L'Exploration juridique
de l'Algérie et de l'Afrique du Nord
(Les coutumes berbères (1-2) )
Nous avons dit précédemment
(voir notre "
Exploration, Droit musulman ") (Les
notions. bibliographiques que nous fournissons ici ne sont pas exhaustives
et n'ont pas d'autre but que de donner une première orientation
au lecteur). qu'au moins du point de vue administratif et judiciaire
il fallait distinguer nettement entre les régions où le
droit musulman est applicable et celles où les coutumes berbères
subsistent officiellement. Encore que, dans la réalité sociologique,
les distinctions soient beaucoup plus floues, celle-ci correspond tout
de même en grande partie aux faits.
En Tunisie, il n'y a plus guère de Berbérophones (1 ou 2
% de la population) et le droit musulman leur est officiellement applicable.
Nous ne reparlerons plus ici de ce pays.
A. - L'ALGÉRIE
En Algérie, les régions berbérophones sont plus nombreuses
et, en Grande Kabylie, les coutumes sont encore en vigueur. Les recherches
relatives au droit kabyle ont donc une importance pratique considérable.
Les autres régions berbérophones sont principalement l'ouest
de la Petite Kabylie et le sud du département de Constantine (Aurès
surtout).
Il nous faut citer ici en premier lieu, le chef- d oeuvre de Hanoteau
et Letourneux, " La Kabylie et les Coutumes Kabyles ", publié
en première édition en 1873 et en seconde, semblable à
la première, en 1893. Il traite de la Grande Kabylie et cet ouvrage
est, pratiquement, le premier qui nous ait donné une connaissance
quelconque des institutions berbères, et il n'existe rien qui l'ait
remplacé, ou qui lui soit comparable pour d'autres régions.
L'ouvrage a été élaboré au lendemain de la
conquête (1858) et sa rédaction était déjà
achevée en 1868.
Il est dû à la collaboration d'un militaire, 1 e général
Hanoteau, et d'un juriste, le conseiller Letourneux ; de ces trois tomes,
le premier contient la description de la Kabylie, et les deux suivants
celle des institutions juridiques de ce pays (Bernard
et L. Millot (Revue Etudes Islamiques 1935) ont donné des renseignements
intéressants sur la Genèse de cette uvre magistrale.).
Depuis lors, ces coutumes kabyles n'ont plus que très rarement
fait l'objet de recherches ayant quelque valeur.
Il faut citer d'une part ici les travaux fort curieux relatifs aux qânoûns,
c'est-à-dire aux décisions des Djemaâs de village.
Malgré l'existence d'un droit pénal français, toutes
sortes d'infractions ont continué à être sanctionnées
en marge de notre loi, sur la base de ces décisions, lorsqu'elles
font l'objet d'une rédaction, étaient jadis rédigées
en arabe et tendent aujourd'hui à l'être en français
( Ils ne sont pas rédigés
en langue berbère. Nous en avons bien un en kabyle (V. Saïd
Boulifa dans " Recueil de Mémoires en l'honneur du 14' Congrès
d'Orientalisme, Alger 1905) mais il a été simplement dicté
en cette langue à l'éditeur.). C'est principalement
à Louis Milliot que l'on doit des travaux relatifs à cette
question (Voir entre autres sa contribution
dans le Mémorial Henri Basset (1928) ; son article cité
ci-dessus et surtout celui intitulé les " Institutions Kabyles
" (Rev. Et. Is. 1932). L'existence de nouveaux qânoûns,
illégaux aux yeux de la loi française, avait été
signalée par un anonyme, dès 1922, dans la Revue Algérienne.).
Ajoutons à ceci le chapitre intitulé : " Les qânoûns
", de la thèse H. Basset sur " La littérature
des Berbères " (Alger 1920).
En ce qui concerne maintenant les institutions kabyles qui sont sanctionnées
par nos tribunaux, il nous suffira de reproduire l'opinion formulée
à, leur sujet par Laure Lefèvre :
" Outre que ces travaux sont relativement peu nombreux, ils sont,
selon nous, parfois empreints d'un formalisme juridique beaucoup trop
grand. A cet égard, nous ne pourrons guère citer que pour
le critiquer l'ouvrage de M. Luc ( Le
Droit Kabyle, thèse, Toulouse 1911.) dont on peut se
demander si l'auteur a jamais vula Kabylie ou un Kabyle.
" On remarque d autre part, quand on consul te l'ouvrage, d'ailleurs
fort utile, de M. Hacoun Campredon ( Etude
sur l'évolution des coutumes kabyles, thèse, Alger 1921.),
combien peu cet auteur, malgré de longues années de pratique
judiciaire, a cru devoir s'intéresser aux faits concrets qu'il
n'a étudié qu'à travers les décisions de la
jurisprudence française.
" Pareil reproche ne saurait être adressé à.
la thèse de M. Vigier ( La Femme
kabyle, sa succession légitime.) qui, bien que portant
sur l'étude d'un texte législatif, révèle
chez son auteur un sens beaucoup plus vif de la réalité
sociale ".
Cette citation est empruntée à la thèse de l'auteur
(Alger 1939) intitulée La Femme kabyle (la coutume et uvre
française). Ce très remarquable travail a le grave défaut
d'être trop bref ; sous cette réserve, il vient (longo sed
proximo intervallo) immédiatement en importance après le
chef-d'oeuvre d'Hanoteau et Letourneux. Mais il n'envisage qu'un aspect
de la question, c'est-à-dire que nous n'avons pas, à 1 heure
actuelle, ni du point de v ue scientifique, ni du point de vue pratique,
un seul ouvrage complet et satisfaisant sur le sujet.
En dehors de la Grande Kabylie, les coutumes subsistent souvent, comme
c'est le cas en Aurès, ainsi que le doyen Morand l'a établi
dans l'une de ses Etudes de Droit Musulman Algérien. Pour la condition
de la femme en Aurès. voir aussi la très belle thèse
(Alger 1929) de Mathea Gaudry, La Femme chaouia de l'Aurès.
Les populations nomades, bien peu nombreuses mais si curieuses, que sont
les Touaregs, où le régime du matriarcat subsiste en grande
partie, ont fait l'objet de plusieurs travaux dont aucun n'est encore
définitif. Maurice Ben Hazera, Six mois chez les Touaregs, 1908,
et deux articles, l'un de F. Nicolas dans Ibla, 1946, n" 4, et l'autre,
surtout comparatif de G. Marey, Revue Africaine, 1941, n° 388 ( Nous
rappelons l'existence du classique DUVEYRIER : LES TOUAREGS DU NORD, 1864.).
B. - MAROC
Au Maroc, les Berbérophones sont beaucoup plus nombreux qu'en Algérie
: ils forment presque la moitié de la population totale du pays.
On distingue, du Nord au Sud, trois groupes de ces berbérophones
: l'un, le groupe riffain, intéresse le Maroc espagnol. Sur les
coutumes de ceux- ci, voir en particulier : La ley Rifena, los Canones
rifenos comentados, por Don Emilio Blanco Izaga, Tetouan 1939 (Centro
de Estudios Marroquiès).
Les deux autres, beaucoup plus importants, sont formés l'un par
les Brabers du Moyen Atlas, l'autre par les Chleuhs du Haut Atlas et du
Sous.
Il y a d'ailleurs de nombreuses tribus dans chacun de ces groupes, avec
leurs coutumes propres et des particularités dialectales.
Des études monographiques assez nombreuses leur ont été
consacrées, d'abord dans les Archives Marocaines et les Archives
Berbères puis, dans les premières années surtout
de la publication qui les a remplacées, Hesperis, et enfin, dans
l'excellente Revue Marocaine de Législation et Jurisprudence, malheureusement
trop tôt disparue. Il serait trop long de les énumérer
toutes ( Pour la bibliographie jusqu'en
1920, nous renvoyons à, celle établie par H. Bruno, dans
la Revue Algérienne, Tunisienne et Marocaine de Législation,
1920, 1,e partie, page 94. Ce même auteur doit publier dans Hesperis,
une étude sur les pactes d'alliance et de protection. Voir également
son étude parue dans la Revue Algérienne, 1922.)
et nous nous contentons de citer les plus importants des travaux concernant
ces coutumes.
Il convient, indiscutablement, de citer au premier plan, la remarquable
thèse (Lettres, Paris 1930) de Robert Montagne Les Berbères
et le Maghzen dans le Sud du Maroc, résultat de longs séjours
sur place. Si la clarté de cette étude égalait sa
science et sa documentation, il conviendrait de la placer au même
rang que le chef-d'uvre de Hanoteau et Letourneux. Ce même
auteur a publié encore diverses monographies, ainsi qu'un travail
de caractère plus général, intitulé : Vie
Sociale et Politique des Berbères, publié par le Comité
de l'Afrique Française, 1931.
Un officier, M. Turbet, a étudié plus spéciale ment
la coutume des Beni-Ouaraïn (Revue Algérienne, 1931 à
1933 ; voir aussi la Revue Marocaine, 1935).
Un autre officier, M. Aspinion, a porté son attention sur les Zayanes
: sa Contribution à l'Etude du Droit Coutumier Berbère,
a été publiée en 2e éditions en 1946.
Une perte absolument irréparable pour les études de sociologie
berbère a été celle de Georges Marey (1905-1946)
à la fois linguiste, juriste et ethnographe, dont l'attention s'est
portée sur les aspects les plus divers de cette science, mais sans
qu'il ait pu donner la synthèse de ses travaux. On peut pourtant,
avoir un premier aperçu dans un article d'importance fondamentale
à tous égards, publié par lui dans la France Méditerranéenne
et Africaine, 1939, n' 1,. sous le titre : " Le problème de
droit coutumier berbère ". Cette revue a également
disparu.
En ce qui nous concerne ici, il faut citer ses étu des sur les
Zemmours (Revue Algérienne, 1930 à 1932) et l'Afrique Française
(supplément août 1935):
Dans la Revue Africaine, 1941, on trouvera de lui, de pénétrantes
recherches sur les vestiges de la parenté maternelle chez les Berbères
(voir ci- dessus).
G. Surdon a publié en 1928 d'intéressantes Esquisses de
Droit Coutumier Berbère. (Voir aussi Revue Marocaine, 1936) et
F. Guay, diverses Etudes parues dans la Revue Algérienne en 1930
et 1931. La même année paraissaient les Etudes de Droit Musulman,
et de Droit Coutumier Berbère du doyen M. Morand, qui traitent
pour une faible partie du Maroc.
Il semble que, depuis quelques années, le nom bre de travaux portant
sur les coutumes berbères ne soit plus très considérable.
C. - CONCLUSIONS
En conclusion, l'exploration juridique des coutumes berbères a
fait, certes, de grands progrès, mais il reste beaucoup à
faire, d'autant que, du point de vue ethnographique, il y a lieu de se
hâter, car un certain nombre d'entre elles sont vouées à
une transformation et à une disparition rapides.
Il y aurait lieu de rechercher, tout d'abord d ans les usages juridiques
des tribus arabisées, les restes, peut-être très vivaces,
d'institutions juridiques préislamiques et ceci depuis la Tunisie
jusqu'au Maroc.
En même temps, il faut continuer la recherche des coutumes dans
les tribus berbères proprement dites, d'autant que, le temps s'écoulant,
elles sont très probablement en voie d'évolution.
Pour ce qui concerne plus spécialement l'Algé rie, il est
à espérer que la question d'un intérêt pratique
si immédiat des coutumes kabyles soit reprise entièrement,
car il n'est plus possible de se contenter, à cet égard,
d'Hanoteau et Letourneux. La tâche d'ailleurs ne requiert pas la
connaissance de la langue berbère puisque notre idiome est très
répandu en Kabylie.
Il convient enfin de songer à la synthèSe générale
qu'il faudra bien un jour édifier sur la base de toutes ces études
particulières. Signalons com me constituant une pierre d'attente
dans cet ordre d'idées : les Institutions et Coutumes des Berbères
du Maghreb, de G. Surdon (2e édit , Tanger 1938).
G.-H. BOUSQUET.
Professeur à la Faculté de Droit d'Alger.
|