Chiffalo, petit coin de Sicile...sur la côte algéroise
...et La Calle
extrait du numéro 23, 15 septembre 1983, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site le 29-9-2009

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village de pecheurs à Chiffalo


Chiffalo
et mes souvenirs d'enfant
Mon coeur s'y repose souvent
comme l'oiseau...

...Mais au-delà des poèmes et des nouvelles, au-delà de la mémoire du coeur, il y a l'Histoire ; et celle de mon village tient une place à part dans l'épopée algérienne.


Je ne veux pourtant pas faire ici oeuvre d'historien. Aussi j'appellerai ce texte " chronique ", car ce qui y est dit provient d'une tradition orale, des souvenirs de mes parents et des miens propres.

Il y avait en Sicile un village du nom de Cefalu. Ses habitants, des pêcheurs très pauvres, avaient coutume de s'en aller chercher la pêche miraculeuse, sur des balancelles à voile vers les côtes d'Afrique. Lorsqu'ils trouvaient un point d'ancrage à leur convenance, où le poisson n'était pas farouche, ils s'installaient pour la saison et ne repartaient qu'une fois leurs barils pleins. L'un d'eux décida de se fixer définitivement ; d'autres l'imitèrent et, sur la terre algérienne, Cefalu devint Chiffalo. Un petit port abrita les lamparos ; .des maisons, toutes pareilles à celle du " pays " se groupèrent autour. L'un de ces pionniers " monta " une conserverie où l'on pratiquait la salaison des anchois et la mise en boîtes des sardines.

Mais Chiffalo n'était pas pour autant un village à part entière : seulement un hameau dépendant de la commune de Tefeschoun ; Tefeschoun, situé sur la colline, derrière un bois de pins, était essentiellement habité par des viticulteurs d'origine alsacienne. Là se trouvait la mairie. Un autre petit port de pêche, Bou Haroun, complétait cette commune. Des intérêts divergents, des origines différentes firent que Bou Haroun finit par obtenir son indépendance administrative.

Chiffalo possédait pourtant son agence postale et son école à deux classes, école qui devint insuffisante quand le nombre des enfants augmenta.

On construisit alors une autre école, dite " école des petits " dans un quartier situé derrière la première. A cette époque, on ne s'embarrassait pas de noms, aussi le nouveau quartier fut simplement baptisé " derrière l'école ". Je suis donc née et j'ai vécu douze ans " derrière l'école ". Une plage s'étendait au bas de notre maison. Les hommes y raccommodaient leurs filets et nous, les enfants, venions y attendre, les soirs de lune, les pêcheurs nocturnes qui avaient posé un tramail quelques heures plus tôt. Nous chantions, je m'en souviens, cet air appelé " La Paloma " ! La plage était fermée, sur la gauche, par une coopérative. Je ne l'ai jamais vue fonctionner jusqu'au jour d'après guerre, lorsqu'elle fut achetée par la fameuse conserverie " Papa Falcone ". Les canards en liberté eurent dès lors un arrière-goût de goéland ! Le quartier se terminait à la corniche, chemin de terre qui surplombait les criques rocheuses où nous nous baignions, indifférents aux oursins et aux méduses. Tout au bout se trouvait Bou Haroun qui abritait, lui, des chalutiers.

Les Chiffalotains s'étaient passé de mairie mais point d'église : celle du village était mignonne, de facture moderne avec un sol de mosaïque où dormaient de gros poissons colorés. Elle fut inaugurée officiellement en 1940. A ce moment, pour des causes non clairement définies (on parla d'eau polluée pour avoir séjourné dans un réservoir désaffecté) une épidémie de typhoïde ravagea ce petit paradis ; les écoles furent fermées et les jeunes rescapés grimpèrent à travers le bois de pins pour être vaccinés à la mairie.

Chiffalo vit passer les années avec philosophie. Très jeunes, mes parents étaient venus y enseigner des élèves rétifs, indisciplinés. Les parents devinrent leurs amis. Je garde précieusement, pieusement dans ma mémoire, les coutumes apportées de Sicile, ainsi que les anecdotes que j'ai si souvent entendues. Mes parents aimaient cette vie simple et tranquille.., jusqu'à ce que la Seconde Guerre mondiale vienne creuser des vides dans notre petite communauté. Alors le village s'enferma comme dans un cocon et parut hiberner... n'ouvrant en 1942, que pour regarder passer au large la flotte américaine.

Un changement survint vers les années 1950. Les jeunes délaissèrent Chiffalo pour la ville où ils trouvaient odes épouses non choisies par leurs parents et des métiers qui leur plaisaient davantage que la pêche. J'étais moi aussi, partie, le coeur déchiré, et craignant de " perdre mon accent " !
Les vacances me ramenaient au village, bien sûr, mais qu'il paraissait petit, à mes yeux d'adolescente, le paradis de mon enfance !

Aujourd'hui le village est vide de ses Siciliens, mais si vous allez à Marseille, à La Ciotat, vous les retrouverez, les Chiffalotains, raccommodant comme là-bas leurs filets. C'est sur la terre de France qu'ils sont venus, en 1962, se repliant sur une patrie qu'ils ne connaissaient que pour l'avoir défendue jusqu'à l'héroïsme et par l'Histoire que le maître enseignait....

Claudia ADROVER-SENDRA.

La presqu'île

LA CALLE, ce petit port algérien à l'est du Constantinois, semblait promis à un bel avenir en raison de sa proximité de la Tunisie et de son passé. Mais on estima que ce port naturel de petites dimensions et ouvert à l'ouest ne pouvait répondre aux grands projets que l'on formait. On envisagea la création d'un autre port, un peu plus à l'ouest, au pied d'une presqu'île : Le Boulif, qui protégeait une baie connue sous le nom de " Baie des Corailleurs " et qui présenterait l'avantage ode s'ouvrir vers l'Est.

Au pied de la presqu'île, de gros blocs de béton rappellent le lancement de ce projet. Mais la conquête de la Tunisie, en 1881 - qui eut aussi pour conséquence la naturalisation des pêcheurs italiens de La Galle - détourna d'y donner suite,

Après l'abandon de ce projet, l'échec de l'assèchement odu lac Tonga et enfin la disparition du corail, il semble que l'on se désintéressa de ce petit port. Port, ville et région restaient en retrait de l'essor d'Algérie, magnifié non sans raison lors des fêtes {lu centenaire, en 1930.
En contraste avec Bône et Philippeville, le port de La Calle végétait. On n'y voyait que quelques palangriers. La presqu'île était quasi déserte. Quelques maisons, d'une beauté désuète, témoignaient d'un espoir sans lendemain.

Pourtant la vie pouvait reprendre. Il suffisait d'une nouvelle pêche... comme le prouvent ces observations d'un témoin entre 1931 et 1962. Et l'on ne sait ce qu'eût été l'avenir de la presqu'île, autrefois notre second bastion, sans notre départ en 1962,

Je l'ai connue dans l'entre-deux guerres. Ce n'était plus le temps des corailleurs. On ne voyait plus, dans la baie, entre le cap et l'île, les grands voiliers amarrés. Le corail, le plus beau qui fût, avait disparu. Parfois un voilier apparaissait à l'entrée du port ; ce n'était pas un corailleur. Il ne servait qu'au transport de ces marchandises lourdes, encombrantes, que l'on débarque sans grandes précautions briques, poteries, gargoulettes...
On vit un jour un corailleur -- sa haute silhouette comme encastrée entre la jetée et la falaise du moulin - et quand il repartit, toutes voiles au vent, il ressuscita, un moment, le temps des corailleurs.

Pour quelles raisons le corail avait-il disparu ? Il était difficile 'de le savoir vraiment. On racontait beaucoup d'histoires ; celle des scaphandriers grecs revenait avec insistance. Le mal venait de là.

Jusqu'alors, pour récolter le corail, les hommes de la presqu'île se servaient de deux gros madriers liés en croix et couverts d'un filet. Les madriers brisaient quelques branches que le filet recueillait et ole corail, plante vivace, émettait d'autres branches que d'autres marins venaient cueillir de la même façon... Les choses s'étaient passées ainsi pendant des générations, des siècles, du temps des Arabes quand le port s'appelait Marsa el Kharas (le port aux breloques), comme du temps des Français, corses ou dieppois, qui l'appelèrent La Calle. Mais les scaphandriers grecs raflèrent tout, jusqu'à la roche, et le corail disparut.

Quand j'arrivai, le temps des chalutiers commençait. Ils ne furent d'abord que trois à balancer dans l'arrière-port, coques lourdes et sombres. La flottille des palangriers semblait établie pour toujours, elle " pêchait à terre ", la voile latine soutenue d'un moteur. Quel poisson de haute mer pourrait jamais concurrencer les rougets de roche ? Mais lentement, inexorablement, les chalutiers se faisaient plus nombreux. Ils déversaient sur les quais des cageots débordants de crevettes, de limandes, de rascasses. L'abondance était telle que l'on donnait, que l'on jetait le menu fretin : la matsa !

Eblouis, fascinés, les passants s'arrêtaient sur les quais. Avant que toute cette pêche ne disparaisse dans un camion pour une destination lointaine, chacun voulait sa pari. C'était l'attrait de la nouveauté, de la facilité... et bien contre leur gré, les pêcheurs des palengriers passèrent sur les chalutiers. restait bien, de-ci, de-là, un obstiné, un attardé pour jeter sa note vive sur la masse sombre des chalutiers, mais désormais c'était ces derniers qui rythmaient la vie du port et faisaient la fortune de la presqu'île.

En dix ans, ce fut une métamorphose. Pêcheurs et estiveurs enjolivaient leurs maisons. On sortait de ce gris uniforme dû à la vétusté, aux embruns. Partout du jaune, de l'ocre, (lu blanc, ce blanc éblouissant qui demande de l'entretien. Une imposante bâtisse blanche, à l'entrée de la presqu'île, affirmait la richesse du pays. Seule, la vieille église provençale de pierre rose resta comme indifférente à toute cette " vanité ", avec son portail de bois gris, son cadran solaire que personne ne regardait. Et la vie continuait, heureuse et paisible, bien à l'abri des grands événements du monde... jusqu'à la guerre de 1939.

Pour la pêche, cette guerre fut peut-être bénéfique : les fonds avaient besoin (le se refaire. La pénurie d'essence, la mobilisation, et tous ces nouveaux règlements servaient la mer et les poissons. D'ailleurs on ne pensait plus à la pêche ! Les bouleversements du monde avaient fini par atteindre la presqu'île. On vit des soldats, des officiers américains. Il y eut même une bombe égarée là, lancée on ne sait par qui, ni pourquoi !
Les événements s'enchaînèrent alors sans répit. Rentrée dans l'actualité, la presqu'île rattrapait le temps perdu, à un rythme accéléré. Rien de commun entre cette vieille femme alanguie qui " prenait le soleil " assise sur une pierre et les jeunes avides (le savoir. Plus d'analphabètes mais la course aux brevets, le souci d'une plus grande réussite, la 'découverte de la politique. Il n'était que temps. La politique chaque jour plus inquiétante, plus révoltante, les montrait du doigt, ces Italiens qui se croyaient Français, et leur apprenait qu'ils n'étaient pas chez eux dans la presqu'île. Il y eut des flots de paroles et de protestations, des flambées de colère, 'des tintamarres de " casseroles " et d'explosions. Puis ce fut le départ.
Je les ai tous vus partir en un mois. J'ai vu le port sans un palangrier, sans un chalutier ; le mât (lu dernier chalutier sabordé émergeait dans l'arrière-port, ultime symbole du naufrage commun.

Des convictions tenaces, des espoirs et (les 'désespoirs, il ne restait que ces inscriptions dont la chaux ne pouvait avoir raison : OAS - OAS ".
Dans la presqu'île à l'abandon, qui semblait ravagée par quelque 'mystérieuse épidémie, il n'était plus possible de vivre et moi aussi je suis partie.

Maddy DEGEN.