Au sujet des Harkis et des disparus
Rapport de la mission
de la Croix-Rouge en Algérie
(28 juin 1963)
Genève, le 28 juin 1963,
Résumé du rapport présenté par M. le commandant de corps S. Gonard, en Conseil de présidence, le jeudi 27 juin 1963, sur sa mission en Algérie du 11 au 24 juin.

. Je ne suis pas l'auteur de ce texte. Il est extrait du numéro 124 , décembre 2008 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

 


mise sur site : oct. 2017

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Note du site .: La mise en gras de certains termes est le fait de la rédaction de l'algérianiste.

M. Gonard rappelle le but de la nouvelle mission que le Comité internatio-nal a bien voulu lui confier en Algérie : entretien avec le président Ben Bella afin de mettre au point certains passages de l'accord conclu le 21 février 1963 concernant la protection des Harkis, notamment le problème des visites dans les camps et lieux de détention relevant de l'autorité militaire. M. Gonard rappelle que les délégués attachés à la mission spéciale du CICR dans ce pays ont pu visiter sans entrave tous les lieux de détention de Harkis relevant de l'autorité civile, mais que des difficultés avaient surgi du côté de l'Armée Nationale Populaire Algérienne (ANP) qui refusait aux représentants du CICR l'entrée de certains camps du fait que les autorisa-tions délivrées par l'autorité civile ne sont pas valables pour les établisse-ments militaires. Il fallait donc s'efforcer d'obtenir l'ouverture de ces lieux en faveur de la mission spéciale. M. Gonard observe qu'il fut convenu ver-balement, lors de l'entretien du 21 février avec le président Ben Bella, qu'un membre du CICR se rendrait à nouveau à Alger dans l'espace de six semaines à deux mois, pour faire avec lui le point des opérations. Il était donc normal qu'il s'y rende.

Avant d'aborder le président de la République, M. Gonard a tenu à se rendre compte personnellement, sur le terrain, de l'état d'avancement des travaux et des difficultés rencontrées, afin de pouvoir aborder les questions en connaissance de cause. Il est en effet préférable, lors de négociations aussi délicates, de ne pas baser ses interventions sur la seule vue des rap-ports des délégués du CICR, aussi bien faits soient-ils. Donc, après deux jours passés en conversations à Alger avec M. Bertrand de Haller,

M. Gonard a effectué sept jours de voyage sur le terrain, allant jusqu'aux confins du Maroc, s'entretenant avec les délégués, assistant à leurs travaux et démarches, pour passer à nouveau deux jours à Alger afin d'y installer M. Georges Hoffmann, venu prendre la relève de M. de Haller, et s'entretenir avec le président Ben Bella.

La situation au 15 juin était la suivante

transfert en France. Il n'y a pas de remarques à faire au sujet des conditions de détention, qui peuvent être qualifiées de bonnes. En effet M. de Haller, qui connaît ce domaine, estime que les prisons d'Algérie sont par-fois mieux organisées et gérées que certains pénitenciers en Suisse.
En ce qui concerne les opérations de recherches des disparus français, sur les 1 200 dossiers de travail établis, 300 avaient été traités et terminés au 15 juin. Les autorités françaises d'une part, algériennes d'autre part, arrêtent les modalités en vue de la rédaction des déclarations de décès ou d'absence. Il est intéressant de relever que, sur les 300 dossiers traités, 150 soit 50 %, ont abouti à des présomptions allant jusqu'à la quasi-certitude de décès; 60, soit 20 %, à la constatation qu'il s'est agi de fausses disparitions, c'est-à-dire que les personnes recherchées n'ont en fait jamais disparu mais ont omis d'annoncer leur nouveau,lieu de domicile, qui se trouve souvent en France; 40, soit 15 %, ont été libérés des prisons où ils étaient incarcérés; 40, soit à nouveau 15 %, n'ont donné aucun résultat (décès à peu près certain). Les recherches se poursuivent à un rythme accéléré. 600 dossiers sont actuellement simultanément à l'étude dans les diverses régions d'Algérie, mais surtout à Alger et Oran, où le nombre des disparitions était le plus élevé.

Il est également intéressant de relever qu'en moyenne chaque cas ne néces-site pas moins de 15 interrogations, dont 10 chez les seules autorités. Les interrogatoires et recherches sont singulièrement compliqués du fait du brassage extraordinaire des populations en Algérie à la suite des hostilités, de la révolution, des rapatriements et regroupements. En fait, si l'on com-prend également les interrogatoires des Harkis dans les prisons civiles en vue de déterminer leur volonté de rester chez eux ou de passer en France, les équipes du CICR ont interrogé pas moins de 11 000 personnes en trois mois.

En prévision de sa conversation avec le président Ben Bella, M. Gonard a préparé un compte rendu des opérations du CICR en Algérie, contresigné par M. de Haller, qui a été remis au président du Gouvernement algérien en mains propres le 19 juin.

Comme déjà dit, M. Gonard a visité la plupart des équipes sur le terrain et a passé au moins deux heures avec chacune. Il a souvent pris un repas en
commun avec elles afin de prolonger l'entretien, désirant se rendre compte des conditions et de l'atmosphère dans lesquelles elles sont appelées à traiter. À son grand regret, M. de Haller n'a pu faire qu'une seule tournée de ce genre en trois mois, absorbé qu'il était par ses responsabilités au siège de la délégation. Par contre, tous les délégués ont exprimé leur satisfaction de la réunion des cadres s'étendant sur deux jours d'un week-end, convoquée à Alger par M. de Haller, il y a quelques semaines. II est certain que les délégués ont une tâche assez rude, notamment du fait des réactions et de l'attitude souvent fermée et butée des personnes ou autorités interrogées sur le sort des disparus.

M. Gonard a été frappé du fait que les délégués sont tous devenus en quelque sorte des sympathisants pro Harkis. Si on peut les comprendre sur le plan humain, cette attitude risque néanmoins d'influencer leur jugement. Il a donc essayé de les inciter à une attitude plus objective et impartiale. En effet, les délégués ont actuellement tendance à apprécier d'une façon un peu trop subjective les renseignements qu'ils recueillent. Il pense qu'on est porté à exagérer quelque peu le nombre des détenus dans les camps militaires, qu'on a à ce sujet laissé courir son imagination sur la foi de renseignements reçus de seconde ou troisième main, basés parfois sur de simples rumeurs. M. Gonard cite certains cas qui lui semblent particulièrement frappants.

Dans leur appréciation de la situation, les délégués se sont également basés sur des renseignements reçus de source française, qui proviendraient de messages algériens captés par le Deuxième Bureau! Il est nécessaire d'être très prudent dans l'appréciation de tels renseignements et de se garder constamment de baser ses appréciations sur des témoignages et des informations insuffisamment contrôlés, particulièrement dans ce pays où le faux témoignage est monnaie courante. Ainsi, M. Gonard trouve qu'il ne faut pas oublier qu'il est normal, et cela se pratique dans tous les pays, que les autorités militaires exigent que la permission de visiter des établissements militaires soit délivrée par elles et non pas par les autorités civiles. Il l'a demandée au président Ben Bella et il faut maintenant attendre sa réponse. Ceci n'empêche pas qu'il y ait peut-être encore des Harkis en captivité dans certains établissements militaires mais après son dernier voyage en Algérie, M. Gonard est persuadé qu'aujourd'hui la majorité des Harkis dans ce pays est libre, mais ils sont de temps en temps rassemblés par les autorités militaires en vue d'effectuer certains travaux d'intérêt public. Il a pu constater par lui-même que dans certaines régions de l'Algérie, tous les Harkis sont en possession de leur document d'identité, tandis que dans d'autres ils en ont été privés. Cette seconde catégorie est nécessairement lésée car ces Harkis ne peuvent, de cette façon, toucher les rations supplémentaires distribuées à la population pour lui permettre de vivre en ces temps difficiles, et ils ne peuvent être portés sur les rôles et registres des travailleurs au même titre que l'ensemble de la population. Il n'y a pas de doute qu'ils en pâtissent, subissant ainsi un genre de " mort civile ", car ce sont les autorités qui répartissent le travail afin d'endiguer si possible la misère consécutive à la révolution. Il s'est ouvert de ce problème au président Ben Bella, qui en est conscient aussi mais qui a souligné que c'est là un phénomène dû à la désorganisation des services administratifs à la suite de la guerre et de la révolution.

D'après certains délégués, c'est dans les villes surtout que les Harkis ont été incarcérés et rarement à la campagne, parfois par esprit de vengeance mais souvent aussi pour garantir leur sécurité, étant donné l'hostilité de la popu-lation à leur égard. La thèse gouvernementale à ce sujet n'a pas changé depuis le mois de février: " Il n'y a pas de Harkis incarcérés dans les camps militaires, mais nous les réquisitionnons parfois pour l'exécution de travaux de reconstruction urgents ". M. Gonard estime que l'on dit là la vérité et que cette déclaration correspond aux faits à 90 % à peu près. M. Hoffmann partage cet avis. En tout cas, il est certain que la rumeur en vertu de laquelle il y aurait 30 000 Harkis incarcérés dans les prisons militaires est dénuée de tout fondement.
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En ce qui concerne le transfert des Harkis en France, M. Gonard constate que plusieurs facteurs interviennent dans ce domaine : le désir de demeurer chez soi malgré les dangers et difficultés, le fait aussi que les pensions versées de France aux Harkis, pensions, il est vrai, qu'ils ne reçoivent pas directement mais qui sont en général versées à leur douar, servent à subvenir aux besoins de toute une famille, frères et soeurs compris. Il arrive souvent que pas moins de quinze personnes vivent ainsi d'une seule pension. Les familles n'ont ainsi aucun intérêt à voir partir leur chef pour la France. Il est vrai aussi que les Harkis changent souvent d'avis et qu'après s'être inscrits en vue de leur transfert en France, ils se ravisent, pour à nouveau exprimer le désir de partir, influencés qu'ils sont par des rumeurs quant à leur sort, qui varie de semaine en semaine. M. Gonard cite à titre d'exemple le fait que le bruit a couru qu'on employait à nouveau des Harkis, au risque de leur vie, aux opérations de déminage le long de la frontière marocaine. Il a pu constater par lui-même la fausseté de ces allégations.

Après avoir réfléchi à la question et en avoir discuté avec M. Hoffmann qui partage son avis, M. Gonard pense que le CICR ne doit pas trop insister sur le cas des Harkis supposés détenus par l'ANP auprès des autorités algériennes. Cela pourrait même desservir leur cause. Il ne croit pas qu'il soit habile de trop embarrasser le chef d'État dans la conjoncture actuelle en Algérie, celui-ci se trouvant en effet - notamment vis-à-vis de son collègue de la défense nationale qui, lui, est en fait un ennemi déclaré des Harkis -dans une situation fort délicate et difficile; il semble donc qu'il faille que le Comité se contente de solutions partielles en faisant la part du feu.

C'est dans ce contexte qu'il faut maintenant examiner la question de la durée de la mission spéciale. MM. de Haller et Hoffmann, de même que M. Gonard partagent cet avis et estiment que le Comité ferait fausse route en donnant l'impression qu'il cherche à s'incruster en Algérie.
Dans le domaine de la recherche des disparus, le travail de la mission peut être achevé dans un espace de six semaines à deux mois.
Si la mission reçoit finalement la permission de visiter également tous les lieux de détention relevant de l'autorité militaire, où pourraient exister des Harkis, elle pourrait se contenter d'effectuer des sondages dans un nombre d'établissements choisis par le chef de la mission, ce qui permettrait aussi de liquider l'action dans l'espace de deux mois environ. En effet, si le Comité insiste pour que ses délégués visitent tous les lieux de détention, il faudrait prévoir une prolongation de la mission s'étendant bien au-delà du ter janvier 1964. À ce propos, il ne faut pas oublier que le fait de la seule pré-sence d'une mission du CICR en Algérie a amené la libération de plus de 15 000 Harkis.

Le phénomène suivant doit aussi dicter une attitude de prudence au CICR: on constate en Algérie un désintéressement quasi total à l'égard des disparus et une attitude analogue en France à l'égard du problème des Harkis.

M. Gonard propose donc que le CICR adopte comme ligne de conduite qu'il s'occuperait des Harkis aussi longtemps que la présence de la mission spéciale s'avère nécessaire pour liquider les opérations de recherches des disparus et qu'ensuite elle se replie. Il lui semble qu'il est tout à fait exclu que le CICR cherche à maintenir une délégation en Algérie en attendant le bon plaisir des autorités et que tous les Harkis soient ou libérés, ou aient été évacués sur la France. Il propose donc, sans rendre cette décision publique, que le CICR fixe à fin août le terme de ses opérations en Algérie. C'est d'ailleurs ce qu'il a laissé entendre au président Ben Bella, qui a accueilli cette idée avec satisfaction.

Quant à l'entretien avec le président Ben Bella, celui-ci s'est déroulé dans une atmosphère agréable et l'accueil fut aimable. M. Ben Bella sait mainte-nant exactement ce que le CICR attend de lui. Il s'agit maintenant de connaître la réponse qu'il a promise, mais qui n'est pas encore parvenue au CICR.

Lors de récents pourparlers entre M. Bentoumi, garde des Sceaux, et M. de Broglie, le Gouvernement algérien a laissé entrevoir qu'il était prêt à libérer, comme geste de bonne volonté, 300 Harkis. À la suite de récentes déclarations du président Ben Bella, qui s'est adressé à ses compatriotes pour qu'ils ne persécutent plus cette catégorie d'Algériens et laissant entendre qu'en cas de récidive il ferait même exécuter les responsables, M. de Haller est également intervenu à nouveau en vue de la libération des 100 Harkis âgés ou mineurs dont il a été question il y a quelque temps déjà, qui vien-draient s'ajouter aux 300 cas reportés ci-dessus. M. Gonard estime que M. Hoffmann devra, au cas où la libération de ces 300 hommes interviendrait sous peu, qu'on les choisisse parmi les incarcérés de la prison de Maison Carrée. C'est le chef de la délégation qui devra décider sur place. M. Hoffmann est partisan de la solution la plus simple, qui comporte le plus de chance d'un transfert s'effectuant sans incidents, ce qui est essentiel. Malheureusement ces questions, de même que la libération en mains françaises de l'ensemble des Harkis recensés dans les prisons civiles, au nombre de 1300, qui désirent se rendre en France, sont conditionnées par la décision que prendra le Gouvernement français à l'égard de la libération, demandée par le président Ben Bella, des 8 ressortissants français incarcé-rés en France pour avoir soutenu la cause algérienne. Tout est bloqué actuellement par l'attitude irréductible du président De Gaulle et du prési-dent Ben Bella. M. Ben Bella a évoqué cette question avec amertume. Cette opération d'échanges éventuels ne pourra pas s'effectuer très rapidement, au plus tôt à la fin de l'automne. D'ailleurs, avant d'autoriser leur entrée en France, les autorités françaises ont l'intention de procéder à un pointage des Harkis qui désirent s'y rendre. Tout cela risque de durer bien longtemps encore.

M. Gonard a également abordé avec le président Ben Bella le problème des nouvelles disparitions. Ce dernier ne voit pas d'objection à ce que le CICR visite les personnes arrêtées dans la rue par la police algérienne pour des délits relevant du droit commun pour constater leur présence et ainsi ras-surer leurs familles, qui ignorent généralement tout de leur sort et qui affir-ment qu'ils ont " disparu ".

M. Gonard s'est aussi entretenu à Alger avec l'ambassadeur de France, M. Gorse, pour l'orienter sur le développement de l'action de recherches, notamment. Celui-ci a prié le CICR de ne faire aucune déclaration publique sur les résultats provisoires obtenus et d'attendre la fin des opérations en cours. Il a également posé la question de savoir si le CICR pouvait lui com-muniquer au fur et à mesure et parallèlement à Paris les résultats obtenus dans ce domaine. M. Gonard a promis de soumettre la question à Genève pour décision. [...]

Conclusions :

Il importe de ne pas prolonger au-delà du strict nécessaire la durée de la mission spéciale du CICR en Algérie. Compte tenu des tâches restant à accomplir cette dernière devrait, sauf imprévu, être achevée avant la fin août. En ce qui concerne les recherches de disparus, il y aurait notamment lieu de demander aux délégués d'y consacrer l'essentiel de leurs efforts. Sur les quelque 900 cas restant encore à élucider, 600 d'entre eux sont déjà par-tiellement traités. On peut donc espérer que le nombre des fiches en retour continuera à augmenter au cours des prochaines semaines. En ce qui concerne l'assistance aux anciens Harkis détenus, qui marque un temps d'arrêt depuis quelques semaines faute d'autorisation de visiter les camps militaires, si le chef de l'État algérien donne une réponse positive à la requête présentée, la mission spéciale devrait se borner à procéder à un cer-tain nombre de visites pour sonder la situation dans certains des lieux de détention choisis par le chef et dont l'accès fut jusqu'ici refusé. Il ne semble pas qu'une inspection systématique s'impose, à moins que l'on ne désire prolonger outre mesure la durée de la mission spéciale ce qui n'est pas recommandable, dans les circonstances actuelles.

Quant à la libération de certaines catégories de Harkis que l'on peut espérer prochaine, notamment le contingent de 300 prisonniers mentionnés par M. Bentoumi et les quelque 120 mineurs et vieillards qui devraient bénéficier de la mesure de clémence décidée antérieurement par le président Ben Bella, il faudrait prévoir d'ores et déjà, d'entente avec les autorités compétentes, les mesures à prendre en vue d'assurer la sécurité de leur transfert dans les camps militaires français. Comme on ignore si le ministre de la Justice compte désigner lui-même les libérables, il faut prévoir que cette tâche serait peut-être du ressort du chef de la mission spéciale. Dans ce cas, il s'agirait de le laisser juge des critères auxquels il conviendrait de recourir pour procéder à ce tri.

Étant donné l'importance que revêt la mission de M. Hoffmann en Afrique subéquatoriale, prévoir sans tarder son remplacement avant le 10 juillet par un nouveau chef de la mission spéciale à Alger. Il faut, sans tarder, informer M. Hoffmann des décisions prises et l'orienter sur sa position personnelle.

Finalement, répondre à M. Gorse, ambassadeur de France à Alger, au sujet de sa demande de recevoir en même temps que Paris les résultats des enquêtes en cours au sujet des disparus français.

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N.D.L.R.: La mise en gras de certains termes est le fait de la rédaction de l'algérianiste.