Cherchell sur la côte turquoise algéroise
Cherchel (avec un "l" au moins jusqu'en 1955)
Guide archélogique des environs d'Alger (Cherchel, Tipasa, tombeau de la Chrétienne)
par Stéphane Gsell - 1896

LIVRE 3 : TOMBEAU de la CHRÉTIENNE
CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DE LA VILLE

Guides Bleus 1955 :« ville de 15.700 hab.,ch.-l.d'une commune mixte de 32.000 hab;,, dans un site pittoresque en bordure de la mer, au revers N. de pentes verdoyantes, contreforts du massif des Beni Menasser.- École municipale d'artisanat.». Suivent un historique, un plan, une visite..
sur site le 10-8-2009
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CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE DE LA VILLE

Bien des attraits devraient appeler à Tipasa les touristes qui visitent l'Algérie pendant l'hiver et faire de ce lieu une des stations d'été les plus fréquentées du littoral : site charmant au pied des coteaux du Sahel, qui la dominent au sud, et de la montagne du Chenoua, dont les lignes sévères ferment l'horizon au couchant ; collines verdoyantes, falaises aux capricieux contours, battues et déchirées par les vagues, large plage de sable à l'embouchure de l'oued Nador; air très sain et brise de mer rafraîchissante; ruines des plus curieuses s'offrant dans un cadre pittoresque ; buts d'excursions tout alentour : dans les ravins du Chenoua, où vit une population kabyle laborieuse et attachée aux moeurs de ses ancêtres, dans la vallée de l'oued Nador, au Tombeau de la Chrétienne, dans la forêt de Sidi Sliman, dont les arbres touffus rappellent les bois de l'Île-de-France et reposent un peu les yeux fatigués à la longue des cactus et des aloès africains.

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plan deTipasa
plan deTipasa


Comme à Iol (Cherchel), les Carthaginois y eurent un comptoir de commerce, sur lequel on ne peut donner aucun renseignement. Peu de temps après l'annexion du royaume de Maurétanie (40 ans après J.-C.), l'empereur Claude fit de Tipasa une colonie, qui reçut le droit latin, c'est-à-dire que, seuls, les magistrats municipaux de cette commune et leurs descendants furent admis à toutes les prérogatives dont jouissaient les citoyens romains. Plus tard, ces prérogatives furent étendues à tous ses habitants de condition libre. Des inscriptions nomment son conseil municipal, un de ses duumvirs ou maires, un dispunctor, magistrat local chargé de la révision et de la surveillance du grand livre de la comptabilité communale.

Tipasa se développa sous la domination romaine, surtout, semble-t-il, au second siècle et au début du troisième, époque heureuse pour toute l'Afrique. Enfermée auparavant sur la colline centrale (voir la carte), elle s'étendit dans la plaine, ainsi que sur les deux collines voisines à l'est et à l'ouest, et une enceinte, longue de 2,200 mètres environ, l'entoura. Si l'on en juge d'après l'espace clos par le rempart qui fut fait alors, d'après la densité des maisons, d'après les ruines mal conservées du théâtre et de l'amphithéâtre, on peut admettre que cette ville eut une population d'environ vingt mille habitants. Aux environs se trouvent les restes d'un assez grand nombre de petites fermes et de quelques villas importantes.

La prospérité de Tipasa était justifiée par les avantages de sa position. La colline de forme triangulaire qu'elle occupa d'abord, baignée par les flots sur ses flancs à pic et la pointe tournée vers la mer, s'élève du côté de la terre par des pentes assez escarpées, qui permettaient de repousser facilement des attaques. Après son agrandissement, les deux collines auxquelles elle s'appuya désormais étaient de bonnes positions défensives. Comme à Cherchel, la pierre calcaire et le bois abondaient dans le pays. La campagne était fertile. A présent, c'est surtout la vigne qui occupe l'activité des colons, et, dans l'antiquité aussi, elle était cultivée. Mais, jusque vers la fin du troisième siècle, le pouvoir impérial, protégeant à cet égard les intérêts de l'Italie, vit d'un assez mauvais oeil le développement de la viticulture dans les provinces. L'olivier, qui trouve des terrains très favorables autour de Tipasa, fut peut-être la principale richesse de la région, comme d'une grande partie de l'Afrique du Nord : en différents lieux des environs, on a retrouvé des pressoirs à huile.

Mais Tipasa paraît avoir été surtout une ville de commerce. Elle dut être à l'époque romaine ce qu'elle redeviendra sans doute bientôt : le débouché de la partie occidentale de la Mitidja. Le centre et l'est de cette vaste plaine étaient alors peu peuplés : sur ce sol marécageux régnait la fièvre. Au contraire, l'ouest, où, récemment encore, se voyaient des ruines assez nombreuses, semble avoir été bien cultivé en céréales. Tipasa attirait peut-être aussi à elle une partie du commerce de la riche vallée orientale du Chélif.

Plus loin encore, on pouvait atteindre, en partant de cette ville, les hauts plateaux, pays d'élevage, situés au sud du passage que le Chélif s'ouvre à travers les montagnes, près de Boghar. Les communications étaient assurées avec l'intérieur par un réseau de bonnes routes, soigneusement entretenues. L'une d'elles, se dirigeant vers Hammam Righa, devait tomber ensuite dans la vallée du Chélif; une autre traversait la Mitidja et gagnait Mouzaïaville; de là, par le col de Mouzaïa, on arrivait à Médéa, d'où l'on se rendait sur les hauts plateaux. En outre, Tipasa était traversée par la grande route du littoral, qui la reliait à Caesarea (Cherchel) d'une part, et à Icosium (Alger) de l'autre.

Un écrivain du cinquième siècle nous dit que la mer y apportait une foule de marchandises. Notre ville était en relations de commerce suivies avec l'Espagne, la Gaule et sans doute aussi l'Italie. Son port, il est vrai, n'était pas très bon. On l'avait établi, non pas dans la petite crique, trop exposée aux vents du nord, qu'occupe le port actuel, mais plus à l'est, en avant de la colline sur laquelle s'éleva plus tard la basilique de sainte Salsa. Parallèlement au littoral, deux îlots, surmontés de gros murs qui servaient de brise-lames, le protégeaient contre les tempêtes du large; ils étaient reliés l'un à l'autre, ainsi qu'à la terre, par des digues, dont l'une, celle de l'ouest, était interrompue vers son milieu : c'était là que se trouvait l'entrée. Malgré ces aménagements, les navires retirés dans le port n'y étaient pas en parfaite sûreté par les très gros temps. En outre, ce bassin, assez exigu, était situé loin du centre de la ville et en dehors même de l'enceinte. Bordé par une côte abrupte, il ne présentait pas de quais : c'était un simple havre de refuge, et un petit escalier assurait seul les communications des marins avec la terre. Quant aux marchandises, on devait les déposer ou les prendre plus à l'ouest, dans le voisinage du port français : à cet endroit, le rivage est peu escarpé et présente encore la trace d'une ligne de quais taillés dans le roc. Mais cette opération ne pouvait se faire que par une mer calme. On avait dû se contenter d'un port aussi peu commode, faute d'un emplacement plus favorable.

Tipasa fut alors prospère, grâce à l'activité de ses habitants et à son heureuse situation, bien plus qu'à la sollicitude du pouvoir impérial.

Cette ville ne présentait pas l'aspect, en quelque sorte officiel de Césarée, capitale habitée par de nombreux fonctionnaires. Elle n'avait point de garnison. Ses monuments publics, assez nombreux, ne brillaient pas par leur magnificence. Ses habitants semblent avoir joui en général d'une honnête aisance, mais les maisons particulières, luxueusement décorées, y étaient beaucoup plus rares qu'à Césarée, et si, par hasard, on avait besoin de statues pour orner quelque place ou quelque édifice, d'un sarcophage sculpté pour y enfermer quelque notable, on allait probablement chercher ces œuvres d'art dans les ateliers et les magasins, toujours bien fournis, de la grande ville voisine. Pourtant, la population de Tipasa, dont le fond était indigène, s'était bien façonnée aux mœurs latines : ce qu'expliquent ses relations commerciales et la proximité du chef-lieu de la Maurétanie. Sans doute, la domination carthaginoise y avait laissé sa trace, surtout dans les cultes, et l'on a trouvé parmi les ruines d'assez nombreux ex-voto présentant des symboles qui appartiennent à la religion punique. Mais l'aspect général de la cité était tout romain ; romains aussi étaient presque tous les noms de ses habitants et, ce qui importait davantage, leurs sentiments.
Ils le prouvèrent lors de la révolte du roi indigène Firmus. Nous avons vu ce que ses bandes firent de Césarée et d'Icosium. Mais les Tipasiens surent mieux se défendre. Pendant huit jours, Firmus les assiégea, faisant battre les remparts avec ses machines de guerre, y appliquant des échelles, coupant les conduites d'eau. Ne pouvant venir à bout de leur résistance, il dut se retirer, et, peu de temps après, le meilleur homme de guerre de l'empire, Théodose, envoyé contre le rebelle, fit son entrée dans la ville, qui devint son quartier général. Il est possible que le pillage de Césarée ait profité à Tipasa, demeurée intacte. La fin du quatrième siècle et la première moitié du cinquième, temps si malheureux pour le monde romain, ne furent pas pour elle une ère de décadence. Une inscription d'alors parle de la population innombrable de Tipasa, et, en parcourant les vastes cimetières chrétiens qui flanquent la ville à l'ouest et à l'est, on est tenté de croire à cette expression pompeuse. Des édifices importants, dont nous parlerons au chapitre II, furent construits ou embellis à cette époque : l'église de l'évêque Alexandre, la basilique de sainte Salsa, peut- être la grande basilique de la colline de l'ouest.

Le christianisme, qui semble avoir été alors très florissant à Tipasa, s'y était introduit longtemps auparavant. Des inscriptions chrétiennes découvertes au sud-est de la ville, remontent à une assez haute époque : l'une d'elles présente le symbole antique de l'ancre que nous avons déjà rencontré à Cherchel; une autre est datée de l'année 238. Au quatrième siècle, moins de cinquante ans après la fin des persécutions, la foi nouvelle était maîtresse de Tipasa. Des documents officiels de ce temps-là, entre autres des inscriptions gravées par ordre de la municipalité sur des bornes de routes, portent en tête le monogramme du Christ.

Sous Julien, dont le court règne (361-363) fut marqué par une réaction païenne, les Tipasiens se signalèrent par leur attachement au catholicisme. Ce prince favorisait en Afrique les donatistes, schismatiques pour lesquels il n'avait du reste pas plus de sympathie que pour les autres chrétiens ; mais il espérait ainsi susciter des discordes funestes à la religion qu'il voulait étouffer. Deux évêques donatistes vinrent alors à Tipasa et, avec l'appui du gouverneur de la province qui les accompagnait, ils prétendirent contraindre les habitants de la ville à se déclarer pour leur parti. Ceux-ci restèrent inébranlables, les têtes s'échauffèrent et, dans une bagarre, l'ampoule contenant l'huile sainte fut lancée par une des fenêtres de l'église, l'eucharistie fut jetée aux chiens; des femmes enceintes, des enfants furent tués. La persécution de Julien dura peu, mais il est propable que, quelques années après, la haine des donatistes ne fut pas étrangère à l'acharnement avec lequel Firmus, protecteur de cette secte, assiégea Tipasa.

La domination des Vandales, qui étaient attachés à l'hérésie d'Arius, fut à son tour très funeste aux Tipasiens. En 484, le roi Hunéric abolit la religion catholique dans ses États et ordonna " que toutes les églises fussent livrées au clergé arien. Un évêque appartenant à cette confession vint alors à Tipasa, pour remplacer l'évêque catholique, condamné à l'exil. Mais plutôt que de renoncer à sa foi, la population prit lin parti désespéré. Elle s'embarqua et alla se réfugier en Espagne. H ne resta que peu de gens, qui n'avaient pas trouvé de vaisseaux pour fuir. Le nouvel évêque chercha à les convertir, d'abord par la douceur, puis par des menaces ; enfin, ne pouvant rien obtenir d'eux, il les dénonça au roi Hunéric. Celui-ci entra dans une violente fureur et envoya un de ses principaux officiers à Tipasa, avec l'ordre de convoquer sur la place publique des délégations de toute la province, d'y amener les rebelles et de leur faire couper la langue et la main droite. Ainsi fut fait. " Mais ", ajoute l'écrivain contemporain Victor de Vite, auquel nous devons ce récit, " le Saint-Esprit assista ces malheureux : ils continuèrent à parler, ils " parlent encore aujourd'hui comme ils parlaient auparavant. Et si l'on ne veut pas me " croire, que l'on aille à Constantinople, et l'on verra l'un d'entre eux, le sous-diacre Réparatus, qui s'exprime parfaitement et sans la moindre peine. Pour cette raison, il jouit de grands égards dans le palais de l'empereur " Zénon, et l'impératrice surtout le traite avec respect. " Ce miracle des langues coupées, qui, depuis plusieurs siècles et de nos jours encore, a suscité des polémiques acharnées entre catholiques, protestants et libres-penseurs, qui a fait couler des flots d'encre et des torrents d'injures, devint bien vite célèbre jusqu'au fond de l'Orient. Personne ne songeait alors à le révoquer en doute et l'empereur Justinien lui-même le mentionnait dans une ordonnance administrative. On ajouta bientôt des détails plus extraordinaires. Parmi les victimes d'Hunéric, il y avait eu, disait-on, un muet de naissance, qui, sa langue une fois coupée, s'était mis, lui aussi, à parler ; au contraire, deux de ces Tipasiens ayant dans la suite mené une vie débauchée, ils avaient perdu pour tout de bon l'usage de la parole.

A partir de la persécution d'Hunéric, il n'est plus fait mention de Tipasa dans l'histoire. Il serait cependant inexact de croire qu'elle soit devenue depuis ce temps une ville morte. 11 est probable, au contraire, qu'elle n'a jamais été complètement abandonnée et que, la persécution terminée, un grand nombre de ceux qui avaient émigré en Espagne y revinrent. Tipasa eut peut-être à souffrir alors, comme tout le pays, des ravages des tribus barbares. Les Byzantins reprirent, nous l'avons vu, Césarée en 534; mais ils ne purent établir leur domination en Maurétanie. Cependant on doit penser qu'ils
occupèrent aussi notre ville, si voisine de Césarée : quelques constructions, encore visibles, peuvent leur être attribuées.

Après la conquête musulmane, Tipasa fut abandonnée. Au seizième siècle, il est vrai, plusieurs milliers de Maures, expulsés d'Espagne, vinrent s'y établir, mais ils furent bientôt chassés par des gens du voisinage. Le nom de la ville se transforma en Tefassed, qui veut dire Olé, ruiné. Ce furent les Français qui lui rendirent son appellation antique, avec l'orthographe fautive Tipaza. En 1854, l'emplacement de cette ville romaine fut concédé à M. Demonchy, à charge d'y construire un village. Le village existe, mais, pour se développer, il manque de terrains disponibles. Le port a pris une certaine animation depuis quelques années : on y embarque une partie des vins que produit la région. La commune comptait, en 1891, 560 Européens (dont 220 Français) et 1 471 indigènes: ces derniers habitent pour la plupart le massif du Chenoua.