalisme familier, quotidien, toujours piquant, se div ertit à prendre, parfois, un tour pompeusement académique, il a su utiliser à souhait le parler de l' Alger musulman, mélange savoureux de toutes les langues méditerranéennes.

Que de remarques il y aurait encore à faire sur ces spectacles dont Ksentini nous procurait le divertissement ! Que de scènes jaillissantes, dignes d'un classique ! Sans doute, le sel le plus fin y voisinait souvent avec le grain très grossier des calembours et même des gauloiseries, mais tout était entraîné par l'animation d'une prose magnifiquement vivante, le rythme des images, le mouvement et l'énergie joyeuse de la phrase.

D'ailleurs, ce qui assurait le succès de ces comédies, c'est que l'auteur y tenait presque toujours la première place. Il surclassait tous les comédiens de cette époque, qui, comme il arrive souvent, tirent parti d'une disgrâce physique. Ksentini n'avait, lui, ni tic cultivé, ni anomalie. Sa seule singularité profitable, était sa voix, une voix chevrotante, mais gouailleuse, dont la sonorité paraissait si plaisante. Il était " nature " avec une continuité et une perfection miraculeuses. Sans effort et, pourrait-on ajouter, presque sans étude, il vivait sur scène la vie de fils du soleil et de fils de la Méditerranée. Toujours lui-même, toujours Ksentini. Il était pourtant d'une diversité extrême, le dur apprentissage du café, du music-hall, etc..., l'ayant beaucoup enrichi. Il composait ses personnages avec une intelligence pleine de nuances.

     Le poète satirique.

En même temps qu'il représentait ses pièces, Ksentini assurait un tour de chant au cours duquel il faisait défiler avec esprit quelques-uns des types les plus amusants de notre époque : le conseiller municipal, l'amateur de sports, le faux savant, le cadi ignorant, le nouveau riche, le déclassé, l'ivrogne philosophe, la mondaine rusée, menteuse et séduisante .. C'est qu'il avait découvert, depuis longtemps, sa:véritable voie : la satire.
Comme le délicieux Régnier, il en fait une causerie familière, sans composition rigide, à bâtons rompus, où il relève les lieux communs par le pittoresque, enrichit une philosophie puisée en grande partie dans le Coran, des fruits de sa propre expérience, crayonne des silhouettes inoubliables et fixe dans un portrait à la fois vrai et ridicule, tous les originaux que fouille son regard incisif.

Non moins émancipée que sa vie, sa Muse s'égaie en descriptions piquantes, en peintures grotesques, en caricatures truculentes. Certes, l'anecdote parait quelquefois un peu extravagante, mais, comme l'au
teur garde constamment le contact avec la réalité, on éprouve, en l'écoutant ou en le lisant, ces plaisirs innombrables que nous offre fort souvent le mélange très harmonieux de la fantaisie la plus libre et de la plus exacte observation.

Sans renoncer complètement aux plaisanteries faciles, il ébauche une comédie humaine, présente une suite de types où le trait caricatural - telle une imagerie d'Epinal - révèle l'essence d'un caractère ou d'une condition Parti du réel et de détails concrets, il s'élève au général par le burlesque qui est chez lui, comme chez Rabelais et chez Molière surtout, non pas déformation, mais surabondance de la vérité.

Incontestable est la valeur de ces satires bourgeoises et morales. Cette partie de l'oeuvre ksentinienne résistera à l'usure des années. La jeune littérature algérienne de langue arabe honorera cet auteur comme un des maîtres les plus admirés. Rapidement, il a pris place parmi les premiers, où déjà, de son vivant, nul n'a songé à lui refuser le titre de poète et de moraliste.

     Le moraliste.

Ainsi, cet esprit a déployé ses ressources dans toutes ces comédies, plus encore dans ces nombreuses chansons satiriques, avec un sens profond de l'observation. Mais tout n'y était pas jeu et fantaisie gratuite. En effet, Ksentini n'a jamais perdu de vue son objectif essentiel, qui était d'en dégager la signification morale.

Son effort, dans ce domaine, s'est exercé en deux directions : vers le passé et vers l'avenir. Il flétrit sans relâche les préjugés enracinés dans l'âme arabo-berbère, par plusieurs siècles de conformisme, il s'acharne à briser le carcan de la tradition, à libérer dans le Musulman algérien, la conscience de sa destinée Sa confiance dans l'efficacité de la connaissance humaine le conduit, d'autre part, à une profession de foi dans le progrès, illustrée en particulier par ces saynètes essentiellement populaires, où la bouffonnerie s'affirme en ironie, où l'esprit arabe se confond avec l'esprit gaulois.

Cette conception du monde qui consiste à atteindre la sagesse, la mesure, la raison, fait le plus grand honneur à l'intelligence de Ksentini. Pour lui, l'homme n'est pas destiné à demeurer esclave des interdictions prononcées contre sa nature faible, il n'est pas l'éternel proscrit. Par cette audace, il secoue le poids des vieux préjugés et s'évade définitivement du milieu traditionnel.

Tel fut, très rapidement évoqué, l'artiste incomparable, l'écrivain de talent qui, en dix ans, a écrit, avec une fécondité stupéfiante, environ quinze pièces et composé près de six cents poèmes satiriques. En observant un instant sa vie et son œuvre, on ne peut s'interdire de songer un peu à l'auteur de L'Avare. Comme lui, Ksentini a durement souffert avant de trouver son public ; comme lui, il a travaillé, presque seul, aux prises avec mille difficultés, en aucune façon encouragé, à la fois acteur, auteur et directeur de troupe. Comme lui encore, il a voulu que son théâtre fût une peinture vivante des caractères. Enfin, comme lui, il est demeuré l'homme du peuple dans son impression intime et sa philosophie de la vie. En sorte, qu'en le voyant jouer avec une maîtrise si prodigieuse, on a pu souvent penser qu'on était en présence d'un descendant de Molière dont le joyeux ancêtre, compagnon de Régnard, après avoir visité l'Italie et la Turquie, se fut égaré sur les côtes " barbaresques " de la Méditerranée !

Rachid BENCHENEB.