Mohammed Racim
et la renaissance de la miniature
L'INITIATION
Pour expliquer l'éclosion d'un talent à plus d'un titre
exceptionnel, il semble légitime d'invoquer l'atavisme. Mohammed
RACIM est à coup sûr l'héritier d'une lignée
d'artistes, qui lui léguèrent le nom qu'il porte. Er-RACIM,
c'est, en arabe, le peintre. Cependant, de ses ancêtres venus probablement
de Turquie et qui habitèrent Bougie avant de se fixer dans Alger,
nous ne connaissons que les deux derniers, son père et son oncle,
deux très habiles artisans, qui tous deux, le premier surtout,
créaient ces appliques découpées, et sculptées
dans le bois, rehaussées d'or et de couleurs, ou ces petits panneaux
peints sur papier ou sur verre, où l'arabesque florale encadre
une formule de bénédiction et qui mettent dans les vieux
logis citadins une note d'art et une pieuse pensée.
Mohammed RACIM et son frère Omar reçurent dans l'atelier
paternel leur première initiation, entendez le goût du beau
travail, la pratique du pinceau et de la pose des couleurs. L'un et l'autre
devaient, comme les peintres et les ouvriers d'art de l'ancienne France,
comme les CLOUET ou les émailleurs limousins, demeurer fidèles
à la tradition familiale. On connaît d'Omar RACIM de belles
pages décoratives, et il s'est spécialement attaché
à la calligraphie arabe où il affirme une incontestable
maîtrise. Mohammed, son cadet de quelques années, allait
devenir le miniaturiste dont nous avons entrepris de rappeler l'étonnante
carrière.
Un passage rapide à l'école des Beaux-arts d'Alger ne laissa
guère de trace dans sa formation et l'on ne peut beaucoup le regretter.
Certes il deviendra un excellent dessinateur de figures et de paysages,
mais c'est à ses dons naturels, à son sens personnel de
la forme qu'il le doit. Il avait à peine quatorze ans quand Prosper
RICARD, feuilletant son cahier d'écolier, s'avisa de tout ce que
promettaient ses premiers essais. Il le fit entrer au Cabinet de dessin
de l'Académie. On y relevait des modèles de tapis et de
broderies, besogne austère ; mais surtout on y trouvait de beaux
livres illustrés. Celui d'Henri d'Allemagne fut pour RACIM une
révélation, mieux encore peut-être, l'évocation
d'un monde enchanté dont l'image sommeillait en lui. Il entrait
de plain pied dans la pensée des maîtres, et le vieux charme
oriental opérait chez ce jeune algérien aux yeux émerveillés.
On l'imagine étudiant longuement ces splendides images, essayant
de s'en inspirer et d'appliquer à ses imitations la technique que
son père et son oncle lui avaient transmise.
LA CARRIÈRE DE L'ARTISTE
Il possédait déjà une remarquable sûreté
de main et un sens délicat du décor quand le Recteur d'Alger
ARDAILLON le fit connaître à l'éditeur PIAZZA Celui-ci
lui confia l'ornementation de la Vie de Mahomet, que DINET avait illustrée.
Le jeune homme ne pouvait faire meilleur usage de l'argent que lui procurait
cette commande qu'en se rendant à Paris. Cordialement accueilli
par BLOCHET, bibliothécaire à la Nationale, il travaille
au département des manuscrits ; il a ses entrées chez les
collectionneurs et les antiquaires VEVER et DEMOTTE. Il visitera plus
tard les collections de Londres, dont Sir DENISON ROSS, le maître
des études iraniennes, lui facilite l'accès, et, grâce
à une bourse du Gouvernement Général de l'Algérie,
il séjournera en Espagne. Rarement cette " bourse hispano-mauresque
" trouva emploi plus judicieux. A Cordoue et à Grenade, l'artiste
se retrempe avec délice dans l'atmosphère musulmane de l'âge
d'or.
Son nom commençait à être connu. Ses uvres avaient
figuré dans des expositions, à Paris d'abord, où
on les vit au Musée Galiera et à la Galerie Ecalle, mais
aussi au Caire, à Rome, à Vienne, à Bucarest, à
Stockholm, dans cette Suède si généreusement accueillante
à nos peintres et où il avait rencontré la compagne
de sa vie. Il était l'enlumineur désigné des livres
inspirés par la littérature arabe. C'est ainsi qu'il décora
le texte des Mille et une Nuits de Mardrus, que Léon CARRE avait
illustrées de ses admirables compositions.
Avec les commandes, les récompenses officielles étaient
venues : la médaille des Orientalistes en 1924 et le Grand prix
artistique de l'Algérie en 1933. Ajouterai-je que ces succès
enviables ne le grisèrent jamais et que le prestigieux talent de
l'artiste n'a d'égal que la modestie de l'homme, sa gentillesse,
la bienveillance active qu'il apporte à soutenir les jeunes dont
il est le maître, à s'effacer devant eux, à se réjouir
des éloges qu'ils recueillent.
LA LEÇON DES VIEUX MAÎTRES
Sans doute Mohammed RACIM fut-il lui-même épaulé dans
son effort, mais il reçut des encouragements plutôt que des
conseils. Ces conseils, il ne les demanda pas aux peintres contemporains,
qui auraient été assez embarrassés pour les lui donner
(une miniature est tout autre chose qu'un tableautin), mais il les sollicita
et il les obtint de BEHZAD ou d'AGA MIREK, de ces miniaturistes iraniens
qui. vivaient à la cour des rois SEFEVIDES, il y a quatre ou cinq
cents ans. Guidé, rappelons-le, par un obscur atavisme et par les
préceptes que son père et son oncle lui avaient légués
comme un précieux héritage, il fut le retrouveur solitaire
d'un art traditionnel, dont il fit un art original. Or, la tâche
n'était pas aisée, la gageure était chanceuse. Cet
Algérien, disciple par delà les siècles des maîtres
persans et égyptiens, devait s'assimiler leur technique, et d'abord
le jeu du pinceau et les richesses de la palette. Très différente
du lavis japonais, qui étale la couleur transparente, la dilue
et la dégrade, la miniature musulmane est avant tout une calligraphie.
Le trait s'y affirme, souple, délié et d'épaisseur
constante, cernant le ton profond ou léger, rompu ou éclatant,
mais toujours égal et ne faisant intervenir qu'un modelé
discret. L'ombre n'obscurcit jamais ce ton qui conserve toute sa valeur,
comme celle des soies d'une broderie, des émaux d'un cloisonné
ou des verres d'un vitrail. De même que la tenture brodée,
que la plaque émaillée ou la mosaïque translucide d'une
fenêtre de cathédrale, la page liminaire d'un Coran est uvre
décorative. Elle doit produire un effet de richesse et d'harmonie
précieuse, être un plaisir pour mais un plaisir délicat,
dont l'opulence n'est jamais vulgaire. Les couleurs s'y juxtaposent et
s'y exaltent sans se heurter ; en dépit de leur multiplicité,
une unité se dégage, une dominante s'impose, et l'or, reparaissant
ça et là, parfois appliqué en léger relief,
achève d'éclairer l'ensemble.
Par sa compréhension du décor, par la pureté de son
dessin, pour l'ingéniosité de ses entrelacs, par son sens
subtil des accords colorés, Mohammed RACIM enlumineur est souvent
l'égal des vieux maîtres,. mais RACIM miniaturiste ajoute
singulièrement à la leçon. Il sait que la page, de
format en hauteur et non en largeur comme nos tableaux, doit être
meublée dans toutes ses parties, que, tout en admettant une concentration
de l'intérêt sur le motif principal, aucun grand vide ne
doit appauvrir cette composition, en rompre l'équilibre vertical.
RACIM, CHANTRE D'ALGER
Cependant l'artiste algérien s'évade de la tradition par
le sujet qu'il traite, par les types et le cadre qu'il choisit. Il emprunte
le sujet à l'Algérie de jadis et de naguère, le cadre
et les types au monde qui lui est familier. La vieille cité barbaresque
étale son triangle de maisons blanches derrière les galères
de Barberousse. Les Corsaires partent vers l'aventure, et le soleil couchant
semble mettre dans les flots le " mirage doré " qui les
hante. Les collines de Kouba
et la baie d'Alger s'incurvent à l'arrière plan d'une réunion
de belles algériennes prenant le café sur une terrasse,
tandis qu'un chat - un des amis chéris du peintre - boit du lait
dans une tasse. Les hauteurs de Bouzaréa
culminent au-dessus des femmes se baignant à la cascade.
Les arcs d'une villa mauresque s'ouvrant sur un jardin et sur la sérénité
d'un ciel délicatement rosé servent de ,fond à des
groupes de jeunes filles écoutant le chant qu'improvise l'une d'elles.
Ainsi, les pages les plus précieuses de Mohammed RACIM sont des
poèmes à la gloire de son pays. Il en aime le passé
poétique et la vie traditionnelle. Il voudrait enrichir son présent
de beauté, et en effet il l'enrichit, par ses uvres et par
son exemple. On peut saluer les symptômes d'une véritable
renaissance de la miniature musulmane dont il est le promoteur. Une exposition
récente, qu'il avait organisée mais dont, par une discrétion
bien conforme à son caractère, il était lui-même
absent, groupait des compositions d'une excellente tenue décorative
et d'une technique fort habile faite par de jeunes Musulmans. Il y a là
plus que des promesses. Si demain notre Algérie retrouve le sens
de cet art délicieux, qui fut un titre de noblesse authentique
du génie de l'Islam, c'est à Mohammed RACIM qu'elle le devra.
G. MARÇAIS.
Membre de l'Institut,
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