L'insertion des émigrants Alsaciens-Lorrains
(Deuxième partie)

Alfred Wahl
extraits du numéro 101, mars 2003, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 6-2-2010

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L'insertion des émigrants Alsaciens-Lorrains(2e partie) Alfred Wahl

La colonisation entre dans une phase positive
Au mois de juin 1872, de Gueydon instaura des commissariats d'immigration et de peuplement relevant directement de lui, à raison d'un par préfecture; ils devaient s'occuper du placement des immigrants sur les terres concédées. Après que les députés d'Algérie, Lucet et Wasmer, aient lancé un véritable appel à l'arrêt de l'immigration en raison de l'impossibilité de l'accueil (1), la loi du 20 décembre 1872 mit plus de deux millions de francs à la disposition du Comité de colonisation, présidé par le député d'Algérie, Buffet. Désormais, la Société de protection de la rue de Provence se trouvait directement intéressée à l'affaire. L'émigration à destination de l'Algérie semble avoir repris à l'extrême fin du mois de septembre 1872. De nombreux candidats se présentèrent à Nancy et à Belfort:

Nancy
66 candidats dont 32 de Phalsbourg le 27 septembre
30 candidats                                    
le 28 septembre
24 candidats                                    le 29 septembre
23 candidats                                    le 30 septembre 
Belfort
15 candidats                                    le 28 septembre
17 candidats                                    le 29 septembre
6 candidats                                      le 30 septembre.

Tous furent dirigés sur Marseille, pris en charge par une société d'assistance. Ils embarquèrent ensuite en direction de Stora (2). Les choses avaient pris une autre tournure.
En Algérie même, à la fin du mois d'août 1872, la commission des séquestres se mit au travail et acquit des terres généralement bien situées, dans des vallées fertiles et salubres. Ainsi, le président de cette commission pour le secteur de Constantine, Richard, avait constitué des lots dans l'arrière-pays de Bougie, le long de l'oued Sahel. Les concessions devaient être de quarante hectares. Des tribus fidèles avaient édifié des gourbis en pierres et mortier, en attendant que les maisons soient achevées. A Oran aussi tout était prêt, le comité instauré par de Gueydon accueillait les arrivants, les logeait et les nourrissait durant quelques jours; puis on les conduisait vers leurs concessions où ils vivaient sous les tentes, en attendant que le génie ait construit des abris en dur. En mai 1873, les maisons étaient achevées; elles comportaient toutes deux chambres, les abris initiaux servaient désormais au bétail. En même temps, des bâtiments provisoires étaient édifiés pour le culte et les écoles. C'est l'armée qui fournissait les objets de première nécessité. L'administration, elle, mettait à la disposition des colons, le bétail, les semences et quelques instruments aratoires, ainsi que la nourriture pour huit mois. Ici les concessions atteignaient trente hectares seulement. En général, un ancien militaire conseillait les colons au départ. Là-dessus se greffait aussi l'aide de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains (3' et du Comité de colonisation. Signalons aussi quelques tentatives de colonisation privée : Jean Dollfus, l'industriel de Mulhouse, proposa de financer une colonie. Dans ce but, il envoya lui-même un certain nombre d'ouvriers qui s'installèrent à Bou Khalfa. La Société de protection de la rue de Provence eut sa propre concession plus tard; le village d'Arzib-Zamoun reçut le nom d'Haussonvilliers du nom de son animateur, le comte d'Haussonville. Il reste à établir un bilan de la colonisation à la fin de l'hiver 1873 (4).

Tableau des colonies d'Alsaciens-Lorrains (mars 1873)

Province d'Oran (secteur civil et territoire militaire)
Le 15 décembre 1872, 253 personnes avaient pris possession de leurs concessions. Dès le 25 février, ce chiffre était monté à 339. La répartition était la suivante:
Territoire civil:

Les Trembles 1 famille 5 personnes
Bled Touariah 1 famille 8 personnes
Tamzourah 1 famille 3 personnes
Arcole 1 famille 5 personnes

soit un total de quatre familles et vingt et une personnes, ce qui est fort peu. Les 3/4 des colons ne disposaient pas du capital de 5 000 F initialement exigé. Celui du village des
Trembles avait 32 000 F. Il faut préciser enfin qu'il ne s'agissait pas d'une installation dans des zones totalement vierges. À Tamzourah, résidaient depuis des années, des Alsaciens et parmi eux se trouvaient des parents d'un nouveau colon. Là encore, l'existence de noyaux préexistants a joué.

Territoire militaire

Aïn Fekan 26 familles 137 personnes
Bou Khanéfis 18 105
Sidi Ben Youb 5 15
Zemmorah 2 10
Mendez 0 0
Aïn Nazereg 10 35
Terny 4 16
Soit 65 318

L'étendue des concessions accordées était variable : trente hectares à Aïn Fekan, elle n'était que de 15 hectares à Zemmorah; à Terny, trois familles sur les quatre n'avaient pas encore pris possession des terres, alors qu'elles étaient présentes depuis quinze mois en Algérie. L'installation initiale d'Aïn Fekan a coûté 7000 F par famille.

Province d'Alger
Le comité d'Alger et le gouvernement versèrent au total 300 F aux arrivants pour leur permettre de rejoindre les concessions. Mais du fait d'abus en tous genres, il fut décidé de n'accorder que des secours en nature. À la fin du mois de mars 1873, 183 familles avaient obtenu des lots, dont quinze seulement au titre -I. Au total, 802 personnes se trouvaient installées dans les villages suivants :

L'Alma 15 familles 57 personnes
Bellefontaine 30 162
Col des Beni Aïcha 5 13
Blad-Guittoun 27 114
Bordj-men-Aïel 9 38
Rébeval
10 44
Ouled-Keddach 18 86
Souk-el-Haad 3 15
Palestro 7 11
Dra-el-Mizan 23 111
St Pierre et St Paul 16 55
Zaatra 2 9
Tizi Ouzou 3 12
TOTAL 168 familles 727 personnes

Certains villages se développèrent harmonieusement, souvent en fonction de la valeur personnelle des colons; ainsi Bellefontaine, où les premiers arrivants s'installèrent dès la fin de 1871; le centre se trouvait complet en février 1873. Son édification était revenue à 150000 F, soit 3 750 F par famille; mais en y ajoutant les dons divers de l'État et des comités, on compte 6200 F par famille. A Blad-Guittoun, l'école fonctionnait déjà, dans un bâtiment provisoire, en mai 1873. Certaines familles ne réunissaient pas forcément les meilleures conditions pour le développement de leur concession; à St-Pierre, arriva une famille de six personnes dont un vieillard de 77 ans; de plus le chef de famille mourut dès le début en laissant une veuve et trois jeunes orphelins.

Province de Constantine (territoire civil)
En plus de quatorze familles concessionnaires au titre i, on relève 150 autres venues au titre II, soit au total 750 personnes ainsi réparties:

Beniziad 52 familles
Bled Youssef 24
Sidi-Khalifa 18
Ain Melouk 18
Bou Maleck 12
Souk-el-Sebt 18
Oued Seguin 3
Clauzel 5
  150 familles
750 personnes.


Dans chaque secteur, les méthodes de colonisation ont revêtu des caractères différents. Ainsi, dans celui de Constantine, les lots atteignaient quarante hectares. Mais certains colons en profitèrent pour louer des terres aux Arabes. Ici les arrivants travaillèrent d'abord au profit de l'administration, afin de constituer un pécule. De ce fait, ils ne furent pas en mesure d'aménager rapidement leur maison.

Province de Constantine (territoire militaire)

Aïn-Abessa 41 familles 194 personnes
La Réunion 27 115
El-Kseur 3 14
Oued-Amizour 3 11
Duquesne 30 120
Aïn-Touta 10 39
Khenchela 0 4 célibataires
Akbou 5 33 personnes
  119 familles 530 personnes


À Aïn- Abessa, une seule famille sur les 41, avait reçu la concession au titre 1. Le décès, sous l'effet de " fièvres ", de nombreux enfants à La Réunion, permet de penser que les emplacements ne furent pas toujours judicieusement choisis par l'administration. Certains, trop insalubres, durent être abandonnés.

En définitive, à la fin de mars 1873, près de 3000 personnes avaient pris possession de leurs lots et les arrivées se poursuivaient. Moins d'un dixième des immigrants disposait d'un capital de 5 000 F. Tous les autres durent être totalement secourus.

Les charges de famille, la profession antérieure, n'étaient pas toujours propices non plus au développement des concessions. À Aïn Abessa, territoire militaire de Constantine, on relevait plusieurs familles ayant de très nombreux enfants ou de vieillards à charge.


L'école de La Roberstau en 1933.
L'école de La Roberstau en 1933.
Ce petit village des environs de Philippeville fut fondé en 1871 par des Alsaciens.
(coll. particulière).

De nombreux colons n'étaient pas agriculteurs; à Aïn Abessa on note: neuf maçons, deux charpentiers, un boulanger, un tailleur de pierre, trois cordonniers, un tuilier, un terrassier, un vigneron, deux menuisiers, un maréchal- ferrant, un fileur, quatorze journaliers (5), contre vingt-six agriculteurs seulement. Mais les maçons et charpentiers se trouvaient en mesure de faire les travaux d'installation et les artisans originaires de communes rurales, connaissaient parfaitement les règles des travaux ruraux. En somme, ces professions non agricoles ne conduisaient pas forcément à un désastre.

Le jeune âge des colons était, dans l'ensemble, plus favorable pour la mise en valeur des concessions: à Aïn Abessa, la majorité des colons avait entre 30 et 50 ans. C'est l'âge le plus propice, d'autant plus que leurs enfants pouvaient apporter immédiatement, ou dans un avenir très proche, une aide efficace. Parmi les colons, figuraient aussi deux chefs de famille arrivés seuls, sans leur famille, restée provisoirement en Alsace; il s'agissait pour eux de se livrer d'abord à un essai avant de se prononcer définitivement.
En comptant ceux qui s'installèrent dans les villes, on peut estimer à 5 000 personnes, au moins, le nombre d'Alsaciens-Lorrains venus en Algérie de 1871 à 1873. De nouveaux villages furent créés; les comités de Nancy et de Belfort continuèrent d'opérer une sélection rigoureuse des candidats; certains villages furent condamnés très vite à l'abandon par désertion des colons, découragés ou peu entreprenants (6). En ce qui concerne le maintien ou la disparition des colonies, divers autres facteurs ont dû intervenir, d'ordre plus psychologique que matériel. Dans bien des cas, une atmosphère n'a pu naître et cela a dû être déterminant pour des individus habitués à vivre dans de solides communautés villageoises (7).

Finalement, des colons s'enracinèrent et firent souche au point que l'on peut parler de réussite pour la colonisation, même si les effectifs ont été peu nombreux au départ. A cette colonisation officielle qui se poursuivit jusqu'aux années quatre-vingt, succéda une immigration d'un type plus individuel mais qui renforça les premiers noyaux. Ainsi le peuplement de l'Algérie par les Alsaciens prit un nouveau départ en 1871-73. En 1876, 1 200 familles de colons y résidaient et environ 5000 personnes (8).

Il est vrai que le résultat était loin des espérances des colons d'Algérie qui avaient souhaité une colonisation massive. On a vu que diverses circonstances n'ont pas permis ce résultat. Mais en dernier ressort, il ne semble pas que le gouvernement français ait réellement songé à se servir des Alsaciens- Lorrains pour concrétiser ce qui était, en définitive, un vaste programme politique. De toute façon, les difficultés pratiques rencontrées pour réaliser l'oeuvre limitée qui fut réalisée, lui ont sans doute montré la vanité du projet. En définitive, l'exode des Alsaciens-Lorrains n'a pas été accompagné de suites catastrophiques. Les émigrants furent largement secourus, matériellement du moins. Des efforts ont eu lieu en vue de les reclasser. Dès la fin de 1872, un vaste réseau semi-privé et semi-public était en place pour les recevoir. Il faut ajouter à cela que les réfugiés trouvèrent sur place, et même en Algérie ou aux États-Unis, des noyaux de compatriotes qui atténuèrent la brutalité du déracinement. Dans la mesure où cet exode a suivi des directions d'émigration traditionnelle, les conditions furent d'autant moins pénibles; qui plus est, dans la plupart des cas, on rejoignait en fait l'ancienne patrie, la France. Il faut aussi rappeler que les Alsaciens n'ont pas été chassés de leur pays; ils étaient des exilés volontaires. Rien de comparable avec la situation créée plus tard en 1940, où certains furent expulsés.

(Extrait de L'option et l'émigration des Alsaciens-Lorrains. 1871-1872, Alfred Wahl, éditions Ophrys, Paris)

Notes
1 - A. N. Paris F80, 1799, septembre 1872.
2 - Il faut préciser ici que l'émigration en direction de l'Algérie et la colonisation se poursuivirent durant de nombreuses années. D'ailleurs les immigrés pouvaient régulièrement opter en Algérie jusqu'au 30 septembre 1873. Le 18 octobre encore, Lucet lança un appel dans Le Tell en faveur de l'arrivée des Alsaciens-Lorrains.
3 - L'ancien sous-préfet de Saverne, Guynemer, fit un voyage d'études en Algérie en son nom; il rédigea un rapport: Situation des Alsaciens-Lorrains en Algérie, mars 1873, A. Guynemer, Paris, 1873. Ce rapport a été ensuite en partie repris par G. Delahache, l'Exode, op. cit. et par M. J. Bopp, Elsâssiche Siedlungen in Algerian nach 1871, Almanach du Journal d'Alsace, 1964, p. 141 à 144. Divers autres journaux ou revues se livrèrent à leur propre enquête : le Temps, en janvier 1873 (4 et 5), la Gazette de France 21 juillet 1873, la Revue des Deux Mondes, etc... Les rapports sont en général purement descriptifs.
4 - Bilan établi d'après A. Guynemer, op. cit. et une statistique officielle concernant le territoire militaire compris entre les secteurs algérois et constantinois (14 mars 1873); A. N. Paris F80,1802.
5 - A. N. Paris F80, 1802.
6 - Statistique de 1875, A. N. Paris F80,1802. Village d'Aïn Abessa: 49 chefs de famille: 12 classés mauvais ou ne travaillant, 4 classés ivrognes. Village d'Aïn Melouk: 18 chefs de familles : 5 mauvais, 1 ivrogne.
7 - Des tentatives ont été faites pourtant, pour recréer une atmosphère qui rappellerait le pays d'origine. C'est ainsi que de nombreuses colonies reçurent le nom d'une commune d'Alsace ou de Lorraine.
8 - L'émigration française en xnu siècle. Études d'histoire moderne et contemporaine,
L. Chevalier, tome I, 1947, p. 167. Voir aussi l'Exode, G. Delahache, op. cit. p. 159. Histoire de l'Algérie, S. Gsell, Marçais, Yvers, Paris, 1924, p. 262, évaluent à 22000 le nombre des Alsaciens-Lorrains installés en Algérie en 1914.