LA VAINE RECHERCHE DES DISPARUS D'AVANT le 19
MARS 1962
L'acceptation de principe du mémorandum
et des conventions de Genève ne règle pas le sort des disparus.
Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) adresse donc au
FLN, en 1961 et 1962, des requêtes sur des cas précis. Ces
années de grande désillusion méritent un traitement
particulier.
Le 12 février 1961, le délégué Pierre Gaillard
demande au FLN quel est le sort des sept militaires français capturés
le 21 janvier à la frontière tunisienne. Il fait état
des reproches que les officiers français adressent au CICR pour
son absence de résultat. Il fait une nouvelle démarche à
Tunis en mars, puis en décembre. En mars, il contacte les Croissant-Rouge
algérien et tunisien, et le ministre des Affaires sociales Abdelhamid
Mehri, auquel il fait remarquer que la convention de Genève implique
des obligations. Or l'enquête sur les prisonniers de guerre français
n'a donné aucun résultat. Pierre Gaillard informe Mehri
des interventions de la Croix-Rouge en faveur du commandant Ben Chérif
et du syndicaliste Zitouni. Mehri semble impuissant, il promet que les
prisonniers ne seront pas exécutés, et envisage de demander
l'avis de son collègue Boussouf, grand maître des services
de renseignements algériens. En mars 1961 au cours d'un voyage
à Tunis, Pierre Gaillard reçoit l'assurance verbale que
des prisonniers sont détenus en Tunisie. Parallèlement,
des appels radio sont lancés par Radio Sottens à destination
des wilayas, pour susciter des informations sur les prisonniers.
Le 22 novembre, la représentante spéciale du CICR Marguerite
van Berchem, dont l'anticolonialisme s'appuie sur des rumeurs incontrôlées,
est longuement reçue par Ben Khedda et Krim Belkacem, qui lui promettent
de livrer cinq noms de prisonniers. Cette promesse ne sera pas tenue.
Toujours actif, Pierre Gaillard rend visite le 13 décembre à
Ben Bella détenu au château d'Aulnay. Alors que Ben Bella
se plaint de la condition des détenus, dont lui-même, dans
les prisons françaises, P. Gaillard lui fait remarquer que l'on
ignore tout du sort des prisonniers français dans les geôles
du FLN. Déconcerté, Ben Bella envisage de s'informer personnellement
auprès du GPRA.
Après l'affaire de Bizerte, le CICR a obtenu le 10 septembre l'échange
de 217 militaires français prisonniers contre 778 Tunisiens. En
fin d'année 1961 et en juin 1962, les missions du CICR visiteront
une vingtaine de centres détenant des Européens activistes
(rapport d'activité CICR pour 1961).
En 1962 dès le cessez-le-feu, sont engagées des démarches
pour retrouver les militaires et les civils enlevés de 1954 à
mars 1962. Elles seront accompagnées d'une médiatisation
bruyante mais inefficace.
Disposant des listes détenues par Pierre Gaillard (militaires captifs,
militaires libérés, civils disparus), le délégué
parisien Pierre Boissier demande l'échange des listes de prisonniers.
À la fin mars 1962, il rencontre M. Labouret, chef de cabinet du
ministre Joxe, et le colonel Seguins-Pazzis. L'un et l'autre ne sont pas
optimistes. Pierre Boissier informe André François-Poncet,
président de la Croix-Rouge française, des difficultés
rencontrées.
La mission de secours Muralti - de Heller (31 mars au 12 avril 1962) rencontre
à Alger le procureur général militaire Jonquères,
chargé de la libération des détenus musulmans. Ils
se rendent compte que les pouvoirs du haut-commissaire et de l'Exécutif
provisoire sont limités au périmètre de Rocher
Noir.
Le 17 avril, G. Cattand, représentant de la France à l'Office
européen des Nations Unies à Genève, s'étonne
de la désinvolture du GPRA vis-à-vis du CICR et des accords
d'Évian ; il demande des informations sur neuf militaires français
prisonniers. Le 19 avril, le CICR s'engage : il publie un communiqué
officiel, rappelant que le délai de libération des prisonniers,
fixé à vingt jours par les accords d'Evian (article 11),
a expiré le 8 avril. Alors que le gouvernement français
a libéré la moitié des 3 680 détenus en Algérie,
les familles s'inquiètent et le GPRA reste silencieux. Ces mêmes
données sont présentées au docteur Bentami le 30
avril à Genève.
C'est fin avril et début mai qu'interviennent les libérations
de trois prisonniers à Tunis, quatre à Rabat et deux à
Tizi-Ouzou. Ces neuf soldats français sont les seuls survivants
de plus de 500 disparus.
Les démarches de nature diplomatique se poursuivent de mai à
juillet 1962. M. Cattand reste informé par le CICR, et Mile Tombet
rencontre le docteur Bentami, qui donne son accord pour de nouvelles enquêtes,
bien que les relations avec les wilayas soient difficiles. François-Poncet
fait état des dix-neuf prisonniers des Abdellys et des quatre de
Duquesne : il se réfère aux lettres du Croissant- Rouge
et de la sous-direction algérienne des centres d'hébergement
et des prisonniers de guerre. Lors de la mission de secours du 30 avril
au 14 mai, Pierre Gaillard contacte la commission d'armistice (en fait
commission mixte franco-algérienne), pour que les listes de disparus
soient
remises aux wilayas; il y a peu d'espoir de trouver des survivants, et
la commission se désintéresse du sort des civils disparus
pendant le conflit. Les ministres responsables sont alors interpellés.
Après un communiqué du GPRA affirmant que " tous les
prisonniers ont été relâchés, sauf exceptions
possibles ", le président du CICR Léopold Boissier
écrit le 29 mai à Saad Dahlab, ministre des Affaires étrangères
du GPRA. Il exprime sa satisfaction pour les neuf libérations intervenues,
il lui rappelle la procédure de la Croix-Rouge relative aux prisonniers
de guerre, et souligne la grande inquiétude des familles. Le 5
juin il signale au GPRA le cas des prisonniers qui à un moment
ou un autre ont donné signe de vie : le capitaine Michaud, les
soldats Maréchal et Saunier, les vingt militaires du ter GCNA.
Saad Dahlab répond le 11 juin que " la question retient toute
son attention ". Il s'en est entretenu avec le ministre Joxe qui
a été satisfait de ses réponses. Les cas particuliers
seront signalés au Croissant-Rouge.
Le 25 juin, Joxe remet la liste des prisonniers de guerre au CICR et à
la commission mixte. Il fait une démarche le 9 juillet auprès
de Saad Dahlab et lui demande une stricte application des accords. Dahlab
promet de nouvelles recherches. Lui faisant confiance, Joxe refuse de
s'engager à nouveau, ce que le président du CICR considère
comme une dérobade (sic). Les démarches à Paris du
délégué Boissier s'avèrent décevantes,
et M. Cattand dément les affirmations de Saad Dahlab.
Le 13 juillet, une dernière lettre du CICR au ministre algérien
fait le constat qu'aucun résultat n'a été obtenu.
Toutes ces démarches " diplomatiques " sont accompagnées,
et involontairement perturbées, par les campagnes de presse du
sénateur Bernard Lafay et de Lepeltier, délégué
général de la Conférence internationale des anciens
Prisonniers de guerre. Le 1er mai 1962, Bernard Lafay écrit dans
l'Aurore qu'il y a encore plus de 100 prisonniers; sur 254 cas, 115 ont
été déclarés vivants, et 50 ont écrit
à leur famille. Le 14 mai, Lepeltier dans une conférence
de presse affirme que le FLN détient 180 prisonniers; mais le CICR
dément; jamais il n'a donné cette indication. Le 14 juin,
Bernard Lafay est informé par un médecin résidant
au Maroc que deux camps détiennent chacun 120 prisonniers sur la
route de Tiflet à Oulmez, et dans le home d'enfants de Maaziz.
Le FLN du Maroc dément le 18 juin ; il ne reste aucun prisonnier
dans les camps de Nador et du Sud marocain. Le délégué
du CICR au Maroc, Vautier, est reçu par le Croissant-Rouge marocain
le 31 mai. Le 2 juillet, Bernard Lafay est reçu au CICR, puis il
rencontre à Rabat le ministre Cherkaoui et le roi Hassan. Le 6
juillet, il affirme dans le Parisien que des soldats sont prisonniers
dans des camps marocains. Il rappelle que sur 42 prisonniers libérés,
20 l'ont été au Maroc. Le 18 juillet, Vautier charge son
adjoint Chassot de faire une enquête sur les camps de Tiflet. Le
6 août, il apparaît que ce sont des camps d'entraînement
de l'ALN, rien ne confirme les affirmations du sénateur Lafay.
La recherche des
harkis et des disparus de 1962
La mission de secours de Pierre Gaillard,
du 30 avril au 14 mai 1962, confirme les observations de Muralti et de
Heller sur la dégradation de la situation dans les villes d'Algérie.
En une semaine, 100 familles ont adressé des demandes pour des
enlèvements que le pouvoir ne contrôle pas. La police est
abandonnée au FLN dans les quartiers musulmans. Les forces de sécurité
ne reçoivent pas d'ordre de recherche. Roger Vust et les délégués
du CICR sont eux-mêmes menacés. Les démarches entreprises
auprès du FLN dans la Casbah d'Alger n'ont donné aucun résultat.
Selon le haut- commissaire Christian Fouchet, cela relève de Mostefaï,
représentant le FLN au sein de l'Exécutif provisoire. Une
liste de 100 disparus lui est remise par Roger Vust, délégué
à Alger. Le haut-commissaire accepte, avec le concours de la Croix-Rouge
française, de lancer des appels radio par France V.
Les enlèvements se multiplient, dont sont responsables la zone
autonome d'Alger dirigée par Azzedine, et les wilayas 4 et 5. Roger
Vust rencontre le président Farès, et se rend début
juin dans les régions de Baraki et de Mouzaïaville.
Il rencontre des officiers de l'ALN qui assurent n'avoir pas de prisonniers.
François-Poncet impute au général de Gaulle la responsabilité
du dramatique massacre du 5 juillet 1962 à Oran.
Le 22 août, Jacques de Heller intervient auprès de Ben Bella.
111 prisonniers sont libérés le 13 septembre de la prison
de Maison-Carrée,
et encore 7 le 25 septembre. Des démarches pressantes sont engagées
en faveur des Européens disparus, estimés à 1500.
Jean Scelles, responsable de l'action contre la traite des femmes et des
enfants, écrit au président du CICR son inquiétude
du sort des femmes enlevées, qui pourraient être livrées
à la prostitution ou réduites à l'esclavage dans
le Sud.
Le 7 septembre, le directeur exécutif Gallopin exprime la vive
préoccupation du CICR face aux faits extrêmement graves signalés
concernant les harkis. Selon le docteur Bentami, leur transfert rapide
en France est le seul moyen de sauver leur vie. Leur regroupement à
Tefeschoun ne règle pas la situation. Gallopin demande au délégué
du CICR à Paris " de faire une démarche auprès
du gouvernement français pour que les départs pour la France
des groupes de harkis les plus menacés reprennent sans tarder ".
On sait que le 19 septembre, le Premier ministre Pompidou ordonne de reprendre
les transferts des camps d'Algérie vers la France.
Du 1er au 6 octobre, Pierre Gaillard est envoyé en mission en Algérie
pour prendre contact avec le gouvernement algérien. Il rencontre
les principaux ministres algériens et les autorités françaises,
mais n'obtient pas de rendez-vous avec Ben Bella. Il estime que les autorités
françaises peuvent désormais se passer du CICR pour la recherche
des disparus européens. Tel est l'avis de l'ambassadeur Jeanneney.
Mais le CICR ne peut fermer ses bureaux aux familles, il continuera à
les recevoir et s'efforcera de les canaliser sur les consulats. Il estime
qu'il y a peu d'espoir de retrouver des disparus encore vivants. La wilaya
4 procède encore à des enlèvements.
Estimant les supplétifs à 150000, sur lesquels 3 000 à
5 000 auraient été tués, 5 000 seraient dans des
camps et 10 000 auraient été rapatriés, Pierre Gaillard
n'obtient pas l'autorisation de visiter ces camps. Boumediene déclare
que " la plupart des harkis sont des criminels de guerre et qu'ils
allaient être déférés à la justice ".
Cela est contraire aux accords d'Évian, dont le CICR n'est pas
le garant. Il appartient aux Français de réagir.
Le 21 octobre, le colonel Schoen, du Comité national de solidarité
pour les Français musulmans réfugiés, adresse au
CICR un cahier de témoignages sur les massacres de harkis. Il estime
leur nombre de 25 à 30 000. II indique une liste de camps de détention.
En octobre, le délégué du CICR demande à visiter
les harkis emprisonnés, il renouvelle sa démarche le 7 novembre
auprès de Ben Bella. Il reçoit des réponses dilatoires.
Des campagnes d'opinion exigent l'expulsion de la Croix-Rouge. Roger Vust
propose la diffusion d'un communiqué faisant état de l'absence
de collaboration du gouvernement algérien.
Début novembre, le président du CICR a écrit aux
chefs des gouvernements français et algérien. Ben Bella
ne répond pas. Le ministre Couve de Murville répond le 7
novembre que le gouvernement se préoccupe d'accueillir les supplétifs;
32 000 ont déjà gagné la métropole (il ne
semble pas faire la différence entre les supplétifs et leurs
familles).
Visitant la maison d'arrêt de Maison- Carrée, Roger Vust
soumet au directeur de la prison le cas de 73 harkis qui ont de 60 ans
à 80 ans, 38 qui ont moins de 20 ans, plus deux malades, soit 111
détenus qui devraient être libérés et qui demandent
à rejoindre leur douar. Le 23 janvier 1963, le colonel Schoen transmet
au CICR une nouvelle liste confidentielle des lieux de détention.
La mission spéciale
de 1963
La situation se débloque brusquement
fin janvier dans une conférence de presse, Ben Bella promet l'ouverture
des prisons, sans doute à la demande conjointe de David Rousset
et de Jean de Broglie. Ce dernier se rend à Genève le 4
février et demande au CICR d'intervenir en Algérie au profit
des harkis et de rechercher les Français disparus en 1962, dont
il estime le nombre à 865. Le CICR accepte d'organiser une mission
spéciale de recherche des disparus. Le financement est à
la charge du gouvernement français.
Le 8 février, Roger Vust est convoqué par Ben Bella qui
renouvelle son offre de " portes ouvertes ". " Que la Croix-
Rouge arrive avec 30 ou 100 enquêteurs, affirme-t-il, le gouvernement
algérien les fera accompagner par 30 ou 100 policiers ou officiers
et mettra des moyens de transport à leur disposition ". Mais
le CICR ne souhaite pas la présence de policiers, qui pourraient
faire peur aux témoins.
De grandes divergences apparaissent sur les estimations du nombre des
harkis et des disparus. Ben Bella estime qu'il y avait 150 000 harkis,
que 1200 sont détenus à Maison-Carrée et 4 000 en
Kabylie. Il ignore l'existence de camps et souhaite que la Croix- Rouge
le renseigne. Vust estime qu'il n'y avait que 80 000 supplétifs;
30 000 ont été rapatriés, 10 000 sont en prison,
10 000 ont été assassinés, 20 000 sont morts dans
les opérations de déminage et 10 000 ont disparu. Désigné
pour organiser la mission de recherche, le colonel Samuel Gonard, commandant
de corps et vice-président du CICR, rencontre le 21 février
le président Ben Bella. L'audience apparaît d'autant plus
chaleureuse que les ministres Boumediene, Bentoumi et Neccache sont opposés
à la libération des harkis considérés comme
des traîtres, ils menaceraient la paix civile. Boumediene voudrait
les faire juger, en révisant au besoin les accords d'Évian.
Mais Ben Bella signe le jour même le projet d'accord (PJ). L'ambassadeur
Gorse réagit de façon évasive au rapatriement éventuel
des supplétifs. Son conseiller Fernand-Laurent est plus coopératif,
mais il craint que les harkis soient déracinés en métropole,
et soumis à la haine des immigrés. Le commandant Monié,
du cabinet de l'ambassadeur, apportera son concours aux recherches entreprises.
Sans perdre de temps, le CICR recrute de jeunes enquêteurs suisses,
parmi des diplômés de droit et de médecine, et les
forme en une semaine aux procédures de recherche de la Croix-Rouge.
Ils recevront une indemnité de 90 F par jour.
Le 10 avril, le colonel Gonard répond à Mgr Lallier, archevêque
de Marseille, qu'il " partage son pessimisme sur les possibilités
de retrouver beaucoup de disparus ". Il précise qu'à
la demande du gouvernement algérien, " il a prié le
gouvernement français de ne rien publier sans l'accord du CICR
". Dirigée successivement par Claude Pilloud, Bertrand de
Haller (11 avril) et le colonel-brigadier Georges Marti, (8 juillet) la
mission spéciale met en jeu une vingtaine d'enquêteurs du
CICR, dont Jacques de Heller, qui vont d'abord visiter 2 400 harkis dans
les prisons, sur lesquels 1 300 demandent leur rapatriement. Les équipes
sont installées à Tlemcen, Oran, Mostaganem, Orléansville,
Alger, Constantine, puis Médéa et Blida. Claude Pilloud
rencontre fin mars Si Bakhti, devenu directeur de cabinet de Boumediene.
Son compte rendu sur le 5 juillet à Oran est pour le moins inexact.
Il déclare qu'aucune liste de disparus n'a été établie.
" Les cadavres ont été ensevelis par la population
après avoir été déchiquetés et volés.
Aucune trace ne peut être relevée au Petit Lac, les bulldozers
ont tout effacé le 6 juillet. Tous les disparus sont morts, des
fouilles ou des exhumations sont inutiles ", elles n'auraient aucune
chance de réussite. Parallèlement, la mission spéciale
recueille le rapport d'Alfred Necker sur le 5 juillet, qui paraît
très objectif.
La recherche des disparus commence plus tard, il faut d'abord mettre à
jour les fiches du CICR en les comparant à celles des consuls,
et à celle de l'archevêché (abbé Capomaccio).
Ce travail est effectué à Alger sous la conduite experte
d'Edmond Jacquet, directeur de l'Agence centrale de recherche (ACR) du
Comité international. Le fichage est terminé fin avril,
il comprend 1 265 fiches de civils disparus (en principe la mission ne
s'intéresse pas aux militaires disparus). Du 1er mai au 12 septembre,
les enquêteurs vont effectuer 1 128 enquêtes auprès
des consulats, des autorités locales et des témoins. Ils
se heurtent au silence des témoins, même les Européens
hésitent à parler pour éviter les représailles.
Le chef de mission interdit d'interroger les " terroristes "
responsables des enlèvements. Les autorités locales sont
peu coopératives et font preuve de mauvaise foi. L'espoir des familles
de retrouver des disparus vivants, désigné sous le terme
de " psychose d'Oran ", est vain. Les offres de rançon
sont inefficaces, les traces des disparus sont perdues, et il y a peu
de chances de récupérer les corps.
Fin avril, Michel Martin, délégué à Paris,
s'élève contre un article du Monde du 29 mars qui fait état
de 250 à 300 transferts par semaine. Il estime que cela entretient
des espoirs inconsidérés. À part certains faux disparus,
aucune des personnes recherchées n'a été retrouvée
en vie.
Bertrand de Haller a rencontré le 24 avril le ministre de la Justice
Bentoumi, qui propose l'échange des harkis contre la libération
de 400 prisonniers algériens en France (ce sont en réalité
des " droits communs "), et de huit Européens qui ont
soutenu le FLN pendant la guerre. Il observe que certains harkis libérés
de Maison- Carrée ont été assassinés à
leur arrivée en Kabylie. Il a fallu incarcérer de nouveau
les autres " libérés ".
Le 20 mai, Jean de Broglie et son attachée Mme Benoit d'Azy se
rendent à Genève. Ils mettent au point la procédure
pour vérifier en métropole les disparitions ou non-disparitions.
Ils semblent montrer peu d'empressement pour les harkis, ils sont prêts
cependant à accueillir ceux qui rejoignent les camps d'accueil
en Algérie. Le colonel Gonard revient en Algérie du 11 au
24 juin. Reçu à nouveau par Ben Bella, il essaie de le persuader
de libérer les harkis et d'autoriser les délégués
à visiter les camps militaires où sont détenues des
personnes enlevées, et dont on a la liste. Cette dernière
demande ne sera jamais acceptée. Boumediene s'y oppose; Ben Bella
et les autorités algériennes prétendent qu'il n'y
a pas de harkis dans ces camps. Un mur de caoutchouc interdit l'accès
aux camps. Il y a même des altercations entre militaires et enquêteurs
dans le Sud Constantinois et dans les zones interdites de la wilaya 4
(Mongorno, Ténès).
Samuel Gonard observe que les délégués de la Croix-Rouge
sympathisent avec les harkis, il le comprend sur le plan humain, mais
il craint que leur jugement ne soit pas impartial. Lui- même semble
manquer d'objectivité car la situation des harkis est loin d'être
brillante. Les uns sont maintenus en prison, sous l'inculpation d'association
de malfaiteurs "; des centaines, voire des milliers d'autres sont
soumis à des travaux forcés dans les camps; d'autres enfin,
appelés " les subsistants ", sont brimés dans
des douars reculés, privés de tous les droits et livrés
à une sorte de " mort physique ". Chaque semaine en avril,
dix harkis se réfugient dans les centres d'accueil français.
Les enquêteurs visitent systématiquement les prisons, les
maisons d'arrêt et les hôpitaux, où ils constatent
que les sévices sont devenus exceptionnels.
S'agissant des Européens disparus, le colonel Gonard estime que
20 % des dossiers correspondent à de fausses disparitions, et que
15 % ont été libérés des prisons où
ils étaient incarcérés. Ces chiffres demandent de
nouvelles vérifications.
Le 3 juin, Ben Bella dénonce les actes criminels contre les harkis.
" Nous irons jusqu'à exécuter les coupables, affirme-t-
il. Nous avons 130 000 harkis en Algérie. Sous couvert de patriotisme,
des gens se sont livrés à des actes criminels. Ces actes
seront découragés et la justice passera ". Cette déclaration
permet de renouer les négociations pour la libération de
300 harkis, en échange de la libération par la France de
huit porteurs de valises. Le 27 juillet, 252 harkis sont regroupés
à Zéralda,
66 sont rapatriés, 51 sont partis chercher leur famille, 135 restent
en attente. Les relations du colonel Marti avec le chef de cabinet Ben
Zerfa manquent de franchise : il est difficile de faire visiter les Français
arrêtés par la police algérienne. Le commandant Chabou,
du cabinet de Boumediene, est plus cordial, mais il nie la détention
de prisonniers par l'armée nationale populaire.
En mars et avril 1963, l'Association de défense des droits des
Français d'Algérie (ADDFA) prend contact avec le CICR et
propose sa collaboration dans l'établissement des listes de disparus.
Elle sera déçue par les résultats de la mission spéciale
et ne pourra en obtenir le bilan précis.
Les enquêteurs du CICR quittent l'Algérie début septembre.
Leur rapport final, adressé le 24 octobre 1963 au gouvernement
français, restera secret pendant quarante ans. Il ne sera diffusé
que le 23 avril 2003, à la demande d'un groupe de recherche historique
constitué en octobre 2002. Ce rapport présente un intérêt
historique et humanitaire évident:
- il montre que la Croix-Rouge a accepté cette mission dans le
but de venir en aide aux familles; elle a obtenu l'accord des autorités
algériennes, engagé sur le terrain pendant six mois 13 à
20 enquêteurs, et visité 2 500 harkis dans les lieux de détention;
- faisant état de 1 200 demandes de recherche, sur un total de
1 500 présumés disparus dont 80 militaires, il dément
les évaluations traumatisantes de certains auteurs, qui font état
de 25 000 Européens enlevés en 1962;
- il confirme que 70 % des disparus sont décédés
et 20 % présumés décédés;
- il souligne les difficultés rencontrées, venant d'individus
sans scrupule qui ont monnayé de fausses informations, d'autres
ayant refusé de témoigner, et de l'impossibilité
d'accéder à une vingtaine de camps militaires; il montre
donc qu'il reste des zones d'ombre, en particulier sur le sort des supplétifs.
L'après
1963
À l'issue de la mission de 1963, le
CICR charge le Croissant-Rouge algérien, voeu pieux, de poursuivre
les actions en suspens (rapport d'activité pour 1963).
S'agissant de la libération de harkis détenus par le FLN,
l'Agence centrale de recherche (ACR) note que certains ont été
rapatriés; mais 5 % de ceux qui ont demandé à regagner
leurs villages ayant été tués, il a fallu incarcérer
à nouveau les harkis libérés. L'ACR continue à
recevoir de nombreuses demandes des familles de harkis, auxquelles personne
ne vient en aide.
Dans sa déclaration du 6 novembre
1963, le secrétaire d'État Jean de Broglie affirme:
- qu'il y a environ 1 800 disparus et non 3 000 ou 4000;
- que des familles ont été exploitées par des individus
sans scrupule et des avocats indélicats;
- qu'il n'existe plus de camps de prisonniers, sauf peut-être dans
des maquis opposés au gouvernement algérien;
- que la grande majorité des disparus ont été tués
presque immédiatement. Le 16 novembre, le CICR adresse au gouvernement
français le décompte des frais de mission, qui s'élèvent
à 684 412 F suisses.
Le 21 décembre, Jacques de Heller rencontre Mme Benoit d'Azy. Il
lui semble que pour la France les harkis ont une importance secondaire
par rapport aux Français disparus. Le secrétaire d'État
de Broglie espérait la reprise des recherches. J. de Heller le
dément; il estime que les associations ont les moyens de traiter
les cas particuliers. Il se demande pourquoi les tribunaux n'ont jugé
que cent cas de présomption de décès. Selon Benoit
d'Azy, les tribunaux ne traitent que les demandes adressées par
les familles, alors que les associations déconseillent aux familles
de formuler une demande.
Le 23 décembre, le directeur exécutif du CICR Roger Gallopin
écrit à Jean- Yves Chevallier, secrétaire général
de l'ADDFA, que le résultat des enquêtes a été
transmis au secrétaire d'État de Broglie, " seul habilité
à informer les familles. Il n'y a pas de certitudes, mais des présomptions
de décès, fondées sur des indices probants ".
Le secrétaire d'État demande au CICR, le 24 janvier 1964,
une enquête sur les déclarations des rescapés du cargo
marocain Hassiblal, qui prétendent avoir entendu des voix françaises
dans les prisons algériennes. C'est une fausse information pour
le CICR; il y a dans les prisons des Français arrêtés
par la police algérienne qui ne sont pas les personnes enlevées
en 1962.
Le 16 février 1964, le général Bouvet écrit
au CICR qu'il y a encore des disparus en vie. S'agissant des camps de
prisonniers signalés par certaines associations de rapatriés,
l'agence centrale de recherche écrit:
" Des rumeurs propagées notamment dans la presse au sujet
des camps clandestins ont contribué à entretenir dans de
nombreuses familles le sentiment, malheureusement erroné, que beaucoup
de disparus étaient encore en vie et qu'on s'efforçait de
leur cacher la vérité. Les bruits concernant l'existence
de camps clandestins n'ont cependant pas résisté à
l'examen, chaque fois que les délégués du CICR ont
pu procéder à des vérifications " (I).
Jacques de Heller a d'ailleurs pu visiter trois établissements
militaires (sur vingt-cinq connus), qui ne détiennent pas de prisonniers.
Le 8 mai 1964, le président FrançoisPoncet constate que
les autorités algériennes sont opposées à
la libération des harkis. Sollicitée d'intervenir pour trois
Français arrêtés, la Croix- Rouge française
ne peut rien faire, car il s'agit d'un assassin et de deux trafiquants
d'armes.
En novembre 1964, le contrôleur de Saint-Salvy, de l'Association
nationale des familles et amis des parachutistes coloniaux, adresse un
rapport sur les violations des Droits de l'homme en Algérie. Il
se réfère aux chiffres donnés par Jean de Broglie
: 3 080 disparus, réduits à 1800, dont 1 204 identifiés
par le CICR. Il estime qu'il y a en Algérie 12 000 à 15
000 détenus politiques, en grande majorité musulmans.
En juin 1965, le directeur exécutif du CICR, Roger Gallopin, écrit
à Jean- Yves Chevallier qu'il ne possède aucune information
au sujet des transferts de prisonniers dans les prisons algériennes.
Le CICR n'a pas les moyens de nouvelles recherches. Il n'y aura pas d'autres
interventions de la Croix-Rouge, à l'exception de l'organisation
les 14-15 avril 1964, d'un échange de 433 prisonniers marocains
et algériens à Oujda. Il faudra attendre les négociations
de Jean de Broglie, en 1964-1965, pour que 1 330 harkis prisonniers soient
rapatriés (5 340 personnes avec les familles).
Pierre Gaillard critique le 6 octobre 1966 le mémoire du professeur
Franceschetti, relatif aux camps de l'ALN qui n'ont pas été
visités. Il partage l'opinion des associations, selon lesquelles
aucun camp clandestin n'a été localisé. " Les
Arabes ont cherché à exploiter la détresse et la
crédulité des familles. Si les consuls n'ont retrouvé
personne, triste vérité, c'est parce que tous les disparus
sont morts. Rien ne permet d'affirmer que des femmes enlevées ont
été recluses dans des maisons closes. Les autorités
françaises ont désormais des moyens d'investigation plus
larges que ceux de la Croix-Rouge ".
o
1 - Cité par Gradimir Djurovic in
L'Agence centrale de recherche, Institut H. Dunant, 1981.
La lettre de 1986 indiquant que 700 Français sont encore détenus
en Algérie est un faux. Noter que le général Bouvet
écrit au CICR que J. M. et M. L. ont été exclus de
l'Association de défense des droits des rapatriés d'Algérie
(ADDFA) en raison de leur conduite intéressée et équivoque.
|