L'insertion des émigrants
Alsaciens-Lorrains(2e partie) Alfred Wahl
La colonisation entre
dans une phase positive
Au mois de juin 1872, de Gueydon instaura
des commissariats d'immigration et de peuplement relevant directement
de lui, à raison d'un par préfecture; ils devaient s'occuper
du placement des immigrants sur les terres concédées.
Après que les députés d'Algérie, Lucet et
Wasmer, aient lancé un véritable appel à l'arrêt
de l'immigration en raison de l'impossibilité de l'accueil (1),
la loi du 20 décembre 1872 mit plus de deux millions de francs
à la disposition du Comité de colonisation, présidé
par le député d'Algérie, Buffet. Désormais,
la Société de protection de la rue de Provence se trouvait
directement intéressée à l'affaire. L'émigration
à destination de l'Algérie semble avoir repris à
l'extrême fin du mois de septembre 1872. De nombreux candidats
se présentèrent à Nancy et à Belfort:
Nancy
66 candidats dont 32 de Phalsbourg le 27 septembre
30 candidats le
28 septembre
24 candidats le
29 septembre
23 candidats le
30 septembre
Belfort
15 candidats le
28 septembre
17 candidats le
29 septembre
6 candidats le
30 septembre.
Tous furent dirigés sur Marseille, pris en charge
par une société d'assistance. Ils embarquèrent
ensuite en direction de Stora (2). Les choses avaient pris une autre
tournure.
En Algérie même, à la fin du mois d'août 1872,
la commission des séquestres se mit au travail et acquit des
terres généralement bien situées, dans des vallées
fertiles et salubres. Ainsi, le président de cette commission
pour le secteur de Constantine, Richard, avait constitué des
lots dans l'arrière-pays de Bougie, le long de l'oued Sahel.
Les concessions devaient être de quarante hectares. Des tribus
fidèles avaient édifié des gourbis en pierres et
mortier, en attendant que les maisons soient achevées. A Oran
aussi tout était prêt, le comité instauré
par de Gueydon accueillait les arrivants, les logeait et les nourrissait
durant quelques jours; puis on les conduisait vers leurs concessions
où ils vivaient sous les tentes, en attendant que le génie
ait construit des abris en dur. En mai 1873, les maisons étaient
achevées; elles comportaient toutes deux chambres, les abris
initiaux servaient désormais au bétail. En même
temps, des bâtiments provisoires étaient édifiés
pour le culte et les écoles. C'est l'armée qui fournissait
les objets de première nécessité. L'administration,
elle, mettait à la disposition des colons, le bétail,
les semences et quelques instruments aratoires, ainsi que la nourriture
pour huit mois. Ici les concessions atteignaient trente hectares seulement.
En général, un ancien militaire conseillait les colons
au départ. Là-dessus se greffait aussi l'aide de la Société
de protection des Alsaciens-Lorrains (3' et du Comité de colonisation.
Signalons aussi quelques tentatives de colonisation privée :
Jean Dollfus, l'industriel de Mulhouse, proposa de financer une colonie.
Dans ce but, il envoya lui-même un certain nombre d'ouvriers qui
s'installèrent à Bou Khalfa. La Société
de protection de la rue de Provence eut sa propre concession plus tard;
le village d'Arzib-Zamoun reçut le nom d'Haussonvilliers du nom
de son animateur, le comte d'Haussonville. Il reste à établir
un bilan de la colonisation à la fin de l'hiver 1873 (4).
Tableau des colonies d'Alsaciens-Lorrains (mars
1873)
Province d'Oran (secteur civil et territoire
militaire)
Le 15 décembre 1872, 253 personnes avaient pris possession de
leurs concessions. Dès le 25 février, ce chiffre était
monté à 339. La répartition était la suivante:
Territoire civil:
Les Trembles |
1 famille |
5 personnes |
Bled Touariah |
1 famille |
8 personnes |
Tamzourah |
1 famille |
3 personnes |
Arcole |
1 famille |
5 personnes |
soit un total de quatre familles et vingt et une personnes,
ce qui est fort peu. Les 3/4 des colons ne disposaient pas du capital
de 5 000 F initialement exigé. Celui du village des
Trembles avait 32 000 F. Il faut préciser enfin qu'il ne s'agissait
pas d'une installation dans des zones totalement vierges. À Tamzourah,
résidaient depuis des années, des Alsaciens et parmi eux
se trouvaient des parents d'un nouveau colon. Là encore, l'existence
de noyaux préexistants a joué.
Territoire militaire
Aïn Fekan |
26 familles |
137 personnes |
Bou Khanéfis |
18 |
105 |
Sidi Ben Youb |
5 |
15 |
Zemmorah |
2 |
10 |
Mendez |
0 |
0 |
Aïn Nazereg |
10 |
35 |
Terny |
4 |
16 |
Soit |
65 |
318 |
L'étendue des concessions accordées était
variable : trente hectares à Aïn Fekan, elle n'était
que de 15 hectares à Zemmorah; à Terny, trois familles
sur les quatre n'avaient pas encore pris possession des terres, alors
qu'elles étaient présentes depuis quinze mois en Algérie.
L'installation initiale d'Aïn Fekan a coûté 7000 F
par famille.
Province d'Alger
Le comité d'Alger et le gouvernement versèrent au total
300 F aux arrivants pour leur permettre de rejoindre les concessions.
Mais du fait d'abus en tous genres, il fut décidé de n'accorder
que des secours en nature. À la fin du mois de mars 1873, 183
familles avaient obtenu des lots, dont quinze seulement au titre -I.
Au total, 802 personnes se trouvaient installées dans les villages
suivants :
L'Alma |
15 familles |
57 personnes |
Bellefontaine |
30 |
162 |
Col des Beni Aïcha |
5 |
13 |
Blad-Guittoun |
27 |
114 |
Bordj-men-Aïel |
9 |
38 |
Rébeval
|
10 |
44 |
Ouled-Keddach |
18 |
86 |
Souk-el-Haad |
3 |
15 |
Palestro |
7 |
11 |
Dra-el-Mizan |
23 |
111 |
St Pierre et St Paul |
16 |
55 |
Zaatra |
2 |
9 |
Tizi Ouzou |
3 |
12 |
TOTAL |
168 familles |
727 personnes |
Certains villages se développèrent harmonieusement,
souvent en fonction de la valeur personnelle des colons; ainsi Bellefontaine,
où les premiers arrivants s'installèrent dès la
fin de 1871; le centre se trouvait complet en février 1873. Son
édification était revenue à 150000 F, soit 3 750
F par famille; mais en y ajoutant les dons divers de l'État et
des comités, on compte 6200 F par famille. A Blad-Guittoun, l'école
fonctionnait déjà, dans un bâtiment provisoire,
en mai 1873. Certaines familles ne réunissaient pas forcément
les meilleures conditions pour le développement de leur concession;
à St-Pierre, arriva une famille de six personnes dont un vieillard
de 77 ans; de plus le chef de famille mourut dès le début
en laissant une veuve et trois jeunes orphelins.
Province de Constantine (territoire civil)
En plus de quatorze familles concessionnaires au titre i, on relève
150 autres venues au titre II, soit au total 750 personnes ainsi réparties:
Beniziad |
52 familles |
Bled Youssef |
24 |
Sidi-Khalifa |
18 |
Ain Melouk |
18 |
Bou Maleck |
12 |
Souk-el-Sebt |
18 |
Oued Seguin |
3 |
Clauzel |
5 |
|
150 familles
750 personnes. |
Dans chaque secteur, les méthodes de colonisation ont revêtu
des caractères différents. Ainsi, dans celui de Constantine,
les lots atteignaient quarante hectares. Mais certains colons en profitèrent
pour louer des terres aux Arabes. Ici les arrivants travaillèrent
d'abord au profit de l'administration, afin de constituer un pécule.
De ce fait, ils ne furent pas en mesure d'aménager rapidement
leur maison.
Province de Constantine (territoire militaire)
Aïn-Abessa |
41 familles |
194 personnes |
La Réunion |
27 |
115 |
El-Kseur |
3 |
14 |
Oued-Amizour |
3 |
11 |
Duquesne |
30 |
120 |
Aïn-Touta |
10 |
39 |
Khenchela |
0 |
4 célibataires |
Akbou |
5 |
33 personnes |
|
119 familles |
530 personnes |
À Aïn- Abessa, une seule famille sur les 41, avait reçu
la concession au titre 1. Le décès, sous l'effet de "
fièvres ", de nombreux enfants à La Réunion,
permet de penser que les emplacements ne furent pas toujours judicieusement
choisis par l'administration. Certains, trop insalubres, durent être
abandonnés.
En définitive, à la fin de mars 1873, près de 3000
personnes avaient pris possession de leurs lots et les arrivées
se poursuivaient. Moins d'un dixième des immigrants disposait
d'un capital de 5 000 F. Tous les autres durent être totalement
secourus.
Les charges de famille, la profession antérieure, n'étaient
pas toujours propices non plus au développement des concessions.
À Aïn Abessa, territoire militaire de Constantine, on relevait
plusieurs familles ayant de très nombreux enfants ou de vieillards
à charge.
L'école de La Roberstau en 1933.
Ce petit village des environs de Philippeville fut fondé
en 1871 par des Alsaciens.
(coll. particulière).
|
De nombreux colons n'étaient pas agriculteurs;
à Aïn Abessa on note: neuf maçons, deux charpentiers,
un boulanger, un tailleur de pierre, trois cordonniers, un tuilier,
un terrassier, un vigneron, deux menuisiers, un maréchal- ferrant,
un fileur, quatorze journaliers (5), contre vingt-six agriculteurs seulement.
Mais les maçons et charpentiers se trouvaient en mesure de faire
les travaux d'installation et les artisans originaires de communes rurales,
connaissaient parfaitement les règles des travaux ruraux. En
somme, ces professions non agricoles ne conduisaient pas forcément
à un désastre.
Le jeune âge des colons était, dans l'ensemble, plus favorable
pour la mise en valeur des concessions: à Aïn Abessa, la
majorité des colons avait entre 30 et 50 ans. C'est l'âge
le plus propice, d'autant plus que leurs enfants pouvaient apporter
immédiatement, ou dans un avenir très proche, une aide
efficace. Parmi les colons, figuraient aussi deux chefs de famille arrivés
seuls, sans leur famille, restée provisoirement en Alsace; il
s'agissait pour eux de se livrer d'abord à un essai avant de
se prononcer définitivement.
En comptant ceux qui s'installèrent dans les villes, on peut
estimer à 5 000 personnes, au moins, le nombre d'Alsaciens-Lorrains
venus en Algérie de 1871 à 1873. De nouveaux villages
furent créés; les comités de Nancy et de Belfort
continuèrent d'opérer une sélection rigoureuse
des candidats; certains villages furent condamnés très
vite à l'abandon par désertion des colons, découragés
ou peu entreprenants (6). En ce qui concerne le maintien ou la disparition
des colonies, divers autres facteurs ont dû intervenir, d'ordre
plus psychologique que matériel. Dans bien des cas, une atmosphère
n'a pu naître et cela a dû être déterminant
pour des individus habitués à vivre dans de solides communautés
villageoises (7).
Finalement, des colons s'enracinèrent et firent souche au point
que l'on peut parler de réussite pour la colonisation, même
si les effectifs ont été peu nombreux au départ.
A cette colonisation officielle qui se poursuivit jusqu'aux années
quatre-vingt, succéda une immigration d'un type plus individuel
mais qui renforça les premiers noyaux. Ainsi le peuplement de
l'Algérie par les Alsaciens prit un nouveau départ en
1871-73. En 1876, 1 200 familles de colons y résidaient et environ
5000 personnes (8).
Il est vrai que le résultat était loin des espérances
des colons d'Algérie qui avaient souhaité une colonisation
massive. On a vu que diverses circonstances n'ont pas permis ce résultat.
Mais en dernier ressort, il ne semble pas que le gouvernement français
ait réellement songé à se servir des Alsaciens-
Lorrains pour concrétiser ce qui était, en définitive,
un vaste programme politique. De toute façon, les difficultés
pratiques rencontrées pour réaliser l'oeuvre limitée
qui fut réalisée, lui ont sans doute montré la
vanité du projet. En définitive, l'exode des Alsaciens-Lorrains
n'a pas été accompagné de suites catastrophiques.
Les émigrants furent largement secourus, matériellement
du moins. Des efforts ont eu lieu en vue de les reclasser. Dès
la fin de 1872, un vaste réseau semi-privé et semi-public
était en place pour les recevoir. Il faut ajouter à cela
que les réfugiés trouvèrent sur place, et même
en Algérie ou aux États-Unis, des noyaux de compatriotes
qui atténuèrent la brutalité du déracinement.
Dans la mesure où cet exode a suivi des directions d'émigration
traditionnelle, les conditions furent d'autant moins pénibles;
qui plus est, dans la plupart des cas, on rejoignait en fait l'ancienne
patrie, la France. Il faut aussi rappeler que les Alsaciens n'ont pas
été chassés de leur pays; ils étaient des
exilés volontaires. Rien de comparable avec la situation créée
plus tard en 1940, où certains furent expulsés.
(Extrait de L'option et l'émigration des Alsaciens-Lorrains.
1871-1872, Alfred Wahl, éditions Ophrys, Paris)
Notes
1 - A. N. Paris F80, 1799, septembre 1872.
2 - Il faut préciser ici que l'émigration en direction
de l'Algérie et la colonisation se poursuivirent durant de nombreuses
années. D'ailleurs les immigrés pouvaient régulièrement
opter en Algérie jusqu'au 30 septembre 1873. Le 18 octobre encore,
Lucet lança un appel dans Le Tell en faveur de l'arrivée
des Alsaciens-Lorrains.
3 - L'ancien sous-préfet de Saverne, Guynemer, fit un voyage
d'études en Algérie en son nom; il rédigea un rapport:
Situation des Alsaciens-Lorrains en Algérie, mars 1873, A. Guynemer,
Paris, 1873. Ce rapport a été ensuite en partie repris
par G. Delahache, l'Exode, op. cit. et par M. J. Bopp, Elsâssiche
Siedlungen in Algerian nach 1871, Almanach du Journal d'Alsace, 1964,
p. 141 à 144. Divers autres journaux ou revues se livrèrent
à leur propre enquête : le Temps, en janvier 1873 (4 et
5), la Gazette de France 21 juillet 1873, la Revue des Deux Mondes,
etc... Les rapports sont en général purement descriptifs.
4 - Bilan établi d'après A. Guynemer, op. cit. et une
statistique officielle concernant le territoire militaire compris entre
les secteurs algérois et constantinois (14 mars 1873); A. N.
Paris F80,1802.
5 - A. N. Paris F80, 1802.
6 - Statistique de 1875, A. N. Paris F80,1802. Village d'Aïn Abessa:
49 chefs de famille: 12 classés mauvais ou ne travaillant, 4
classés ivrognes. Village d'Aïn Melouk: 18 chefs de familles
: 5 mauvais, 1 ivrogne.
7 - Des tentatives ont été faites pourtant, pour recréer
une atmosphère qui rappellerait le pays d'origine. C'est ainsi
que de nombreuses colonies reçurent le nom d'une commune d'Alsace
ou de Lorraine.
8 - L'émigration française en xnu siècle. Études
d'histoire moderne et contemporaine,
L. Chevalier, tome I, 1947, p. 167. Voir aussi l'Exode, G. Delahache,
op. cit. p. 159. Histoire de l'Algérie, S. Gsell, Marçais,
Yvers, Paris, 1924, p. 262, évaluent à 22000 le nombre
des Alsaciens-Lorrains installés en Algérie en 1914.