L'insertion des émigrants Alsaciens-Lorrains
(Première partie)

Alfred Wahl
extraits du numéro 100, décembre 2002, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 12-2-2010

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L'insertion des émigrants Alsaciens-Lorrains
(Première partie)

La genèse de la colonisation

I1 existait une ancienne tradition d'émigration des Alsaciens-Lorrains vers l'Algérie, notamment au cours du Second Empire. D'importants noyaux y résidaient dès 1870. Il n'est pas surprenant dans ces conditions, que l'archevêque d'Alger, Mgr Lavigerie, ait songé à accueillir les exilés (1). Son appel fut repris par la presse catholique dès le début du mois de mars 1871 (2).

Les députés Belcastel, BeaucarneLeroux et Buisson déposèrent dans le même temps une proposition de loi tendant à créer de véritables colonies sur le territoire algérien et destinées aux émigrants Alsaciens- Lorrains :

- Article 1: " Une concession de 100 000 hectares des meilleures terres dont l'État dispose en Algérie est attribuée aux Alsaciens et aux Lorrains habitant les territoires cédés qui voudraient, en gardant la nationalité française, demeurer sur le sol français ".

L'article 2 prévoyait le transport gratuit et le versement d'une indemnité de premier établissement en faveur des familles (3). Toutefois, les événements de la Commune, les négociations franco-allemandes ont retardé la discussion du projet de loi jusqu'en juin. La commission, présidée par le député d'Alger, Lucet, proposa de modifier l'article ler du projet, afin d'obliger les Alsaciens- Lorrains bénéficiant d'une attribution de terres, à en prendre réellement possession. Dans son esprit, il fallait éviter d'offrir une simple prime " aux émigrants. La loi votée le 21 juin donnait satisfaction à Lucet. "... prendraient l'engagement de se rendre en Algérie pour y mettre en valeur et exploiter les terrains ainsi concédés ".

L'article 2 de la loi instaurait une commission de quinze membres chargée d'étudier et de préparer la série de mesures à prendre pour l'exécution de l'article 1e (4).

Mais tout fut retardé encore, cette fois par l'insurrection arabe dont la plus forte vague ne s'éteignit qu'à partir de juillet 1871. Après une étude méthodique, Lucet, président de la commission des quinze, fit son rapport devant l'Assemblée nationale (1e septembre 1871). Il estimait d'abord que le futur colon devait disposer d'un capital personnel afin que l'État ne donne pas l'impression aux émigrants ordinaires d'Algérie qu'il fait tout pour les Alsaciens- Lorrains et rien pour les autres. Lucet voulait aussi que l'on opère une rigoureuse sélection afin d'écarter les individus peu recommandables. Il repoussait enfin l'idée d'une subvention, n'ayant confiance qu'en les vertus du libéralisme et de " l'initiative individuelle, libre et responsable " seule génératrice du succès (5). Restait à trouver les terres; Lucet proposa alors l'expropriation de celles des tribus révoltées, invoquant le droit de représailles. Quant au mode de colonisation, il préconisa l'édification d'un paysage, d'un univers humain et mental, strictement semblable à ceux de l'Alsace- Lorraine avec des villages groupés autour de l'église, et avec le prêtre et l'instituteur comme cadres et éléments moralisateurs; la colonie alsacienne-lorraine d'Algérie devenant une " sorte de transplantation qui rendrait moins amère l'absence du pays natal " Dans ce but, les lots devaient être de 50 000 hectares d'un seul tenant. La commission Lucet avait l'ambition de constituer des établissements stables et définitifs (6).

À la suite de ce rapport de la commission, une loi du 15 septembre 1871 organisa de façon détaillée, l'émigration des Alsaciens vers l'Algérie et leur installation dans ce pays. Elle instituait deux commissions, à Nancy et à Belfort, chargées d'instruire les demandes des Alsaciens-Lorrains. Celles-ci étaient chargées de " constater la moralité des émigrants " et leur aptitude à faire des colons agricoles, de vérifier s'ils disposaient bien des 5000 francs et enfin de les diriger vers les ports de la Méditerranée. Le transport par mer devait être gratuit. La loi prévoyait aussi l'installation dans ses moindres détails : accueil, distribution des lots, équipement, moyen de campement (7). La sélection menaçant de réduire le nombre des colons, le décret du 16 octobre 1871, a prévu d'accueillir aussi les Alsaciens-Lorrains démunis de capital. La concession qui leur était attribuée devenait pleine propriété au bout de neuf ans d'occupation continue; l'abandon restant toujours possible au bout des deux premières années (8).

Cet empressement à orienter les Alsaciens-Lorrains vers l'Algérie n'avait pas pour seul mobile la solidarité à l'égard des réfugiés; il s'inscrivait au contraire dans un vaste dessein de divers hommes politiques français, mais surtout algérois. Aux yeux de ces derniers, il fallait désormais peupler l'Algérie de populations européennes, capables de dominer ou de refouler les indigènes. Les Alsaciens-Lorrains se trouvaient à point nommé pour remplir cette fonction (9'. Cette idée semble avoir été largement partagée; on la retrouve chez Saint- Vallier et le préfet de Nancy, ainsi qu'à la Société de Protection des Alsaciens-Lorrains du comte d'Haussonville, auquel était liée la famille de Guynemer, l'ancien sous- préfet de Saverne (10).

Les deux commissions de Nancy et de Belfort se mirent au travail. La machine fut lente à se mettre en mouvement, d'autant plus que Casimir Périer ne laissa guère de liberté de mouvement aux membres désignés des commissions. Il leur fallait justifier cas par cas les sommes dépensées, demander au ministre lui-même, les permis d'embarquement. Mais ils prirent leur fonction au sérieux, n'hésitant pas à organiser des enquêtes sur les destinations habituelles des optants et sur les contrats offerts par les agences traditionnelles; c'est ainsi qu'ils s'inquiétèrent des départs vers l'Amérique (11).

La première phase de l'émigration en Algérie

De nombreux départs eurent lieu dès l'année 1871. Ils se déroulèrent de façon plus ou moins anarchique. Au cours de l'été 1871, les Alsaciens et les Lorrains partirent de leur propre initiative; même plus tard, ils omirent de s'inscrire à l'une des commissions de Nancy ou de Belfort. Arrivés à Marseille, ils s'embarquèrent, mais souvent après avoir dépensé leur pécule. En Algérie, ils ne savaient où s'adresser pour prendre possession de la concession. En fait, rien n'était prêt: les Alsaciens-Lorrains allaient frapper aux portes des diverses administrations, sans succès. L'exemple du convoi Ziegler illustre bien cette première phase de ce qui ne ressembla pas à une vraie colonisation. Le capitaine Ziegler emmena 167 personnes en février 1872. De passage à Lyon le 19, tous débarquèrent finalement à Philippeville à la fin du mois, mais rien n'était prévu pour les mener à Constantine et ils ne savaient plus où aller, ni à qui s'adresser.

Cette situation lamentable a déclenché une vague de critiques en Algérie, en France et même à l'étranger; en Allemagne et en Alsace-Lorraine, ce furent des sarcasmes. Dès avril 1872, l'Indépendant de Constantine mettait l'accent sur le manque de moyens de la colonisation (12). Il répondait ainsi au Journal d'Alger qui avait déploré la même carence quelques jours auparavant, lors du débarquement de la troupe Ziegler. En juin et en juillet, une véritable campagne de presse se développa en France; le Figaro se plaignait que les " infortunés émigrants n'aient pas reçu les terres promises " et il conseillait aux Alsaciens-Lorrains d'employer leurs derniers écus à s'en aller demander asile à des " pays moins civilisés " que la France (13). Le même jour, le Progrès de la Côte d'Or reproduisait des commentaires analogues, et la République républicaine se demandait si l'on allait continuer à maltraiter ainsi les Alsaciens- Lorrains (14).

De nombreux autres journaux de province annonçaient que les Alsaciens-Lorrains étaient tellement écœurés, qu'ils quittaient en grand nombre l'Algérie pour se rendre aux États-Unis (15).

Ainsi la presse attaquait avec vigueur la façon dont était menée cette colonisation. Le Moniteur d'Algérie s'efforça bien de démentir. Mais certains officiels français eux- mêmes, emboîtèrent le pas. Le préfet de Nancy, Montesquiou, n'hésita pas à demander au gouvernement de donner plus de moyens au gouverneur d'Algérie pour recevoir et soutenir les émigrants. Saint-Vallier allait plus loin et dressa un véritable constat des insuffisances : " pas d'effets de campement, ni le premier matériel d'installation ". De même que le commissaire spécial à Pagny-surMoselle, il attira l'attention de son ministre sur le fâcheux effet produit en Alsace-Lorraine même (16). En effet, le Courrier du Bas-Rhin ou le Strassburger Bote reproduisaient complaisamment les lettres de malheureux candidats colons démunis de tout et totalement dépaysés (17). Même l'Industriel alsacien parlait " d'hésitations malheureuses et de résistances de l'administration algérienne " (18). En mai, la Gazette de Cologne annonçait triomphalement que l'émigration en Algérie avait cessé et échoué (20 mai 1872). L'affaire eut même des échos hors des pays concernés; c'est ainsi que l'Indépendance Belge trouvait logique que les Alsaciens-Lorrains aient fini par préférer " les propositions avantageuses des compagnies américaines à l'émigration vers l'Algérie où tant de déceptions ont été éprouvées par ceux qui ont été s'y établir " (26 juin 1872). Très embarrassé par cette vague de critiques, l'amiral de Gueydon, le gouverneur civil de l'Algérie, ne sut que réfuter les accusations. Selon lui, ce n'étaient ni les formalités administratives, ni le manque de terres qui avaient causé le ralentissement du courant d'émigration. Mais il éluda toute explication (19), et se contenta d'accuser " l'hostilité systématique de la presse d'opposition ". Il faut reconnaître d'abord que l'Allemagne a bel et bien tenté de contrecarrer la colonisation par une
campagne de dénigrement et en favorisant les compagnies américaines ("). Elle n'avait aucun intérêt dans la constitution d'une nouvelle Alsace-Lorraine en Algérie, qui renforcerait la métropole économiquement et surtout sur le plan militaire. Par contre, les départs aux États- Unis signifiaient une perte irrémédiable, pour les deux puissances certes, mais surtout pour la France. Par ailleurs, il faut admettre qu'il ne s'agissait pas tant de sabotage délibéré des autorités en Algérie, que d'impéritie et de manque d'initiative. Les anciens colons d'Algérie désiraient que les Alsaciens- Lorrains viennent s'y installer, leurs représentants l'ont fait savoir à la Chambre. Or, l'on sait que depuis 1871, leur poids dans les affaires algériennes était devenu décisif (21). À la limite, il y a pu y avoir quelques résistances de l'armée, hostile aux dépossessions (22).

En fait, les récits mettant en scène des Alsaciens-Lorrains se déplaçant de bureaux du préfet à ceux du général et de là vers bien d'autres organes administratifs, démontrent clairement que le gouvernement, aussi bien que l'administration algérienne, n'ont pas été capables de mettre rapidement sur pied des structures efficaces pour l'accueil des colons. Mais il est juste de préciser que, parmi ces derniers, s'étaient glissés de nombreux individus peu recommandables, à l'affût d'un mouvement de charité ou d'une affaire intéressante qui nécessiterait peu de peine. C'est ainsi que le préfet de Constantine signalait l'arrivée de nombreux célibataires qui n'ont pas droit à un lot et qui tombaient immédiatement à la charge de l'assistance publique (1er décembre 1872). Beaucoup ne faisaient pas le moindre effort pour trouver un emploi. Même parmi les colons les plus sérieux, il y en eut qui ne purent surmonter les difficultés matérielles et surtout morales dues au brutal dépaysement. Il arrivait enfin que les émigrants soient pleins d'illusions, abusés par des promesses fallacieuses; ce fut le cas des membres de la troupe Ziegler qui s'attendaient à monts et merveilles; certains d'entre eux refusèrent des positions avantageuses offertes par les habitants. Le préfet de Constantine soupçonnait d'ailleurs le capitaine Ziegler d'être l'instrument ou le complice d'une société de spéculation foncière (23). Enfin de nombreux Alsaciens-Lorrains omirent de s'inscrire à Nancy et à Belfort auprès des organismes officiels. Dans ces conditions, ils débarquèrent de façon tout à fait inopinée en Algérie où personne n'était censé les accueillir.

Ainsi, il apparaît bien que les difficultés de la colonisation en Algérie avaient des causes multiples: l'absence de préparation de la part du gouvernement français et de l'administration algérienne, une certaine résistance de celle-ci peut-être, à quoi on peut ajouter une certaine anarchie dans l'immigration. Mais il n'est pas sûr que la France aurait pu mieux faire. Déjà, au point de départ de l'émigration, surgissait une difficulté décisive : l'administration n'était pas en mesure d'informer efficacement les Alsaciens-Lorrains, placés sous une autre autorité et de plus, hostile. Par ailleurs, il s'avérait impossible de le faire au moment où les émigrants entraient en France; beaucoup ne jugèrent pas utile de se signaler à une quelconque autorité. Enfin, les terres qui devaient revenir aux colons n'étaient pas encore toutes saisies officiellement à cette date. À la fin de juin 1872, fort peu de colons étaient déjà installés. Parmi ceux qui disposaient des 5 000 F exigés au départ, on relève quarante- trois chefs de famille seulement, dont trente-sept Alsaciens et six Lorrains. Le nombre de ceux qui reçurent un lot en vertu du titre II du décret du 16 octobre 1871 était nettement plus élevé : 1 360 personnes dont 977 Alsaciens et 383 Lorrains; la colonisation attira médiocrement les habitants de la Lorraine. Ces 1 360 émigrants démunis de capital se répartissaient ainsi dans les divers centres.

En dehors de ces colons, d'autres Alsaciens-Lorrains étaient venus en Algérie; installés dans les villes comme fonctionnaires (25), membres de professions libérales ou artisans, ils n'ont pas de rapport avec la question de la colonisation. Leur nombre est impossible à chiffrer, mais il était sûrement plus élevé que celui des colons.

Parmi eux se trouvaient ceux qui se reclassèrent par leur propre initiative. Beaucoup ne désiraient pas prendre en charge une concession. Ayant échoué, un certain nombre d'entre eux retournèrent en France ou prirent la direction des États- Unis.

L'insertion des émigrants Alsaciens-Lorrains



D'autres encore, bien qu'ayant reçu un lot, tardaient à en prendre possession et continuaient à résider en ville; c'était le cas de trente-neuf personnes à Philippeville en 1872.

Avec le début de l'été 1872, la période d'hésitation et d'improvisation avait pris fin. Désormais la colonisation a été menée avec plus de méthode et plus de moyens.

(À suivre)
Alfred Wahl
(Extrait de L'option et l'émigration des Alsaciens-Lorrains. 1871-1872, Alfred Wahl, Éditions Ophrys, Paris)

Notes:
1 - L'archevêque d'Alger, ancien évêque de Nancy..., aux Alsaciens et aux Lorrains exilés, 1871.
2 - Gazette de France (11 mars 1871) et Le Constitutionnel (13 mars 1871).
3 - VILLEFORT A., Recueil des traités, conventions, lois, décrets et autres actes relatifs à la paix avec l'Allemagne, tome ii, p. 364-365.
4 - VILLEFORT A, op. cit. tome i, p. 338 et Journal Officiel 26.6.1871.
5 - Après le problème des secours, c'est le deuxième exemple qui montre la répugnance des dirigeants à faire intervenir directement l'État.
6 - VILLEFORT A., op. cit. tome ii, p. 366-367.
7 - Loi du 15 septembre 1871, dix articles, A. Villefort, op. cit. tome i, p. 339-340.
8 - Décret du 16 octobre 1871, A. Villefort, op. cit. tome II, p. 366.
9 - AGERON Ch. R., Les Algériens musulmans et la France (1871-1914), thèse, Paris, 1968.
10 - Sur leur rôle respectif voir plus loin. Il semble que des liens étroits, politiques et familiaux, aient uni les personnalités qui ont soutenu activement cette entreprise.
11 - Au début de janvier 1872, les villages de Houssen et Eguisheim (Haute-Alsace) ayant envoyé 180 colons en Amérique, ils décidèrent de parer cette tendance, A. N. Paris F<°, 1799 (21 février 1872).
12 - 17 avril 1872.
13 - Le Figaro (5 juin 1872), A. N. Paris P°, 1799.
14 - 6 juin 1872.
15 - Extraits de presse dans A. N. Paris F", 1799, surtout des journaux dont le titre indique la tendance républicaine.
16 - A. N. Paris F", 1799.
17 - Strassburger Bote, 30 juin 1872. Courrier du Bas-Rhin, 7 juillet 1872.
18 - Les 27 et 28 août 1872, mais en faisant allusion à un passé récent.
19 - "... sans qu'il soit nécessaire de rechercher en ce moment les causes, multiples d'ailleurs... ". Rapport fait au ministre de l'Intérieur, A. N. Paris F", 1799.
20 - L'Indépendant Belge (26 juin 1872).
21 - Voir AGERON Ch. R., op. cit. et article dans Le Monde (14 avril 1971), p. 7, il date de la " dépossession..., le premier acte politique de la victoire des colons ".
22 - Ibid.
23 - Le préfet au ministre de l'Intérieur, 2 mars 1872, A. N. Paris F", 1799.
24 - A. N. Paris F80, 1799; voir aussi carte 29-30.
25 - G. DELAHACHE en cite un grand nombre dans l'Exode, p. 155 à 158; mais il est impossible de savoir s'il s'agit de personnes venues en 1871 ou 1872 et non au cours des années suivantes, après la période d'option.