Le calvaire des colons en 1848
Eugène Grand (Né à Paris en 1839, mort à Bône en 1916.)
extraits du numéro 102, juin 2003, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 24-2-2010

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Le calvaire des colons en 1848
Eugène Grand *

En 1908, Maxime Rasteil, directeur du journal Le Réveil Bônois reçoit dans son bureau la visite de l'abbé Bigot, curé de la paroisse de Blandan, centre de colonisation situé entre Bône et La Calle. Le prêtre lui remet un rouleau de parchemin d'un de ses paroissiens: Eugène François, dit le " grand Eugène ", arrivé avec les siens de Paris en 1848.

Voici l'histoire d'une de ces familles parisiennes de 1848, grisées par un beau rêve d'espace et de fortune, à qui le destin réservait de gravir tragiquement le calvaire insoupçonné des débuts de la colonisation algérienne.

En 1848, le gouvernement provisoire, issu des émeutes libérales qui avaient renversé Louis-Philippe, s'avisa subitement de poursuivre la mise en valeur des territoires immenses de l'Algérie qu'il avait été souvent question d'abandonner au cours des difficultés de la conquête.

On propose donc aux artisans, ouvriers et paysans une concession de deux à dix ha à proximité de villages " à créer ".

Le père, charpentier-appareilleur, gagne 10 F par jour. La mère, blanchisseuse de linge fin 5 F. La soeur, Rosine, a de bons gages chez une fruitière de la rue Saint-Jacques. L'autre soeur, Augustine, est une brodeuse sur métier qui travaille pour la Cour. En 1847, elle avait travaillé sur une culotte de velours destinée à Louis-Philippe et le petit garçon de 9 ans en avait gardé un souvenir cuisant car il avait éclaboussé le précieux vêtement. Cette famille peut vivre convenablement mais le père est sensible à la propagande officielle.

Ce qu'on évitait de crier sur les toits, c'est qu'à ce moment, la capitale regorgeait d'ouvriers sans travail, et qu'il était prudent de ne pas laisser tous ces chômeurs s'éterniser sur le pavé de la grande ville secouée par l'agitation d'une récente période révolutionnaire.

L'assemblée constituante suit les généraux Lamoricière et Cavaignac qui demandent un crédit de 50 millions. Tout doit être donné aux futurs colons: maisons, semence, instruments de travail, bestiaux, vivres.

1200 colons doivent partir en septembre et parmi eux la famille François qui est affectée à Moudain dans la région de Bône.

Au cours d'une cérémonie solennelle, ils vont entendre le général Cavaignac sur les quais de la Seine: " Honneur à vous, l'avenir vous appartient. Les voeux du gouvernement vous accompagneront sur la terre algérienne que nos soldats ont arrosée de leur sang. Vous y trouverez un climat sain, des plaines immenses et fertiles, un sol vierge où il ne tiendra qu'à vous de récolter la fortune et le bonheur ".

Le 11e convoi groupe les émigrants destinés à s'établir à Mondovi, Barrai, Nechmeya et Penthièvre.

Le départ se fait par voie fluviale sur des bateaux plats, de 30 m sur 6 m, tirés par des chevaux. Les colons sont 150 par bateau, installés sur des paillasses et des matelas et ils souffrent de la promiscuité. Le voyage dure tout le mois de novembre 1848 par la Seine, la Saône et le Rhône. Lors des arrêts obligatoires, les hommes vont festoyer dans les villages.

À Pont-Saint-Esprit, ils prennent un bateau à vapeur et c'est l'arrivée à Marseille où " c'était déjà un autre ciel, un autre climat et d'autres gens ". Quelques autorités viennent, sur ordre, apporter leur salut et leurs encouragements, mais les émigrants sont contraints de subir un stationnement des plus inconfortable au grand lazaret.

L'embarquement a lieu enfin sur le " Labrador ". C'est une interminable procession de voitures, camions et charretons à bras, véhiculant vers la parcelle désignée les mobiliers usagés les plus divers : armoires, buffets, lits, tables, chaises, bancs, colis de vaisselle, batteries de cuisine, formidable fouillis qui s'engouffre au petit bonheur dans le ventre de la vénérable frégate.

" Je n'oublierai jamais, dit l'auteur, cette matinée de décembre où le mistral furieux depuis la veille, claquait dur par le travers du château d'If ".

Les émigrants sont tous sur le pont, appuyés au bastingage, joyeux, remplis de crainte ou pris de malaise. Et le " Labrador " pique péniblement vers le sud dans l'éclaboussement de ses vieilles roues en planches et à la vitesse d'une tortue de mer. Tout le monde est malade à bord pendant cinq jours et cinq nuits. Au débarquement un vin d'honneur et une exhortation vibrante les attendent mais quand ils retournent au port tous les colis: malles, meubles, ustensiles gisent sur le sol dans un inextricable chaos, " Bah ! ils se rattraperont vite de ces pertes minimes quand ils seront installés dans leur concession de 7 ha et qu'ils seront devenus les rois de la plaine ".

Le départ a lieu vers Mondovi-le-bas (26 km) et Mondovi-le-haut ou Barral (31 km) dans de très mauvaises conditions. Le voyage s'effectue dans des véhicules cahotants où les colons sont serrés comme " anchois dans un baril ". Des prolonges du train transportent la literie. Ce convoi bizarre qui fait penser à un " entassement de bétail humain dirigé vers quelque lointaine boucherie ", passe entre les palmiers nains, les genêts et les jujubiers. Les indigènes avec lesquels il faudra demain prendre contact, puis travailler et vivre côte à côte, se montrent hostiles ou rampants et obséquieux. Les chiens kabyles aboient. À l'arrivée, le logement se fait dans des marabouts militaires, chacun d'eux abritant deux ou trois familles, un étant réservé aux célibataires. Il pleut pendant huit jours et le camp est un bourbier. L'ancien charpentier construit des hangars et l'on coupe des roseaux creux au bord de la Seybouse pour que les enfants puissent uriner sans sortir de la tente. " Était-ce là franchement ce que les colons de 1848 comptaient trouver à leur arrivée sur le sol algérien ? ". Cette installation précaire dure quatre mois, puis des baraques provisoires en planches sont construites. Le printemps de 1849 est torride et l'on voit arriver les fièvres paludéennes puis le choléra.

Le fils Pigeon 16 ans meurt en revenant de Bône et 6, 7, 8 membres d'une même famille disparaissent en quelques heures.

Le 7 juin 1849: Augustine, la brodeuse de Louis-Philippe, est ensevelie en même temps que quatre autres émigrés.

Le 19 juin: sa mère la suit dans la tombe en même temps que trois autres personnes.

Le 25 juin: on ensevelit six corps, dont celui de M. Langevin qui avait épousé la soeur Rosine.

Pour lutter contre la maladie, les médecins ordonnent de danser, " Pour éviter la contagion du choléra, il faut que votre sang soit en mouvement, dansez et vous serez épargnés ".

Le père Crakousky, le violoneux, payé cent sous la séance, exécute polkas, valses, et quadrilles.

À la taverne Droublet, tous ces gens en deuil dansent de 8 heures du soir à 4 heures du matin, ce qui n'empêche pas la mort de Mme Meynier.

L'ambulance est pleine et il n'y aura que deux rescapés: Cyrille Fauvert et Caroline Boissonnet. En tout 250 morts. L'enfant dépérit, le père signe l'acte de renonciation à la concession de 7 ha devant le capitaine Blanchet, chef de la colonie agricole et ils partent laissant derrière eux Rosine, la soeur devenue veuve, mais qui reste pour gérer la mercerie qu'elle a créée.

Après un trajet pénible sur un vieux bateau " Le Sinaï ", le père et le fils arrivent à Marseille et se logent dans un hôtel - gargote de la vieille ville - tenu par un certain Decugis. Le père est malade, le médecin lui prescrit une limonade purgative mais la mort frappe durant la nuit et le lendemain matin l'enfant se trouve seul. L'hôtelier alerté s'écrie " Bou Diou ! Quelle histoire de tous les sorts! Tous les mêmes, té, ces coloniaux! Ça vous tombe on ne sait d'où et ça claque comme des mouches... ".

L'héritage (1500 F en argent et pièces d'or, cinq malles de beau linge et deux caisses d'outils) est mis sous scellés et l'enfant est recueilli par M. Pascal Dauphin, cordonnier, frère d'un Parisien, ami du père défunt. L'enfant rejoint ensuite sa soeur toujours à Bône après un long voyage qui l'amène à Toulon par un navire côtier, puis sur un pinardier. Le camp provisoire a été transféré près de l'oued Guerid. Il est entouré d'un rempart avec huit bastions à créneaux et d'un fossé de 10 m de large et de 4 m de profondeur car il faut se protéger des incursions des lions. L'un d'entre eux a même franchi le fossé et tué un boeuf.

Le lieutenant Foucault, du génie, se met souvent à l'affût et l'on chante dans le camp :" F... s'en va t'en guerreMais de lions ne tue guère ".

Le géomètre Fréchon tue un lion, le curé Noizeux en fait autant. Tous les tueurs éventuels emploient des balles marquées. Le lion de Numidie à crinière noire quitte la vallée de la Seybouse.

D'autres dangers menacent les colons : le fils Rouleau est tué par chevrotines. Une femme enceinte laissée dans son chariot bloqué dans l'oued, est retrouvée éventrée et les seins coupés. Le colon Loizeauté est tué. Le fils Campagne de Barral reçoit onze coups de poignard.

Et pourtant la vie continue. L'église a quatre murs de torchis, l'école est un gourbi de perches et de branchages. La première institutrice de Mondovi en 1849, Jenny Pivaud, reçoit un salaire de 500 F par an, sa soeur Amélie s'occupe des fillettes. Leur père, ancien sous-officier de l'Empire, est nommé maire en 1852. En 1850, l'instituteur Beaumont meurt du choléra. La quinine délivrée gratuitement jusqu'en 1851, coûte ensuite 4 à 5 F par jour à chaque famille.

Des troupes passent. Celles des généraux Mac-Mahon, Canrobert, Randon, de Tourville, allant vers Guelma et Constantine. Après leur passage les poulaillers sont vides. En 1851, un soulèvement arabe a lieu près du moulin de55

Barrai mais il est maintenu à distance par une ruse : les colons ont placé des tuyaux de poêle sur les avant-trains des charrues. La colonne de secours arrive de Bône. Le capitaine Mesmer, qui galope en avant de ses spahis, se fait tuer. Les 200 fantassins arrivent ensuite. Un monument sera édifié sur la place de Barral.

Les colons parisiens, qui ne savaient pas distinguer l'orge, du blé ou de l'avoine, avaient eu comme premier soin de planter l'arbre de la liberté. Ils allaient aux champs en gibus et les femmes en robes de soie. Certains ont laissé un nom: Bocquet qui disait " On n'est pas venu en Afrique pour travailler, on est venu pour peupler "; Puchot, qui avait construit un four à briques, y avait entretenu un feu d'enfer jusqu'à 2 heures du matin puis s'était endormi, était devenu le " marquis Briquemolle "; Bizet qui avait cru fabriquer de la chaux fut le " vicomte de Chaux-Dure " et puis le colon " Casse-Mottes ", le marchand de lait " Pisse-Vinaigre ", le mastroquet " Tord-Boyaux ", la mère " Tricolore ", ancienne couturière, la mère " la Pipe " qui fumait le brûle-gueule car le gouverneur général avait interdit la cigarette pour éviter l'incendie des chaumes et des séchoirs de tabac. La solidarité jouait. Quand le colon Monteil, mordu par un chien enragé, fut soigné à Paris, ses voisins cultivèrent ses terres à sa place.

D'autres colons arrivaient. En France, quand la police convoquait un suspect, on lui disait: " Nous avons recueilli les plus fâcheux renseignements sur votre compte, signez cette demande pour l'Algérie et filez au plus tôt sans quoi vous serez arrêté, jugé et déporté dans les huit jours ". C'étaient des " pas déportés mais... ". Les vrais déportés bonapartistes ou républicains étaient retenus dans la kasbah de Bône, la prison de Lambèse ou les bagnes d'Oranie.

Le jeune François qui n'a retrouvé ni son héritage, ni la concession abandonnée par son père, entrera à 20 ans comme contremaître chez M. Lacombe, maire de Bône, et il épousera la fille du fermier M. Bonnefoy. Il achètera des terrains qu'il abandonnera à la commune pour en faire les rues d'Alsace et des Prés-Salés. Il ne sera jamais payé.

En 1884, à 45 ans, il sera le premier colon de Blandan. Il mourra à Bône en 1916 où il reposera après avoir écrit dans son testament:
" La France demeurera jusqu'à mon dernier souffle la grande figure de la patrie aimée. Elle n'est pas responsable des erreurs ou des fautes de quelques-uns de ses dirigeants, mais c'est le moins tout de même que ceux de ses fils, arrachés à leurs foyers par de séduisantes promesses gouvernementales et qui furent victimes de regrettables méthodes de colonisation, ne restent pas sous le coup des critiques des ignorants qui leur ont jeté la pierre sans avoir vécu leur vie d'espérance et de désespoir ".