Roger-Marius Debat, "
Le Pont de Sidi-Rached ", (coll. part.).
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CIRTA, " le Rocher ". Ainsi s'appelait en langue numide la capitale
des Hauts Plateaux algériens sur lesquels régnèrent
notamment Massinissa (240148 avant J.-C.), l'allié décisif
de Scipion l'Africain au cours de la troisième guerre punique,
et Jugurtha (160-104 avant J.-C.), son petit-fils. Ce dernier osa rompre
cette alliance et affronter la Rome impériale de Marius. Pour désigner
cette ville, Pline l'Ancien la dénommait lui aussi Cirta. Elle
ne fut rebaptisée différemment qu'en 312 après J.-C.
sous l'empereur Constantin. ï " Nid d'aigle imprenable "
(Jean Lorain), " mieux fortifiéepar le Rhumel que n'aurait
pu le faire Vauban" (Théophile Gautier),
Constantine est bâtie sur un énorme rocher, bloc calcaire
qu'un méandre de la rivière torrentueuse qui coule à
ses pieds, a détaché de l'un des puissants massifs karstiques
qui jalonnent la géologie et le relief de l'Est algérien.
Sa face supérieure, inclinée en pente douce vers le sud,
prolonge le plateau dans lequel ce rocher a été découpé.
Il se présente comme une sorte de table en forme de losange dont
la grande diagonale, orientée nord-sud, mesure environ un kilomètre.
Les côtés nord-est et sud-est sont cernés par les
gorges du Rhumel, profondément creusées dans le calcaire
sur une hauteur de 150 à 200 m. Les deux autres côtés,
nord-ouest et sud-ouest, sont formés d'éboulis rocheux qui
dévalent en pente très raide vers la plaine. En leur centre,
seul émerge un isthme étroit reliant le Rocher à
une hauteur voisine en forme de pain de sucre écrasé: le
Coudiat-Aty.
C'est sur cet isthme que, le 13 octobre 1837, s'élancèrent
pour prendre d'assaut l'imprenable citadelle, les deux colonnes de Zouaves
commandées respectivementpar le colonel Combes qui fut tué
au combat, et par le colonel (polytech- nicien) Louis de Lamoricière
qui fut gravement blessé. L'armée française avait
franchi le Rhumel en crue en amont de la ville. Elle avait ensuite réalisé
l'exploit de hisser les grosses pièces de son artillerie de siège
jusqu'aux hauteurs du Coudiat-Aty. De là, d'énormes boulets
avaient pu ouvrir une brèche dans les murailles de la place forte,
sur le seul point où celles-ci étaient accessibles.
Par la suite, l'homme a profondément modifié la géographie
naturelle.
À l'origine de la colonisation, un seul ouvrage, le vieux pont
d'El-Kantara, reliait les deux parois des gorges. En amont, avant l'entrée
de la rivière dans ces dernières, le vieux pont de Sidi-Rached,
un autre ouvrage de moindre envergure, permettait certes, lui aussi, de
passer d'une rive à l'autre. Il reliait ainsi deux faubourgs de
la basse ville. Mais situé en contrebas du rocher, hors du périmètre
de la ville fortifiée, il ne fournissait aucun accès à
celle-ci. Après la construction, en 1912, de l'actuel viaduc de
Sidi-Rached, ce vieux pont fut débaptisé et prit le nom
de " Pont du Diable ", du nom d'un faubourg voisin. Au long
de plusieurs décennies de travaux, l'administration française
fit raser " le Coudiat ". Les déblais ainsi dégagés
permirent de remblayer cet isthme, à l'origine fort étroit,qui
le rattachait à la citadelle. Sensiblement épaissi, il put
supporter une place (dénommée " place de la Brèche
" au temps des Français) flanquée de deux squares.
Là se trouve désormais le centre-ville. Depuis trois quarts
de siècle, l'isolement du vieux Rocher et de sa Casbah appartient
au passé. Côté ouest de gigantesques travaux de terrassement
et de puissants murs de soutènement supportent les voies d'accès
à Constantine. Du côté est, de superbes ouvrages d'art
survolent les gorges du Rhumel et donnent accès à la gare
de chemin de fer et aux faubourgs situés rive droite. Tout autour,
l'urbanisation s'est largement étendue.
Le plus ancien des ponts, le pont d'El-Kantara (un pléonasme puisque
El- Kantara signifie le pont en arabe) connut bien des vicissitudes et
dut être plusieurs fois reconstruit.
Sa première version est due à l'empereur romain Antonin
célèbre bâtisseur qui régna de l'an 138 à
l'an 161. Construit suivant une technique typiquement romaine, analogue
à celle utilisée pour le Pont du Gard, ou pour la construction
de l'aqueduc qui apportait l'eau du Bou Merzoug à Cirta, il était
formé de trois étages de voûtes de pierres en plein
cintre et superposées. Effondré ou volontairement détruit,
il fut, cinq siècles plus tard, en 1792, reconstruit suivant la
même technique par Salah Bey.
Sa chaussée ne le situait pas au niveau du plateau où se
trouve la ville, mais à mi-hauteur. Il s'effondra à nouveau
en 1857, juste après dit-on, le passage d'une unité militaire
française. Les Français le reconstruisirent, mais sous la
forme d'une voûte unique, en fonte, résolument tendue, de
style Second Empire, située cette fois à bonne hauteur,
c'est-à-dire de plain-pied avec la rue Nationale, artère
principale de la vieille ville.
En 1949, une partie d'un de ses parements, trop sophistiqué, se
détacha et tomba dans le Rhumel, tuant un malheureux et son bourricot
et, créant un grand vacarme qui sema la panique dans le quartier
voisin. Cette chute entraîna aussi la rupture de la conduite qui
amenait en ville l'eau du Djebel Ouach. Le chemin de fer n'avait pu atteindre
l'inaccessible Rocher. La gare se situait donc sur la rive droite, juste
face au pont d'El-Kantara. On profita du chantier de réparation
du pont pour élargir celui-ci... et le doter de tympans d'un style
plus sobre.
Au début du xxe siècle, pour franchir les fameuses gorges
de manière à rejoindre cette rive droite à la fois
si proche et tellement hors de portée, deux autres grands ouvrages
furent construits. Deux techniques bien différentes mais toutes
deux audacieuses furent utilisées. Le premier, Sidi M'Cid, est
un pont de 170 m de long, suspendu à des câbles, à
180 ou 190 m au-dessus du lit de la rivière. Il permet aux habitants
de la vieille ville de rejoindre l'hôpital et la maternité
situés sur les hauteurs de la rive droite. Son tablier est métallique.
Ses caractéristiques en font un ouvrage d'une grande élégance
mais léger, déformable et nécessitant un entretien
attentif.
L'autre, le plus connu de tous les ponts de Constantine, est dû
au célèbre ingénieur Paul Séjourné.
Frère jumeau du pont Adolphe, qui marque l'entrée de la
ville de Luxembourg, il comporte une voûte centrale de 70 m de portée,
encadrée de deux viaducs comptant au total 26 arches. Sa longueur
est de 474 m. Il surplombe le Rhumel de 105 m. Afin d'épargner
la vieille ville, et notamment le quartier juif qui est en façade,
ce viaduc est tracé suivant une large courbe qui les contourne
tous les deux.
Le matériau utilisé à l'époque, le béton
armé, était encore d'invention récente. Mais pour
ne pas heurter l'oeil des contemporains, encore peu accoutumés
à la sévérité de ce matériau, ce dernier
est habillé de pierres aux couleurs plus chaudes et plus sensuelles.
Tant par sa forme géométrique que par la nature des matériaux
utilisés, l'ouvrage cumule donc les audaces, rendant particulièrement
complexes les calculs de résistance et de déformation des
matériaux. Fin 1952, quand un glissement de terrain exerça
sur l'appui de la rive droite une dangereuse poussée, ces audaces
posèrent quelques problèmes.
Pont sidi M'Cid
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Viaduc de Sidi-Rached et pont suspendu de Sidi M'Cid furent inaugurés
le même jour, le 19 avril 1912, par les mêmes personnalités
officielles, parmi lesquelles un ministre des Transports venu spécialement
de Paris.
Ces trois magnifiques ouvrages d'art: El-Kantara, le pont suspendu de
Sidi M'Cid et le viaduc de Sidi-Rached, servent concurremment d'emblèmes
à la ville de Constantine.
Mais celle-ci compte bien d'autres ponts de moindre envolée.
En 1923, fut lancée par-dessus les gorges, une passerelle pour
piétons longue de 125 m et large de près de 2,50 m. Elle
est du type " pont suspendu " et beaucoup la confondent, de
ce fait, avec le pont suspendu de Sidi M'Cid. Avant l'indépendance,
elle s'appelait la passerelle Perrégaux. Elle a été,
après 1962 rebaptisée. Elle est située entre El-Kantara
et Sidi-Rached. On y accède par un ascenseur. Elle facilite les
relations piétonnes entre la gare du chemin de fer, le faubourg
Galliéni (rebaptisé lui aussi) et la rue Nationale ou Clemenceau.
Le pont National, mis en service en 1868, est interne à la vieille
ville. Sa construction permit de prolonger le percement de la rue Nationale
jusqu'aux abords du Rhumel où cette dernière put rejoindre
le nouveau pont d'El-Kantara.
Le pont Lamy, mis en service en 1906, assure quant à lui une liaison
externe entre deux faubourgs situés sur la rive droite du Rhumel
: le faubourg Lamy et le faubourg El-Kantara.
Le " pont des Chutes ", dit encore " pont de la Piscine
", ou " pont des Cascades ", ou parfois " pont des
Moulins Lavie ", fut construit de 1925 à 1928. Il franchit
le Rhumel après que celui-ci soit sorti des gorges, au moment où
il s'apprête à cascader vers la vallée et les sources
chaudes du Hamma. Il relie l'avenue du 11 Novembre (rive gauche) à
la route de Philippeville ou Skikda (rive droite). Le panorama s'y ouvre
largement jusqu'au col des Oliviers, sur cette vallée où
coule ce qui ne s'appelle plus le Rhumel mais " l'Oued el-Kébir
", la Grande Rivière.
À l'extérieur de la vieille ville, n'oublions pas d'autres
ponts en amont du pont du Diable déjà cité, le pont
d'Arcole, pont métallique reliant entre eux les quartiers de la
basse ville. Le pont Saint-Pierre, construit en 1867. Le pont d'Aumale
(qui fut emporté par une crue), baptisé ainsi en l'honneur
de l'un des fils de Louis- Philippe.
Quelle transformation du paysage, quelles facilités offertes aux
communications! Ceci en à peine quelques décennies, de 1860,
date de la construction du nouveau pont d'El-Kantara à 1928, achèvement
du pont des Chutes ! L'oeuvre allait se poursuivre dans d'autres domaines
des travaux publics : grands barrages, aéroports, puissantes digues
en mer, réseaux d'irrigation et bientôt accès aux
puits de pétrole du Sahara et exportation de l'or noir. Mais ceci
est une autre histoire...
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Les photos ayant servi à illustrer l'article de
René Mayer sont extraites de Constantine, Mémoire en images,
de Teddy Alzieu, éd. Alan Sutton.
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