Education civique
des Djemaâs
Une des principales réformes entreprises
par le Gouvernement provisoire de la République Française
au profit des populations algériennes est celle qui intéresse
l'organisation communale. Tandis qu'un premier décret du 29 août
1945 assouplit les règles de fonctionnement des Centres municipaux,
un second texte étend, le même jour, les attributions des
Djemaâs de douar dans les communes de plein exercice et dans les
communes mixtes, et donne une activité réelle à des
assemblées qui constituent la base de toute l'éducation
civique et politique des populations musulmanes.
C'est ce regain de vie de la Djemaâ du douar, avec toutes les promesses
d'évolution qu'il comporte, que nous allons étudier, à
l'aide des derniers rapports sur les réunions tenues par ces assemblées
depuis le mois d'août 1945.
NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT
DE LA DJEMAA (Voir
: " Documents Algériens - Série Politique. N° 2,
du 15 sept. 1945. - Réforme des Djemaâs)
1830. - La Djemaâ a existé
en Algérie avant 1830. Elle avait quelquefois alors, en plus de
ses attributions municipales, des pouvoirs politiques et judiciaires ;
mais sa mission variait d'une région à. une autre.
1863. - Après l'installation de l'Administration française,
la Djemaâ, en perdant ses attributions politiques et judiciaires
et bien qu'elle fût considérée par le législateur
impérial comme " le germe de la commune arabe ", n'existe
plus en fait.
1895. - Une Djemaâ nommée :
Un arrêté du Gouverneur Général du 11 septembre
1895 reconstitue les djemaâs pour les territoires érigés
en douars-communes, par application du Sénatus-Consulte du 22 avril
1863.
Il s'agit encore ici d'assemblées dont les membres sont "
désignés " par l'autorité administrative et
présidées par un agent de l'Etat, le Caïd.
Cet arrêté est encore en vigueur dans certaines régions
des Territoires du Sud où les conditions de vie créées
par le nomadisme et l'immensité des Territoires se prêtent
difficilement à une vie communale normale.
1919. - Une Djemaâ élue :
La loi du 4 février 1919 marque, par contre, dans les Territoires
du Nord, où les populations musulmanes sont en contact étroit
avec notre civilisation, une première étape dans l'exercice
de quelques libertés. On donne au douar sa véritable personnalité
et les Djemaâs sont consultées pour toutes les questions
locales.
La Djemaâ se compose de 6 à 16 ou 20 membres, selon qu'elle
se trouve en commune de plein exercice ou en commune mixte. Elle est élue
pour six ans. Elle élit son président et son secrétaire.
Ce président est membre de droit de la commission municipale de
la commune mixte, mais n'a pas d'attributions administratives. Les Caïds,
représentants de l'Administration, doivent être présents
à toutes
ràr les délibérations. L'Administrateur (ou le Maire,
en commune de plein exercice) peut assister à toutes les réunions
des djemaâs de sa commune. La djemaâ a tout pouvoir pour gérer
et exploiter ses biens, contracter des emprunts, entretenir et classer
les chemins vicinaux, etc... Mais toutes ses délibérations
doivent être soumises à l'examen de la commission municipale,
dont fait partie d'ailleurs le président de chaque djemaâ.
Dans les communes de plein exercice, les habitants sont représentés
au conseil municipal et dans les djemaâs.
Malgré les craintes que n'a pas manqué de susciter dans
certains esprits cette réforme, jugée trop hardie, ces assemblées
n'ont jamais démenti l'espoir que le Gouvernement avait mis en
elles.
L'EVOLUTION POLITIQUE DE L'ALGERIE.
L'Algérie est un pays à population disparate que tendent
à unifier, malgré les différences de vie, de langues,
de religions et de coutumes, plusieurs facteurs.
L'école française estompe peu à peu ces différences
et, répandant sous toutes ses formes et à tous les degrés
un enseignement commun, crée déjà les liens les plus
solides.
Le développement économique, matérialisé par
les grands travaux hydrauliques, les méthodes d'agriculture, l'organisation
du paysanat et de la coopération, ajoute à ces liens de
l'esprit la matière qui, en assemblant les efforts, cimente les
intérêts.
L'armée, en atteignant la majeure partie des éléments
du pays, aide enfin au brassage des populations.
Durant les deux guerres mondiales, on a pu " vérifier ",
à travers les ruines et les souffrances du peuple, sa vitalité
et sa loyauté. Chaque période de guerre et d'après-guerre
a resserré les liens, rapproché les divers éléments
de la population en les soumettant progressivement au même droit.
C'est ainsi qu'est née, après la guerre de 1914-1918, la
loi de 1919. C'est ainsi qu'au moment où Alger était provisoirement
la capitale de la France, la prise de conscience de l'idée d'Union
Française a donné le jour à d'ordonnance du 7 mars
1944 qui proclame l'égalité des droits et des devoirs et
l'abrogation de toute mesure d'exception pour tous les habitants de ce
pays. La modeste djemaâ de douar ne fut pas oubliée : première
cellule de l'organisme communal, elle devait, le 29 août 1945, sous
l'impulsion de M. le Ministre de l'Intérieur et de M. le Gouverneur
Général Chataigneau, avoir des attributions plus étendues.
o
LES DECRETS DU 29
AOUT 1945.
Le décret-que nous étudions aujourd'hui :
- fait partie de tout un ensemble de réformes visant à l'émancipation
politique des Musulmans d'Algérie ;
- donne aux djemaâs une existence effective en les obligeant à
se réunir régulièrement, en plaçant leur activité
sous la tutelle bienveillante de l'Administration qui les guide et les
conseille, en organisant matériellement leurs délibérations
;
- étend leurs attributions, en se rapprochant de la loi de 1884
qui régit les communes de plein exercice ;
- leur octroie plus de liberté et de pouvoir, en soustrayant bon
nombre de leurs délibérations à l'homologation des
conseils municipaux et des commissions municipales ;
- contient enfin le véritable germe d'évolution, puisqu'il
prépare la djemaâ à se transformer en centre municipal
ou en commune rurale.
Il a été, en effet, créé, en 1937, quelques
Centres municipaux (décret du 25 août 1937). Ce sont des
communes autonomes dont les décisions ne sont, cependant, exécutoires
qu'après approbation du Préfet au début, puis de
l'Administrateur qui continue à détenir les pouvoirs de
police municipale.
Ce premier essai a été repris en 1945 sur un rythme accéléré
: 62 centres fonctionnant actuellement, une centaine d'autres vont incessamment
voir le jour.
Ces centres sont dirigés par un président, assistéd'une
djemaâ communale.
Un projet est à l'étude, tendant pour un très proche
avenir à transformer ces centres en véritables petites communes
rurales qui seront directement placées sous la tutelle du Sous-Préfet
et seront administrées par un Maire assisté d'un Conseil
municipal.
On voit, par là, le caractère essentiellement évolutif
de la réforme des djemaâs et l'on comprend qu'on la considéère
comme une étape nécessaire pour inculquer aux habitants
des douars, dans un cadre déjà important, les principes
qu'ils auront à appliquer quand leur douar sera transformé
en commune.
Les Administrateurs ont, dès lors, une grave mission à remplir
: en même temps qu'ils faciliteront l'éducation civique des
habitants des douars, ils les préparent à soutenir les responsabilités
inhérentes à toute fonction publique.
C'est ce qu'exprime une circulaire de M.
le Gouverneur Général, adressée aux Maires et Administrateurs,
qui souligne l'importance que le Gouvernement attache à cette réforme.
" Il m'a été donné de constater que les djemaâs
de douars étaient parfpis ignorantes de leurs attributions réelles.
Certaines ne se sont pas réunies régulièrement ;
d'autres délibèrent sans que l'on prête une suffisante
attention à leurs .travaux ; d'autres enfin, se désintéressent
des affaires du douar ou bien outrepassent leurs attributions...
" ...Point n'est besoin d'insister sur le rôle capital que
doivent jouer les djemaâs dans l'évolution politique et sociale
des habitants des campagnes. Elles constituent de véritables écoles
de formation civique où le Français Musulman, dans un cadre
qu'il connaît parfaitement, apporte à l'étude des
problèmes locaux le sens pratique que donne le contact des réalités.
" Je suis persuadé que, quelles que soient les difficultés,
vous aurez à coeur de mettre tout en uvre pour une application
attentive de ce décret du 29 août 1945 qui doit aider efficacement
à l'évolution française et à l'éducation
politique et sociale de ce pays... "
Les communes ont répondu à cet appel, les Administrateurs
se sont mis à l'oeuvre pour créer cette ambiance nouvelle
dont le pays ne tardera pas à récolter les fruits. Les chefs
de communes ont compris leur mission et les membres des djemaâs
manifestent, dans leur grande majorité, le désir de participer
d'une façon sérieuse à la vie du douar. Leur éducation
civique se poursuit et les premiers résultats obtenus permettent
d'espérer que la réforme sera profitable à tous.
FONCTIONNEMENT DES DJEMAAS.
Donc, malgré la réforme de 1919, les djemaâs ne se
réunissaient pas toujours régulièrement, et quelquefois
même, pas du tout. Aujourd'hui, on a au contraire l'impression que
les djemaâs ont pris conscience de leurs devoirs et de leurs droits
et qu'elles se sont mises un peu partout au travail.
Ainsi qu'en font foi les procès-verbaux des délibérations,
les séances ordinaires (une fois par trimestre) se tiennent régulièrement
sur l'initiative du Président. Parfois, la djemaâ n'a pas
jugé opportun de se réunir, soit parce que le décret
du 29 août 1945 avait été insuffisamment compris,
soit parce que des travaux agricoles absorbaient toute la population et
les élus en particulier. Les Administrateurs sont alors intervenus
et ont donné l'impulsion nécessaire, en expliquant à
chacun la nécessité de ces réunions. Ils ont été
compris et les délibérations ont souvent maintenant une
forme digne d'une assemblée municipale. Le registre des délibérations
est tenu correctement. L'Administrateur doit d'ailleurs le contrôler
et parapher les procès-verbaux rédigés par le secrétaire.
La langue employée est le Français ou les langues arabe
et française. D'ailleurs, pour que ces habitudes entrent dans les
moeurs municipales, l'article 2 du décret du 29 août précise
bien que le registre des délibérations est présenté
aux Inspecteurs généraux de l'Administration, au Préfet
et au Sous-Préfet, à chacune de leurs tournées dans
la commune. Ils y apposent leur visa. Ils rendent compte à l'autorité
supérieure de leurs observations et suggestions à cet égard.
Ainsi, ces nouvelles assemblées seront-elles suivies de très
près et pourrons- nous connaître d'une façon très
précise leur évolution.
Parfois, la pratique, l'expérience, font défaut. L'Administrateur
est là pour apprendre au Président et aux membres de la
djemaâ à ordonner les débats, à lier les questions
mises à l'étude, à établir les procès-verbaux,
à dater les sessions, à respecter :es délais fixés
pour l'exécution, etc...
Il s'agit là d'ailleurs, comme le remarquent la plupart des Chefs
de Communes, d'erreurs de pure forme qu'il suffit te signaler pour qu'elles
soient ensuite évitées.
ROLE DES DJEMAAS.
L'originalité du décret du 29 août 1945 est que les
décisions touchant immédiatement le douar ne- sont plus
soumises à l'homologation des commissions municipales ou des conseils
municipaux. Ce sont :
- le mode de jouissance et la répartition des pâturages et
fruits, ainsi que les conditions à imposer aux parties prenantes,
- le parcours et la vaine pâture, les questions relatives à
la réglementation des droits d'usage exercées par la section
et l'établissement de liste des usagers,
- la désignation des membres des commissions
scolaires,
- les souscriptions ou cotisations volontaires pour travaux d'utilité
publique,
- le mode de répartitin des céréales, denrées
contingentées, tissus attribués à la population de
la section,
- les opérations de paysanat.
Sur toutes ces questions, la djemaâ conserve l'initiative et la
décision. Mais elle délibère encore sur bien d'autres
sujets.
FINANCES.
La question de l'établissement du budget est l'une des plus importantes
que peut traiter la djemaâ. Elle contribue à développer
chez ses membres le sens des possibilités et des responsabilités
et nécessite plus que partout ailleurs l'aide et les conseils éclairés
de l'Administrateur.
Ecoutons plutôt ce que nous dit cet Administrateur du département
de Constantine :
" J'ai en particulier assisté dans tous les douars à
la séance au cours de laquelle les djemaâs ont voté
le budget du douar. Je leur ai fait comprendre, en termes simples, ce
qu'était un budget avec ses recettes et ses dépenses, leur
indiquant les sources de revenus encore inexploitées. Les délibérations
qui m'ont été par la suite transmises m'ont démontré
que j'avais été compris. "
TRAVAUX.
Les douars, bien que constituant une unité administrative, bien
qu'ils possèdent un patrimoine et une personnalité civile,
ne forment guère d'agglomérations importantes et, le plus
souvent, se composent de fermes isolées et de petits hameaux de
quelques maisons. C'est pourquoi la plupart d'entre eux demandent à
l'Administration d'étendre les travaux d'hydraulique (aménagement
de barrages, réfection et captage de sources, etc...) et de développer
leur réseau routier.
Cet appel a été entendu et les Administrateurs associent
les djemaâs à l'oeuvre administrative en plaçant sous
leur surveillance les chantiers de solidarité utilisés à
cet effet. Il est intéressant de noter l'optimisme des rapports
parvenus.
" Je tiens à signaler que dans les douars où la djemaâ
a surveillé les travaux, les résultats ont été
excellents, tant en ce qui concerne le rendement des ouvriers que l'exécution
des travaux (département d'Alger) ".
D'autre part, plusieurs procès-verbaux réclament l'électrification
des douars et l'installation de réseaux téléphoniques.
Leurs doléances sont du plus grand intérêt pour l'Administration
Centrale qui envisage d'électrifier les douars qui s'y prêtent
le mieux. -
PAYSANNAT.
Nous avons vu que les djemaâs décident de la location ou
de la répartition des terres collectives. A ce titre, elles se
sont très souvent intéressées à des travaux
de paysanat, soit en secondant les efforts de l'Administration, soit de
leur propre initiative. Dans la région de Djidjelli, l'exploitation
du liège, en Kabylie, la fabrication de l'huile, sont des questions
qui intéressent les élus .et leur permettent d'aboutir à
de belles réalisations.
On doit enfin signaler la coopération étroite de certaines
Djemaâs avec les Sociétés indigènes de prévoyance,
en vue de l'acquisition, par ces dernières, de terres de recasement
et de paysanat. C'est notamment le but qu'auront à poursuivre et
à étendre les Secteurs d'améliorations rurales en
cours de création.
RAVITAILLEMENT.
Le ravitaillement reste la plus urgente des opérations à
réaliser. La Djemaâ, par l'application du n° 19 de l'article
3 du décret du 29 août 1945, établit les listes de
répartition et surveille les distributions. Certains chefs de communes
déplorent que des présidents ou des membres de djemaâs,
craignant les réactions intéressées
de leurs administrés, n'aient pas su atteindre à l'objectivité
désirable dans l'exercice de leurs fonctions. Mais, dans l'ensemble,
les membres de djemaâs ont fait preuve de désintéressement
et d'application scrupuleuse, essayant surtout se trouver les moyens les
plus propres à multiplier les centres de distribution, afin d'éviter
aux populations, des parcours parfois considérables pour ton- cher
leurs rations mensuelles.
INSTRUCTION PUBLIQUE.
-" Je suis persuadé, écrit un Administrateur, que,
malgré l'ignorance au point de vue instruction, de la majorité
des membres qui composent ces asssemblées, un progrès assez
rapide sera constaté bientôt dans l'application de leurs
attributions ".
Il est encourageant de retrouver partout cet optimisme et c'est un heureux
présage de constater ce souci presque unanime d'avoir une école
dans chaque douar. La plupart des comptes rendus de séances contiennent,
en effet, des demandes de créations d'écoles ou de classes
supplémentaires. Dans certaines communes, les habitants offrent
eux-mêmes les locaux ou se déclarent prêts à
participer aux travaux de construction.
PLAN D'ACTION COMMUNAL ET AVENIR DES POPULATIONS
RURALES.
Ainsi donc, les douars, malgré les nombreuses difficultés
qui viennent de leur dispersion, de la pauvreté de leurs ressources,
du faible niveau de leur instruction, prennent conscience des moyens propres
à améliorer leur existence.
Ils rejoignent en cela les buts de l'Administration Centrale, qui, en
vue de coordonner ces efforts et ces réalisations, entreprend un
plan d'action communal qui résoudra ces questions progressivement,
en y faisant participer toutes les forces vives du pays ( Voir
" Documents Algériens ". - Série Econornique,
N. 12, - Plan d'Action communal 1946.).
Bon nombre de douars, à la suite des propositions des Administrateurs
et des Maires, se sont érigés en communes rurales. Ils obtiendront
donc une complète autonomie administrative.
Toutes les questions relatives à l'état-civil, au budget
du douar, à l'exécution des travaux d'intérêt
communal, seront alors réglées par les nouvelles assemblées.
*o*
Les difficultés de tout ordre, certes,
ne manqueront pas de surgir. Il ne faut pas les méconnaître
et afficher un optimisme aveugle, mais, au contraire, les bien comprendre
pour mieux les résoudre.
Qu'il s'agisse d'équipement agricole ou industriel, de grands travaux,
d'instruction publique, d'évolution politique, les chefs de communes,
sûrs d'eux-mêmes et de la bonne foi de leurs administrés,
sont confiants en l'avenir. Les mots de compréhension mutuelle,
progrès, franche collaboration, dignité, conscience de l'intérêt
général, sens des responsabilités, efficacité
des coopérations, qui se trouvent dans tous les rapports, sont
garants des possibilités d'évolution des populations rurales
du pays.
Ainsi que l'écrit un chef de commune, dans un rapport sur le fonctionnement
des djemaâs pendant le premier semestre 1946, " les djemaâs,
convenablement guidées par l'Admiinstrateur, parviennent à
une juste compréhension de leur rôle et tendent à
une émancipation progressive de la classe rurale, dans le cadre
des lois municipales et sociales françaises. "
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