L'insertion des émigrants
Alsaciens-Lorrains
(Première partie)
La genèse de
la colonisation
I1 existait une ancienne tradition d'émigration
des Alsaciens-Lorrains vers l'Algérie, notamment au cours du
Second Empire. D'importants noyaux y résidaient dès 1870.
Il n'est pas surprenant dans ces conditions, que l'archevêque
d'Alger, Mgr Lavigerie, ait songé à accueillir les exilés
(1). Son appel fut repris par la presse catholique dès le début
du mois de mars 1871 (2).
Les députés Belcastel, BeaucarneLeroux et Buisson déposèrent
dans le même temps une proposition de loi tendant à créer
de véritables colonies sur le territoire algérien et destinées
aux émigrants Alsaciens- Lorrains :
- Article 1: " Une concession de 100 000 hectares des meilleures
terres dont l'État dispose en Algérie est attribuée
aux Alsaciens et aux Lorrains habitant les territoires cédés
qui voudraient, en gardant la nationalité française, demeurer
sur le sol français ".
L'article 2 prévoyait le transport gratuit et le versement d'une
indemnité de premier établissement en faveur des familles
(3). Toutefois, les événements de la Commune, les négociations
franco-allemandes ont retardé la discussion du projet de loi
jusqu'en juin. La commission, présidée par le député
d'Alger, Lucet, proposa de modifier l'article ler du projet, afin d'obliger
les Alsaciens- Lorrains bénéficiant d'une attribution
de terres, à en prendre réellement possession. Dans son
esprit, il fallait éviter d'offrir une simple prime " aux
émigrants. La loi votée le 21 juin donnait satisfaction
à Lucet. "... prendraient l'engagement de se rendre en Algérie
pour y mettre en valeur et exploiter les terrains ainsi concédés
".
L'article 2 de la loi instaurait une commission de quinze membres chargée
d'étudier et de préparer la série de mesures à
prendre pour l'exécution de l'article 1e (4).
Mais tout fut retardé encore, cette fois par l'insurrection arabe
dont la plus forte vague ne s'éteignit qu'à partir de
juillet 1871. Après une étude méthodique, Lucet,
président de la commission des quinze, fit son rapport devant
l'Assemblée nationale (1e septembre 1871). Il estimait d'abord
que le futur colon devait disposer d'un capital personnel afin que l'État
ne donne pas l'impression aux émigrants ordinaires d'Algérie
qu'il fait tout pour les Alsaciens- Lorrains et rien pour les autres.
Lucet voulait aussi que l'on opère une rigoureuse sélection
afin d'écarter les individus peu recommandables. Il repoussait
enfin l'idée d'une subvention, n'ayant confiance qu'en les vertus
du libéralisme et de " l'initiative individuelle, libre
et responsable " seule génératrice du succès
(5). Restait à trouver les terres; Lucet proposa alors l'expropriation
de celles des tribus révoltées, invoquant le droit de
représailles. Quant au mode de colonisation, il préconisa
l'édification d'un paysage, d'un univers humain et mental, strictement
semblable à ceux de l'Alsace- Lorraine avec des villages groupés
autour de l'église, et avec le prêtre et l'instituteur
comme cadres et éléments moralisateurs; la colonie alsacienne-lorraine
d'Algérie devenant une " sorte de transplantation qui rendrait
moins amère l'absence du pays natal " Dans ce but, les lots
devaient être de 50 000 hectares d'un seul tenant. La commission
Lucet avait l'ambition de constituer des établissements stables
et définitifs (6).
À la suite de ce rapport de la commission, une loi du 15 septembre
1871 organisa de façon détaillée, l'émigration
des Alsaciens vers l'Algérie et leur installation dans ce pays.
Elle instituait deux commissions, à Nancy et à Belfort,
chargées d'instruire les demandes des Alsaciens-Lorrains. Celles-ci
étaient chargées de " constater la moralité
des émigrants " et leur aptitude à faire des colons
agricoles, de vérifier s'ils disposaient bien des 5000 francs
et enfin de les diriger vers les ports de la Méditerranée.
Le transport par mer devait être gratuit. La loi prévoyait
aussi l'installation dans ses moindres détails : accueil, distribution
des lots, équipement, moyen de campement (7). La sélection
menaçant de réduire le nombre des colons, le décret
du 16 octobre 1871, a prévu d'accueillir aussi les Alsaciens-Lorrains
démunis de capital. La concession qui leur était attribuée
devenait pleine propriété au bout de neuf ans d'occupation
continue; l'abandon restant toujours possible au bout des deux premières
années (8).
Cet empressement à orienter les Alsaciens-Lorrains vers l'Algérie
n'avait pas pour seul mobile la solidarité à l'égard
des réfugiés; il s'inscrivait au contraire dans un vaste
dessein de divers hommes politiques français, mais surtout algérois.
Aux yeux de ces derniers, il fallait désormais peupler l'Algérie
de populations européennes, capables de dominer ou de refouler
les indigènes. Les Alsaciens-Lorrains se trouvaient à
point nommé pour remplir cette fonction (9'. Cette idée
semble avoir été largement partagée; on la retrouve
chez Saint- Vallier et le préfet de Nancy, ainsi qu'à
la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains du comte
d'Haussonville, auquel était liée la famille de Guynemer,
l'ancien sous- préfet de Saverne (10).
Les deux commissions de Nancy et de Belfort se mirent au travail. La
machine fut lente à se mettre en mouvement, d'autant plus que
Casimir Périer ne laissa guère de liberté de mouvement
aux membres désignés des commissions. Il leur fallait
justifier cas par cas les sommes dépensées, demander au
ministre lui-même, les permis d'embarquement. Mais ils prirent
leur fonction au sérieux, n'hésitant pas à organiser
des enquêtes sur les destinations habituelles des optants et sur
les contrats offerts par les agences traditionnelles; c'est ainsi qu'ils
s'inquiétèrent des départs vers l'Amérique
(11).
La première
phase de l'émigration en Algérie
De nombreux départs eurent lieu
dès l'année 1871. Ils se déroulèrent de
façon plus ou moins anarchique. Au cours de l'été
1871, les Alsaciens et les Lorrains partirent de leur propre initiative;
même plus tard, ils omirent de s'inscrire à l'une des commissions
de Nancy ou de Belfort. Arrivés à Marseille, ils s'embarquèrent,
mais souvent après avoir dépensé leur pécule.
En Algérie, ils ne savaient où s'adresser pour prendre
possession de la concession. En fait, rien n'était prêt:
les Alsaciens-Lorrains allaient frapper aux portes des diverses administrations,
sans succès. L'exemple du convoi Ziegler illustre bien cette
première phase de ce qui ne ressembla pas à une vraie
colonisation. Le capitaine Ziegler emmena 167 personnes en février
1872. De passage à Lyon le 19, tous débarquèrent
finalement à Philippeville à la fin du mois, mais rien
n'était prévu pour les mener à Constantine et ils
ne savaient plus où aller, ni à qui s'adresser.
Cette situation lamentable a déclenché une vague de critiques
en Algérie, en France et même à l'étranger;
en Allemagne et en Alsace-Lorraine, ce furent des sarcasmes. Dès
avril 1872, l'Indépendant de Constantine mettait l'accent sur
le manque de moyens de la colonisation (12). Il répondait ainsi
au Journal d'Alger qui avait déploré la même carence
quelques jours auparavant, lors du débarquement de la troupe
Ziegler. En juin et en juillet, une véritable campagne de presse
se développa en France; le Figaro se plaignait que les "
infortunés émigrants n'aient pas reçu les terres
promises " et il conseillait aux Alsaciens-Lorrains d'employer
leurs derniers écus à s'en aller demander asile à
des " pays moins civilisés " que la France (13). Le
même jour, le Progrès de la Côte d'Or reproduisait
des commentaires analogues, et la République républicaine
se demandait si l'on allait continuer à maltraiter ainsi les
Alsaciens- Lorrains (14).
De nombreux autres journaux de province annonçaient que les Alsaciens-Lorrains
étaient tellement écurés, qu'ils quittaient
en grand nombre l'Algérie pour se rendre aux États-Unis
(15).
Ainsi la presse attaquait avec vigueur la façon dont était
menée cette colonisation. Le Moniteur d'Algérie s'efforça
bien de démentir. Mais certains officiels français eux-
mêmes, emboîtèrent le pas. Le préfet de Nancy,
Montesquiou, n'hésita pas à demander au gouvernement de
donner plus de moyens au gouverneur d'Algérie pour recevoir et
soutenir les émigrants. Saint-Vallier allait plus loin et dressa
un véritable constat des insuffisances : " pas d'effets
de campement, ni le premier matériel d'installation ".
De même que le commissaire spécial à Pagny-surMoselle,
il attira l'attention de son ministre sur le fâcheux effet produit
en Alsace-Lorraine même (16). En effet, le Courrier du Bas-Rhin
ou le Strassburger Bote reproduisaient complaisamment les lettres de
malheureux candidats colons démunis de tout et totalement dépaysés
(17). Même l'Industriel alsacien parlait " d'hésitations
malheureuses et de résistances de l'administration algérienne
" (18). En mai, la Gazette de Cologne annonçait triomphalement
que l'émigration en Algérie avait cessé et échoué
(20 mai 1872). L'affaire eut même des échos hors des pays
concernés; c'est ainsi que l'Indépendance Belge trouvait
logique que les Alsaciens-Lorrains aient fini par préférer
" les propositions avantageuses des compagnies américaines
à l'émigration vers l'Algérie où tant de
déceptions ont été éprouvées par
ceux qui ont été s'y établir " (26 juin 1872).
Très embarrassé par cette vague de critiques, l'amiral
de Gueydon, le gouverneur civil de l'Algérie, ne sut que réfuter
les accusations. Selon lui, ce n'étaient ni les formalités
administratives, ni le manque de terres qui avaient causé le
ralentissement du courant d'émigration. Mais il éluda
toute explication (19), et se contenta d'accuser " l'hostilité
systématique de la presse d'opposition ". Il faut reconnaître
d'abord que l'Allemagne a bel et bien tenté de contrecarrer la
colonisation par une
campagne de dénigrement et en favorisant les compagnies américaines
("). Elle n'avait aucun intérêt dans la constitution
d'une nouvelle Alsace-Lorraine en Algérie, qui renforcerait la
métropole économiquement et surtout sur le plan militaire.
Par contre, les départs aux États- Unis signifiaient une
perte irrémédiable, pour les deux puissances certes, mais
surtout pour la France. Par ailleurs, il faut admettre qu'il ne s'agissait
pas tant de sabotage délibéré des autorités
en Algérie, que d'impéritie et de manque d'initiative.
Les anciens colons d'Algérie désiraient que les Alsaciens-
Lorrains viennent s'y installer, leurs représentants l'ont fait
savoir à la Chambre. Or, l'on sait que depuis 1871, leur poids
dans les affaires algériennes était devenu décisif
(21). À la limite, il y a pu y avoir quelques résistances
de l'armée, hostile aux dépossessions (22).
En fait, les récits mettant en scène des Alsaciens-Lorrains
se déplaçant de bureaux du préfet à ceux
du général et de là vers bien d'autres organes
administratifs, démontrent clairement que le gouvernement, aussi
bien que l'administration algérienne, n'ont pas été
capables de mettre rapidement sur pied des structures efficaces pour
l'accueil des colons. Mais il est juste de préciser que, parmi
ces derniers, s'étaient glissés de nombreux individus
peu recommandables, à l'affût d'un mouvement de charité
ou d'une affaire intéressante qui nécessiterait peu de
peine. C'est ainsi que le préfet de Constantine signalait l'arrivée
de nombreux célibataires qui n'ont pas droit à un lot
et qui tombaient immédiatement à la charge de l'assistance
publique (1er décembre 1872). Beaucoup ne faisaient pas le moindre
effort pour trouver un emploi. Même parmi les colons les plus
sérieux, il y en eut qui ne purent surmonter les difficultés
matérielles et surtout morales dues au brutal dépaysement.
Il arrivait enfin que les émigrants soient pleins d'illusions,
abusés par des promesses fallacieuses; ce fut le cas des membres
de la troupe Ziegler qui s'attendaient à monts et merveilles;
certains d'entre eux refusèrent des positions avantageuses offertes
par les habitants. Le préfet de Constantine soupçonnait
d'ailleurs le capitaine Ziegler d'être l'instrument ou le complice
d'une société de spéculation foncière (23).
Enfin de nombreux Alsaciens-Lorrains omirent de s'inscrire à
Nancy et à Belfort auprès des organismes officiels. Dans
ces conditions, ils débarquèrent de façon tout
à fait inopinée en Algérie où personne n'était
censé les accueillir.
Ainsi, il apparaît bien que les difficultés de la colonisation
en Algérie avaient des causes multiples: l'absence de préparation
de la part du gouvernement français et de l'administration algérienne,
une certaine résistance de celle-ci peut-être, à
quoi on peut ajouter une certaine anarchie dans l'immigration. Mais
il n'est pas sûr que la France aurait pu mieux faire. Déjà,
au point de départ de l'émigration, surgissait une difficulté
décisive : l'administration n'était pas en mesure d'informer
efficacement les Alsaciens-Lorrains, placés sous une autre autorité
et de plus, hostile. Par ailleurs, il s'avérait impossible de
le faire au moment où les émigrants entraient en France;
beaucoup ne jugèrent pas utile de se signaler à une quelconque
autorité. Enfin, les terres qui devaient revenir aux colons n'étaient
pas encore toutes saisies officiellement à cette date. À
la fin de juin 1872, fort peu de colons étaient déjà
installés. Parmi ceux qui disposaient des 5 000 F exigés
au départ, on relève quarante- trois chefs de famille
seulement, dont trente-sept Alsaciens et six Lorrains. Le nombre de
ceux qui reçurent un lot en vertu du titre II du décret
du 16 octobre 1871 était nettement plus élevé :
1 360 personnes dont 977 Alsaciens et 383 Lorrains; la colonisation
attira médiocrement les habitants de la Lorraine. Ces 1 360 émigrants
démunis de capital se répartissaient ainsi dans les divers
centres.
En dehors de ces colons, d'autres Alsaciens-Lorrains étaient
venus en Algérie; installés dans les villes comme fonctionnaires
(25), membres de professions libérales ou artisans, ils n'ont
pas de rapport avec la question de la colonisation. Leur nombre est
impossible à chiffrer, mais il était sûrement plus
élevé que celui des colons.
Parmi eux se trouvaient ceux qui se reclassèrent par leur propre
initiative. Beaucoup ne désiraient pas prendre en charge une
concession. Ayant échoué, un certain nombre d'entre eux
retournèrent en France ou prirent la direction des États-
Unis.
D'autres encore, bien qu'ayant reçu un
lot, tardaient à en prendre possession et continuaient à
résider en ville; c'était le cas de trente-neuf personnes
à Philippeville en 1872.
Avec le début de l'été 1872, la période
d'hésitation et d'improvisation avait pris fin. Désormais
la colonisation a été menée avec plus de méthode
et plus de moyens.
(À suivre)
Alfred Wahl
(Extrait de L'option et l'émigration des Alsaciens-Lorrains.
1871-1872, Alfred Wahl, Éditions Ophrys, Paris)
Notes:
1 - L'archevêque d'Alger, ancien évêque de Nancy...,
aux Alsaciens et aux Lorrains exilés, 1871.
2 - Gazette de France (11 mars 1871) et Le Constitutionnel (13 mars
1871).
3 - VILLEFORT A., Recueil des traités, conventions, lois, décrets
et autres actes relatifs à la paix avec l'Allemagne, tome ii,
p. 364-365.
4 - VILLEFORT A, op. cit. tome i, p. 338 et Journal Officiel 26.6.1871.
5 - Après le problème des secours, c'est le deuxième
exemple qui montre la répugnance des dirigeants à faire
intervenir directement l'État.
6 - VILLEFORT A., op. cit. tome ii, p. 366-367.
7 - Loi du 15 septembre 1871, dix articles, A. Villefort, op. cit. tome
i, p. 339-340.
8 - Décret du 16 octobre 1871, A. Villefort, op. cit. tome II,
p. 366.
9 - AGERON Ch. R., Les Algériens musulmans et la France (1871-1914),
thèse, Paris, 1968.
10 - Sur leur rôle respectif voir plus loin. Il semble que des
liens étroits, politiques et familiaux, aient uni les personnalités
qui ont soutenu activement cette entreprise.
11 - Au début de janvier 1872, les villages de Houssen et Eguisheim
(Haute-Alsace) ayant envoyé 180 colons en Amérique, ils
décidèrent de parer cette tendance, A. N. Paris F<°,
1799 (21 février 1872).
12 - 17 avril 1872.
13 - Le Figaro (5 juin 1872), A. N. Paris P°, 1799.
14 - 6 juin 1872.
15 - Extraits de presse dans A. N. Paris F", 1799, surtout des
journaux dont le titre indique la tendance républicaine.
16 - A. N. Paris F", 1799.
17 - Strassburger Bote, 30 juin 1872. Courrier du Bas-Rhin, 7 juillet
1872.
18 - Les 27 et 28 août 1872, mais en faisant allusion à
un passé récent.
19 - "... sans qu'il soit nécessaire de rechercher en ce
moment les causes, multiples d'ailleurs... ". Rapport fait au ministre
de l'Intérieur, A. N. Paris F", 1799.
20 - L'Indépendant Belge (26 juin 1872).
21 - Voir AGERON Ch. R., op. cit. et article dans Le Monde (14 avril
1971), p. 7, il date de la " dépossession..., le premier
acte politique de la victoire des colons ".
22 - Ibid.
23 - Le préfet au ministre de l'Intérieur, 2 mars 1872,
A. N. Paris F", 1799.
24 - A. N. Paris F80, 1799; voir aussi carte 29-30.
25 - G. DELAHACHE en cite un grand nombre dans l'Exode, p. 155 à
158; mais il est impossible de savoir s'il s'agit de personnes venues
en 1871 ou 1872 et non au cours des années suivantes, après
la période d'option.