Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle

Mohammed Racim et la renaissance de la miniature
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mise sur site le 15-5-2011
* Document n° 5 de la série : Culturelle - Paru le 30 juin 1946 - Rubrique ARTS

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Mohammed Racim et la renaissance de la miniature

L'INITIATION

Pour expliquer l'éclosion d'un talent à plus d'un titre exceptionnel, il semble légitime d'invoquer l'atavisme. Mohammed RACIM est à coup sûr l'héritier d'une lignée d'artistes, qui lui léguèrent le nom qu'il porte. Er-RACIM, c'est, en arabe, le peintre. Cependant, de ses ancêtres venus probablement de Turquie et qui habitèrent Bougie avant de se fixer dans Alger, nous ne connaissons que les deux derniers, son père et son oncle, deux très habiles artisans, qui tous deux, le premier surtout, créaient ces appliques découpées, et sculptées dans le bois, rehaussées d'or et de couleurs, ou ces petits panneaux peints sur papier ou sur verre, où l'arabesque florale encadre une formule de bénédiction et qui mettent dans les vieux logis citadins une note d'art et une pieuse pensée.

Mohammed RACIM et son frère Omar reçurent dans l'atelier paternel leur première initiation, entendez le goût du beau travail, la pratique du pinceau et de la pose des couleurs. L'un et l'autre devaient, comme les peintres et les ouvriers d'art de l'ancienne France, comme les CLOUET ou les émailleurs limousins, demeurer fidèles à la tradition familiale. On connaît d'Omar RACIM de belles pages décoratives, et il s'est spécialement attaché à la calligraphie arabe où il affirme une incontestable maîtrise. Mohammed, son cadet de quelques années, allait devenir le miniaturiste dont nous avons entrepris de rappeler l'étonnante carrière.

Un passage rapide à l'école des Beaux-arts d'Alger ne laissa guère de trace dans sa formation et l'on ne peut beaucoup le regretter. Certes il deviendra un excellent dessinateur de figures et de paysages, mais c'est à ses dons naturels, à son sens personnel de la forme qu'il le doit. Il avait à peine quatorze ans quand Prosper RICARD, feuilletant son cahier d'écolier, s'avisa de tout ce que promettaient ses premiers essais. Il le fit entrer au Cabinet de dessin de l'Académie. On y relevait des modèles de tapis et de broderies, besogne austère ; mais surtout on y trouvait de beaux livres illustrés. Celui d'Henri d'Allemagne fut pour RACIM une révélation, mieux encore peut-être, l'évocation d'un monde enchanté dont l'image sommeillait en lui. Il entrait de plain pied dans la pensée des maîtres, et le vieux charme oriental opérait chez ce jeune algérien aux yeux émerveillés. On l'imagine étudiant longuement ces splendides images, essayant de s'en inspirer et d'appliquer à ses imitations la technique que son père et son oncle lui avaient transmise.

LA CARRIÈRE DE L'ARTISTE

Il possédait déjà une remarquable sûreté de main et un sens délicat du décor quand le Recteur d'Alger ARDAILLON le fit connaître à l'éditeur PIAZZA Celui-ci lui confia l'ornementation de la Vie de Mahomet, que DINET avait illustrée. Le jeune homme ne pouvait faire meilleur usage de l'argent que lui procurait cette commande qu'en se rendant à Paris. Cordialement accueilli par BLOCHET, bibliothécaire à la Nationale, il travaille au département des manuscrits ; il a ses entrées chez les collectionneurs et les antiquaires VEVER et DEMOTTE. Il visitera plus tard les collections de Londres, dont Sir DENISON ROSS, le maître des études iraniennes, lui facilite l'accès, et, grâce à une bourse du Gouvernement Général de l'Algérie, il séjournera en Espagne. Rarement cette " bourse hispano-mauresque " trouva emploi plus judicieux. A Cordoue et à Grenade, l'artiste se retrempe avec délice dans l'atmosphère musulmane de l'âge d'or.

Son nom commençait à être connu. Ses œuvres avaient figuré dans des expositions, à Paris d'abord, où on les vit au Musée Galiera et à la Galerie Ecalle, mais aussi au Caire, à Rome, à Vienne, à Bucarest, à Stockholm, dans cette Suède si généreusement accueillante à nos peintres et où il avait rencontré la compagne de sa vie. Il était l'enlumineur désigné des livres inspirés par la littérature arabe. C'est ainsi qu'il décora le texte des Mille et une Nuits de Mardrus, que Léon CARRE avait illustrées de ses
admirables compositions. Avec les commandes, les récompenses officielles étaient venues : la médaille des Orientalistes en 1924 et le Grand prix artistique de l'Algérie en 1933. Ajouterai-je que ces succès enviables ne le grisèrent jamais et que le prestigieux talent de l'artiste n'a d'égal que la modestie de l'homme, sa gentillesse, la bienveillance active qu'il apporte à soutenir les jeunes dont il est le maître, à s'effacer devant eux, à se réjouir des éloges qu'ils recueillent.

LA LEÇON DES VIEUX MAÎTRES


Sans doute Mohammed RACIM fut-il lui-même épaulé dans son effort, mais il reçut des encouragements plutôt que des conseils. Ces conseils, il ne les demanda pas aux peintres contemporains, qui auraient été assez embarrassés pour les lui donner (une miniature est tout autre chose qu'un tableautin), mais il les sollicita et il les obtint de BEHZAD ou d'AGA MIREK, de ces miniaturistes iraniens qui. vivaient à la cour des rois SEFEVIDES, il y a quatre ou cinq cents ans. Guidé, rappelons-le, par un obscur atavisme et par les préceptes que son père et son oncle lui avaient légués comme un précieux héritage, il fut le retrouveur solitaire d'un art traditionnel, dont il fit un art original. Or, la tâche n'était pas aisée, la gageure était chanceuse. Cet Algérien, disciple par delà les siècles des maîtres persans et égyptiens, devait s'assimiler leur technique, et d'abord le jeu du pinceau et les richesses de la palette. Très différente du lavis japonais, qui étale la couleur transparente, la dilue et la dégrade, la miniature musulmane est avant tout une calligraphie. Le trait s'y affirme, souple, délié et d'épaisseur constante, cernant le ton profond ou léger, rompu ou éclatant, mais toujours égal et ne faisant intervenir qu'un modelé discret. L'ombre n'obscurcit jamais ce ton qui conserve toute sa valeur, comme celle des soies d'une broderie, des émaux d'un cloisonné ou des verres d'un vitrail. De même que la tenture brodée, que la plaque émaillée ou la mosaïque translucide d'une fenêtre de cathédrale, la page liminaire d'un Coran est œuvre décorative. Elle doit produire un effet de richesse et d'harmonie précieuse, être un plaisir pour mais un plaisir délicat, dont l'opulence n'est jamais vulgaire. Les couleurs s'y juxtaposent et s'y exaltent sans se heurter ; en dépit de leur multiplicité, une unité se dégage, une dominante s'impose, et l'or, reparaissant ça et là, parfois appliqué en léger relief, achève d'éclairer l'ensemble.

Par sa compréhension du décor, par la pureté de son dessin, pour l'ingéniosité de ses entrelacs, par son sens subtil des accords colorés, Mohammed RACIM enlumineur est souvent l'égal des vieux maîtres,. mais RACIM miniaturiste ajoute singulièrement à la leçon. Il sait que la page, de format en hauteur et non en largeur comme nos tableaux, doit être meublée dans toutes ses parties, que, tout en admettant une concentration de l'intérêt sur le motif principal, aucun grand vide ne doit appauvrir cette composition, en rompre l'équilibre vertical.

RACIM, CHANTRE D'ALGER

Cependant l'artiste algérien s'évade de la tradition par le sujet qu'il traite, par les types et le cadre qu'il choisit. Il emprunte le sujet à l'Algérie de jadis et de naguère, le cadre et les types au monde qui lui est familier. La vieille cité barbaresque étale son triangle de maisons blanches derrière les galères de Barberousse. Les Corsaires partent vers l'aventure, et le soleil couchant semble mettre dans les flots le " mirage doré " qui les hante. Les collines de Kouba et la baie d'Alger s'incurvent à l'arrière plan d'une réunion de belles algériennes prenant le café sur une terrasse, tandis qu'un chat - un des amis chéris du peintre - boit du lait dans une tasse. Les hauteurs de Bouzaréa culminent au-dessus des femmes se baignant à la cascade. Les arcs d'une villa mauresque s'ouvrant sur un jardin et sur la sérénité d'un ciel délicatement rosé servent de ,fond à des groupes de jeunes filles écoutant le chant qu'improvise l'une d'elles.

Ainsi, les pages les plus précieuses de Mohammed RACIM sont des poèmes à la gloire de son pays. Il en aime le passé poétique et la vie traditionnelle. Il voudrait enrichir son présent de beauté, et en effet il l'enrichit, par ses œuvres et par son exemple. On peut saluer les symptômes d'une véritable renaissance de la miniature musulmane dont il est le promoteur. Une exposition récente, qu'il avait organisée mais dont, par une discrétion bien conforme à son caractère, il était lui-même absent, groupait des compositions d'une excellente tenue décorative et d'une technique fort habile faite par de jeunes Musulmans. Il y a là plus que des promesses. Si demain notre Algérie retrouve le sens de cet art délicieux, qui fut un titre de noblesse authentique du génie de l'Islam, c'est à Mohammed RACIM qu'elle le devra.

G. MARÇAIS.
Membre de l'Institut,