L'Exploration
Juridique de l'Algérie et de l'Afrique du Nord
(Droit Musulman)
POSITION DU PROBLEME.
Dans la brève étude qui suit, nous ne traiterons pas de
toutes les recherches relatives à la situation juridique de l'Algérie
et, d'autre part, nous serons amenés à déborder le
cadre de cette unité administrative pour les raison suivantes :
- Lorsque la France a commencé la conquête de l'Afrique du
Nord les populations des trois pays qui la composent se partageaient en
deux confessions : une immense majorité de musulmans et une petite
minorité d'israélites ; les musulmans étaient, ou
(dans une mesure plus ou moins grande) régis par le droit religieux
et, à cet égard, justiciables du cadi, ou demeurés
sous l'empire des antiques coutumes berbères, en sorte qu'ils ignoraient
le droit et le juge religieux.
- Nous éliminerons ici tout ce qui concerne le sujet, d'ailleurs
très intéressant des coutumes berbères, nous réservant
d'en traiter éventuellement à part, pour ne parler que du
droit musulman. Mais ici l'on est bien obligé de déborder
le cadre de l'Algérie, parce que les institutions du droit religieux
de l'Islam sont, en principe, les mêmes sous l'aspect théorique
en Algérie, en Tunisie et au Maroc. De plus des savants européens
d'Algérie se sont penchés sur des institutions musulmanes
marocaines, et des savants européens du Maroc ont contribué
à la connaissance théorique des principes de droit applicables
au reste de l'Afrique du Nord.
- Nous éliminerons enfin le droit hébraïque : depuis
le décret Crémieux du 24 octobre 1870, les indigènes
juifs sont devenus citoyens français avec substitution du code
civil à la législation religieuse (à l'exception
du petit groupe d'israélites du M'zab, région annexée
ultérieurement).
Or, comme cette solution là n'a pas prévalu lors de l'accession
des indigènes musulmans à la citoyenneté française
en 1944, il se trouve que le droit musulman conserve pour l'Algérie
tout son intérêt pratique, tandis que le droit hébraïque
n'en a plus aucun depuis longtemps.
L'étude du droit hébraïque donc a été
négligée en Algérie depuis. Dans les deux protectorats,
il n'a pas été étudié du tout à notre
connaissance. En Algérie, au contraire, paraissait en 1866 un important
ouvrage de droit hébraïque dû au Conseiller Sautayra
(que nous retrouverons plus loin) et au Rabbin Charleville. Cet ouvrage,
assez remarquable pour l'époque, traite de la législation
alors applicable aux juifs de l'Algérie sur la base d'un traité
assez fameux, celui de Joseph Caro (XVIe siècle).
En ce qui concerne maintenant l'exploration du droit musulman, il semble
que l'on puisse distinguer trois ordres de recherches que nous étudierons
successivement :
- a) les traductions des uvres des docteurs de l'islam rarement
accompagnées du texte (Quant
à l'édition des textes juridiques sans traduction, il n'y
a rien, à signaler.) ;
- b) les études doctrinales des institutions juridiques musulmanes
;
- c) l'étude de la jurisprudence française à l'occasion
du droit musulman par nos tribunaux, ce qui est d'ailleurs d'un intérêt
scientifique secondaire.
LES TRADUCTEURS.
Le premier en date des traducteurs est le Docteur Perron qui fut un pionnier
du plus haut mérite en cette matière.
Les quelques textes traduits en français jusque-là sont
trop peu importants pour qu'il y ait lieu d'en parler ici (Par
exemple un cours fragment de.la Risala par Vincent en 1842.).
C'est dans l'admirable collection de " Exploration Scientifique de
l'Algérie " remontant aujourd'hui à un siècle,
et digne pendant de l'oeuvre réalisée en Égypte par
nos savants, à l'époque de Bonaparte - que ce docteur, ancien
directeur de l'Ecole de Médecine d'Egypte, publia sa traduction
du Mokhtaçar de Sidi Khalil (7 volumes, 1848-1854).
Ce texte est assez récent (il remonte au XIV' siècle). Sa
valeur purement scientifique et historique est réduite. Mais son
intérêt pratique est de tout premier ordre, puisqu'il est,
avec ses gloses et commentaires, demeuré l'ouvrage de base pour
l'enseignement du rituel et du droit en Afrique du Nord, et il y jouit
d'une haute réputation.
On peut considérer aujourd'hui cette traduction comme périmée
et, pour notre part, nous ne l'avons jamais utilisée ; mais la
valeur des traductions ultérieures de ce texte est due en très
grande partie aux efforts admirables de Perron ; c'est ce qu'il conviendrait
de ne jamais oublier. Du côté français, on n'en a
depuis publié que des traductions fragmentaires, dues à
Seignette et surtout à Fagnan (voir ci-dessous). Quant à
la version italienne complète, par Guidi et Santillana, elle est
bien de premier ordre et un modèle du genre, mais elle n'aurait
jamais vu le jour, nous en sommes persuadé, si Perron n'avait ouvert
la voie.
Plus tard, Perron traduisit, sous forme d'extraits, la " Balance
(Mizân) de la Loi Musulmane ", d'Ech-Charâni, auteur,
au XVIe siècle, d'un de ces nombreux ouvrages qui exposent les
divergences des quatre écoles orthodoxes de la Loi Musulmane. Ces
extraits ont été publiés bien après sa mort,
en 1898, par Luciani, et sont encore utilisables avec quelques précautions.
Il faut noter la candeur avec laquelle le traducteur écrit : "
Par ces deux ouvrages, on aura toute la législation islamique "
(P. VIII) ! On verra que nos propres conclusions sont différentes.
Le second ouvrage de droit malékite (c'est-à-dire de l'école
qui compte de beaucoup le plus grand nombre d'adeptes en Afrique du Nord),
à citer ici est la Tohfa de l'Andalou Ibn Açem (mort en
1426). Il a été traduit en 1882 par Houdas, l'arabisant
bien connu, et Martel, de l'Ecole de Droit d'Alger, personnage duquel
on ne possède d'ailleurs aucune autre publication. C'est un bon
travail, solide, fort bien annoté, très utilisable.
Le troisième est le petit catéchisme juridique, ou "
épître" Risala d'El Qaïrawanî (mort vers
la fin du X° siècle). Il a été traduit par Fagnan
et, à nouveau, tout récemment, par L. Bercher, ces deux
traductions annotées sont fort bonnes. Feu Emile Fagnan, professeur
à l'Ecole, puis à la Faculté des Lettres d'Alger,
a laissé une uvre admirable de traducteur, à la vérité
surtout d'historien ; mais les juristes ( Ses
Additions aux dictionnaires arabes sont très précieuses
du point de vue de la langue juridique.) lui sont redevables
d'un excellent Mariage et Répudiation, retraduit de Khalil, et
de la Risala, sans parler de ses Concordances de Khalil, travail ingrat
par excellence.
Il a encore traduit l'ouvrage de Droit Public, les Statuts Gouvernementaux
d'El-Mawerdî, mais qui ne sont pas d'une application pratique :
c'est de l'exploration juridique, mais non de l'Algérie.
On peut faire des observations semblables sur sa traduction d'Aboû
Youssof (Le Livre de l'Impôt Foncier), du second siècle de
l'Hégire relatif au droit public, un des plus anciens textes connus.
J'ai entendu dire qu'il avait, avant sa mort, brûlé, hélas,
une traduction complète du Coran, ce qui nous amène à
parler de la traduction des Sources du Droit Musulman.
Parmi celles-ci, il faut citer précisément le Coran en premier
lieu. Depuis la conquête de l'Algérie il a fait l'objet de
quatre traductions : au XIXe siècle pas Kazimirski ; entre les
deux guerres mondiales, par Laïmèche et Ben Daoud, tous deux
Musulmans algériens, par le Suisse Montet et par Octave Presle
et Ahmed Tidjani, résidant l'un et l'autre au Maroc, mais d'origine
algérienne tous deux
Toutes ces traductions, comme toutes les traductions étrangères,
manquent d'un commentaire critique vraiment scientifique.
Le grand recueil des Traditions Islamiques, le Çahih d'El-Bokhari,
a été traduit entièrement par Houdas (en collaboration
partielle avec W. Marçais) ; cette publication a commencé
à paraître à partir de 1903. Certains livres du Çahih
ont ensuite été retraduits par Frédéric Peltier
(1868-1946), professeur à la Faculté de Droit d'Alger, dont
le principal mérite a été d'en donner un commentaire
extrêmement pénétrant, ce qu'il a fait aussi pour
le " Livre des Ventes " du Mouwat't'a de Mâlek Ben Anas
(mort en 895).
Quant à William Marçais, il est surtout le traducteur du
Taqr"ib d'En-Nawawî, ouvrage de critique de la Tradition Islamique,
remontant au XIIIe siècle (ce travail a été publié
dans le Journal Asiatique, 1900).
Un bref précis musulman des Sources du Droit (le Kitâb-El-Waraqât)
a été publié plus tard par Bercher dans la Revue
Tunisienne (1930).
Pour en revenir aux traductions de textes juridiques proprement dits,
nous citerons encore : les extrait, par E. Amar, d'un très important
recueil de consultations (Fetwa) marocaines, le Miyara d'ElWancherisi
(Archives Marocaines, 1908), le Livre des Magistratures du même
auteur traduit (1937) par Gaudefroy-Demombynes et H. Bruno et l'oeuvre
si méritoire que poursuit Ahmed Laïmèche. Il s'est
attaqué à la Bidaya d'Averroès, le célèbre
philosophe, ouvrage où sont exposées les divergences entre
o les quatre rites orthodoxes et surtout les raisons de ces divergences.
De très importants fragments en ont ainsi déjà vu
le jour en français, grâce à lui.
En ce qui concerne le rite (école) Hanéfite, qui compte
en Algérie et en Tunisie un certain nombre d'adeptes, aucun texte
n'a été traduit en français.
Pour le rite Ibâdite, représenté également
dans ces deux régions, Zeys, qui fut Premier Président à
la Cour d'Alger, a posé, à partir de 1887 (dans la Revue
Algérienne) une importante pierre d'attente par sa traduction des
fragments relatifs au statut personnel (suivi plus tard du statut successoral,
brochure de 1895), du Nil, du Cheikh-el-Brahimi, auteur du XIX° siècle.
Il avait été précédé dans cette voie
par Hureaux (extraits relatifs à la Tutelle et à l'Absence,
1882). Mais il reste là aussi une très importante lacune
à combler ( Touchant un point
de détail, le Waqf, cela a été fait par l'étude
de M. Mercier en 1927, sur cette institution.).
Il y aurait lieu aussi de citer les traductions de formulaires pratiques
(Zeys et Ould Sidi Saïd, édition revue par H. Pérès,
1946 ; E. Laune, 1897 ; Viala et Gennady, 1924 ; Guay, dans la Revue Algérienne,
1932-33).
Signalons enfin le Dictionnaire Arabe-Français des termes juridiques
(1935) de feu Aboû Bekr Abdesselam Ben Choaïb, et l'ouvrage
similaire français-arabe de E. Tabet (1903).
LES ETUDES DOCTRINALES.
Nous entendons par là les travaux ayant pour objet d'ordonner et
de systématiser les matériaux 'bruts qui nous sont fournis
par les textes (ou leur traduction), complétés éventuellement
par la jurisprudence française ( C'est
dans la Revue Algérienne Tunisienne et Marocaine de Législation
et Jurisprudenc que l'on trouvera le plus d'articles sur ce sujet. Notons
que les thèses de la Faculté d'Alger sont rarement consacrées
au droit musulman. Il en est soutenues de plus noml.reuses à la
Faculté de Paris, mais faute de contrôle scientifique, exercé
sur leurs auteurs (des orientaux en général) elles sont
le plus souvent de valeur discutable. Une brillante exception est constituée
par Y. Linant de Bellefonds, Des Donations en Droit Musulman. 1937.).
Lorsqu'elles sont antérieures à l'ouvrage de Sautayra et
Cherbonneau, on peut dire que les publications de ce genre sont entièrement
périmées, à supposer qu'elles aient jamais eu une
valeur quelconque ( P. ex. Les publications
de Pharaon et Dulau, de Vincent, de l'huissier Cadoz.). Mais
lorsqu'en 1873-74, Sautayra, conseiller à la Cour d'Alger, dont
nous avons déjà cité le nom à propos du droit
hébraïque, en collaboration celte fois avec un arabisant,
Cherbonneau, publia son étude : Du Statut personnel et des Successions,
en deu,- volumes, il donnait à l'Algérie un ouvrage nettement
dépassé aujourd'hui mais qui n'a pas été vraiment
remplacé et qu'il faut donc encore consulter. Sans doute la base
doctrinale en est étroite (Sidi Khalil), sans doute la jurisprudence
française s'est développée depuis trois quarts de
siècle, et enfin la nature du Droit musulman est mieux connue et
approfondie, il n'en reste pas moins que ce livre était, pour son
époque, tout à fait remarquable, par son intelligence, sa
clarté, et l'association des deux points de vue : les solutions
du droit classique, celles de la jurisprudence française.
Le Traité élémentaire de Droit musulmam, algérien,
de Zeys (1885) est loin d'avoir cette valeur, en particulier à
cause de l'absence de toute référence.
En 1890, paraissait le Traité des Successions Musulmanes par Luciani,
ouvrage de premier ordre qui est une adaptation et une clarification (combien
nécessaire) des commentaires arabes sur la Rahbia, ouvrage sans
doute anonyme, en vers. Ce Traité est destiné, par sa nature
même, à conserver une valeur doctrinale pour longtemps encore
En 1898, William Marçais soutenait à Rennes sa thèse
Des parents ou alliés successibles en Droit Musulman, où
les données du droit musulman sont examinées d'un point
de vue critique, entre autres, quant à leur formation historique.
Le droit musulman a beaucoup perdu à ce que le Maître incontesté
des Etudes Islamiques n'ait pas persisté dans cette voie.
Vers la même époque paraissait le solide Code du Hobous de
E. Mercier.
Nous arrivons maintenant à la période d'une trentaine d'années
où les études de Droit musulman algérien sont dominées,
à juste titre, par le nom de Marcel Morand, Directeur de l'Ecole,
puis Doyen de la Faculté de Droit d'Alger (mort en 1932). Bien
que certaines faiblesses de son oeuvre aient pu être décelées
(arabisant médiocre, il ne s'intéressait pas non plus au
relief historique et sociologique des institutions du Droit musulman),
ce fut un travailleur des plus droits, des plus consciencieux, et surtout
des plus laborieux, en quoi il a parfois manqué de précédesseurs
comme de successeurs. Il a laissé quatre volumes : Une Introduction
au Droit Musulman Algérien, deux volumes d'Etudes, enfin l'Avant-
Projet de Code de Droit Musulman (1916) dit " Code Morand ",
non officiellement promulgué mais qui a rendu à la pratique
les plus grands services ( En 1909,
avait paru un Essai de Codificattion, par Ed. Norès. L'oeuvre pratique
de ce magistrat dans le domaine des Révisions Musulmanes, doit
surtout être rappelée ici.). Il est infiniment
regrettable qu'il soit mort avant d'avoir publié son cours polycopié.
C'est une oeuvre claire, probe et solidement fondée sur la jurisprudence
française. On peut dire qu'il a tiré tout ce qu'il était
possible de tirer des textes utilisés par lui.
Durant une partie de sa carrière, Louis Milliot (né en 1883),
ancien doyen de la Faculté, a publié plusieurs ouvrages
dont certains très importants, en ce qu'il a attiré l'attention
des spécialistes sur les particularités de la pratique juridique
au Maroc. Citons le Recueil de Jurisprudence Chérifienne (3 vol.,
1920-1924), Les Démembrements du Habous (1918). Il a aussi publié
divers articles de valeur (entre autres dans la Revue des Etudes Islamiques).
En 1935, Frédéric Peltier, collègue, ami et contemporain
du Doyen Morand, a publié un curieux ouvrage : Les Successions
agnatiques mitigées, où il compare, du point de vue de leur
évolution historique, en particulier, le régime successoral
du droit germanique et celui du droit musulman et qui fait regretter que
cette haute intelligence, cet esprit si remarquablement cultivé
n'ait pas consacré davantage de son temps au droit de l'Islam.
Nous en arrivons maintenant à l'époque contemporaine. Il
semble que ce soit le Maroc qui ait le quasi monopole des publications
doctrinales. Citons G. Surdon (Précis de Droit Musulman, école
malékite d'Occident, 1936) qui s'est aussi occupé de Droit
public musulman (La France en Afrique du Nord, 1946),ainsi que J. Berque
et O. Peslé, tous deux d'origine algérienne et fixés
au Maroc. Le premier et le plue jeune de ces deux auteurs a publié
(Outre une traduction du Madjmou de
Zaïid b. Ali, qui nous entraîne hors du domaine nord africain
proprement dit.) divers ouvrages (parmi lesquels les Nawetzil
el-Muzâra'a, l'Essai sur la Méthode juridique maghrébine)
qui témoignent d'une intelligence subtile, pénétrante
et inquiète ; leur équivalent n'existait pas encore dans
la littérature juridique de l'Islam.
Le second, depuis plus d'un quart de siècle publie, avec un zèle
et -une régularité admirables, une série de monographies
sur les questions les plus diverses relatives au Droit musulman. On peut
être assuré - comme dans le cas de Luciani et pour des raisons
à peu près semblables - qu'elles sont destinées à
durer. Il ne fait que peu ou guère de commentaires personnels ;
toutes références à de la jurisprudence contemporaine
sont exclues. S'inspirant presqu'uniquement de sources non traduites (surtout
dans ses dernières oeuvres), il présente, sous une forme
plus claire, les solutions des docteurs de la Loi. Le nom de ce grand
laborieux clôt aussi dignement notre brève et trop sèche
énumération que celui du Dr. Perron l'avait ouverte.
LA JURISPRUDENCE FRANÇAISE.
Nous dirons ici un mot des publications qui ont pour objet, unique ou
principal, l'examen de la jurisprudence française sans référence
aux textes originaux ou qui ont pour auteurs des non-arabisants uniquement
praticiens. On trouvera des décisions de justice, souvent annotées,
dans : la Revue Algérienne de Législation et de Jurisprudence,
déjà citée, publiée par la Faculté
de Droit ; le Journal de Robe ; le Recueil Norès ; les Tables Centenaires
(sic) de Jurisprudence Nord-Africaine et surtout les Cahiers de Jurisprudence
Ponset.
Comme exemple, entre autres, d'ouvrages très utilisables, mais
pour la jurisprudence seulement, on peut cher les diverses publications
de F. Dulout (en particulier le Habous, 1938). Ce louable exemple est
loin d'avoir été toujours suivi, et plus d'un a pêché
ici par omissions, tel même par commission, hélas !
Ce même auteur publie en ce moment un Traité qui rendra de
grands services pratiques.
LA TACHE FUTURE.
Voici donc exposé le bilan présent de cette exploration
juridique ; il est, en fait, bien plus satisfaisant encore qu'il ne pourrait
paraître au premier abord, au moins du point de vue subjectif, ainsi
que nous allons l'expliquer ,mais pour cette même
raison, du point de vue objectif, la tâche encore à accomplir
reste immense.
Tout d'abord, le mérite qui revient aux travailleurs dans ce domaine
est bien plus grand qu'il ne peut le sembler au premier abord, car il
y a toujours eu un très petit, un trop petit nombre de chercheurs
dans cette branche de nos connaissances. En effet, pour s'occuper sérieusement
de Droit musulman, il faut s'intéresser au droit et être
en quelque mesure arabisant. Or, la réunion de ces deux conditions
est nécessairement très rare. En effet, en ce qui concerne
les arabisants, de toutes les branches de la littérature arabe,
le Droit (le Fiqh) est sans doute la plus austère et la plus rebutante
: il se caractérise par une casuistique qui, à bien des
égards, est dénuée de tout intérêt intellectuel
profond. Par ailleurs, en ce qui concerne les juristes, l'acquisition,
â l'âge mûr, d'une connaissance suffisante de la langue
arabe, exige des efforts disproportionnés avec le résultat
que l'on peut espérer atteindre (si on le compare à la productivité
intellectuelle que l'on retirerait d'un semblable effort pour d'autres
langues). Or, rien ne prépare le juriste français arrivant
en Afrique du Nord à la connaissance préalable de l'arabe.
Il en résulte que le nombre des savants qui se sont spécialisés
dans l'étude du Droit musulman ne peut être que très
faible, et que leur mérite est relativement bien plus grand que
celui d'autres chercheurs.
Mais ceci implique que la tâche à réaliser par les
générations à venir reste énorme. Nous disons
bien les générations, et non la génération,
car le programme que l'on peut tracer des travaux à accomplir ne
sera certes pas achevé avant un siècle, au minimum, et sans
doute bien davantage.
a) Tout d'abord, l'on ne dispose pas jusqu'ici
d'un seul manuel convenable de Droit musulman à l'usage des étudiants
français. C'est une situation déplorable ; les divers professeurs
qui ont occupé la chaire de Droit musulman algérien ont
laissé à leurs successeurs une énorme lacune à
combler.
b) Du point de vue de la jurisprudence,
il conviendrait d'en coordonner la connaissance mieux encore. C'est là
une tâche à accomplir par les avocats des barreaux algériens,
et d'autres praticiens. En particulier, si nous connaissons assez bien
la jurisprudènce française qui juge - en appel ou en cassation
- les affaires musulmanes, nous sommes presque totalement ignorants des
décisions des cadis en première instance ; il appartient
à ceux dont la langue arabe est la langue maternelle de nous éclairer
sur ce point.
c) Dans le même ordre d'idées,
il nous faudrait avoir, pour chacune des grandes institutions du Droit
musulman, des monographies nous expliquant comment les choses se passent
en fait, car, bien entendu, nous n'avons connaissance de ces institutions
par la voie judiciaire que lorsqu'il y a procès ; ce qui se passe
lorsqu'il n'y en a pas est bien plus important au point de vue sociologique.
Ici, presque tout est à faire.
d) Mais pour pouvoir se livrer à
des études de doctrine sur le Droit musulman, il y a encore une
oeuvre immense à réaliser dans le domaine de l'érudition
pure (Cf. les observations tout à
fait pertinentes du Professeur Roussier dans sa brillante communication
au Congrès de la Fédération des Sociétés
Savantes d'Afrique du Nord, Alger 1935, (Actes publiés par la Sté
Historique Algérienne) p. 319 et suivante. On doit encore à
cet auteur plusieurs études publiées dans la Revue Algérienne.).
1° Si étrange que cela puisse
paraître, nous sommes encore très ignorants du Droit musulman
et de son passé. L'histoire de la formation si rapide (moins de
deux siècles), de ce droit reste à faire : elle n'a pas
été assez étudiée, et, en tous cas, les sources
ne sont traduites que pour une infime partie.
2° Il n'existe pas de traduction satisfaisante
du Coran - nous l'avons déjà dit - du point de vue d'une
critique historique servant de commentaire du texte. Du point de vue des
Traditions, il en va exactement de même, si l'on excepte les quelques
fragments commentés par Peltier.
3°Rien n'a été traduit
(pour ne même pas parler de commentaires) des deux sources fondamentales
de la seule école malikite, le Mouwat't'a (sauf un bref fragment
par Peltier), et l'énorme Maudawwâna d'Ibn-El-Qâsim.
4° En matière de droit ibâdhite,
presque tout reste à faire, tant du point de vue de l'érudition
que même du point de vue pratique.
5° Les trésors de la jurisprudence
marocaine, dont L. Milliot avait commencé à tirer un si
beau parti, doivent encore être inventoriés. La jurisprudence
tunisienne n'a jamais été étudiée.
6° Dans un domaine tout à fait
abstrait, et malgré les travaux d'approche de Marçais, Bercher,
Pesle, il nous faudra encore attendre longtemps sans doute un exposé
définitif de la théorie musulmane des sources du droit.
On voit l'immensité de la besogne à accomplir.
Certes, nous ne nous faisons point d'illusions par trop exagérées
sur la valeur du fiqh et nous comprenons fort bien que des études
plus attrayantes séduisent davantage les jeunes gens. Pourtant,
le domaine austère de la Loi musulmane finit par réserver,
lui aussi, parfois, des satisfactions intellectuelles à celui qui
s'y livre. L'étude du Droit musulman, de plus, nous donne une leçon
morale dont la valeur ne devrait pas être méconnue dans la
France de 1947 : à savoir qu'il faut travailler beaucoup pour obtenir
un petit résultat, et qu'il faut chercher sa satisfaction avant
tout dans l'effort même que l'on a accompli ; cette vérité
est trop oubliée de nos jours.
G -H. BOUSQUET,
Professeur à la Faculté
de Droit d'Alger
Depuis que cette étude a paru, deux
autres publications ont vu le jour (La traduction
du Coran par le Prof. Blachere est annoncée ; l'introduction en
a déjà paru) qui doivent être citées
ici.
1° La traduction par le professeur Brunschvig du Livre de l'Ordre
et de la Défense, d'Al-Muzani (Bulletin d'Etudes Orientales, de
l'Institut de Damas, I. XI).
2°Le Traité de Droit Musulman et Algérien de F. Dulout,
très touffu ; comme toutes les publications de l'auteur, cet ouvrage
rendra de signalés services mais uniquement di, point de vue de
la juris?
prudence algérienne.
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