Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
L'Exploration Juridique de l'Algérie et de l'Afrique du Nord
(Droit Musulman)
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ici, le 10-1-2012

* Document n° 20 de la série : Culturelle - Paru le 10 juin 1947 - Rubrique DROIT MUSULMAN

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L'Exploration Juridique de l'Algérie et de l'Afrique du Nord
(Droit Musulman)

POSITION DU PROBLEME.

Dans la brève étude qui suit, nous ne traiterons pas de toutes les recherches relatives à la situation juridique de l'Algérie et, d'autre part, nous serons amenés à déborder le cadre de cette unité administrative pour les raison suivantes :

- Lorsque la France a commencé la conquête de l'Afrique du Nord les populations des trois pays qui la composent se partageaient en deux confessions : une immense majorité de musulmans et une petite minorité d'israélites ; les musulmans étaient, ou (dans une mesure plus ou moins grande) régis par le droit religieux et, à cet égard, justiciables du cadi, ou demeurés sous l'empire des antiques coutumes berbères, en sorte qu'ils ignoraient le droit et le juge religieux.

- Nous éliminerons ici tout ce qui concerne le sujet, d'ailleurs très intéressant des coutumes berbères, nous réservant d'en traiter éventuellement à part, pour ne parler que du droit musulman. Mais ici l'on est bien obligé de déborder le cadre de l'Algérie, parce que les institutions du droit religieux de l'Islam sont, en principe, les mêmes sous l'aspect théorique en Algérie, en Tunisie et au Maroc. De plus des savants européens d'Algérie se sont penchés sur des institutions musulmanes marocaines, et des savants européens du Maroc ont contribué à la connaissance théorique des principes de droit applicables au reste de l'Afrique du Nord.

- Nous éliminerons enfin le droit hébraïque : depuis le décret Crémieux du 24 octobre 1870, les indigènes juifs sont devenus citoyens français avec substitution du code civil à la législation religieuse (à l'exception du petit groupe d'israélites du M'zab, région annexée ultérieurement).

Or, comme cette solution là n'a pas prévalu lors de l'accession des indigènes musulmans à la citoyenneté française en 1944, il se trouve que le droit musulman conserve pour l'Algérie tout son intérêt pratique, tandis que le droit hébraïque n'en a plus aucun depuis longtemps.

L'étude du droit hébraïque donc a été négligée en Algérie depuis. Dans les deux protectorats, il n'a pas été étudié du tout à notre connaissance. En Algérie, au contraire, paraissait en 1866 un important ouvrage de droit hébraïque dû au Conseiller Sautayra (que nous retrouverons plus loin) et au Rabbin Charleville. Cet ouvrage, assez remarquable pour l'époque, traite de la législation alors applicable aux juifs de l'Algérie sur la base d'un traité assez fameux, celui de Joseph Caro (XVIe siècle).

En ce qui concerne maintenant l'exploration du droit musulman, il semble que l'on puisse distinguer trois ordres de recherches que nous étudierons successivement :
- a) les traductions des œuvres des docteurs de l'islam rarement accompagnées du texte (Quant à l'édition des textes juridiques sans traduction, il n'y a rien, à signaler.) ;
- b) les études doctrinales des institutions juridiques musulmanes ;
- c) l'étude de la jurisprudence française à l'occasion du droit musulman par nos tribunaux, ce qui est d'ailleurs d'un intérêt scientifique secondaire.

LES TRADUCTEURS.

Le premier en date des traducteurs est le Docteur Perron qui fut un pionnier du plus haut mérite en cette matière.

Les quelques textes traduits en français jusque-là sont trop peu importants pour qu'il y ait lieu d'en parler ici (Par exemple un cours fragment de.la Risala par Vincent en 1842.). C'est dans l'admirable collection de " Exploration Scientifique de l'Algérie " remontant aujourd'hui à un siècle, et digne pendant de l'oeuvre réalisée en Égypte par nos savants, à l'époque de Bonaparte - que ce docteur, ancien directeur de l'Ecole de Médecine d'Egypte, publia sa traduction du Mokhtaçar de Sidi Khalil (7 volumes, 1848-1854).

Ce texte est assez récent (il remonte au XIV' siècle). Sa valeur purement scientifique et historique est réduite. Mais son intérêt pratique est de tout premier ordre, puisqu'il est, avec ses gloses et commentaires, demeuré l'ouvrage de base pour l'enseignement du rituel et du droit en Afrique du Nord, et il y jouit d'une haute réputation.

On peut considérer aujourd'hui cette traduction comme périmée et, pour notre part, nous ne l'avons jamais utilisée ; mais la valeur des traductions ultérieures de ce texte est due en très grande partie aux efforts admirables de Perron ; c'est ce qu'il conviendrait de ne jamais oublier. Du côté français, on n'en a depuis publié que des traductions fragmentaires, dues à Seignette et surtout à Fagnan (voir ci-dessous). Quant à la version italienne complète, par Guidi et Santillana, elle est bien de premier ordre et un modèle du genre, mais elle n'aurait jamais vu le jour, nous en sommes persuadé, si Perron n'avait ouvert la voie.

Plus tard, Perron traduisit, sous forme d'extraits, la " Balance (Mizân) de la Loi Musulmane ", d'Ech-Charâni, auteur, au XVIe siècle, d'un de ces nombreux ouvrages qui exposent les divergences des quatre écoles orthodoxes de la Loi Musulmane. Ces extraits ont été publiés bien après sa mort, en 1898, par Luciani, et sont encore utilisables avec quelques précautions. Il faut noter la candeur avec laquelle le traducteur écrit : " Par ces deux ouvrages, on aura toute la législation islamique " (P. VIII) ! On verra que nos propres conclusions sont différentes.

Le second ouvrage de droit malékite (c'est-à-dire de l'école qui compte de beaucoup le plus grand nombre d'adeptes en Afrique du Nord), à citer ici est la Tohfa de l'Andalou Ibn Açem (mort en 1426). Il a été traduit en 1882 par Houdas, l'arabisant bien connu, et Martel, de l'Ecole de Droit d'Alger, personnage duquel on ne possède d'ailleurs aucune autre publication. C'est un bon travail, solide, fort bien annoté, très utilisable.

Le troisième est le petit catéchisme juridique, ou " épître" Risala d'El Qaïrawanî (mort vers la fin du X° siècle). Il a été traduit par Fagnan et, à nouveau, tout récemment, par L. Bercher, ces deux traductions annotées sont fort bonnes. Feu Emile Fagnan, professeur à l'Ecole, puis à la Faculté des Lettres d'Alger, a laissé une œuvre admirable de traducteur, à la vérité surtout d'historien ; mais les juristes ( Ses Additions aux dictionnaires arabes sont très précieuses du point de vue de la langue juridique.) lui sont redevables d'un excellent Mariage et Répudiation, retraduit de Khalil, et de la Risala, sans parler de ses Concordances de Khalil, travail ingrat par excellence.

Il a encore traduit l'ouvrage de Droit Public, les Statuts Gouvernementaux d'El-Mawerdî, mais qui ne sont pas d'une application pratique : c'est de l'exploration juridique, mais non de l'Algérie.

On peut faire des observations semblables sur sa traduction d'Aboû Youssof (Le Livre de l'Impôt Foncier), du second siècle de l'Hégire relatif au droit public, un des plus anciens textes connus.

J'ai entendu dire qu'il avait, avant sa mort, brûlé, hélas, une traduction complète du Coran, ce qui nous amène à parler de la traduction des Sources du Droit Musulman.

Parmi celles-ci, il faut citer précisément le Coran en premier lieu. Depuis la conquête de l'Algérie il a fait l'objet de quatre traductions : au XIXe siècle pas Kazimirski ; entre les deux guerres mondiales, par Laïmèche et Ben Daoud, tous deux Musulmans algériens, par le Suisse Montet et par Octave Presle et Ahmed Tidjani, résidant l'un et l'autre au Maroc, mais d'origine algérienne tous deux

Toutes ces traductions, comme toutes les traductions étrangères, manquent d'un commentaire critique vraiment scientifique.

Le grand recueil des Traditions Islamiques, le Çahih d'El-Bokhari, a été traduit entièrement par Houdas (en collaboration partielle avec W. Marçais) ; cette publication a commencé à paraître à partir de 1903. Certains livres du Çahih ont ensuite été retraduits par Frédéric Peltier (1868-1946), professeur à la Faculté de Droit d'Alger, dont le principal mérite a été d'en donner un commentaire extrêmement pénétrant, ce qu'il a fait aussi pour le " Livre des Ventes " du Mouwat't'a de Mâlek Ben Anas (mort en 895).

Quant à William Marçais, il est surtout le traducteur du Taqr"ib d'En-Nawawî, ouvrage de critique de la Tradition Islamique, remontant au XIIIe siècle (ce travail a été publié dans le Journal Asiatique, 1900).

Un bref précis musulman des Sources du Droit (le Kitâb-El-Waraqât) a été publié plus tard par Bercher dans la Revue Tunisienne (1930).

Pour en revenir aux traductions de textes juridiques proprement dits, nous citerons encore : les extrait, par E. Amar, d'un très important recueil de consultations (Fetwa) marocaines, le Miyara d'ElWancherisi (Archives Marocaines, 1908), le Livre des Magistratures du même auteur traduit (1937) par Gaudefroy-Demombynes et H. Bruno et l'oeuvre si méritoire que poursuit Ahmed Laïmèche. Il s'est attaqué à la Bidaya d'Averroès, le célèbre philosophe, ouvrage où sont exposées les divergences entre o les quatre rites orthodoxes et surtout les raisons de ces divergences. De très importants fragments en ont ainsi déjà vu le jour en français, grâce à lui.

En ce qui concerne le rite (école) Hanéfite, qui compte en Algérie et en Tunisie un certain nombre d'adeptes, aucun texte n'a été traduit en français.
Pour le rite Ibâdite, représenté également dans ces deux régions, Zeys, qui fut Premier Président à la Cour d'Alger, a posé, à partir de 1887 (dans la Revue Algérienne) une importante pierre d'attente par sa traduction des fragments relatifs au statut personnel (suivi plus tard du statut successoral, brochure de 1895), du Nil, du Cheikh-el-Brahimi, auteur du XIX° siècle. Il avait été précédé dans cette voie par Hureaux (extraits relatifs à la Tutelle et à l'Absence, 1882). Mais il reste là aussi une très importante lacune à combler ( Touchant un point de détail, le Waqf, cela a été fait par l'étude de M. Mercier en 1927, sur cette institution.).

Il y aurait lieu aussi de citer les traductions de formulaires pratiques (Zeys et Ould Sidi Saïd, édition revue par H. Pérès, 1946 ; E. Laune, 1897 ; Viala et Gennady, 1924 ; Guay, dans la Revue Algérienne, 1932-33).

Signalons enfin le Dictionnaire Arabe-Français des termes juridiques (1935) de feu Aboû Bekr Abdesselam Ben Choaïb, et l'ouvrage similaire français-arabe de E. Tabet (1903).

LES ETUDES DOCTRINALES.

Nous entendons par là les travaux ayant pour objet d'ordonner et de systématiser les matériaux 'bruts qui nous sont fournis par les textes (ou leur traduction), complétés éventuellement par la jurisprudence française ( C'est dans la Revue Algérienne Tunisienne et Marocaine de Législation et Jurisprudenc que l'on trouvera le plus d'articles sur ce sujet. Notons que les thèses de la Faculté d'Alger sont rarement consacrées au droit musulman. Il en est soutenues de plus noml.reuses à la Faculté de Paris, mais faute de contrôle scientifique, exercé sur leurs auteurs (des orientaux en général) elles sont le plus souvent de valeur discutable. Une brillante exception est constituée par Y. Linant de Bellefonds, Des Donations en Droit Musulman. 1937.).

Lorsqu'elles sont antérieures à l'ouvrage de Sautayra et Cherbonneau, on peut dire que les publications de ce genre sont entièrement périmées, à supposer qu'elles aient jamais eu une valeur quelconque ( P. ex. Les publications de Pharaon et Dulau, de Vincent, de l'huissier Cadoz.). Mais lorsqu'en 1873-74, Sautayra, conseiller à la Cour d'Alger, dont nous avons déjà cité le nom à propos du droit hébraïque, en collaboration celte fois avec un arabisant, Cherbonneau, publia son étude : Du Statut personnel et des Successions, en deu,- volumes, il donnait à l'Algérie un ouvrage nettement dépassé aujourd'hui mais qui n'a pas été vraiment remplacé et qu'il faut donc encore consulter. Sans doute la base doctrinale en est étroite (Sidi Khalil), sans doute la jurisprudence française s'est développée depuis trois quarts de siècle, et enfin la nature du Droit musulman est mieux connue et approfondie, il n'en reste pas moins que ce livre était, pour son époque, tout à fait remarquable, par son intelligence, sa clarté, et l'association des deux points de vue : les solutions du droit classique, celles de la jurisprudence française.

Le Traité élémentaire de Droit musulmam, algérien, de Zeys (1885) est loin d'avoir cette valeur, en particulier à cause de l'absence de toute référence.
En 1890, paraissait le Traité des Successions Musulmanes par Luciani, ouvrage de premier ordre qui est une adaptation et une clarification (combien nécessaire) des commentaires arabes sur la Rahbia, ouvrage sans doute anonyme, en vers. Ce Traité est destiné, par sa nature même, à conserver une valeur doctrinale pour longtemps encore

En 1898, William Marçais soutenait à Rennes sa thèse Des parents ou alliés successibles en Droit Musulman, où les données du droit musulman sont examinées d'un point de vue critique, entre autres, quant à leur formation historique. Le droit musulman a beaucoup perdu à ce que le Maître incontesté des Etudes Islamiques n'ait pas persisté dans cette voie.

Vers la même époque paraissait le solide Code du Hobous de E. Mercier.

Nous arrivons maintenant à la période d'une trentaine d'années où les études de Droit musulman algérien sont dominées, à juste titre, par le nom de Marcel Morand, Directeur de l'Ecole, puis Doyen de la Faculté de Droit d'Alger (mort en 1932). Bien que certaines faiblesses de son oeuvre aient pu être décelées (arabisant médiocre, il ne s'intéressait pas non plus au relief historique et sociologique des institutions du Droit musulman), ce fut un travailleur des plus droits, des plus consciencieux, et surtout des plus laborieux, en quoi il a parfois manqué de précédesseurs comme de successeurs. Il a laissé quatre volumes : Une Introduction au Droit Musulman Algérien, deux volumes d'Etudes, enfin l'Avant- Projet de Code de Droit Musulman (1916) dit " Code Morand ", non officiellement promulgué mais qui a rendu à la pratique les plus grands services ( En 1909, avait paru un Essai de Codificattion, par Ed. Norès. L'oeuvre pratique de ce magistrat dans le domaine des Révisions Musulmanes, doit surtout être rappelée ici.). Il est infiniment regrettable qu'il soit mort avant d'avoir publié son cours polycopié. C'est une oeuvre claire, probe et solidement fondée sur la jurisprudence française. On peut dire qu'il a tiré tout ce qu'il était possible de tirer des textes utilisés par lui.

Durant une partie de sa carrière, Louis Milliot (né en 1883), ancien doyen de la Faculté, a publié plusieurs ouvrages dont certains très importants, en ce qu'il a attiré l'attention des spécialistes sur les particularités de la pratique juridique au Maroc. Citons le Recueil de Jurisprudence Chérifienne (3 vol., 1920-1924), Les Démembrements du Habous (1918). Il a aussi publié divers articles de valeur (entre autres dans la Revue des Etudes Islamiques).
En 1935, Frédéric Peltier, collègue, ami et contemporain du Doyen Morand, a publié un curieux ouvrage : Les Successions agnatiques mitigées, où il compare, du point de vue de leur évolution historique, en particulier, le régime successoral du droit germanique et celui du droit musulman et qui fait regretter que cette haute intelligence, cet esprit si remarquablement cultivé n'ait pas consacré davantage de son temps au droit de l'Islam.

Nous en arrivons maintenant à l'époque contemporaine. Il semble que ce soit le Maroc qui ait le quasi monopole des publications doctrinales. Citons G. Surdon (Précis de Droit Musulman, école malékite d'Occident, 1936) qui s'est aussi occupé de Droit public musulman (La France en Afrique du Nord, 1946),ainsi que J. Berque et O. Peslé, tous deux d'origine algérienne et fixés au Maroc. Le premier et le plue jeune de ces deux auteurs a publié (Outre une traduction du Madjmou de Zaïid b. Ali, qui nous entraîne hors du domaine nord africain proprement dit.) divers ouvrages (parmi lesquels les Nawetzil el-Muzâra'a, l'Essai sur la Méthode juridique maghrébine) qui témoignent d'une intelligence subtile, pénétrante et inquiète ; leur équivalent n'existait pas encore dans la littérature juridique de l'Islam.

Le second, depuis plus d'un quart de siècle publie, avec un zèle et -une régularité admirables, une série de monographies sur les questions les plus diverses relatives au Droit musulman. On peut être assuré - comme dans le cas de Luciani et pour des raisons à peu près semblables - qu'elles sont destinées à durer. Il ne fait que peu ou guère de commentaires personnels ; toutes références à de la jurisprudence contemporaine sont exclues. S'inspirant presqu'uniquement de sources non traduites (surtout dans ses dernières oeuvres), il présente, sous une forme plus claire, les solutions des docteurs de la Loi. Le nom de ce grand laborieux clôt aussi dignement notre brève et trop sèche énumération que celui du Dr. Perron l'avait ouverte.

LA JURISPRUDENCE FRANÇAISE.

Nous dirons ici un mot des publications qui ont pour objet, unique ou principal, l'examen de la jurisprudence française sans référence aux textes originaux ou qui ont pour auteurs des non-arabisants uniquement praticiens. On trouvera des décisions de justice, souvent annotées, dans : la Revue Algérienne de Législation et de Jurisprudence, déjà citée, publiée par la Faculté de Droit ; le Journal de Robe ; le Recueil Norès ; les Tables Centenaires (sic) de Jurisprudence Nord-Africaine et surtout les Cahiers de Jurisprudence Ponset.
Comme exemple, entre autres, d'ouvrages très utilisables, mais pour la jurisprudence seulement, on peut cher les diverses publications de F. Dulout (en particulier le Habous, 1938). Ce louable exemple est loin d'avoir été toujours suivi, et plus d'un a pêché ici par omissions, tel même par commission, hélas !

Ce même auteur publie en ce moment un Traité qui rendra de grands services pratiques.

LA TACHE FUTURE.


Voici donc exposé le bilan présent de cette exploration juridique ; il est, en fait, bien plus satisfaisant encore qu'il ne pourrait paraître au premier abord, au moins du point de vue subjectif, ainsi que
nous allons l'expliquer ,mais pour cette même raison, du point de vue objectif, la tâche encore à accomplir reste immense.

Tout d'abord, le mérite qui revient aux travailleurs dans ce domaine est bien plus grand qu'il ne peut le sembler au premier abord, car il y a toujours eu un très petit, un trop petit nombre de chercheurs dans cette branche de nos connaissances. En effet, pour s'occuper sérieusement de Droit musulman, il faut s'intéresser au droit et être en quelque mesure arabisant. Or, la réunion de ces deux conditions est nécessairement très rare. En effet, en ce qui concerne les arabisants, de toutes les branches de la littérature arabe, le Droit (le Fiqh) est sans doute la plus austère et la plus rebutante : il se caractérise par une casuistique qui, à bien des égards, est dénuée de tout intérêt intellectuel profond. Par ailleurs, en ce qui concerne les juristes, l'acquisition, â l'âge mûr, d'une connaissance suffisante de la langue arabe, exige des efforts disproportionnés avec le résultat que l'on peut espérer atteindre (si on le compare à la productivité intellectuelle que l'on retirerait d'un semblable effort pour d'autres langues). Or, rien ne prépare le juriste français arrivant en Afrique du Nord à la connaissance préalable de l'arabe. Il en résulte que le nombre des savants qui se sont spécialisés dans l'étude du Droit musulman ne peut être que très faible, et que leur mérite est relativement bien plus grand que celui d'autres chercheurs.

Mais ceci implique que la tâche à réaliser par les générations à venir reste énorme. Nous disons bien les générations, et non la génération, car le programme que l'on peut tracer des travaux à accomplir ne sera certes pas achevé avant un siècle, au minimum, et sans doute bien davantage.
     a) Tout d'abord, l'on ne dispose pas jusqu'ici d'un seul manuel convenable de Droit musulman à l'usage des étudiants français. C'est une situation déplorable ; les divers professeurs qui ont occupé la chaire de Droit musulman algérien ont laissé à leurs successeurs une énorme lacune à combler.

     b) Du point de vue de la jurisprudence, il conviendrait d'en coordonner la connaissance mieux encore. C'est là une tâche à accomplir par les avocats des barreaux algériens, et d'autres praticiens. En particulier, si nous connaissons assez bien la jurisprudènce française qui juge - en appel ou en cassation - les affaires musulmanes, nous sommes presque totalement ignorants des décisions des cadis en première instance ; il appartient à ceux dont la langue arabe est la langue maternelle de nous éclairer sur ce point.

     c) Dans le même ordre d'idées, il nous faudrait avoir, pour chacune des grandes institutions du Droit musulman, des monographies nous expliquant comment les choses se passent en fait, car, bien entendu, nous n'avons connaissance de ces institutions par la voie judiciaire que lorsqu'il y a procès ; ce qui se passe lorsqu'il n'y en a pas est bien plus important au point de vue sociologique. Ici, presque tout est à faire.

     d) Mais pour pouvoir se livrer à des études de doctrine sur le Droit musulman, il y a encore une oeuvre immense à réaliser dans le domaine de l'érudition pure (Cf. les observations tout à fait pertinentes du Professeur Roussier dans sa brillante communication au Congrès de la Fédération des Sociétés Savantes d'Afrique du Nord, Alger 1935, (Actes publiés par la Sté Historique Algérienne) p. 319 et suivante. On doit encore à cet auteur plusieurs études publiées dans la Revue Algérienne.).

     1° Si étrange que cela puisse paraître, nous sommes encore très ignorants du Droit musulman et de son passé. L'histoire de la formation si rapide (moins de deux siècles), de ce droit reste à faire : elle n'a pas été assez étudiée, et, en tous cas, les sources ne sont traduites que pour une infime partie.

     2° Il n'existe pas de traduction satisfaisante du Coran - nous l'avons déjà dit - du point de vue d'une critique historique servant de commentaire du texte. Du point de vue des Traditions, il en va exactement de même, si l'on excepte les quelques fragments commentés par Peltier.

     3°Rien n'a été traduit (pour ne même pas parler de commentaires) des deux sources fondamentales de la seule école malikite, le Mouwat't'a (sauf un bref fragment par Peltier), et l'énorme Maudawwâna d'Ibn-El-Qâsim.

     4° En matière de droit ibâdhite, presque tout reste à faire, tant du point de vue de l'érudition que même du point de vue pratique.

     5° Les trésors de la jurisprudence marocaine, dont L. Milliot avait commencé à tirer un si beau parti, doivent encore être inventoriés. La jurisprudence tunisienne n'a jamais été étudiée.

     6° Dans un domaine tout à fait abstrait, et malgré les travaux d'approche de Marçais, Bercher, Pesle, il nous faudra encore attendre longtemps sans doute un exposé définitif de la théorie musulmane des sources du droit.

On voit l'immensité de la besogne à accomplir.

Certes, nous ne nous faisons point d'illusions par trop exagérées sur la valeur du fiqh et nous comprenons fort bien que des études plus attrayantes séduisent davantage les jeunes gens. Pourtant, le domaine austère de la Loi musulmane finit par réserver, lui aussi, parfois, des satisfactions intellectuelles à celui qui s'y livre. L'étude du Droit musulman, de plus, nous donne une leçon morale dont la valeur ne devrait pas être méconnue dans la France de 1947 : à savoir qu'il faut travailler beaucoup pour obtenir un petit résultat, et qu'il faut chercher sa satisfaction avant tout dans l'effort même que l'on a accompli ; cette vérité est trop oubliée de nos jours.

G -H. BOUSQUET,
Professeur à la Faculté
de Droit d'Alger

Depuis que cette étude a paru, deux autres publications ont vu le jour (La traduction du Coran par le Prof. Blachere est annoncée ; l'introduction en a déjà paru) qui doivent être citées ici.

1° La traduction par le professeur Brunschvig du Livre de l'Ordre et de la Défense, d'Al-Muzani (Bulletin d'Etudes Orientales, de l'Institut de Damas, I. XI).

2°Le Traité de Droit Musulman et Algérien de F. Dulout, très touffu ; comme toutes les publications de l'auteur, cet ouvrage rendra de signalés services mais uniquement di, point de vue de la juris?
prudence algérienne.