LA RECHERCHE DES DISPARUS
extraits du numéro 124 , décembre 2008 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

Le livre de Maurice Faivre dont est extrait l'article ci-après est une contribution majeure au processus d'historisation de la guerre d'Algérie.
Il traite d'une question très sensible, méconnue et trop souvent abordée de manière polémique et partiale: les victimes et les internés au cours de ce conflit si particulier, guerre civile et révolutionnaire, où tout habitant est suspecté à un moment ou à un autre de soutenir les parties en présence.
Sur la question lancinante des disparus en Algérie, le livre de Maurice Faivre apporte un éclairage nouveau et des révélations fondées sur des archives inédites.
Son auteur a pu, pour la première fois, accéder au rapport d'enquête du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) sur les disparus, rapport tenu secret par l'État français depuis 1963. Ainsi stimulé, le CICR, en Suisse, a bien voulu ouvrir ses archives dix ans avant le délai réglementaire de 50 ans.


mise sur site : juin 2013

58 Ko
retour
 
En cliquant sur les mots ou groupes de mots en rouge, soulignés en rouge, vous accédez à la page correspondante.


LA VAINE RECHERCHE DES DISPARUS D'AVANT le 19 MARS 1962

L'acceptation de principe du mémorandum et des conventions de Genève ne règle pas le sort des disparus. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) adresse donc au FLN, en 1961 et 1962, des requêtes sur des cas précis. Ces années de grande désillusion méritent un traitement particulier.

Le 12 février 1961, le délégué Pierre Gaillard demande au FLN quel est le sort des sept militaires français capturés le 21 janvier à la frontière tunisienne. Il fait état des reproches que les officiers français adressent au CICR pour son absence de résultat. Il fait une nouvelle démarche à Tunis en mars, puis en décembre. En mars, il contacte les Croissant-Rouge algérien et tunisien, et le ministre des Affaires sociales Abdelhamid Mehri, auquel il fait remarquer que la convention de Genève implique des obligations. Or l'enquête sur les prisonniers de guerre français n'a donné aucun résultat. Pierre Gaillard informe Mehri des interventions de la Croix-Rouge en faveur du commandant Ben Chérif et du syndicaliste Zitouni. Mehri semble impuissant, il promet que les prisonniers ne seront pas exécutés, et envisage de demander l'avis de son collègue Boussouf, grand maître des services de renseignements algériens. En mars 1961 au cours d'un voyage à Tunis, Pierre Gaillard reçoit l'assurance verbale que des prisonniers sont détenus en Tunisie. Parallèlement, des appels radio sont lancés par Radio Sottens à destination des wilayas, pour susciter des informations sur les prisonniers.

Le 22 novembre, la représentante spéciale du CICR Marguerite van Berchem, dont l'anticolonialisme s'appuie sur des rumeurs incontrôlées, est longuement reçue par Ben Khedda et Krim Belkacem, qui lui promettent de livrer cinq noms de prisonniers. Cette promesse ne sera pas tenue.

Toujours actif, Pierre Gaillard rend visite le 13 décembre à Ben Bella détenu au château d'Aulnay. Alors que Ben Bella se plaint de la condition des détenus, dont lui-même, dans les prisons françaises, P. Gaillard lui fait remarquer que l'on ignore tout du sort des prisonniers français dans les geôles du FLN. Déconcerté, Ben Bella envisage de s'informer personnellement auprès du GPRA.

Après l'affaire de Bizerte, le CICR a obtenu le 10 septembre l'échange de 217 militaires français prisonniers contre 778 Tunisiens. En fin d'année 1961 et en juin 1962, les missions du CICR visiteront une vingtaine de centres détenant des Européens activistes (rapport d'activité CICR pour 1961).

En 1962 dès le cessez-le-feu, sont engagées des démarches pour retrouver les militaires et les civils enlevés de 1954 à mars 1962. Elles seront accompagnées d'une médiatisation bruyante mais inefficace.
Disposant des listes détenues par Pierre Gaillard (militaires captifs, militaires libérés, civils disparus), le délégué parisien Pierre Boissier demande l'échange des listes de prisonniers. À la fin mars 1962, il rencontre M. Labouret, chef de cabinet du ministre Joxe, et le colonel Seguins-Pazzis. L'un et l'autre ne sont pas optimistes. Pierre Boissier informe André François-Poncet, président de la Croix-Rouge française, des difficultés rencontrées.

La mission de secours Muralti - de Heller (31 mars au 12 avril 1962) rencontre à Alger le procureur général militaire Jonquères, chargé de la libération des détenus musulmans. Ils se rendent compte que les pouvoirs du haut-commissaire et de l'Exécutif provisoire sont limités au périmètre de Rocher Noir.

Le 17 avril, G. Cattand, représentant de la France à l'Office européen des Nations Unies à Genève, s'étonne de la désinvolture du GPRA vis-à-vis du CICR et des accords d'Évian ; il demande des informations sur neuf militaires français prisonniers. Le 19 avril, le CICR s'engage : il publie un communiqué officiel, rappelant que le délai de libération des prisonniers, fixé à vingt jours par les accords d'Evian (article 11), a expiré le 8 avril. Alors que le gouvernement français a libéré la moitié des 3 680 détenus en Algérie, les familles s'inquiètent et le GPRA reste silencieux. Ces mêmes données sont présentées au docteur Bentami le 30 avril à Genève.

C'est fin avril et début mai qu'interviennent les libérations de trois prisonniers à Tunis, quatre à Rabat et deux à Tizi-Ouzou. Ces neuf soldats français sont les seuls survivants de plus de 500 disparus.

Les démarches de nature diplomatique se poursuivent de mai à juillet 1962. M. Cattand reste informé par le CICR, et Mile Tombet rencontre le docteur Bentami, qui donne son accord pour de nouvelles enquêtes, bien que les relations avec les wilayas soient difficiles. François-Poncet fait état des dix-neuf prisonniers des Abdellys et des quatre de Duquesne : il se réfère aux lettres du Croissant- Rouge et de la sous-direction algérienne des centres d'hébergement et des prisonniers de guerre. Lors de la mission de secours du 30 avril au 14 mai, Pierre Gaillard contacte la commission d'armistice (en fait commission mixte franco-algérienne), pour que les listes de disparus soient
remises aux wilayas; il y a peu d'espoir de trouver des survivants, et la commission se désintéresse du sort des civils disparus pendant le conflit. Les ministres responsables sont alors interpellés. Après un communiqué du GPRA affirmant que " tous les prisonniers ont été relâchés, sauf exceptions possibles ", le président du CICR Léopold Boissier écrit le 29 mai à Saad Dahlab, ministre des Affaires étrangères du GPRA. Il exprime sa satisfaction pour les neuf libérations intervenues, il lui rappelle la procédure de la Croix-Rouge relative aux prisonniers de guerre, et souligne la grande inquiétude des familles. Le 5 juin il signale au GPRA le cas des prisonniers qui à un moment ou un autre ont donné signe de vie : le capitaine Michaud, les soldats Maréchal et Saunier, les vingt militaires du ter GCNA. Saad Dahlab répond le 11 juin que " la question retient toute son attention ". Il s'en est entretenu avec le ministre Joxe qui a été satisfait de ses réponses. Les cas particuliers seront signalés au Croissant-Rouge.

Le 25 juin, Joxe remet la liste des prisonniers de guerre au CICR et à la commission mixte. Il fait une démarche le 9 juillet auprès de Saad Dahlab et lui demande une stricte application des accords. Dahlab promet de nouvelles recherches. Lui faisant confiance, Joxe refuse de s'engager à nouveau, ce que le président du CICR considère comme une dérobade (sic). Les démarches à Paris du délégué Boissier s'avèrent décevantes, et M. Cattand dément les affirmations de Saad Dahlab.

Le 13 juillet, une dernière lettre du CICR au ministre algérien fait le constat qu'aucun résultat n'a été obtenu. Toutes ces démarches " diplomatiques " sont accompagnées, et involontairement perturbées, par les campagnes de presse du sénateur Bernard Lafay et de Lepeltier, délégué général de la Conférence internationale des anciens Prisonniers de guerre. Le 1er mai 1962, Bernard Lafay écrit dans l'Aurore qu'il y a encore plus de 100 prisonniers; sur 254 cas, 115 ont été déclarés vivants, et 50 ont écrit à leur famille. Le 14 mai, Lepeltier dans une conférence de presse affirme que le FLN détient 180 prisonniers; mais le CICR dément; jamais il n'a donné cette indication. Le 14 juin, Bernard Lafay est informé par un médecin résidant au Maroc que deux camps détiennent chacun 120 prisonniers sur la route de Tiflet à Oulmez, et dans le home d'enfants de Maaziz. Le FLN du Maroc dément le 18 juin ; il ne reste aucun prisonnier dans les camps de Nador et du Sud marocain. Le délégué du CICR au Maroc, Vautier, est reçu par le Croissant-Rouge marocain le 31 mai. Le 2 juillet, Bernard Lafay est reçu au CICR, puis il rencontre à Rabat le ministre Cherkaoui et le roi Hassan. Le 6 juillet, il affirme dans le Parisien que des soldats sont prisonniers dans des camps marocains. Il rappelle que sur 42 prisonniers libérés, 20 l'ont été au Maroc. Le 18 juillet, Vautier charge son adjoint Chassot de faire une enquête sur les camps de Tiflet. Le 6 août, il apparaît que ce sont des camps d'entraînement de l'ALN, rien ne confirme les affirmations du sénateur Lafay.

La recherche des harkis et des disparus de 1962

La mission de secours de Pierre Gaillard, du 30 avril au 14 mai 1962, confirme les observations de Muralti et de Heller sur la dégradation de la situation dans les villes d'Algérie. En une semaine, 100 familles ont adressé des demandes pour des enlèvements que le pouvoir ne contrôle pas. La police est abandonnée au FLN dans les quartiers musulmans. Les forces de sécurité ne reçoivent pas d'ordre de recherche. Roger Vust et les délégués du CICR sont eux-mêmes menacés. Les démarches entreprises auprès du FLN dans la Casbah d'Alger n'ont donné aucun résultat. Selon le haut- commissaire Christian Fouchet, cela relève de Mostefaï, représentant le FLN au sein de l'Exécutif provisoire. Une liste de 100 disparus lui est remise par Roger Vust, délégué à Alger. Le haut-commissaire accepte, avec le concours de la Croix-Rouge française, de lancer des appels radio par France V.

Les enlèvements se multiplient, dont sont responsables la zone autonome d'Alger dirigée par Azzedine, et les wilayas 4 et 5. Roger Vust rencontre le président Farès, et se rend début juin dans les régions de Baraki et de Mouzaïaville. Il rencontre des officiers de l'ALN qui assurent n'avoir pas de prisonniers.

François-Poncet impute au général de Gaulle la responsabilité du dramatique massacre du 5 juillet 1962 à Oran.

Le 22 août, Jacques de Heller intervient auprès de Ben Bella. 111 prisonniers sont libérés le 13 septembre de la prison de Maison-Carrée, et encore 7 le 25 septembre. Des démarches pressantes sont engagées en faveur des Européens disparus, estimés à 1500. Jean Scelles, responsable de l'action contre la traite des femmes et des enfants, écrit au président du CICR son inquiétude du sort des femmes enlevées, qui pourraient être livrées à la prostitution ou réduites à l'esclavage dans le Sud.

Le 7 septembre, le directeur exécutif Gallopin exprime la vive préoccupation du CICR face aux faits extrêmement graves signalés concernant les harkis. Selon le docteur Bentami, leur transfert rapide en France est le seul moyen de sauver leur vie. Leur regroupement à Tefeschoun ne règle pas la situation. Gallopin demande au délégué du CICR à Paris " de faire une démarche auprès du gouvernement français pour que les départs pour la France des groupes de harkis les plus menacés reprennent sans tarder ". On sait que le 19 septembre, le Premier ministre Pompidou ordonne de reprendre les transferts des camps d'Algérie vers la France.

Du 1er au 6 octobre, Pierre Gaillard est envoyé en mission en Algérie pour prendre contact avec le gouvernement algérien. Il rencontre les principaux ministres algériens et les autorités françaises, mais n'obtient pas de rendez-vous avec Ben Bella. Il estime que les autorités françaises peuvent désormais se passer du CICR pour la recherche des disparus européens. Tel est l'avis de l'ambassadeur Jeanneney. Mais le CICR ne peut fermer ses bureaux aux familles, il continuera à les recevoir et s'efforcera de les canaliser sur les consulats. Il estime qu'il y a peu d'espoir de retrouver des disparus encore vivants. La wilaya 4 procède encore à des enlèvements.

Estimant les supplétifs à 150000, sur lesquels 3 000 à 5 000 auraient été tués, 5 000 seraient dans des camps et 10 000 auraient été rapatriés, Pierre Gaillard n'obtient pas l'autorisation de visiter ces camps. Boumediene déclare que " la plupart des harkis sont des criminels de guerre et qu'ils allaient être déférés à la justice ". Cela est contraire aux accords d'Évian, dont le CICR n'est pas le garant. Il appartient aux Français de réagir.

Le 21 octobre, le colonel Schoen, du Comité national de solidarité pour les Français musulmans réfugiés, adresse au CICR un cahier de témoignages sur les massacres de harkis. Il estime leur nombre de 25 à 30 000. II indique une liste de camps de détention.

En octobre, le délégué du CICR demande à visiter les harkis emprisonnés, il renouvelle sa démarche le 7 novembre auprès de Ben Bella. Il reçoit des réponses dilatoires. Des campagnes d'opinion exigent l'expulsion de la Croix-Rouge. Roger Vust propose la diffusion d'un communiqué faisant état de l'absence de collaboration du gouvernement algérien.

Début novembre, le président du CICR a écrit aux chefs des gouvernements français et algérien. Ben Bella ne répond pas. Le ministre Couve de Murville répond le 7 novembre que le gouvernement se préoccupe d'accueillir les supplétifs; 32 000 ont déjà gagné la métropole (il ne semble pas faire la différence entre les supplétifs et leurs familles).

Visitant la maison d'arrêt de Maison- Carrée, Roger Vust soumet au directeur de la prison le cas de 73 harkis qui ont de 60 ans à 80 ans, 38 qui ont moins de 20 ans, plus deux malades, soit 111 détenus qui devraient être libérés et qui demandent à rejoindre leur douar. Le 23 janvier 1963, le colonel Schoen transmet au CICR une nouvelle liste confidentielle des lieux de détention.

La mission spéciale de 1963

La situation se débloque brusquement fin janvier dans une conférence de presse, Ben Bella promet l'ouverture des prisons, sans doute à la demande conjointe de David Rousset et de Jean de Broglie. Ce dernier se rend à Genève le 4 février et demande au CICR d'intervenir en Algérie au profit des harkis et de rechercher les Français disparus en 1962, dont il estime le nombre à 865. Le CICR accepte d'organiser une mission spéciale de recherche des disparus. Le financement est à la charge du gouvernement français.

Le 8 février, Roger Vust est convoqué par Ben Bella qui renouvelle son offre de " portes ouvertes ". " Que la Croix- Rouge arrive avec 30 ou 100 enquêteurs, affirme-t-il, le gouvernement algérien les fera accompagner par 30 ou 100 policiers ou officiers et mettra des moyens de transport à leur disposition ". Mais le CICR ne souhaite pas la présence de policiers, qui pourraient faire peur aux témoins.

De grandes divergences apparaissent sur les estimations du nombre des harkis et des disparus. Ben Bella estime qu'il y avait 150 000 harkis, que 1200 sont détenus à Maison-Carrée et 4 000 en Kabylie. Il ignore l'existence de camps et souhaite que la Croix- Rouge le renseigne. Vust estime qu'il n'y avait que 80 000 supplétifs; 30 000 ont été rapatriés, 10 000 sont en prison, 10 000 ont été assassinés, 20 000 sont morts dans les opérations de déminage et 10 000 ont disparu. Désigné pour organiser la mission de recherche, le colonel Samuel Gonard, commandant de corps et vice-président du CICR, rencontre le 21 février le président Ben Bella. L'audience apparaît d'autant plus chaleureuse que les ministres Boumediene, Bentoumi et Neccache sont opposés à la libération des harkis considérés comme des traîtres, ils menaceraient la paix civile. Boumediene voudrait les faire juger, en révisant au besoin les accords d'Évian. Mais Ben Bella signe le jour même le projet d'accord (PJ). L'ambassadeur Gorse réagit de façon évasive au rapatriement éventuel des supplétifs. Son conseiller Fernand-Laurent est plus coopératif, mais il craint que les harkis soient déracinés en métropole, et soumis à la haine des immigrés. Le commandant Monié, du cabinet de l'ambassadeur, apportera son concours aux recherches entreprises.

Sans perdre de temps, le CICR recrute de jeunes enquêteurs suisses, parmi des diplômés de droit et de médecine, et les forme en une semaine aux procédures de recherche de la Croix-Rouge. Ils recevront une indemnité de 90 F par jour.

Le 10 avril, le colonel Gonard répond à Mgr Lallier, archevêque de Marseille, qu'il " partage son pessimisme sur les possibilités de retrouver beaucoup de disparus ". Il précise qu'à la demande du gouvernement algérien, " il a prié le gouvernement français de ne rien publier sans l'accord du CICR ". Dirigée successivement par Claude Pilloud, Bertrand de Haller (11 avril) et le colonel-brigadier Georges Marti, (8 juillet) la mission spéciale met en jeu une vingtaine d'enquêteurs du CICR, dont Jacques de Heller, qui vont d'abord visiter 2 400 harkis dans les prisons, sur lesquels 1 300 demandent leur rapatriement. Les équipes sont installées à Tlemcen, Oran, Mostaganem, Orléansville, Alger, Constantine, puis Médéa et Blida. Claude Pilloud rencontre fin mars Si Bakhti, devenu directeur de cabinet de Boumediene. Son compte rendu sur le 5 juillet à Oran est pour le moins inexact. Il déclare qu'aucune liste de disparus n'a été établie. " Les cadavres ont été ensevelis par la population après avoir été déchiquetés et volés. Aucune trace ne peut être relevée au Petit Lac, les bulldozers ont tout effacé le 6 juillet. Tous les disparus sont morts, des fouilles ou des exhumations sont inutiles ", elles n'auraient aucune chance de réussite. Parallèlement, la mission spéciale recueille le rapport d'Alfred Necker sur le 5 juillet, qui paraît très objectif.

La recherche des disparus commence plus tard, il faut d'abord mettre à jour les fiches du CICR en les comparant à celles des consuls, et à celle de l'archevêché (abbé Capomaccio). Ce travail est effectué à Alger sous la conduite experte d'Edmond Jacquet, directeur de l'Agence centrale de recherche (ACR) du Comité international. Le fichage est terminé fin avril, il comprend 1 265 fiches de civils disparus (en principe la mission ne s'intéresse pas aux militaires disparus). Du 1er mai au 12 septembre, les enquêteurs vont effectuer 1 128 enquêtes auprès des consulats, des autorités locales et des témoins. Ils se heurtent au silence des témoins, même les Européens hésitent à parler pour éviter les représailles. Le chef de mission interdit d'interroger les " terroristes " responsables des enlèvements. Les autorités locales sont peu coopératives et font preuve de mauvaise foi. L'espoir des familles de retrouver des disparus vivants, désigné sous le terme de " psychose d'Oran ", est vain. Les offres de rançon sont inefficaces, les traces des disparus sont perdues, et il y a peu de chances de récupérer les corps.

Fin avril, Michel Martin, délégué à Paris, s'élève contre un article du Monde du 29 mars qui fait état de 250 à 300 transferts par semaine. Il estime que cela entretient des espoirs inconsidérés. À part certains faux disparus, aucune des personnes recherchées n'a été retrouvée en vie.

Bertrand de Haller a rencontré le 24 avril le ministre de la Justice Bentoumi, qui propose l'échange des harkis contre la libération de 400 prisonniers algériens en France (ce sont en réalité des " droits communs "), et de huit Européens qui ont soutenu le FLN pendant la guerre. Il observe que certains harkis libérés de Maison- Carrée ont été assassinés à leur arrivée en Kabylie. Il a fallu incarcérer de nouveau les autres " libérés ".

Le 20 mai, Jean de Broglie et son attachée Mme Benoit d'Azy se rendent à Genève. Ils mettent au point la procédure pour vérifier en métropole les disparitions ou non-disparitions. Ils semblent montrer peu d'empressement pour les harkis, ils sont prêts cependant à accueillir ceux qui rejoignent les camps d'accueil en Algérie. Le colonel Gonard revient en Algérie du 11 au 24 juin. Reçu à nouveau par Ben Bella, il essaie de le persuader de libérer les harkis et d'autoriser les délégués à visiter les camps militaires où sont détenues des personnes enlevées, et dont on a la liste. Cette dernière demande ne sera jamais acceptée. Boumediene s'y oppose; Ben Bella et les autorités algériennes prétendent qu'il n'y a pas de harkis dans ces camps. Un mur de caoutchouc interdit l'accès aux camps. Il y a même des altercations entre militaires et enquêteurs dans le Sud Constantinois et dans les zones interdites de la wilaya 4 (Mongorno, Ténès).
Samuel Gonard observe que les délégués de la Croix-Rouge sympathisent avec les harkis, il le comprend sur le plan humain, mais il craint que leur jugement ne soit pas impartial. Lui- même semble manquer d'objectivité car la situation des harkis est loin d'être brillante. Les uns sont maintenus en prison, sous l'inculpation d'association de malfaiteurs "; des centaines, voire des milliers d'autres sont soumis à des travaux forcés dans les camps; d'autres enfin, appelés " les subsistants ", sont brimés dans des douars reculés, privés de tous les droits et livrés à une sorte de " mort physique ". Chaque semaine en avril, dix harkis se réfugient dans les centres d'accueil français. Les enquêteurs visitent systématiquement les prisons, les maisons d'arrêt et les hôpitaux, où ils constatent que les sévices sont devenus exceptionnels.
S'agissant des Européens disparus, le colonel Gonard estime que 20 % des dossiers correspondent à de fausses disparitions, et que 15 % ont été libérés des prisons où ils étaient incarcérés. Ces chiffres demandent de nouvelles vérifications.

Le 3 juin, Ben Bella dénonce les actes criminels contre les harkis. " Nous irons jusqu'à exécuter les coupables, affirme-t- il. Nous avons 130 000 harkis en Algérie. Sous couvert de patriotisme, des gens se sont livrés à des actes criminels. Ces actes seront découragés et la justice passera ". Cette déclaration permet de renouer les négociations pour la libération de 300 harkis, en échange de la libération par la France de huit porteurs de valises. Le 27 juillet, 252 harkis sont regroupés à Zéralda, 66 sont rapatriés, 51 sont partis chercher leur famille, 135 restent en attente. Les relations du colonel Marti avec le chef de cabinet Ben Zerfa manquent de franchise : il est difficile de faire visiter les Français arrêtés par la police algérienne. Le commandant Chabou, du cabinet de Boumediene, est plus cordial, mais il nie la détention de prisonniers par l'armée nationale populaire.

En mars et avril 1963, l'Association de défense des droits des Français d'Algérie (ADDFA) prend contact avec le CICR et propose sa collaboration dans l'établissement des listes de disparus. Elle sera déçue par les résultats de la mission spéciale et ne pourra en obtenir le bilan précis.

Les enquêteurs du CICR quittent l'Algérie début septembre. Leur rapport final, adressé le 24 octobre 1963 au gouvernement français, restera secret pendant quarante ans. Il ne sera diffusé que le 23 avril 2003, à la demande d'un groupe de recherche historique constitué en octobre 2002. Ce rapport présente un intérêt historique et humanitaire évident:
- il montre que la Croix-Rouge a accepté cette mission dans le but de venir en aide aux familles; elle a obtenu l'accord des autorités algériennes, engagé sur le terrain pendant six mois 13 à 20 enquêteurs, et visité 2 500 harkis dans les lieux de détention;
- faisant état de 1 200 demandes de recherche, sur un total de 1 500 présumés disparus dont 80 militaires, il dément les évaluations traumatisantes de certains auteurs, qui font état de 25 000 Européens enlevés en 1962;
- il confirme que 70 % des disparus sont décédés et 20 % présumés décédés;
- il souligne les difficultés rencontrées, venant d'individus sans scrupule qui ont monnayé de fausses informations, d'autres ayant refusé de témoigner, et de l'impossibilité d'accéder à une vingtaine de camps militaires; il montre donc qu'il reste des zones d'ombre, en particulier sur le sort des supplétifs.

L'après 1963

À l'issue de la mission de 1963, le CICR charge le Croissant-Rouge algérien, voeu pieux, de poursuivre les actions en suspens (rapport d'activité pour 1963).

S'agissant de la libération de harkis détenus par le FLN, l'Agence centrale de recherche (ACR) note que certains ont été rapatriés; mais 5 % de ceux qui ont demandé à regagner leurs villages ayant été tués, il a fallu incarcérer à nouveau les harkis libérés. L'ACR continue à recevoir de nombreuses demandes des familles de harkis, auxquelles personne ne vient en aide.

Dans sa déclaration du 6 novembre 1963, le secrétaire d'État Jean de Broglie affirme:
- qu'il y a environ 1 800 disparus et non 3 000 ou 4000;
- que des familles ont été exploitées par des individus sans scrupule et des avocats indélicats;
- qu'il n'existe plus de camps de prisonniers, sauf peut-être dans des maquis opposés au gouvernement algérien;
- que la grande majorité des disparus ont été tués presque immédiatement. Le 16 novembre, le CICR adresse au
gouvernement français le décompte des frais de mission, qui s'élèvent à 684 412 F suisses.

Le 21 décembre, Jacques de Heller rencontre Mme Benoit d'Azy. Il lui semble que pour la France les harkis ont une importance secondaire par rapport aux Français disparus. Le secrétaire d'État de Broglie espérait la reprise des recherches. J. de Heller le dément; il estime que les associations ont les moyens de traiter les cas particuliers. Il se demande pourquoi les tribunaux n'ont jugé que cent cas de présomption de décès. Selon Benoit d'Azy, les tribunaux ne traitent que les demandes adressées par les familles, alors que les associations déconseillent aux familles de formuler une demande.

Le 23 décembre, le directeur exécutif du CICR Roger Gallopin écrit à Jean- Yves Chevallier, secrétaire général de l'ADDFA, que le résultat des enquêtes a été transmis au secrétaire d'État de Broglie, " seul habilité à informer les familles. Il n'y a pas de certitudes, mais des présomptions de décès, fondées sur des indices probants ".

Le secrétaire d'État demande au CICR, le 24 janvier 1964, une enquête sur les déclarations des rescapés du cargo marocain Hassiblal, qui prétendent avoir entendu des voix françaises dans les prisons algériennes. C'est une fausse information pour le CICR; il y a dans les prisons des Français arrêtés par la police algérienne qui ne sont pas les personnes enlevées en 1962.

Le 16 février 1964, le général Bouvet écrit au CICR qu'il y a encore des disparus en vie. S'agissant des camps de prisonniers signalés par certaines associations de rapatriés, l'agence centrale de recherche écrit:
" Des rumeurs propagées notamment dans la presse au sujet des camps clandestins ont contribué à entretenir dans de nombreuses familles le sentiment, malheureusement erroné, que beaucoup de disparus étaient encore en vie et qu'on s'efforçait de leur cacher la vérité. Les bruits concernant l'existence de camps clandestins n'ont cependant pas résisté à l'examen, chaque fois que les délégués du CICR ont pu procéder à des vérifications " (I).

Jacques de Heller a d'ailleurs pu visiter trois établissements militaires (sur vingt-cinq connus), qui ne détiennent pas de prisonniers.

Le 8 mai 1964, le président FrançoisPoncet constate que les autorités algériennes sont opposées à la libération des harkis. Sollicitée d'intervenir pour trois Français arrêtés, la Croix- Rouge française ne peut rien faire, car il s'agit d'un assassin et de deux trafiquants d'armes.

En novembre 1964, le contrôleur de Saint-Salvy, de l'Association nationale des familles et amis des parachutistes coloniaux, adresse un rapport sur les violations des Droits de l'homme en Algérie. Il se réfère aux chiffres donnés par Jean de Broglie : 3 080 disparus, réduits à 1800, dont 1 204 identifiés par le CICR. Il estime qu'il y a en Algérie 12 000 à 15 000 détenus politiques, en grande majorité musulmans.
En juin 1965, le directeur exécutif du CICR, Roger Gallopin, écrit à Jean- Yves Chevallier qu'il ne possède aucune information au sujet des transferts de prisonniers dans les prisons algériennes. Le CICR n'a pas les moyens de nouvelles recherches. Il n'y aura pas d'autres interventions de la Croix-Rouge, à l'exception de l'organisation les 14-15 avril 1964, d'un échange de 433 prisonniers marocains et algériens à Oujda. Il faudra attendre les négociations de Jean de Broglie, en 1964-1965, pour que 1 330 harkis prisonniers soient rapatriés (5 340 personnes avec les familles).

Pierre Gaillard critique le 6 octobre 1966 le mémoire du professeur Franceschetti, relatif aux camps de l'ALN qui n'ont pas été visités. Il partage l'opinion des associations, selon lesquelles aucun camp clandestin n'a été localisé. " Les Arabes ont cherché à exploiter la détresse et la crédulité des familles. Si les consuls n'ont retrouvé personne, triste vérité, c'est parce que tous les disparus sont morts. Rien ne permet d'affirmer que des femmes enlevées ont été recluses dans des maisons closes. Les autorités françaises ont désormais des moyens d'investigation plus larges que ceux de la Croix-Rouge ".

o

1 - Cité par Gradimir Djurovic in L'Agence centrale de recherche, Institut H. Dunant, 1981.
La lettre de 1986 indiquant que 700 Français sont encore détenus en Algérie est un faux. Noter que le général Bouvet écrit au CICR que J. M. et M. L. ont été exclus de l'Association de défense des droits des rapatriés d'Algérie (ADDFA) en raison de leur conduite intéressée et équivoque.