M. Gonard rappelle le but de la nouvelle
mission que le Comité internatio-nal a bien voulu lui confier en
Algérie : entretien avec le président Ben Bella afin de
mettre au point certains passages de l'accord conclu le 21 février
1963 concernant la protection des Harkis, notamment le problème
des visites dans les camps et lieux de détention relevant de l'autorité
militaire. M. Gonard rappelle que les délégués attachés
à la mission spéciale du CICR dans ce pays ont pu visiter
sans entrave tous les lieux de détention de Harkis relevant de
l'autorité civile, mais que des difficultés avaient surgi
du côté de l'Armée Nationale Populaire Algérienne
(ANP) qui refusait aux représentants du CICR l'entrée de
certains camps du fait que les autorisa-tions délivrées
par l'autorité civile ne sont pas valables pour les établisse-ments
militaires. Il fallait donc s'efforcer d'obtenir l'ouverture de ces lieux
en faveur de la mission spéciale. M. Gonard observe qu'il fut convenu
ver-balement, lors de l'entretien du 21 février avec le président
Ben Bella, qu'un membre du CICR se rendrait à nouveau à
Alger dans l'espace de six semaines à deux mois, pour faire avec
lui le point des opérations. Il était donc normal qu'il
s'y rende.
Avant d'aborder le président de la République, M. Gonard
a tenu à se rendre compte personnellement, sur le terrain, de l'état
d'avancement des travaux et des difficultés rencontrées,
afin de pouvoir aborder les questions en connaissance de cause. Il est
en effet préférable, lors de négociations aussi délicates,
de ne pas baser ses interventions sur la seule vue des rap-ports des délégués
du CICR, aussi bien faits soient-ils. Donc, après deux jours passés
en conversations à Alger avec M. Bertrand de Haller,
M. Gonard a effectué sept jours de voyage sur le terrain, allant
jusqu'aux confins du Maroc, s'entretenant avec les délégués,
assistant à leurs travaux et démarches, pour passer à
nouveau deux jours à Alger afin d'y installer M. Georges Hoffmann,
venu prendre la relève de M. de Haller, et s'entretenir avec le
président Ben Bella.
La situation au
15 juin était la suivante
transfert en France. Il n'y a pas de remarques
à faire au sujet des conditions de détention, qui peuvent
être qualifiées de bonnes. En effet M. de Haller, qui connaît
ce domaine, estime que les prisons d'Algérie sont par-fois mieux
organisées et gérées que certains pénitenciers
en Suisse.
En ce qui concerne les opérations de recherches des disparus français,
sur les 1 200 dossiers de travail établis, 300 avaient été
traités et terminés au 15 juin. Les autorités françaises
d'une part, algériennes d'autre part, arrêtent les modalités
en vue de la rédaction des déclarations de décès
ou d'absence. Il est intéressant de relever que, sur les 300 dossiers
traités, 150 soit 50 %, ont abouti à des présomptions
allant jusqu'à la quasi-certitude de décès; 60, soit
20 %, à la constatation qu'il s'est agi de fausses disparitions,
c'est-à-dire que les personnes recherchées n'ont en fait
jamais disparu mais ont omis d'annoncer leur nouveau,lieu de domicile,
qui se trouve souvent en France; 40, soit 15 %, ont été
libérés des prisons où ils étaient incarcérés;
40, soit à nouveau 15 %, n'ont donné aucun résultat
(décès à peu près certain). Les recherches
se poursuivent à un rythme accéléré. 600 dossiers
sont actuellement simultanément à l'étude dans les
diverses régions d'Algérie, mais surtout à Alger
et Oran, où le nombre des disparitions était le plus élevé.
Il est également intéressant de relever qu'en moyenne chaque
cas ne néces-site pas moins de 15 interrogations, dont 10 chez
les seules autorités. Les interrogatoires et recherches sont singulièrement
compliqués du fait du brassage extraordinaire des populations en
Algérie à la suite des hostilités, de la révolution,
des rapatriements et regroupements. En fait, si l'on com-prend également
les interrogatoires des Harkis dans les prisons civiles en vue de déterminer
leur volonté de rester chez eux ou de passer en France, les équipes
du CICR ont interrogé pas moins de 11 000 personnes en trois mois.
En prévision de sa conversation avec le président Ben Bella,
M. Gonard a préparé un compte rendu des opérations
du CICR en Algérie, contresigné par M. de Haller, qui a
été remis au président du Gouvernement algérien
en mains propres le 19 juin.
Comme déjà dit, M. Gonard a visité la plupart des
équipes sur le terrain et a passé au moins deux heures avec
chacune. Il a souvent pris un repas en commun avec
elles afin de prolonger l'entretien, désirant se rendre compte
des conditions et de l'atmosphère dans lesquelles elles sont appelées
à traiter. À son grand regret, M. de Haller n'a pu faire
qu'une seule tournée de ce genre en trois mois, absorbé
qu'il était par ses responsabilités au siège de la
délégation. Par contre, tous les délégués
ont exprimé leur satisfaction de la réunion des cadres s'étendant
sur deux jours d'un week-end, convoquée à Alger par M. de
Haller, il y a quelques semaines. II est certain que les délégués
ont une tâche assez rude, notamment du fait des réactions
et de l'attitude souvent fermée et butée des personnes ou
autorités interrogées sur le sort des disparus.
M. Gonard a été frappé du fait que les délégués
sont tous devenus en quelque sorte des sympathisants pro Harkis. Si on
peut les comprendre sur le plan humain, cette attitude risque néanmoins
d'influencer leur jugement. Il a donc essayé de les inciter à
une attitude plus objective et impartiale. En effet, les délégués
ont actuellement tendance à apprécier d'une façon
un peu trop subjective les renseignements qu'ils recueillent. Il pense
qu'on est porté à exagérer quelque peu le nombre
des détenus dans les camps militaires, qu'on a à ce sujet
laissé courir son imagination sur la foi de renseignements reçus
de seconde ou troisième main, basés parfois sur de simples
rumeurs. M. Gonard cite certains cas qui lui semblent particulièrement
frappants.
Dans leur appréciation de la situation, les délégués
se sont également basés sur des renseignements reçus
de source française, qui proviendraient de messages algériens
captés par le Deuxième Bureau! Il est nécessaire
d'être très prudent dans l'appréciation de tels renseignements
et de se garder constamment de baser ses appréciations sur des
témoignages et des informations insuffisamment contrôlés,
particulièrement dans ce pays où le faux témoignage
est monnaie courante. Ainsi, M. Gonard trouve qu'il ne faut pas oublier
qu'il est normal, et cela se pratique dans tous les pays, que les autorités
militaires exigent que la permission de visiter des établissements
militaires soit délivrée par elles et non pas par les autorités
civiles. Il l'a demandée au président Ben Bella et il faut
maintenant attendre sa réponse. Ceci n'empêche pas qu'il
y ait peut-être encore des Harkis en captivité dans certains
établissements militaires mais après son dernier voyage
en Algérie, M. Gonard est persuadé qu'aujourd'hui la majorité
des Harkis dans ce pays est libre, mais ils sont de temps en temps rassemblés
par les autorités militaires en vue d'effectuer certains travaux
d'intérêt public. Il a pu constater par lui-même que
dans certaines régions de l'Algérie, tous les Harkis sont
en possession de leur document d'identité, tandis que dans d'autres
ils en ont été privés. Cette seconde catégorie
est nécessairement lésée car ces Harkis ne peuvent,
de cette façon, toucher les rations supplémentaires distribuées
à la population pour lui permettre de vivre en ces temps difficiles,
et ils ne peuvent être portés sur les rôles et registres
des travailleurs au même titre que l'ensemble de la population.
Il n'y a pas de doute qu'ils en pâtissent, subissant ainsi un genre
de " mort civile ", car ce sont les autorités qui répartissent
le travail afin d'endiguer si possible la misère consécutive
à la révolution. Il s'est ouvert de ce problème au
président Ben Bella, qui en est conscient aussi mais qui a souligné
que c'est là un phénomène dû à la désorganisation
des services administratifs à la suite de la guerre et de la révolution.
D'après certains délégués, c'est dans les
villes surtout que les Harkis ont été incarcérés
et rarement à la campagne, parfois par esprit de vengeance mais
souvent aussi pour garantir leur sécurité, étant
donné l'hostilité de la popu-lation à leur égard.
La thèse gouvernementale à ce sujet n'a pas changé
depuis le mois de février: " Il n'y a pas de Harkis incarcérés
dans les camps militaires, mais nous les réquisitionnons parfois
pour l'exécution de travaux de reconstruction urgents ". M.
Gonard estime que l'on dit là la vérité et que cette
déclaration correspond aux faits à 90 % à peu près.
M. Hoffmann partage cet avis. En tout cas, il est certain que la rumeur
en vertu de laquelle il y aurait 30 000 Harkis incarcérés
dans les prisons militaires est dénuée de tout fondement.
µ
En ce qui concerne le transfert des Harkis en France, M. Gonard constate
que plusieurs facteurs interviennent dans ce domaine : le désir
de demeurer chez soi malgré les dangers et difficultés,
le fait aussi que les pensions versées de France aux Harkis, pensions,
il est vrai, qu'ils ne reçoivent pas directement mais qui sont
en général versées à leur douar, servent à
subvenir aux besoins de toute une famille, frères et soeurs compris.
Il arrive souvent que pas moins de quinze personnes vivent ainsi d'une
seule pension. Les familles n'ont ainsi aucun intérêt à
voir partir leur chef pour la France. Il est vrai aussi que les Harkis
changent souvent d'avis et qu'après s'être inscrits en vue
de leur transfert en France, ils se ravisent, pour à nouveau exprimer
le désir de partir, influencés qu'ils sont par des rumeurs
quant à leur sort, qui varie de semaine en semaine. M. Gonard cite
à titre d'exemple le fait que le bruit a couru qu'on employait
à nouveau des Harkis, au risque de leur vie, aux opérations
de déminage le long de la frontière marocaine. Il a pu constater
par lui-même la fausseté de ces allégations.
Après avoir réfléchi à la question et en avoir
discuté avec M. Hoffmann qui partage son avis, M. Gonard pense
que le CICR ne doit pas trop insister sur le cas des Harkis supposés
détenus par l'ANP auprès des autorités algériennes.
Cela pourrait même desservir leur cause. Il ne croit pas qu'il soit
habile de trop embarrasser le chef d'État dans la conjoncture actuelle
en Algérie, celui-ci se trouvant en effet - notamment vis-à-vis
de son collègue de la défense nationale qui, lui, est en
fait un ennemi déclaré des Harkis -dans une situation fort
délicate et difficile; il semble donc qu'il faille que le Comité
se contente de solutions partielles en faisant la part du feu.
C'est dans ce contexte qu'il faut maintenant examiner la question de la
durée de la mission spéciale. MM. de Haller et Hoffmann,
de même que M. Gonard partagent cet avis et estiment que le Comité
ferait fausse route en donnant l'impression qu'il cherche à s'incruster
en Algérie.
Dans le domaine de la recherche des disparus, le travail de la mission
peut être achevé dans un espace de six semaines à
deux mois.
Si la mission reçoit finalement la permission de visiter également
tous les lieux de détention relevant de l'autorité militaire,
où pourraient exister des Harkis, elle pourrait se contenter d'effectuer
des sondages dans un nombre d'établissements choisis par le chef
de la mission, ce qui permettrait aussi de liquider l'action dans l'espace
de deux mois environ. En effet, si le Comité insiste pour que ses
délégués visitent tous les lieux de détention,
il faudrait prévoir une prolongation de la mission s'étendant
bien au-delà du ter janvier 1964. À ce propos, il ne faut
pas oublier que le fait de la seule pré-sence d'une mission du
CICR en Algérie a amené la libération de plus de
15 000 Harkis.
Le phénomène suivant doit aussi dicter une attitude de prudence
au CICR: on constate en Algérie un désintéressement
quasi total à l'égard des disparus et une attitude analogue
en France à l'égard du problème des Harkis.
M. Gonard propose donc que le CICR adopte comme ligne de conduite qu'il
s'occuperait des Harkis aussi longtemps que la présence de la mission
spéciale s'avère nécessaire pour liquider les opérations
de recherches des disparus et qu'ensuite elle se replie. Il lui semble
qu'il est tout à fait exclu que le CICR cherche à maintenir
une délégation en Algérie en attendant le bon plaisir
des autorités et que tous les Harkis soient ou libérés,
ou aient été évacués sur la France. Il propose
donc, sans rendre cette décision publique, que le CICR fixe à
fin août le terme de ses opérations en Algérie. C'est
d'ailleurs ce qu'il a laissé entendre au président Ben Bella,
qui a accueilli cette idée avec satisfaction.
Quant à l'entretien avec le président Ben Bella, celui-ci
s'est déroulé dans une atmosphère agréable
et l'accueil fut aimable. M. Ben Bella sait mainte-nant exactement ce
que le CICR attend de lui. Il s'agit maintenant de connaître la
réponse qu'il a promise, mais qui n'est pas encore parvenue au
CICR.
Lors de récents pourparlers entre M. Bentoumi, garde des Sceaux,
et M. de Broglie, le Gouvernement algérien a laissé entrevoir
qu'il était prêt à libérer, comme geste de
bonne volonté, 300 Harkis. À la suite de récentes
déclarations du président Ben Bella, qui s'est adressé
à ses compatriotes pour qu'ils ne persécutent plus cette
catégorie d'Algériens et laissant entendre qu'en cas de
récidive il ferait même exécuter les responsables,
M. de Haller est également intervenu à nouveau en vue de
la libération des 100 Harkis âgés ou mineurs dont
il a été question il y a quelque temps déjà,
qui vien-draient s'ajouter aux 300 cas reportés ci-dessus. M. Gonard
estime que M. Hoffmann devra, au cas où la libération de
ces 300 hommes interviendrait sous peu, qu'on les choisisse parmi les
incarcérés de la prison de Maison Carrée. C'est le
chef de la délégation qui devra décider sur place.
M. Hoffmann est partisan de la solution la plus simple, qui comporte le
plus de chance d'un transfert s'effectuant sans incidents, ce qui est
essentiel. Malheureusement ces questions, de même que la libération
en mains françaises de l'ensemble des Harkis recensés dans
les prisons civiles, au nombre de 1300, qui désirent se rendre
en France, sont conditionnées par la décision que prendra
le Gouvernement français à l'égard de la libération,
demandée par le président Ben Bella, des 8 ressortissants
français incarcé-rés en France pour avoir soutenu
la cause algérienne. Tout est bloqué actuellement par l'attitude
irréductible du président De Gaulle et du prési-dent
Ben Bella. M. Ben Bella a évoqué cette question avec amertume.
Cette opération d'échanges éventuels ne pourra pas
s'effectuer très rapidement, au plus tôt à la fin
de l'automne. D'ailleurs, avant d'autoriser leur entrée en France,
les autorités françaises ont l'intention de procéder
à un pointage des Harkis qui désirent s'y rendre. Tout cela
risque de durer bien longtemps encore.
M. Gonard a également abordé avec le président Ben
Bella le problème des nouvelles disparitions. Ce dernier ne voit
pas d'objection à ce que le CICR visite les personnes arrêtées
dans la rue par la police algérienne pour des délits relevant
du droit commun pour constater leur présence et ainsi ras-surer
leurs familles, qui ignorent généralement tout de leur sort
et qui affir-ment qu'ils ont " disparu ".
M. Gonard s'est aussi entretenu à Alger avec l'ambassadeur de France,
M. Gorse, pour l'orienter sur le développement de l'action de recherches,
notamment. Celui-ci a prié le CICR de ne faire aucune déclaration
publique sur les résultats provisoires obtenus et d'attendre la
fin des opérations en cours. Il a également posé
la question de savoir si le CICR pouvait lui com-muniquer au fur et à
mesure et parallèlement à Paris les résultats obtenus
dans ce domaine. M. Gonard a promis de soumettre la question à
Genève pour décision. [...]
Conclusions :
Il importe de ne pas prolonger au-delà
du strict nécessaire la durée de la mission spéciale
du CICR en Algérie. Compte tenu des tâches restant à
accomplir cette dernière devrait, sauf imprévu, être
achevée avant la fin août. En ce qui concerne les recherches
de disparus, il y aurait notamment lieu de demander aux délégués
d'y consacrer l'essentiel de leurs efforts. Sur les quelque 900 cas restant
encore à élucider, 600 d'entre eux sont déjà
par-tiellement traités. On peut donc espérer que le nombre
des fiches en retour continuera à augmenter au cours des prochaines
semaines. En ce qui concerne l'assistance aux anciens Harkis détenus,
qui marque un temps d'arrêt depuis quelques semaines faute d'autorisation
de visiter les camps militaires, si le chef de l'État algérien
donne une réponse positive à la requête présentée,
la mission spéciale devrait se borner à procéder
à un cer-tain nombre de visites pour sonder la situation dans certains
des lieux de détention choisis par le chef et dont l'accès
fut jusqu'ici refusé. Il ne semble pas qu'une inspection systématique
s'impose, à moins que l'on ne désire prolonger outre mesure
la durée de la mission spéciale ce qui n'est pas recommandable,
dans les circonstances actuelles.
Quant à la libération de certaines catégories de
Harkis que l'on peut espérer prochaine, notamment le contingent
de 300 prisonniers mentionnés par M. Bentoumi et les quelque 120
mineurs et vieillards qui devraient bénéficier de la mesure
de clémence décidée antérieurement par le
président Ben Bella, il faudrait prévoir d'ores et déjà,
d'entente avec les autorités compétentes, les mesures à
prendre en vue d'assurer la sécurité de leur transfert dans
les camps militaires français. Comme on ignore si le ministre de
la Justice compte désigner lui-même les libérables,
il faut prévoir que cette tâche serait peut-être du
ressort du chef de la mission spéciale. Dans ce cas, il s'agirait
de le laisser juge des critères auxquels il conviendrait de recourir
pour procéder à ce tri.
Étant donné l'importance que revêt la mission de M.
Hoffmann en Afrique subéquatoriale, prévoir sans tarder
son remplacement avant le 10 juillet par un nouveau chef de la mission
spéciale à Alger. Il faut, sans tarder, informer M. Hoffmann
des décisions prises et l'orienter sur sa position personnelle.
Finalement, répondre à M. Gorse, ambassadeur de France à
Alger, au sujet de sa demande de recevoir en même temps que Paris
les résultats des enquêtes en cours au sujet des disparus
français.
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N.D.L.R.: La mise en gras de certains termes est le fait de la rédaction
de l'algérianiste.
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