Constantine - Villes et villages d'Algérie
Les gorges du Rhumel à Constantine
Un curieux parcours touristique

par André Lebert


extraits du numéro 116 , décembre 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 28-9-2011

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Roger-Marius Debat, " Le Pont de Sidi-Rached ", (coll. part.).

NOMBRE d'entre nous ont certai-nement eu la chance de résider dans cette ancienne ville phénicienne, romaine, arabe, turque et française, avant 1962, une des plus pittoresques d'Algérie disent les écrivains qui y ont séjourné.

L'histoire de " Colonna Juvoenalis Honoris et Virtutis ", magnifique cité des empereurs de Rome, est parfaitement connue et a été décrite par des archéologues et par des écrivains et des voyageurs séduits par sa beauté et sa singularité, très différentes de celle d'Alger.

Mon propos est plus modeste, il consiste à évoquer les principaux guides touristiques de Constantine que je détiens encore et, grâce à leurs auteurs, à vous faire redécouvrir l'itinéraire très original et captivant de ce que fut celui des gorges tortueuses et gigantesques du Rhumel qui, tel un serpent enserre cette vieille cité, restaurée, embellie, par Constantin dont elle prit le nom.

En explorant mes archives, j'ai donc découvert trois documents de référence dont voici les auteurs et les litres: Guide du touriste à Constantine, Il ar F. Bessoule et E. Penin - suivi d'une notice sur Timgad - au prix de 65 centimes en 1902; L'épopée des ,orges du Rhumel constantinois, par A. Marion - édité par La Dépêche de Constantine; enfin, le précieux guide de A. Berthier, archiviste et conservateur du Musée de la ville - responsable de la circonscription archéologique (Tiddis). Constantine, Carrefour Méditerranée, Sahara, avec un plan très détaillé et des cartes portant les courants de chalandise et les courants de distribution, avec aussi de très belles photographies, en noir, représentant les aspects les plus marquants de Cirta depuis l'antiquité.

Mais revenons à nos gorges - si je puis dire. Elles ont été parfaitement décrites dans les guides précités. Certains lecteurs de l'algérianiste les connaissent sans doute déjà, encore que, durant la guerre d'Algérie, (j'habitais rue Fronton, près de la Pyramide), peu de touristes se risquaient à faire le circuit du Rhumel, compte tenu de l'insécurité et de l'absence de guide confirmé.
Afin de répondre au projet exprimé, je ne saurai mieux faire que de reproduire, in integrum, la description très vivante et pittoresque qu'en ont fait MM. Bessoule et Penin, auteurs érudits du petit guide de 1902. " Le chemin des touristes: les gorges du Rhumel ".
De surcroît, quelques dessins à la plume du guide de Marion vous sont présentés. Ils nous aideront à restituer le paysage ainsi minutieusement décrit.

Le Chemin des Touristes Les gorges du Rhumel

Nous allons encore une fois, des- tendre la rue Nationale si souvent parcourue ou traversée, pour nous rendre dans les gorges du Rhumel. Cette promenade, un peu fatigante, nous devons l'avouer en toute sincérité, sera celle qui restera gravée dans l'esprit du touriste avec le plus de lorce, nous oserons même dire d'une açon indélébile. Suivons donc jus' iii'à la porte d'El-Kantara, la principale artère de la ville, continuelle- t i.nt animée d'un va-et-vient de voit i i res de maîtres, camions, It .1 mways, etc. Arrivés au pont, nous apercevons un escalier situé à gauche I ui permet de descendre au ravin, ois gardons-nous bien de le prendre I nous voulons voir théoriquement et complètement le merveilleux chemin des touristes. Traversons le pont d'El-Kantara, tournons à droite, passons devant la gare et suivons la route jusqu'à l'embranchement d'un chemin tracé à droite et longeant le haut du ravin.

Comme point de repère nous indiquerons simplement qu'une carrosserie fait le coin de la route précédemment suivie et du chemin qu'il est nécessaire de prendre. environ 300 m de l'intersection de ces deux artères, nous apercevons un poteau surmonté d'une plaque de tôle sur laquelle M. Remès, l'ingénieux ingénieur du " Chemin des Touristes " a fait peindre l'avis suivant: " Gorges du Rhumel merveille naturelle - le Chemin des Touristes est une promenade unique au monde ".

Un peu plus loin un second écriteau nous indique l'endroit exact où la descente commence. Nous n'avons plus qu'à nous laisser aller, suivant la rampe des escaliers et des plate- formes.

" Surtout, Mesdames, n'ayez aucune crainte, tout est solide; ne jetez aucun cri d'effroi si une planche fléchit légèrement sous vos pieds, des scellements fixés dans le roc sont placés si près les uns des autres que les traverses qui vous portent reposent, toutes, sur au moins trois de ces scellements ".

Tranquillisés maintenant, nous allons visiter une véritable merveille. D'abord avant de nous engager sous le roc qui a dû être taillé pour nous livrer passage, jetons un regard à gauche sur le pont du Diable lancé sur le Rhumel, et qui permet de se rendre du quartier du Bardo et de l'abattoir aux chemins conduisant au faubourg d'El-Kantara et au Mansourah.

On aperçoit aussi, à gauche et en bas des plateformes superposées que nous suivons, une grille qui indique le lieu où des sacrifices humains furent exécutés sous la domination romaine.

Les Romains, en effet, martyrisèrent à cet endroit les chrétiens qui se refusaient à jurer par les dieux païens des Césars. De forts crochets de fer étaient piqués dans le rocher, de distance en distance, et les malheureux projetés d'en haut, tombaient sur le sol, déchiquetés, ayant laissé des lambeaux pantelants de chair à chacune des pointes aiguës auxquelles ils avaient été un instant suspendus. Quittons ce site qui évoque des souvenirs donnant des frissons et continuons notre promenade pittoresque. Il est assez difficile d'indiquer une impression dans cette visite des gorges. Selon le caractère, elle sera de frayeur ou de profonde admiration, peut-être éprouvera-t-on cette double impression, ce qui n'aura rien d'impossible si on est documenté par la lecture des livres spéciaux qui traitent de l'histoire du " Rhumel " ouvrages fort intéressants mais contenant trop de détails pour qu'ils puissent être même résumés dans notre modeste opuscule. Nous nous bornerons donc à vous conduire, presque par la main, car il y a de nombreux escaliers à descendre et à gravir, et nous ne voud rions pas qu'une malencontreuse glissade abîme le charmant visage des touristes appartenant au sexe dit faible.

À la gauche du touriste se trouve le quartier des tanneurs que nous avons déjà décrit lors de notre promenade dans les rues arabes.
Le visiteur peut alors juger de la hauteur du rocher surplombant le ravin et constater qu'ayant eu le vertige en haut en regardant en bas, il peut également obtenir le même résultat en regardant d'en bas ce qui existe en haut.

De temps à autre, le touriste rencontrera des bancs invitant au repos et même sous plusieurs tonnelles, des tables où il pourra pique-niquer tout à l'aise s'il a eu le soin d'apporter des provisions.

A moitié chemin environ de la pointe de Sidi-Rached, endroit où notre promenade a commencé, et le pont d'ElKantara dont la majestueuse structure est aperçue déjà, se trouve un escalier conduisant aux piscines.

C'est un lieu qu'il ne faut pas négliger de visiter. Le touriste peut s'y baigner facilement, l'eau y est chaude naturellement et, conséquemment, en toute saison.

Là, aussi, se tient un buffetier qui vend des rafraîchissements et les quelques victuailles nécessaires à une légère collation.

Remontons les escaliers, suivons le chemin tracé et, après avoir fait, si le coeur nous en dit, quelques exercices de gymnastique aux agrès disposés par les soins de M. Remès, gagnons le pont d'El-Kantara à sa base, et attendons-nous à voir de nouvelles merveilles.

Avant de prendre l'escalier qui nous conduira aux voûtes dont nous parlerons tout à l'heure, traversons la porte à laquelle se tient, tel un factionnaire, le cerbère de ces lieux. Ce cerbère est un simple brave homme qui distribue les tickets réglementaires au prix du tarif et vend quelques brochures spéciales au chemin des touristes.

Si vous le questionnez, il vous dira que le grand pont de fer, lancé tout en haut, et que vous avez traversé plusieurs fois, a de son faîte au niveau du fleuve, une hauteur de 121,50 m. De l'endroit où vous vous trouvez pour atteindre l'accès du pont, 59 m sont à franchir. La plateforme sur laquelle vous acquittez votre droit de visite est donc située, à quelques mètres près, à mi-chemin du tablier du pont et du fond du gouffre.

Sous le pont de fer, seul utilisé aujourd'hui, se trouvent deux autres ponts en pierre, en partie détruits. Ils rappellent chacun par leur caractère propre les dominations romaine et turque. Sur les piliers du premier pont, vous pourrez lire, en caractères neufs, dont nous ne garantissons pas l'origine, ces deux indications : " Place du Forum " - " Porte Vitruve " Presque au milieu du pont romain vous remarquerez sur un pilier deux éléphants semblant se menacer de la trompe. Au-dessus de ces animaux apparaît une forme indécise, de dimension assez forte, qui nous incite à croire que les deux éléphants jouaient le rôle de cariatides et supportaient, soit un dieu païen soit une des nombreuses allégories chères aux Romains.

Pour ce qui concerne le second pont, nous extrayons d'une brochure de M. Chabassière sur le chemin des touristes, le passage suivant:

" Le 18 mars 1857, un éboulement considérable privait le pont d'une de ses piles supérieures: celle près de la porte de la ville; le lendemain deux autres piles s'ouvraient et menaçaient ruines; la population se trouvait ainsi privée de son passage habituel, lequel, lui-même, se couvrait de débris, lorsque M. le Général, commandant la Division de Constantine, ordonna la démolition du reste du pont jusqu'à l'extrados de la voûte en maçonnerie portant les conduites d'eau ".
" Le 30 du mois, tout Constantine assistait à la destruction du pont à l'aide de quelques coups de canon
".

Revenons sur nos pas et apprêtons- nous à descendre sous les voûtes au moyen de deux volées d'escaliers métalliques comprenant 120 marches. Cette descente est assez émouvante, mais ne peut donner lieu à aucune crainte d'accident.

Parvenus au bas du double escalier, si hardiment conçu et si intelligemment lancé, nous nous engageons par une porte étroite, qui rappelle les poternes des châteaux historiques du Moyen- âge, dans un souterrain auquel on accède par un nouvel escalier en colimaçon, qui nous conduit sous les voûtes.

De ce point, le chemin parcouru apparaît au touriste comme une audacieuse conception, et l'impression qu'il en ressentira sera certainement profonde.

Suivons le chemin planchéié et solidement scellé dans le roc pour nous rendre au terme de notre voyage.

À la sortie des voûtes, nous nous trouvons en face du rocher dit des " femmes adultères " duquel nous avons déjà parlé et qui fera l'objet d'un chapitre spécial dans la deuxième partie de notre guide.

Les cascades toujours curieuses à voir, offrent au touriste un spectacle particulièrement impressionnant lors de la fonte des neiges ou à la suite d'une crue subite.

Continuons encore quelques instants et nous aboutissons au point terminus du chemin des touristes, au-dessus des piscines d'eau chaude de Sidi-M'Cid.

Nous nous trouvons alors sur la route de la Corniche, ce qui permettra au touriste de regagner la ville avec beaucoup de facilité par le pont d'ElKantara situé à peu de distance du point où il se trouve.

Pour conclure sur cette évocation d'une époque révolue, qu'il me soit permis d'extraire, notamment des écrits de M. Berthier, quelques citations d'auteurs classiques qui ont visité ét admiré Constantine, il y a longtemps, au cours de leurs périples sur la terre algérienne - " aimée et souffrante ".

" Après avoir embrassé, presque circulairement la ville et son inexpugnable rocher naturel, le Rhumel change brusquement de niveau : il se précipite dans la plaine par une cascade dont les nappes et les rejaillissements semblent avoir été copiés d'après une des plus sauvages fantaisies de Salvador Rosa tant le site est âprement pittoresque et férocement inculte ", Théophile Gautier (L'Orient, 1884).

" Constantine est l'une des places les plus fortes du monde, elle domine des plaines étendues et de vastes campagnes ensemencées de blé et d'orge ", Edrisi, description de l'Afrique et de l'Espagne (XIIe siècle).

" L'inextricable réseau de ruelles qui couvrait la ville montait jusqu'à la kasbah et descendait en escalier des pentes raides d'ElKantara à la pointe sauvage de Sidi-Rached ", C. de Lamorandie, Revue des deux mondes, juin 1882.

Enfin, Maupassant:
" Constantine, l'étrange; gardée comme par un serpent qui déroulerait à ses pieds par le Rhumel, le fantastique fleuve de poème qu'on
Sortie des gorges. croirait rêvé par Dante, fleuve d'enfer au fond d'un abîme. Il fait une île de sa ville, ce fleuve jaloux et surprenant, il l'entoure d'un gouffre terrible et tortueux, aux rocs éclatants et bizarres, aux murailles droites et dentelées
".

* * *

Pour conclure, rappelons que, dans les travaux de l'esplanade du centre-ville, on avait eu la chance de découvrir, au milieu des ruines romaines, encore en place, cette inscription:

" Moles in perpetuum. Statura succederet "

Braver l'éternité semble avoir été la devise de Constantine qui perdure, sur son rocher abrupt, résistant aux conquérants et à leurs oeuvres éphémères. Mais c'est là aussi où nous avons laissé un peu de notre mémoire et de notre coeur.