Trait typiquement pied-noir : la photo de famille, avec toujours les
vieilles Mauresques qui finissaient par faire partie de la famille. Les
pieds-noirs, une race adolescente née des pionniers de la conquête.
En fond, les orangers, ce symbole de la victoire des colons sur les marécages
d'autrefois
-----Disons-le,
pieds-noirs! Nos ancêtres non plus n'étaient pas tout à
fait des Gaulois. A Affreville où j'ai grandi, le papetier s'appelait
César, le charpentier, Néron, le marchand de vin, Homère;
Marius conduisait l'autocar, Alexandre vendait des motos. Voilà
pour Rome et pour Athènes. Mais poursuivons.
-----Il y avait aussi Rodrigue, qui dosait
l'anisette, Thomson le cordonnier, Jouvence l'épicier, Porcellini
le ferronnier, Brun " le tabac ", Kirsch le charron, Diderich
qui se piquait de théâtre et qui animait les " farfadets
", Casanova qui transformait le palmier nain en crin
végétal, Franzini, les blancs d'oeufs en meringue, Torressian
qui vendait du café et David Moatti qui vendait de tout. Dieu!
j'allais oublier Napoléon! Lui, il cultivait son. blé du
côté de l'Ouarsenis.
-----Là, j'ouvre une parenthèse;
quand mon père
annonçait : " Napoléon fait du 12 à l'hectare
cette année ", c'était un peu comme si le soleil d'Austerlitz
se levait sur les récoltes. Maigres, maigres terres!
-----Cela, pour expliquer que les colons
de ce pays - ils étaient 26 000 avant que pas mal périssent,
égorgés au fond des oueds
ou mitraillés sur leurs tracteurs -, bref, ces colons n'étaient
pas tous marquis de Carabas. Pas plus que notre folklore ne ressemblait
forcément à celui de la famille Hernandez, que notre signe
de ralliement
n'était, à coup sûr, le bras d'honneur, notre mot
de passe " popopo ", ou nos berceuses, les roucoulades berbéro-andalouses
d'Enrico Macias. Quant au mépris viscéral des Arabes, aux
joyeuses ratonnades du samedi soir, après le turbin et deux anisettes...
Point à la ligne, fermons la parenthèse. Cette image de
marque n'est pas sérieuse.
- Alors, qu'est-ce qu'un pied-noir? Et d'abord,
d'où sortez-vous ce terme?
Aller et retour sous
le signe des képis
-----Bien malin
qui pourra en éclaircir l'origine. Pour les uns, il nous vient
des soldats de la conquête, dont les brodequins faisaient s'écrier
aux Arabes : " Chouf! il a les pieds noirs...
" Ouais! Pour les autres, il date du temps où ces va-nu-pieds
de vignerons-pionniers foulaient eux-mêmes leur raisin, jusqu'à
s'en noircir les chevilles. May be. Pour certains, nous le devons
aux orteils hâlés que nos " braves soldats d'Afrique
" exhibaient dans les chambrées en métropole... Quoi
qu'il en soit, un jour, les Français d'Algérie ont repris
le terme à leur compte, par une sorte de défi qui leur ressemble,
et de ces mots péjoratifs ils ont fait leur titre de noblesse,
le nom de leur tribu, le dénominateur commun de cent vingt années
d'une Algérie qui était la leur, d'une aventure qui prit
le départ dans la brise d'un coup d'éventail et se perdit
dans les tornades du vent de l'Histoire. Inscrivant sa trajectoire du
premier balluchon de pionnier à la dernière valise de rapatrié.
Bref, de Bugeaud à de Gaulle. Amer aller et retour, sous le signe
des képis. Pour la petite histoire, précisons qu'à
l'aller on offrait le billet, plus une concession de quatre à dix
hectares. Ne pleurons pas sur le retour. Flash back! Place au western
!...
------ Un western? Vraiment?
-----Vraiment! Avec des pionniers à
la conquête d'un nouveau monde, des femmes en longue robe d'indienne
ou de nankin, qui sautaient des chariots bâchés (nos grand-mères
fillettes; elles faisaient le coup de feu quand les Hadjoutes -j'allais
dire les Apaches - fonçaient sur les campements, les concessions
ou les villages). Comme dans les westerns, il y eut les bons et les méchants,
les profiteurs et les apôtres, les élans du caeur, les parties
de poker (à Boufarik, au " Café Glacier", le dimanche
après-midi, dans les effluves des cigares), le coup de clairon
de l'armée quand tout semblait perdu. Ainsi donc, nos ancêtres,
qui ressemblaient beaucoup plus à John Wayne qu'à Astérix,
débarquaient de Paris, de Strasbourg, de l'Ardèche ou du
Gard, quatre cents vinrent de Rhénanie, d'autres de l'Aveyron,
et d'autres d'Alicante, de Valence, de Majorque, de Mahon, de Malte ou
d'Arménie. Dans des bateaux à roues, par vagues successives,
selon qu'ils refusaient la vie bourgeoise, le roi, l'Allemand, la misère,
le phylloxéra, les Turcs...
Une histoire à
la Davy Crockett
------ Mais, dites-moi,
ils refusaient tout...
-----Il faut bien le dire. Notre race s'est
faite peu à peu d'une succession de refus, suivie d'une succession
d'histoires d'amour. Carmen épousait Thomas ancien clairon du 27e...
Ça donnait de belles brunes avec des yeux bleus, ou de grands blonds
avec des yeux noirs, et des histoires qui forment notre livre de famille.
En marge de l'histoire de France. Nous savons, entre nous,ce que veut
dire la chanson : « Rouvre tes .portes,
Panthéon de la Gloire / Place aujourd'hui, place à Blandan.»
Un de nos héros favoris, Blandan, fit son petit Camerone
près de Beni-Méred. Le 11 avril 1842, vingt-deux, contre
deux cents " arbicots " (c'est ainsi qu'on appelait, en ce temps-là,
les fiers guerriers d'Abd el Kader)... Et Pirette? Brave colon Pirette!
Les gosses pieds-noirs écoutaient son histoire comme on écoute
celle de Davy Crockett.
-----Avec des manches de pioche plantés
derrière les créneaux de sa ferme, avec des chapeaux coiffant
les manches de pioche, courant des uns aux autres, faisant feu de tous
les fusils que lui rechargeait sa femme, notre Pirette
tint en respect toute une nuit les Hadjoutes qui encerclaient sa ferme.
A l'aube, profitant d'un répit, ils se glissèrent dans l'ombre
et, par les marécages, rejoignirent l'armée. Bravo!
-----A Alger,
quand venait l'été, les filles traversaient la ville
un peu comme on traverse son royaume, sac de bain au bras, sous le
regard des garçons quiu prenaient le soleil" devant les
bistrots. Par jeu, elles feignaient de ne pas les remarquer. Un jeu
propre à tous les jeunes dans le monde ! |
Cette joie d'exister
!
-----Les marécages?
Quels marécages? Vous ne savez donc pas que la Mitidja
était un vaste marécage, et que là où poussèrent
les vignes, les orangers, les géraniums rosat, le tabac
et les fleurs, il n'y eut d'abord que pestilence, moustiques et malaria?
D'où l'expression " c'est un colon
marécageux " qui désignait encore, en 1954,
l'homme qui n'avait pas de chance avec ses terres, vivait de peu et mal.
Bref, qu'il en était resté aux " jujubiers
de la conquête ". Ces vagues jujubiers qui croupissaient
dans la mauvaise terre des premières concessions.
-----Peut-être fallait-il chercher
dans ces terribles difficultés des premiers jours une joie d'exister,
typiquement pied-noir. Ils vous prenaient, chez eux, perpétuellement
à témoin de ce qui était saveur, beauté du
ciel, parfums, bien-être, les sens allégrement alertés
par tant de contrastes prodigués sur une terre qu'ils aimèrent
jusqu'à la folie : l'ombre de leur maison quand le soleil flamboyait,
la fraîcheur de l'anisette au plus fort de la canicule, les draps
frais de la sieste après la fournaise d'une matinée. Ils
en étaient encore à mesurer leurs sensations comme les nouveaux
riches leur fortune. Ce qu'éprouvaient déjà leurs
pionniers d'ancêtres à l'ombre du premier arbre planté,
à l'abri du premier toit posé, les mains dans l'eau du premier
puits foré, les pieds dans les mottes du premier sillon tracé,
ces émerveillements et ces jouissances n'avaient pas eu le temps
de s'émousser. Leur univers? Il s'étirait entre une mer
bleue, devant laquelle ils avaient dressé leurs villes éclatantes,
et une mer jaune, le Sahara. C'était une île, en quelque
sorte, où essaimaient des villages dont les noms français
formaient un hymne à la gloire du sabre, de la plume et du goupillon.
Changarnier, Voltaire, Bossuet, Duvivier, Affreville, Victor-Hugo.
-
|
|
----Dans ce pays si vaste,
la France était étrangement partout. Sur la place du marché
de Victor-Hugo, au fin fond de la rocade Sud, là où le soleil
finit par engendrer des mirages, on pouvait rencontrer au milieu des burnous,
dans l'odeur de la laine et des toisons, une vieille petite Mme Armeline
Duriez. Tranquille au milieu des Arabes. Seule dans la foule.
------ Je ne suis
pas retournée en France depuis cinquante ans...
-----Cette France que les pieds-noirs portaient
en eux, comme un rêve conservé entre deux pages d'histoire
de France, ils la rejoignaient par les sentiers des guerres.
-----Drapeau, Patrie, Alsace-Lorraine, la
Marseillaise, Verdun. Une France ruisselante d'eau, dont nous apprenions
en classe les larges fleuves, les prairies, les landes bretonnes, les
hautes cimes, aussi neigeuses que sur les étiquettes de lait condensé.
Ça nous laissait un vague exil au coeur. Vous ne vous êtes
pas demandé pourquoi nous raffolions des fêtes nationales?
De ces matins ensoleillés devant les grilles de ces horribles petits
monuments aux morts, où nous attendaient des poilus en pierre blanche,
figés à jamais dans leur frénésie de combat?
C'est que dès qu'éclatait la Marseillaise, nous avions l'impression
de réintégrer brusquement un cercle de famille. La France
se réveillait en nous, les anciens combattants levaient haut leurs
drapeaux, fiers comme Artaban, oui, d'avoir défendu la patrie!
C'est par les combattants que les femmes pieds-noirs apprenaient les saisons.
Le rire, sel de la vie
!
------ Vous n'aviez
pas de saisons?
-----Si peu. Le printemps durait le temps
d'un lundi de Pâques. Le temps de la mouna.
Un gâteau qui a la forme d'une boule de soldat, la couleur du cuir,
l'odeur de la fleur d'oranger, avec un petit cratère de sucre blanc.
Histoire de " casser la mouna " - c'est le terme consacré
- les pieds-noirs partaient à l'aube, charriant pour une journée
de quoi camper huit jours, les plus riches en auto, les autres en char
à bancs (j'en ai vu encore dans le années 50). Alger émigrait
dans la forêt de Bainem
ou sur les plages, Oran à Santa Cruz, Constantine dans les gorges
du Rhumel... Dans le bled, on choisissait des coins ombreux - il fallait
voir! - et la grande fiesta commençait. Elle durait une bonne partie
de la nuit... Les nuits étaient si claires...
------ Et l'été?
-----L'été, c'était
le temps des joies, le canon du carême, les plages, les récoltes...
L'automne, on l'apprenait en classe, à travers les dictées
de la rentrée. Anatole France a fait rêver d'automne des
générations de pieds-noirs. Vous savez : «Les
feuilles tombaient une à une sur les blanches épaules des
statues. »
-----Quant à 'hiver, les hommes l'avaient appris à
eurs dépens : Verdun ou Cassino. Ils en 'apportaient un souvenir
plutôt admiratif, :expliquant en quelques mots jusqu'où pouvait
aller le froid
------ Quand on voulait se laver les dents,
il fallait casser le verre. C'était tout gelé. Terrible
!
-----Le
rire des pieds-noirs, le sel de leur vie. Le rire à gorge déployée,
le rire chaleureux sans lequel il n'était pas d'amitié possible.
Une manière de se saluer, de se comprendre, de s'évaluer,
de se reconnaître. Une sorte de brasier où chacun jetait
sa plaisanterie, pour que la flamme ne retombât pas. Il y avait
entre eux un passif d'histoires, de bons mots, de cocasseries dont seuls
ils pouvaient savourer toutes les subtilités et qui finissaient
par faire de ces parties de rigolade un véritable rituel, imposant
une initiation toute particulière. Il fallait la subir ou quitter
le cercle. Les esprits fins s'y essayaient du bout des lèvres et
renonçaient. Rire, dans ce pays, participait beaucoup plus d'une
perception instinctive, concrète, de la comédie humaine
que d'une démarche de l'intelligence. Ce rire-là n'épargnait
personne.
-----L'Algérie
paisible. Au temps où les vendangeurs ne récoltaient
pas les raisins de la révolte. A vivre et travailler ensemble,
dans le bled, les pieds-noirs et les musulmans avaient fini par avoir
les mêmes gestes, les mêmes attitudes, les mêmes
mots. Dans chaque village, une petite église provinciale.. |
------Bien. Résumons-nous.
Ainsi donc, vos pieds-noirs, race jeune, courageuse, sensuelle, rigolarde,
généreuse, travailleuse, tenaient tant de vertus de leurs
ancêtres, pionniers d'un pays de lumière...
-----Et des Arabes ! La conquête ne fut pas unilatérale.
Bien sûr, nous avions " nos Arabes ". Mais ils avaient
" leurs Français ". Il faut avoir vécu dans ces
bleds où le noyau pied-noir était encerclé par des
cités musulmanes pour savoir à quel point rien de ce qui
se produisait chez les Français n'échappait aux autres.
Ni l'adultère, ni la vertu, ni l'escroquerie, ni la probité,
ni l'astuce, ni la sottise, ni l'injustice, ni l'équité.
-----Au bout du compte, dans les bleds, nous finissions par avoir
les mêmes gestes, les mêmes mimiques, les mêmes plaisanteries.
Nous n'avions pas vécu autrement qu'au rythme de leurs fêtes,
de leur musique, de leurs rites, de leurs malheurs, de leur misère
ou de leurs joies. L'amitié se léguait de père en
fils, depuis deux ou trois générations, entre notre porte
et la porte à côté. Nous, nous descendions de ces
gens qui avaient planté les premiers eucalyptus, ouvert les premières
routes, construit les premières fermes dans des plaines où
rien ne poussait que le caillou, le palmier nain et les lauriers-roses,
autour de vagues points d'eau. Eux, ils avaient pour ancêtres ceux
qui regardaient tracer la route, monter le mur, semer le premier blé,
et qui se rapprochaient, peu à peu, de cet embryon de village.
Une rue, une école, une église, la mairie, un marché.
Les Français au milieu, avec leur gaieté, leur acharnement,
leurs conseils. Les Arabes se risquant, installant leur mosquée
pas loin de l'église, puis des rapports de bon voisinage, des amitiés
nouées entre hommes, sous un ciel qui n'épargnait ni les
uns ni les autres.
-----Dans la voix, dans les gestes, dans
les attitudes des pieds-noirs, il y avait l'Orient. Chez les Arabes, la
nonchalance maghrébine de ceux qui laissent longtemps macérer
leur fatalisme au soleil. Ils remâchaient la confidence ou bien
l'insulte... Je sais, j'ai parlé d'insulte. Nous étions
des gens de toute sorte, avant qu'un malheur commun nous modifiât
au long de ces huit années de tumulte.
-----Il y avait les gros colons, parfois
odieux, les petits colons, parfois communistes, les ultras, les libéraux
infiniment plus nombreux et que les violences, parfois, rejetèrent
dans le clan des ultras. Il y a ceux qui se contentaient de grands principes,
vivant avec une belle sérénité dans une superbe ignorance
des Arabes ( à part leur mozabite-épicier et leur fer de
ménage), et ceux qui se laissaient porter par les élans
du coeur.
-----Voilà ce nous étions avant
que la tornade vînt secouer nos belles certitudes. Une race adolescente,
qui n'allait pas comprendre ce qu'on lui demandait d'expier le couteau
sur la gorge et dont la révolte irait finalement jusqu'au suicide.
Marie Elbe
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