sur site le 7/1 /2003
-L'Algérie des Pieds-Noirs
Disons-le, pieds-noirs! Nos ancêtres non plus n'étaient pas tout à fait des Gaulois. A Affreville où j'ai grandi, le papetier s'appelait César, le charpentier, Néron, le marchand de vin, Homère; Marius conduisait l'autocar, Alexandre vendait des motos. Voilà pour Rome et pour Athènes. Mais poursuivons.
Historia magazine, la guerre d'Algérie, n°1

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Trait typiquement pied-noir : la photo de famille, avec toujours les vieilles Mauresques qui finissaient par faire partie de la famille. Les pieds-noirs, une race adolescente née des pionniers de la conquête. En fond, les orangers, ce symbole de la victoire des colons sur les marécages d'autrefois

-----Disons-le, pieds-noirs! Nos ancêtres non plus n'étaient pas tout à fait des Gaulois. A Affreville où j'ai grandi, le papetier s'appelait César, le charpentier, Néron, le marchand de vin, Homère; Marius conduisait l'autocar, Alexandre vendait des motos. Voilà pour Rome et pour Athènes. Mais poursuivons.
-----Il y avait aussi Rodrigue, qui dosait l'anisette, Thomson le cordonnier, Jouvence l'épicier, Porcellini le ferronnier, Brun " le tabac ", Kirsch le charron, Diderich qui se piquait de théâtre et qui animait les " farfadets ", Casanova qui transformait le palmier nain en crin
végétal, Franzini, les blancs d'oeufs en meringue, Torressian qui vendait du café et David Moatti qui vendait de tout. Dieu! j'allais oublier Napoléon! Lui, il cultivait son. blé du côté de l'Ouarsenis.
-----Là, j'ouvre une parenthèse; quand mon père
annonçait : " Napoléon fait du 12 à l'hectare cette année ", c'était un peu comme si le soleil d'Austerlitz se levait sur les récoltes. Maigres, maigres terres!
-----Cela, pour expliquer que les colons de ce pays - ils étaient 26 000 avant que pas mal périssent, égorgés au fond des oueds
ou mitraillés sur leurs tracteurs -, bref, ces colons n'étaient pas tous marquis de Carabas. Pas plus que notre folklore ne ressemblait forcément à celui de la famille Hernandez, que notre signe de ralliement
n'était, à coup sûr, le bras d'honneur, notre mot de passe " popopo ", ou nos berceuses, les roucoulades berbéro-andalouses d'Enrico Macias. Quant au mépris viscéral des Arabes, aux joyeuses ratonnades du samedi soir, après le turbin et deux anisettes... Point à la ligne, fermons la parenthèse. Cette image de marque n'est pas sérieuse.
- Alors, qu'est-ce qu'un pied-noir? Et d'abord, d'où sortez-vous ce terme?

Aller et retour sous le signe des képis

-----Bien malin qui pourra en éclaircir l'origine. Pour les uns, il nous vient des soldats de la conquête, dont les brodequins faisaient s'écrier aux Arabes : " Chouf! il a les pieds noirs... " Ouais! Pour les autres, il date du temps où ces va-nu-pieds de vignerons-pionniers foulaient eux-mêmes leur raisin, jusqu'à s'en noircir les chevilles. May be. Pour certains, nous le devons aux orteils hâlés que nos " braves soldats d'Afrique " exhibaient dans les chambrées en métropole... Quoi qu'il en soit, un jour, les Français d'Algérie ont repris le terme à leur compte, par une sorte de défi qui leur ressemble, et de ces mots péjoratifs ils ont fait leur titre de noblesse, le nom de leur tribu, le dénominateur commun de cent vingt années d'une Algérie qui était la leur, d'une aventure qui prit le départ dans la brise d'un coup d'éventail et se perdit dans les tornades du vent de l'Histoire. Inscrivant sa trajectoire du premier balluchon de pionnier à la dernière valise de rapatrié. Bref, de Bugeaud à de Gaulle. Amer aller et retour, sous le signe des képis. Pour la petite histoire, précisons qu'à l'aller on offrait le billet, plus une concession de quatre à dix hectares. Ne pleurons pas sur le retour. Flash back! Place au western !...
------ Un western? Vraiment?
-----Vraiment! Avec des pionniers à la conquête d'un nouveau monde, des femmes en longue robe d'indienne ou de nankin, qui sautaient des chariots bâchés (nos grand-mères fillettes; elles faisaient le coup de feu quand les Hadjoutes -j'allais dire les Apaches - fonçaient sur les campements, les concessions ou les villages). Comme dans les westerns, il y eut les bons et les méchants, les profiteurs et les apôtres, les élans du caeur, les parties de poker (à Boufarik, au " Café Glacier", le dimanche après-midi, dans les effluves des cigares), le coup de clairon de l'armée quand tout semblait perdu. Ainsi donc, nos ancêtres, qui ressemblaient beaucoup plus à John Wayne qu'à Astérix, débarquaient de Paris, de Strasbourg, de l'Ardèche ou du Gard, quatre cents vinrent de Rhénanie, d'autres de l'Aveyron, et d'autres d'Alicante, de Valence, de Majorque, de Mahon, de Malte ou d'Arménie. Dans des bateaux à roues, par vagues successives, selon qu'ils refusaient la vie bourgeoise, le roi, l'Allemand, la misère, le phylloxéra, les Turcs...

Une histoire à la Davy Crockett

------ Mais, dites-moi, ils refusaient tout...
-----Il faut bien le dire. Notre race s'est faite peu à peu d'une succession de refus, suivie d'une succession d'histoires d'amour. Carmen épousait Thomas ancien clairon du 27e... Ça donnait de belles brunes avec des yeux bleus, ou de grands blonds avec des yeux noirs, et des histoires qui forment notre livre de famille. En marge de l'histoire de France. Nous savons, entre nous,ce que veut dire la chanson : « Rouvre tes .portes, Panthéon de la Gloire / Place aujourd'hui, place à Blandan.» Un de nos héros favoris, Blandan, fit son petit Camerone près de Beni-Méred. Le 11 avril 1842, vingt-deux, contre deux cents " arbicots " (c'est ainsi qu'on appelait, en ce temps-là, les fiers guerriers d'Abd el Kader)... Et Pirette? Brave colon Pirette! Les gosses pieds-noirs écoutaient son histoire comme on écoute celle de Davy Crockett.
-----Avec des manches de pioche plantés derrière les créneaux de sa ferme, avec des chapeaux coiffant les manches de pioche, courant des uns aux autres, faisant feu de tous les fusils que lui rechargeait sa femme, notre Pirette tint en respect toute une nuit les Hadjoutes qui encerclaient sa ferme. A l'aube, profitant d'un répit, ils se glissèrent dans l'ombre et, par les marécages, rejoignirent l'armée. Bravo!

-----A Alger, quand venait l'été, les filles traversaient la ville un peu comme on traverse son royaume, sac de bain au bras, sous le regard des garçons quiu prenaient le soleil" devant les bistrots. Par jeu, elles feignaient de ne pas les remarquer. Un jeu propre à tous les jeunes dans le monde !

Cette joie d'exister !

-----Les marécages? Quels marécages? Vous ne savez donc pas que la Mitidja était un vaste marécage, et que là où poussèrent les vignes, les orangers, les géraniums rosat, le tabac et les fleurs, il n'y eut d'abord que pestilence, moustiques et malaria? D'où l'expression " c'est un colon marécageux " qui désignait encore, en 1954, l'homme qui n'avait pas de chance avec ses terres, vivait de peu et mal. Bref, qu'il en était resté aux " jujubiers de la conquête ". Ces vagues jujubiers qui croupissaient dans la mauvaise terre des premières concessions.
-----Peut-être fallait-il chercher dans ces terribles difficultés des premiers jours une joie d'exister, typiquement pied-noir. Ils vous prenaient, chez eux, perpétuellement à témoin de ce qui était saveur, beauté du ciel, parfums, bien-être, les sens allégrement alertés par tant de contrastes prodigués sur une terre qu'ils aimèrent jusqu'à la folie : l'ombre de leur maison quand le soleil flamboyait, la fraîcheur de l'anisette au plus fort de la canicule, les draps frais de la sieste après la fournaise d'une matinée. Ils en étaient encore à mesurer leurs sensations comme les nouveaux riches leur fortune. Ce qu'éprouvaient déjà leurs pionniers d'ancêtres à l'ombre du premier arbre planté, à l'abri du premier toit posé, les mains dans l'eau du premier puits foré, les pieds dans les mottes du premier sillon tracé, ces émerveillements et ces jouissances n'avaient pas eu le temps de s'émousser. Leur univers? Il s'étirait entre une mer bleue, devant laquelle ils avaient dressé leurs villes éclatantes, et une mer jaune, le Sahara. C'était une île, en quelque sorte, où essaimaient des villages dont les noms français formaient un hymne à la gloire du sabre, de la plume et du goupillon. Changarnier, Voltaire, Bossuet, Duvivier, Affreville, Victor-Hugo.

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----Dans ce pays si vaste, la France était étrangement partout. Sur la place du marché de Victor-Hugo, au fin fond de la rocade Sud, là où le soleil finit par engendrer des mirages, on pouvait rencontrer au milieu des burnous, dans l'odeur de la laine et des toisons, une vieille petite Mme Armeline Duriez. Tranquille au milieu des Arabes. Seule dans la foule.
------ Je ne suis pas retournée en France depuis cinquante ans...
-----Cette France que les pieds-noirs portaient en eux, comme un rêve conservé entre deux pages d'histoire de France, ils la rejoignaient par les sentiers des guerres.
-----Drapeau, Patrie, Alsace-Lorraine, la Marseillaise, Verdun. Une France ruisselante d'eau, dont nous apprenions en classe les larges fleuves, les prairies, les landes bretonnes, les hautes cimes, aussi neigeuses que sur les étiquettes de lait condensé. Ça nous laissait un vague exil au coeur. Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi nous raffolions des fêtes nationales? De ces matins ensoleillés devant les grilles de ces horribles petits monuments aux morts, où nous attendaient des poilus en pierre blanche, figés à jamais dans leur frénésie de combat? C'est que dès qu'éclatait la Marseillaise, nous avions l'impression de réintégrer brusquement un cercle de famille. La France se réveillait en nous, les anciens combattants levaient haut leurs drapeaux, fiers comme Artaban, oui, d'avoir défendu la patrie! C'est par les combattants que les femmes pieds-noirs apprenaient les saisons.

Le rire, sel de la vie !

------ Vous n'aviez pas de saisons?
-----Si peu. Le printemps durait le temps d'un lundi de Pâques. Le temps de la mouna. Un gâteau qui a la forme d'une boule de soldat, la couleur du cuir, l'odeur de la fleur d'oranger, avec un petit cratère de sucre blanc. Histoire de " casser la mouna " - c'est le terme consacré - les pieds-noirs partaient à l'aube, charriant pour une journée de quoi camper huit jours, les plus riches en auto, les autres en char à bancs (j'en ai vu encore dans le années 50). Alger émigrait dans la forêt de Bainem ou sur les plages, Oran à Santa Cruz, Constantine dans les gorges du Rhumel... Dans le bled, on choisissait des coins ombreux - il fallait voir! - et la grande fiesta commençait. Elle durait une bonne partie de la nuit... Les nuits étaient si claires...

------ Et l'été?
-----L'été, c'était le temps des joies, le canon du carême, les plages, les récoltes... L'automne, on l'apprenait en classe, à travers les dictées de la rentrée. Anatole France a fait rêver d'automne des générations de pieds-noirs. Vous savez : «Les feuilles tombaient une à une sur les blanches épaules des statues. »

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Quant à 'hiver, les hommes l'avaient appris à eurs dépens : Verdun ou Cassino. Ils en 'apportaient un souvenir plutôt admiratif, :expliquant en quelques mots jusqu'où pouvait aller le froid
------ Quand on voulait se laver les dents, il fallait casser le verre. C'était tout gelé. Terrible !

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----Le rire des pieds-noirs, le sel de leur vie. Le rire à gorge déployée, le rire chaleureux sans lequel il n'était pas d'amitié possible. Une manière de se saluer, de se comprendre, de s'évaluer, de se reconnaître. Une sorte de brasier où chacun jetait sa plaisanterie, pour que la flamme ne retombât pas. Il y avait entre eux un passif d'histoires, de bons mots, de cocasseries dont seuls ils pouvaient savourer toutes les subtilités et qui finissaient par faire de ces parties de rigolade un véritable rituel, imposant une initiation toute particulière. Il fallait la subir ou quitter le cercle. Les esprits fins s'y essayaient du bout des lèvres et renonçaient. Rire, dans ce pays, participait beaucoup plus d'une perception instinctive, concrète, de la comédie humaine que d'une démarche de l'intelligence. Ce rire-là n'épargnait personne.

-----L'Algérie paisible. Au temps où les vendangeurs ne récoltaient pas les raisins de la révolte. A vivre et travailler ensemble, dans le bled, les pieds-noirs et les musulmans avaient fini par avoir les mêmes gestes, les mêmes attitudes, les mêmes mots. Dans chaque village, une petite église provinciale..

------Bien. Résumons-nous. Ainsi donc, vos pieds-noirs, race jeune, courageuse, sensuelle, rigolarde, généreuse, travailleuse, tenaient tant de vertus de leurs ancêtres, pionniers d'un pays de lumière...

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Et des Arabes ! La conquête ne fut pas unilatérale. Bien sûr, nous avions " nos Arabes ". Mais ils avaient " leurs Français ". Il faut avoir vécu dans ces bleds où le noyau pied-noir était encerclé par des cités musulmanes pour savoir à quel point rien de ce qui se produisait chez les Français n'échappait aux autres. Ni l'adultère, ni la vertu, ni l'escroquerie, ni la probité, ni l'astuce, ni la sottise, ni l'injustice, ni l'équité.

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Au bout du compte, dans les bleds, nous finissions par avoir les mêmes gestes, les mêmes mimiques, les mêmes plaisanteries. Nous n'avions pas vécu autrement qu'au rythme de leurs fêtes, de leur musique, de leurs rites, de leurs malheurs, de leur misère ou de leurs joies. L'amitié se léguait de père en fils, depuis deux ou trois générations, entre notre porte et la porte à côté. Nous, nous descendions de ces gens qui avaient planté les premiers eucalyptus, ouvert les premières routes, construit les premières fermes dans des plaines où rien ne poussait que le caillou, le palmier nain et les lauriers-roses, autour de vagues points d'eau. Eux, ils avaient pour ancêtres ceux qui regardaient tracer la route, monter le mur, semer le premier blé, et qui se rapprochaient, peu à peu, de cet embryon de village. Une rue, une école, une église, la mairie, un marché. Les Français au milieu, avec leur gaieté, leur acharnement, leurs conseils. Les Arabes se risquant, installant leur mosquée pas loin de l'église, puis des rapports de bon voisinage, des amitiés nouées entre hommes, sous un ciel qui n'épargnait ni les uns ni les autres.
-----Dans la voix, dans les gestes, dans les attitudes des pieds-noirs, il y avait l'Orient. Chez les Arabes, la nonchalance maghrébine de ceux qui laissent longtemps macérer leur fatalisme au soleil. Ils remâchaient la confidence ou bien l'insulte... Je sais, j'ai parlé d'insulte. Nous étions des gens de toute sorte, avant qu'un malheur commun nous modifiât au long de ces huit années de tumulte.
-----Il y avait les gros colons, parfois odieux, les petits colons, parfois communistes, les ultras, les libéraux infiniment plus nombreux et que les violences, parfois, rejetèrent dans le clan des ultras. Il y a ceux qui se contentaient de grands principes, vivant avec une belle sérénité dans une superbe ignorance des Arabes ( à part leur mozabite-épicier et leur fer de ménage), et ceux qui se laissaient porter par les élans du coeur.

-----Voilà ce nous étions avant que la tornade vînt secouer nos belles certitudes. Une race adolescente, qui n'allait pas comprendre ce qu'on lui demandait d'expier le couteau sur la gorge et dont la révolte irait finalement jusqu'au suicide.

Marie Elbe