L'aventure des enfants de Guynemer
Auteur :Jacqueline Martinez
extraits du numéro 67, 3è et 4è trimestres 2017, de "Mémoire vive", magazine du Centre de Documentation Historique de l'Algérie, avec l'autorisation de son président.
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ici, en avril 2019

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Un aussi long silence

Novembre 1940 : la vicomtesse Yvonne de Villiers de la Noue, membre de l'Etat-major des Sections Sanitaires Automobiles, qui s'est déjà illustrée depuis le début de la guerre par son énergie et son courage dans de nombreuses évacuations des zones de combats, conçoit le projet de mettre à l'abri les enfants soumis à l'épreuve des bombardements, des restrictions, de la malnutrition, en les envoyant en Afrique du Nord. Sœur aînée de Georges Guynemer, elle crée une association portant le nom du célèbre pilote, ayant pour siège social l'aéroclub de Paris, avec le soutien de la maréchale Pétain et du Nonce apostolique, la participation de plusieurs organismes, dont la Croix Rouge et le Secours National, sous la présidence de l'épouse du Général Weygand.
De l'autre côté de la mer, les bureaux du Centre Guynemer à Alger sont installés Place du Gouvernement. Deux ou trois fois par mois, à partir de mai 1941, sur un appel radiophonique de Mme de la Noue, c'est par centaines que des familles viendront chercher au total 2 916 enfants de 5 à 14 ans, arrivés de Marseille. Une opération similaire aura lieu en rade de Tunis. Du fait du débarquement allié, rendant impossible leur retour vers la métropole, ceux qu'on appellera " les enfants Guynemer ", partis pour des séjours de trois ou six mois, resteront presque tous jusqu'à la fin de la guerre dans des villes ou villages d'Algérie et de Tunisie où ils seront hébergés, nourris, vêtus, soignés gratuitement, scolarisés, catéchisés, mais par-dessus tout aimés et intégrés comme membres à part entière de leurs familles d'accueil. Plus de 100 d'entre eux, devenus orphelins du fait de la guerre, furent en outre adoptés.
La guerre terminée, c'est comme si tout cela n'avait pas eu lieu, ce qu'explique en partie la personne même de la vicomtesse de la Noue. Alors que tous les témoins de l'époque la désignent comme la fondatrice et la cheville ouvrière de l'entreprise, sa signature ne figure qu'en toute dernière ligne, à titre de simple membre, au bas des statuts de l'association.
Manifestement, par élégance d'âme, cette femme exceptionnelle, décorée de la Croix de Guerre, a tenu à éviter les honneurs, la publicité, une fois son service et son devoir accomplis. Par ailleurs, il n'existe pas d'archives à la Croix Rouge Française concernant le répertoire des enfants du centre Guynemer, pas plus qu'aux Archives Nationales. Un film amateur a été réalisé à l'époque mais il a disparu : on dirait une conspiration du silence.
Il faudra attendre 60 ans pour que cette magnifique entreprise en soit tirée par une seconde entreprise non moins magnifique. En septembre 2007, une question est posée dans la Chronique des chercheurs de la revue L'Algérianiste par un curieux qui a entendu parler de cette aventure, ou qui en a été témoin, enfant. Bien vite des réponses affluent, amplifiées par des avis de recherche dans différents journaux régionaux. C'est tout le mérite de Claude Sandra-Raymond, décédée, et de Pierre Anglade d'avoir voulu, au prix d'un long et patient travail, " recoller les morceaux d'une histoire oubliée " en rassemblant les réponses des anciens hébergés et des enfants des hébergeants, les uns et les autres devenus octogénaires. Le livre qu'ils en ont fait est l'histoire de liens noués, maintenus, rompus, renoués à la faveur de l'exode de 1962. Livre modeste, à première vue.
Un choix de lettres d'inégale longueur, classées sous trois rubriques : l'aventure vue par les enfants, puis par les accueillants, puis le témoignage des bénévoles. Mais document brut, inestimable, irremplaçable. A travers le flot des souvenirs, c'est le portrait plus vrai que nature de notre communauté. C'est, de façon saisissante, notre manière, notre art de vivre, pourrait-on dire, malgré les circonstances tragiques de la guerre. C'est, plus encore, une tardive contribution rendue à la vérité et à la justice.

L'écho d'Alger du 4 mai 1941
L'écho d'Alger du 4 mai 1941


Il faut imaginer le saut dans l'inconnu que représente le départ en train de ces enfants. Souvent, le père est prisonnier ou mort à la guerre. La traversée de la France est interminable. Enfin, c'est l'embarquement à Marseille, une traversée d'un luxe inouï pour ces petits d'origine généralement modeste, le ballet des " marsouins ", le mal de mer " et puis, en approchant de la Tunisie, des barques ont entouré notre bateau et des Arabes sont montés à bord pour nous offrir des oranges ; au loin on distinguait la côte qui brillait au soleil ". Dans toutes les lettres, les mêmes mots reviennent pour évoquer le moment de l'accueil : gentillesse, chaleur, à bras ouverts, embrassades, copieux goûter. Bien vite les adultes se font appeler tonton, tata, parrain, marraine, les enfants deviennent frères et sœurs. Il arrive que des cadeaux attendent les nouveaux venus dans leur chambre. Mais bien souvent, c'est dans un espace modeste qu'on partage tout, les tickets de rationnement, et même " un lit de 105 cm de large ". Entre ces lignes, une sociologie complète de l'Algérie coloniale se devine : du boulanger au riche et puissant colon ( Borgeaud en personne ! ) en passant par le marchand de vin, la couturière, le chef de gare, le petit agriculteur, le garde-champêtre, le professeur de piano, l'officier et l'avocat, toutes les professions, tous les milieux sont concernés.
Ces lettres raniment notre géographie mentale de l'Algérie par la simple mention de noms de lieux oubliés, reconnus, ou jamais entendus : Maoussa, à 10 km de Mascara ? Ben N'Choud, près de Dellys ? Abbo, en Grande Kabylie... 60 ans après, tous ceux qui, enfants, ont été hébergés " dans l'intérieur " évoquent un Eden. L'un revoit une " treille exceptionnelle ", l'autre a appris à jouer aux osselets, a conservé dans un herbier les fameuses " gouttes de sang " séchées. D'autres ont tapé sur des couvercles lors des invasions de sauterelles. Découverte de légumes, de fruits inconnus - nèfles, pignons de pin - de gourmandises inconnues, " ces galettes tièdes fourrées au résiné ou au miel ". On est en pleine guerre, mais c'est le pays de Cocagne, la liberté de se gaver d'abricots, de se baigner dans des oueds, de monter à cheval ( ou à bourricot ), le plaisir de savoir jurer et insulter en trois langues. Et, pour d'autres, hébergés sur la côte, le bonheur des bonheurs, c'est la plage, en bandes. " Il y en avait toujours un avec une chambre à air en bandoulière, et on passait des heures et des heures à nager, plonger, à nous enfoncer mutuellement sous l'eau ".

La Vicomtesse Yvonne de Villiers de la Noue à gauche accompagnant un groupe d'enfants à la gare de Lyon
La Vicomtesse Yvonne de Villiers de la Noue à gauche accompagnant un groupe d'enfants à la gare de Lyon



Bien sûr, tout n'est pas souvenirs édéniques : dès leur arrivée, les enfants sont scolarisés. Arrive pour beaucoup l'épreuve avec un grand E. " Le 17 mai 1944, j'ai passé avec succès mon certificat d'études à Boufarik, à 8 kms de Souma où j'étais hébergée. Pour cette occasion, en lieu et place du char à bancs, tonton avait sorti la voiture remisée au garage car l'essence était rare ". A la maison, quel que soit le milieu, on ne plaisante pas avec la tenue. " Nous étions toujours propres, il fallait avoir les mains sur la table, parler quand on nous interrogeait. Cela m'a beaucoup marqué et je ne l'ai jamais oublié. Marraine était droite sur la politesse. Lorsqu'on parlait à une personne, il fallait retirer son béret ". Et avec cela, de solides principes, le sens du devoir, le respect de la parole donnée etc.... Hors de question d'aller jouer avant d'avoir terminé ses devoirs scolaires et appris les leçons quotidiennes. " Cette discipline m'a servi pour toute ma vie ". Les nouveaux venus sont catéchisés avec les autres, font leur Première Communion, leur Confirmation dans leurs familles d'adoption. Images de fêtes, en blanc, sur une terre tranquillement christianisée. On aurait tort d'ailleurs de croire que ce parcours était imposé à tous les enfants car l'idée de départ de Mme de la Noue est que l'affectation familiale soit déjà faite à l'arrivée des enfants, de manière que chacun reçoive " l'éducation qui lui convient ( enseignement primaire, pratique ou secondaire, éducation morale et religieuse ) ". Mais les jeunes réfugiés sont rattrapés par l'Histoire et leurs récits, d'une précision étonnante si longtemps après les faits, ravivent nos propres souvenirs d'enfance.
Au matin du 9 novembre 43, en débouchant rue d'Isly l'un voit la Grande Poste encerclée par la troupe, les dissidents étant à l'intérieur ( les partisans du général Giraud ). Un autre vit les bombardements à Aïn-Taya, à l'hôtel Tamaris, réquisitionné par la 6e Air Force des USA. A Sfax, apparaît le premier soldat italien avec son chapeau à plume. Et les soldats américains qui lançaient des friandises ! " mais il fallait être vif pour les attraper car des petits arabes avaient découvert l'aubaine et s'élançaient pour les cueillir au vol devant nous ".

depart de paris

Un départ de la gare de Paris


La guerre s'achève. Les enfants ont été séparés de leurs parents plusieurs années, presque sans nouvelles : seulement 25 mots sur une feuille de papier, émanant de la Croix Rouge Suisse, qui parvenaient au bout de six mois. Mais, sur place, les consolations, les compensations affectives n'ont jamais manqué. Les anciens réfugiés, 60 ans après, unanimement, parlent d'une " expérience de vie extraordinaire ", de " cinq ans de bonheur ", déclarent : " Dans ma vie, il y a eu avant l'Algérie, pendant l'Algérie et après ". Au moment du débarquement, les familles pouvaient garder les enfants ou les renvoyer au Centre. En caractères gras, dans une lettre, " Toutes nous ont gardés ! ". Elles auront donné le goût de l'esprit pionnier, qui inspirera beaucoup d'entre eux, devenus adultes, et l'exemple de la générosité malgré les restrictions. " Je revois toujours Mme C. aidant les petits arabes à faire leurs devoirs, sans oublier de leur donner quelque chose à manger ". L'attachement est tel, de part et d'autre, que le départ définitif se fait dans les larmes, c'est un " arrachement douloureux ", on passe deux jours et deux nuits à pleurer. Mais on fait aussi la fête et, de même qu'il y a eu des discours à l'arrivée des petits réfugiés (à Dellys, " En cette petite fille venue de Troyes, c'est la France que nous recevons "), de même des maires organisent des bals d'adieu, comme pour remercier les partants : en somme, en prenant soin de vous comme de nos propres enfants, nous avons bien mérité de la Mère Patrie. Grâce à vous...

Bulletins de correspondance des enfants avec leurs parents

Bulletins de correspondance des enfants avec leurs parents
Bulletins de correspondance des enfants avec leurs parents


La suite ? Plus de nouvelles, une fois franchie la méditerranée. Humain, trop humain. Ce qui frappe, c'est l'absence d'amertume dans les témoignages de ceux qui avaient tant donné. Ou bien : des nouvelles, parce qu'après la guerre, beaucoup d'enfants Guynemer ayant conservé des liens avec leurs parents " de guerre " seront invités en Algérie et Tunisie pour les vacances. Quelques-uns y feront leur vie, s'y marieront, connaîtront le ... rapatriement. Quant à ceux qui n'avaient plus donné signe de vie, certains firent des recherches en 1962 pour retrouver leurs anciens parents adoptifs, tenter de les aider et renouer définitivement avec eux jusqu'à la fin. Le désir de témoigner n'a pas forcément manqué : " J'ai essayé durant des années de faire savoir aux Français que les pieds-noirs étaient loin d'être des exploiteurs de musulmans. J'ai été accueilli gracieusement par une famille d'avril 1942 à juillet 1945 qui m'aurait adopté si mes parents avaient été tués à Issy-les-Moulineaux. J'ai écrit à Historia, à Pierre Bellemare, à L'Echo de l'Oranie, à Notre temps... ". Silence. Ce livre est la preuve qu'on pouvait trouver des documents sur cet épisode, qui auraient pu tenter les historiens de métier. On ne le sait que trop, il y a de bons et de mauvais sujets de recherche, comme il y a Justes et Justes.
En voici un, né là-bas et enfant au moment des faits. " Si j'ai accepté d'écrire ces quelques lignes, ce n'est pas pour mettre ma famille en avant car je sais que mes parents étaient des gens de bien et cela me suffit, mais c'est pour dire aux enfants des Français d'Algérie d'être fiers de leurs ancêtres, car ils le méritent "

Jacqueline MARTINEZ
Extrait du Mémoire Vive n°67

Tags:
Centre de Documentation Historique sur l'Algérie; CDHA; Archives Algérie;Mémoire Vive n°67; Enfants Guynemer

Le témoignage des enfants des centres Guynemer

Ils ont été rassemblés, avec patience et persévérance, dans l’ouvrage « 3000 enfants réfugiés en Algérie, 1941 à 1945 » par les auteurs Claude-Sandra Raymond et Pierre Anglade.

Claude Rouy

…Je suis donc parti en octobre 1942 dans l’Oranais avec un embarquement à Port-Vendres. J’avais alors neuf ans et demi…

La famille Compère jouissait à Sebdou et même à Tlemcen d’une grande considération. Ma marraine parlait couramment l’arabe et ne dédaignait pas aller voir des familles ou se mêler à des réunions de femmes algériennes. Ma marraine n’était pas en reste dans l’animation de ces rencontres. Mon parrain était entre autre, président de l’association Franco-algérienne Dar-El-Laskri et participait activement à la vie de Sebdou. Durant l’hiver 1945, la vie était devenue très dure en Algérie et particulièrement au village. Par compassion, mon parrain et ma marraine avaient décidé d’organiser une soupe populaire, sur leurs deniers, pour aider une trentaine d’Algériens parmi les plus pauvres de Sebdou. Au bout de quelques semaines, il fallut abandonner cette initiative. Le bouche à oreille de cette aubaine avait si bien fonctionné que le nombre des bénéficiaires avait été multiplié par dix !

La famille Compère a été rapatriée sur Bordeaux en 1962, lorsque le choix fut offert de “la valise ou le cercueil”. Mon parrain qui se croyait sur “sa terre” à Sebdou, n’a pas supporté ce déracinement. Il est mort deux ans plus tard. Le chagrin et la désespérance qui l’avaient envahi sont largement cause de son décès prématuré.

Claude Rossignol née Mercent

… Au moment des faits, j’avais neuf ans et demi. Deux de mes sœurs et moi-même, nous nous sommes retrouvées au Centre Guynemer à Oran pendant huit jours, vers la fin de juin 1942.

… Nous étions parties pour six mois, et les Américains ayant débarqué fin novembre 1942, nous n’avons pu rentrer en France. Là se situe un évènement qui me touche encore énormément. Les familles avaient le choix de nous garder ou de nous renvoyer au Centre. Toutes nous ont gardées !

La veille de notre départ, en août 1945, il y eut une grande fête à la mairie, avec en toile de fond beaucoup de larmes et de déchirements, car tous étaient nos seconds parents. Nous avions des tatas, tontons, cousins et cousines…. Je pourrais vous en raconter pendant des pages et, lorsque nous nous revoyons, la langue marche ! Hélas, manquent à l’appel tonton Charlot, tata Jeannette, celle qui était ma grande sœur, Charlotte… J’avais aussi un grand frère Irénée…

Dans ma vie il y a eu avant l’Algérie, pendant l’Algérie et après… C’est du passé très présent encore à ma mémoire. J’avais 12 ans et demi au moment du départ. J’y suis retournée deux fois, en 1949 et en 1955. Je voudrais rendre hommage à ces familles qui ont pris soin de nous comme de leurs propres enfants…

Yvonne Bailli. Lettre à sa Gisèle, sa “cousine d’Algérie”…

… J’ai vécu cinq ans chez ma petite mère et mon petit père Régis. J’étais très heureuse.

… Dis bien à cette personne qui cherche à savoir des choses sur les enfants réfugiés que nous étions toutes heureuses à Maoussa et que les familles nous ont gâtées. Le dernier jour de notre séjour, le maire du village, Monsieur Denjean, a fait un bal le dimanche après-midi et nous a donné un billet de 50 Frs à chacune.

Je suis partie le lundi avec dans mes bagages, un grand fromage de chèvre que ma petite mère m’avait préparé, et puis le livret de Caisse d’Epargne avec 4 000 Frs dessus. J’ai tou-jours les lettres de ma petite mère et je pleure chaque fois que je les lis. Je suis trop sensible. De revenir ainsi à Maoussa, dans la maison de mon petit père.

… J’ai passé cinq ans de bonheur dans ma famille d’Algérie. J’ai pleuré deux jours et deux nuits quand il m’a fallu partir. Au bout de trente ans, quand je vous ai retrouvés en France, que j’étais heureuse de vous avoir tous !...

J’ai fait ma première communion à Maoussa. Ma petite mère m’avait acheté une aumônière et un livre de messe (que j’ai toujours) et j’avais ma belle robe de communiante. La Croix Rouge nous avait donné un peu d’argent destiné aux familles d’accueil mais nos parents ont tout gardé pour ma sœur Monique et moi…

Jackies Fourquier

… Nous avons fait partie, mon frère et moi, du Centre Guynemer. Nous étions orphelins, à Grasse, chez nos grands-parents depuis le début de la guerre. Nous sommes partis avec le Centre pour une durée de trois ou six mois, en mai 1941.

Nous avons été accueillis dans une famille, M. et Mme Claude Seguin et leur fils Paul, dans une ferme située à Baba-Hassen, à 18 kms d’Alger. Pendant tout notre séjour, ces gens nous ont considérés comme leurs enfants, leurs frères. En accord avec mes grands-parents, ils ont accepté de nous garder plus longtemps et de ce fait, nous n’avons pas pris comme prévu

le Lamoricière pour rentrer en France. Quand nous avons enfin été rapatriés à la fin de la guerre, j’avais 16 ans et mon frère 18 ans. Et tout ce temps, la famille Seguin a subvenu à nos besoins et à notre éducation gratuitement et avec tant de bonté que je suis très vite reparti dans cette famille, jusqu’à mon régiment. Je me suis ensuite établi en Algérie et y ai fondé une famille, jusqu’en juin 1962…

Je salue ceux qui sont à l’origine de cette initiative et tentent de faire connaître ce bel élan de solidarité que les Fran-çais de métropole ont trouvé en Afrique du Nord et regrette de ne pas avoir trouvé cette réciprocité lors de notre installation en France en 1962…

Lucien Duret

…Nous sommes arrivés en Algérie en juin 1941 et conduits dès juillet à la colonie de Chréa puis, en août à la colonie de Cherchel. En septembre, sous la direction de M. Jean Lambert, chef du Centre Guynemer, et de Mme Jeannine Lambert, infirmière, on nous a emmenés à Tiaret (Cette-dernière se trouvait sur le Lamoricière lors de son naufrage mais a été sauvée).

Les gens de Tiaret étaient fort sympathiques et je garde un bon souvenir de plusieurs d’entre eux :

Monsieur Delmas, employé à la SNCFA, le directeur de la coopérative, M. Hernandez qui faisait du commerce de gros, M. Porthé, un négociant en grains qui recevait tous les enfants du Centre dans son château au premier de l’an pour un bon repas et offrait à chacun un cadeau (bien souvent, un portefeuille avec de l’argent dedans). Tous les colons de Tiaret ont pris soin que le Centre Guynemer ne manque jamais de nourriture. Je me souviens d’une personne qui avait mis à notre disposition une petite maison de campagne. Quand nous y allions en fin de semaine, il y avait toujours suspendu dans la cuisine, un jambon cru qui nous attendait.

Je ne remercierai jamais assez M. Paul Pontée, un minotier qui me prêtait son cheval et son char les week-ends, qui m’a fait travailler dans ses bureaux aux grandes vacances. Je me suis fait là de bons amis : le comptable, Mlle Paulette Cabréra, mon vis-à-vis de bureau... Nous allions souvent au cinéma ensemble grâce à sa sœur qui en plus de son travail à la minoterie était gérante d’un cinéma dont le patron, Monsieur Zekri, un israélite, avait été obligé de quitter Tiaret. Il est étonnant de savoir qu’il y avait une “kommandantur” à Tiaret à cette époque. Personnellement, je n’y ai jamais vu d’Allemands, mais il se disait qu’il y avait des réunions “pro-allemandes”…

Je descendais quelques fois à Rovigo où ma famille d’accueil me recevait. Ma tante tenait le domaine, mon oncle était mobilisé et son fils était à l’école navale de Bizerte. Il y avait également beaucoup de soldats anglais logés sur le domaine qui organisaient toujours des fêtes à la fin d’année et auxquelles nous étions conviés. Le Centre organisait aussi des sorties théâtrales où nous jouions des petits rôles, dans les villages des environs….

Mauricette Mani-Atwood
…Nous avons embarqué mon frère Félix et moi à Marseille puis, arrivé à Alger, nous avons tous les deux été dirigés sur Bordj-Bou-Arréridj (dépt de Constantine). Mon frère a été hébergé chez le chef de gare, M. Santini et sa famille. Ils avaient deux fils. Quant à moi j’ai été la protégée de M. et Mme Richier, chef de dépôt et leur fille Arlette qui habitaient près des Santini. De cette façon, chaque matin avec des petits voisins nous marchions tous ensemble pour aller à l’école en ville. Nous avions toujours quelques sous en poche, nous pouvions acheter des dates sèches qu’un arabe vendait dans un couffin au bord de la route. Un autre vendait des graines de pommes de pin appelées "sgougous". Mon frère et moi, nous avons fait notre communion solennelle ensemble. Mme Richier avait conservé d’Arlette qu’elle a du arranger pour que je puisse la porter. A l’école il y avait un grand tableau du Maréchal Pétain. M. Richier était un de ses fervents admirateurs.
Les Richier ayant du déménager sur Blida, Mauricette a été confiée à la famille Carcenac à Kouba dans la banlieue d’Alger qui avait une fille et un garçon.
…J’ai été acceptée au collège de Maison Carré. Chaque matin, nous prenions le tramway bondé. Quelquefois, nous le prenions en marche car nous étions en retard. Parfois nous devions rester sur la marche car il n’y avait pas de place à l’intérieur et nous quittions le tramway alors qu’il était encore en marche. Ah les enfants terribles !!!
…Madame Carcenac m’a inscrite dans une école professionnelle pour apprendre la sténo et la dactylo. C’est à cette période que ma mère a demandé que nous retournions en France.
…Bien que nous soyons rationnés, M. et Mme Carcenac ont toujours fait leur possible pour que nous ayons de quoi manger en assez grande quantité. Ils nous ont traités avec affection. J’ai beaucoup aimé mon séjour.
De ce beau pays d’Algérie, je revois toujours M. et Mme Carcenac aidant les petits arabes à faire leurs devoirs, sans oublier de leur donner quelque chose à manger…

Gilbert Labalette
Enfant du centre Guynemer, fils de prisonnier de guerre, je suis arrivé à Alger en décembre 1941 pour une durée de trois mois. Accompagné au Centre à Alger par MMes Turcan et Escandell, j’ai été ensuite accueilli par une famille de Pieds-noirs français pour passer les fêtes de Noël 1941 puis pour le jour de l’an 1942. Ils m’ont gardé ensuite pour les deux mois et demi restant. J’allais sur mes douze ans ; ils avaient une fille, Paule, âgée de huit ans et demi. Nous étions comme frère et sœur. J’ai été élevé comme le fils de la famille.
Ils ont fait une demande de trois mois supplémentaires qui a été agréée avec l’accord de ma maman. C’est ainsi que je me suis retrouvé bloqué par le débarquement des alliés. J’ai été expédié à Bouinan, un village de l’Algérois mais un ulcère phagédénique m’a contraint à une hospitalisation de six mois à Alger. Ma famille, M. et Mme Pastour m’a ensuite récupéré. Parti pour trois mois, je suis resté avec eux 24 ans !
Ecole, travail, armée… Ma sœur Paule avait grandi et nos sentiments fraternels aussi. Lorsque j’ai demandé sa main à mon “beau papa“, il en a été vraiment retourné. A ses amis, il annonçait « ma fille se marie. Avec qui ? Avec mon fils… » C’était vraiment ma famille. Nous sommes toujours ensemble et heureux. Cinquante-deux ans de mariage et soixante-sept ans de vie commune !...

Mme Blanès
J’habitais à Saint-Nazaire et le Centre Guynemer a contacté ma mère pour lui proposer de m’envoyer six mois en Algérie afin de me mettre à l’abri des bombardements qui étaient intenses en raison de la base de sous-marin du port.
Je suis partie le 26 avril 1942 vers Paris puis Marseille pour prendre le bateau et arriver enfin à Oran en juin. Un centre d’accueil m’a prise en charge puis envoyée dans une famille à Trumelet, à vingt kms de Tiaret. Cette famille travaillait à la poste et m’a très bien accueillie. J’y ai été très heureuse jusqu’à la fin de la guerre en août 1945.
Je suis retournée définitivement les retrouver en 1953 à El-Biar où ils habitaient. Je me suis mariée là-bas avec une personne d’Alger avec qui j’ai eu trois enfants.

Marie Louise Brunel
Je suis née à La Levade, commune de la Grand’ Combe (Gard). Nous étions cinq enfants, deux garçons et trois filles. Mon père était mineur et il est décédé le 5 juin 1940 ; j’avais douze ans.
…Nous fûmes cinq à partir de La Levade pour Marseille. Une religieuse nous accompagna jusqu’au bateau où nous fûmes pris en charge. A notre arrivée à Alger, nous avons été dirigés vers un centre d’accueil où les familles nous attendaient : Mme Manival et sa fille Geneviève pour moi, Mme Barbier pour mon frère. Cet accueil fut très chaleureux et plein de gentillesse. Nous avons alors pris un autobus jusqu’à la Trappe de Staouëli où j’ai fait la connaissance de M. Manival. Son fils Paul était en pension.
… Dès notre arrivée, les familles nous ont demandé de les appeler parrain et marraine et de les tutoyer. Très vite, je connus tous les habitants du village et me suis fait de nombreux amis. Pendant cette période en Algérie, j’ai vraiment eu une enfance heureuse. J’étais considérée comme le troisième enfant de la famille qui m’a gâtée et choyée. Mon frère et moi, nous sommes rentrés à La Levade en juillet 1942. Notre maman fut très heureuse de notre retour, joie malheureusement courte puisqu’elle décéda prématurément le 15 septembre 1945.
En novembre 1942 eut lieu le débarquement des Américains en Algérie et aucune correspondance ne put alors être échangée pendant une longue période. Dès que le courrier fut rétabli, nous avons repris contact avec nos familles d’Algérie. En 1948, mes parents de cœur m’ont invitée à venir passer des vacances, pour finalement me proposer de rester définitivement avec eux si je le désirais. N’ayant pas en France une situation professionnelle “mirobolante“ (vendeuse dans une grande épicerie), je décidais de rester. J’ai alors repris des cours puis j’ai intégré une compagnie d’assurance, l’Urbaine Seine, dans laquelle j’ai poursuivi ma carrière jusqu’à mon départ en retraite, à Alger puis au siège à Paris.
Mon parrain est décédé en 1983 et ma marraine en 1997. Etant à la retraite, j’ai eu la chance d’avoir pu aider leurs enfants à les soigner jusqu’au bout. Je les vénère tous les deux. Ils étaient bons chrétiens et je sais que de là-haut, ils nous protègent. Nous voyons régulièrement leurs enfants et pour les petits enfants, je suis leur Tata Lou…

Maud Clos
… Je n’avais que neuf ans et demi et ma sœur huit ans et demi en octobre 1941. La vie au Havre était très dure et c’est la mort dans l’âme que nos parents ont accepté la proposition du Centre Georges Guynemer de nous mettre à l’abri, ma sœur et moi, de ce qui se passait au Havre, des dangers, des privations…
Ce voyage était une grande aventure qui, malgré la séparation d’avec toute notre famille, fut belle grâce à la bonté et à la générosité des deux familles qui nous ont accueillies pendant quatre ans. En octobre 1941 donc, nous débarquons à Alger et celle qui devenait “ma marraine” nous conduit à Marengo où nous sommes accueillis à bras ouverts par deux familles différentes, mais dans le même village. Nous passions tous nos dimanches ensemble et avec une autre petite fille du Havre arrivée elle aussi à Marengo. Nous fréquentions la même école et ce rapprochement nous a permis de supporter l’éloignement et le manque de nouvelles de nos parents. Les rares nouvelles arrivaient par la Croix Rouge et avec beaucoup de retard.
Je garde un très bon souvenir de cette période et je resterai éternellement reconnaissante envers cette famille qui a été merveilleuse pour moi. Elle est devenue ma seconde famille. Je me suis mariée en Algérie, à Marengo et pour mes enfants, ils ont été des papy et mamy incomparables. Puisse ce témoignage prouver aux métropolitains que les Pieds-Noirs savaient vibrer et agir généreusement quand leurs compatriotes de métropole souffraient….

Les Guynemer à Mouzaïaville
Les Guynemer à Mouzaïaville

Christiane Rouziès
Le 11 juin 1940, les gens fuyaient Le Havre en abandonnant tous leurs biens. Maman devait entrer en maternité et Papa avait été évacué avec son usine… Le Centre Guynemer proposait des séjours en Algérie. Comme Papa avait passé plusieurs mois au Maroc, il accepta pour trois d’entre nous. La plus petite, âgée de sept ans, se faisait une joie de partir avec ses deux grandes sœurs et Maman accepta à contre cœur de nous la confier. La cadette avait dix ans et moi, l’aînée j’ai fêté mon douzième anniversaire sur le bateau…
En arrivant à Alger, nous avons passé une semaine dans le Centre Guynemer, non loin du jardin Marengo. On nous a ensuite accompagnées dans un petit village à 22 kms d’Alger, appelé Birtouta (ce qui veut dire, le puits du mûrier)… Je fus placée chez le charron-forgeron, un couple déjà âgé. La dame avait 71 ans et son mari était un peu plus jeune. Je suis restée chez eux jusqu’à notre retour en juillet 1945… Ma sœur qui avait onze ans au départ d’octobre 1941 est décédée en janvier 1945 d’une méningite cérébrospinale. Elle est partie en quarante-huit heures, à l’hôpital d’El-Kettar à Alger. C’est le Centre Guynemer qui en a informé la gendarmerie d’Harfleur, laquelle est venue prévenir mes parents. Nous étions sept Havrais dans ce petit village et ma jeune sœur et moi avons été parmi les premières à rentrer vu les circonstances et ce retour n’a pas été aussi joyeux qu’il aurait pu être.
En 1946, après une année scolaire, je suis retournée en vacances dans la famille qui m’avait accueillie et en janvier 1950, je me mariais avec le fils de l’épicier du village, Pieds noirs dont les grands-parents paternels étaient de Cahors. Voilà comment une Normande épouse un Pied-noir et comment son cœur se partage entre deux pays. J’ai quatre enfants, les deux aînés Pieds-noirs et les deux cadets Normands !...

 

L’aventure vu par les accueillants

José Blasco
Mes parents, Gaëtan et Joséphine Blasco, étaient des petits laborieux, à la limite de la misère. Lui, était conducteur de poids lourds, elle, faisait des ménages pour boucler les fins de mois. Ils avaient six enfants à élever et vivaient dans un petit appartement, dans le quartier populeux du Hamma, à Alger.
Malgré leur modeste condition, mes parents ont accepté d’accueillir deux frères que l’on ne pouvait humainement pas séparer. Lucien et René Jude, venaient de Valenciennes par l’intermédiaire du Centre Georges Guynemer. Je suis fier de mes parents, de leur abnégation, fier d’être leur fils….
Dans une autre lettre, M. Blasco s’étonne que le devoir de mémoire n’ait pas fonctionné vis-à-vis de tous ces Pieds-noirs, parfois très humbles comme ses parents. On parle souvent des “Justes” qui ont sauvé des juifs et légitimement décorés par l’Etat israélien, on parle de la Suisse qui elle aussi a recueilli nombre d’enfants mis en danger par les bombardements, mais pas un mot sur ces enfants Guynemer et leurs familles d’adoption, plutôt qualifiées de colonialistes brutaux… « L’acte de civisme humanitaire de mes parents, couple d’ouvriers avec six enfants à nourrir, mérite tout autant un devoir de mémoire qu’il faut raviver. Je compte sur vous… ».

les Guynemer à la Souma
les Guynemer à la Souma

Paulette Dupin
Je fis la connaissance de Mauricette, une petite lilloise que sa famille d’accueil rendait au Centre Guynemer et qui devait rentrer chez les sœurs de Ténès en octobre. « A cet âge, en pension chez les soeurs… Ah non ! » s’écria ma mère dont les propres souvenirs de pension remontaient à 1923. Elle courut au Centre dire que si aucune famille ne le faisait, elle hébergerait Mauricette. Ainsi fut fait et nous partageâmes, non sans quelques éclats parfois, en véritables sœurs, notre vie et mon lit de 105 cm de large !
Je n’oublierai jamais ce retour en tramway après que Mauricette eut embarqué vers la France. Maman ne pouvait retenir ses larmes. Debout devant son siège, j’essayais de l’isoler un peu, mais en vain. Un arabe me tapota le bras : « Elle a mouru son fils, ta mère ? » Je lui résumais les faits. Il posa alors amicalement sa main sur le genou de maman en invoquant la bénédiction d’Allah.
Un de mes plus grands bonheurs d’adulte rapatriée reste d’avoir retrouvé la trace de tous mes frères de guerre. « Nous avons eu la chance de rencontrer tes parents, » me disaient-ils. « C’est nous, leurs deux enfants qui avons eu la chance de vous rencontrer et de découvrir la fraternité, bien autre chose que la simple charité » leur rétorquais-je…

Yvon Le Bay
Mes parents, agriculteurs à La Chiffa, ont hébergé de 1941 à 1945 une petite fille du Havre, Eliane Malot. Elle était la cinquième d’une fratrie de neuf enfants. Son papa était chaudronnier sur les bateaux de la Compagnie du Havre.
Contrairement à quelques autres témoignages, Eliane a toujours gardé le contact avec nous. Elle nous écrivait, envoyait quelques photos. Elle appelait mes parents parrain et marraine. Elle s’est mariée et a eu trois enfants. Au décès de mon père, assassiné en 1956, elle nous a même proposé d’accueillir notre fils âgé de deux ans. Elle aussi nous a toujours dit que cette période avait été une des plus heureuses de son enfance.
Depuis, des liens très affectueux se sont tissés entre nos familles.

Nous rendons aussi un hommage à Claude Sandra Raymond. Cette Oranaise, entrée dans la clandestinité à l’âge de 23 ans, a été la secrétaire du général Edmond Jouhaud qu’elle hébergeait dans son appartement du boulevard Front de Mer où tous deux furent arrêtés le 25 mars 1962. Elle fut incarcérée à la prison de « La Petite Roquette », sous l’inculpation « d’atteinte à la sûreté de l’Etat ». Dès sa sortie, elle s’investit pour la Mémoire de son pays et assurera jusqu’à sa disparition la présidence des « Amitiés oraniennes » qui publient la revue « L’Echo de l’Oranie ». Merci à Pierre Anglade d’avoir poursuivi, après le décès de Claude Sandra-Raymond et avec l’aide des fils de cette dernière, cette recherche de témoignages tombés dans l’oubli. La sélection des 50 témoignages de cet ouvrage, tous très émouvants, a été difficile et a nécessité de nombreuses coupures, aussi nous vous invitons à vous le procurer.

La Rédaction
Extrait du Mémoire Vive n°67

 


Janvier 1942 : le funeste destin de 15 enfants Guynemer

Ils étaient quinze enfants des centres Guynemer, encadrés par deux infirmières, heureux de partir et pouvoir enfin retrouver leurs parents, deux seulement ont pu être sauvés ... (1)

Mardi 6 janvier 1942

A 17 heures, le Lamoricière, paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, appareille d’Alger pour Marseille avec 272 passagers dont 88 militaires et un équipage de 121 hommes. Le commandement du navire est assuré par Joseph Milliasseau, âgé de 48 ans, c’est sa neuvième traversée.

« Parmi ces passagers, des espions au service des Alliés mais aussi le mathématicien polonais Jerzy Rosycki, qui avait réussi avec deux collègues à décrypter en 1933 le fameux code Enigma utilisé par l’armée allemande. Recherché par la Gestapo, il voyage sous un faux nom à bord du Lamoricière »(1).

Les conditions météorologiques sont très mauvaises, vent de nord-ouest force 5. Mis en service en 1920, le paquebot n’est pas tout neuf. IL n’y avait plus de mazout en 1942. De ce fait les chaudières ont été reconverties au charbon, diminuant leur puissance. Des ouvertures avaient été réalisées de chaque côté de la coque pour l’approvisionnement des soutes, et avaient été étanchées par une tresse de chanvre.

Le Lamoricière à quai, port de Bône
Le Lamoricière à quai, port de Bône

Mercredi 7 janvier 1942

Le navire a emprunté le canal de Minorque, la mer est grosse, le vent se renforce pour atteindre force 7. En fin de matinée, une voie d’eau se déclare inondant la soute à charbon. Celui-ci, de mauvaise qualité, brûle difficilement. A 22 h54 le radio capte un SOS du cargo Jumiège, le commandant décide de se dérouter pour lui porter assistance.

Jeudi 8 janvier 1942

Arrivé sur zone, vers 3 h du matin, aucun signe du Jumiège qui a coulé avec ses 20 membres d’équipage. L’eau pénètre de plus en plus dans la chaufferie. Compte tenu de l’état de la mer et d’un manque de charbon pour atteindre Marseille, la décision est prise, à 15h, de virer de bord pour aller se mettre à l’abri sous Minorque. La pression baisse, ce qui rend la manœuvre très difficile, le navire tombe en travers de la lame et roule. L’eau embarque par les portes de la soute bâbord. Les tresses de chanvre n’assurant plus l’étanchéité, elle envahit la chaufferie.

A 17h10 le Lamoricière lance un message : " NE POUVONS PLUS FAIRE ROUTE - NE SOMMES PLUS MAITRES DE NOTRE MANOEUVRE – CHAUFFERIES ENVAHIES PAR L’EAU DEMANDONS URGENCE PRESENCE NAVIRE CAPABLE REMORQUER. POSITION APPROXIMATIVE 40.38N 04.38E. ESTIMONS DERIVE 3 MILLES A L’HEURE DANS LE S.S.E. – MILLIASSEAU "(2).

A 18h les machines sont stoppées. A 21h le navire est plongé dans l’obscurité. Une ancre flottante est fabriquée avec les moyens du bord pour éviter de trop dériver.


Itinéraire du Lamoricière

 

Vendredi 9 janvier

9h15, l’espoir renaît en voyant arriver le paquebot Gouverneur Général Gueydon. Malgré de multiples tentatives, ne parvient pas à prendre le Lamoricière en remorque. « A 1 1h, le commandant décide l’abandon du navire. Une trentaine de femmes et une vingtaine d’enfants, se présentent sur le pont-promenade. Parmi eux l’épouse du capitaine de corvette de Gransac et ses trois enfants. Ils embarquent dans le canot N°2 avec les 17 enfants du groupe Guynemer et les deux infirmières accompagnatrices, plus quelques autres femmes et enfants.

Le commandant de la Marine nationale Lancelot et le second le capitaine Nougaret ordonnent au capitaine Gransac de les rejoindre. Lors de l’amenée du canot, une vague énorme le soulève. Le garant arrière se décroche alors que celui de l’avant reste en place.

L’embarcation bascule, frappe la coque, précipitant à la mer en furie ses passagers qui disparaissent dans les flots. Le commandant Lancelot saute par-dessus bord pour tenter de sauver la famille Gransac. On ne le verra plus, ainsi que 15 des 17 enfants du groupe Guynemer et leurs deux infirmières. Les autres passagers affolés, refusent d’embarquer dans les canots. Le commandant Milliasseau, impuissant, donne l’ordre du « sauve qui peut ». Passagers et membres d’équipage se jettent dans l’eau glacée ; agrippés aux radeaux, madriers, engins flottants, ils tentent de rejoindre le Gueydon. A 11h45 le Chanzy est en vue. Le spectacle qu’il découvre est dantesque. Il aperçoit le Gueydon qui recueille 55 naufragés et en recueille à son tour 25 (3).

Stèle des enfants Guynemer disparus au cimetière St Pierre à Marseille
Stèle des enfants Guynemer disparus au cimetière St Pierre à Marseille

 

A 12h35, vendredi 9 janvier 1942 par 40°00N-04°22E, « le Lamoricière se retourne, se redresse verticalement la proue vers le ciel. Il restera quelques instants dans cette position, seule est visible la silhouette du commandant Milliasseau qui se découpe, à tribord, sur la passerelle, puis s’enfoncera dans les flots par l’arrière »(4).

A 16h l’aviso l’Impétueuse arrive sur les lieux et récupèrera une heure plus tard un radeau avec 15 passagers épuisés dont Maguy Dumont Courau qui, à son retour, publia le récit de ce drame (5). Parmi ces 15 rescapés figurait un enfant. Elle recueille sur l’Impétueuse ce bref témoignage : « Dans la cabine voisine, je vois le jeune homme blond de notre groupe. Il a 16 ans et faisait partie du groupe de l’œuvre Guynemer. Il est couché et n’a pas l’air très bien. «J’ai nagé tellement longtemps avant de rallier le radeau», explique-t-il. Tous ses camarades, ont péri sous ses yeux dans une embarcation brutalement renversée... »(5). Maguy Dumont Courau qui perdit son mari dans le naufrage décèdera à l’âge de 101 ans.

Echo d'Oran du 11 octobre 1945
Echo d'Oran du 11 octobre 1945

 

Bilan

« 98 personnes sur 395 seront sauvées. Les pertes se répartissent ainsi : Hommes 88 ; femmes 35 ; enfants 26 ; militaires 68 ;équipage 80 » (4).

Les membres d’équipage disparus ont été inscrits « Mort pour la France », leurs enfants reconnus « Pupille de la Nation ».

Témoignage de Mlle Beaujan l’une des 23 personnes recueillies à bord du Chanzy : «... un brave marin, Charlot, avec une vaillance qui mérite d’être signalée, détacha la dernière barque...Il était le bosco du bord. Avec une vingtaine d’hommes et femmes avec lui, nous partîmes et eûmes à lutter furieusement contre le courant qui tentait de jeter notre embarcation contre la coque du navire. A l’aide de nos rames nous pûmes éviter l’écrasement et nous éloigner du Lamoricière.

Alors commença pour notre petit équipage la plus infernale des odyssées. La tempête jetait notre frêle esquif d’une vague à l’autre. Au loin, sur la crête d’une de ces montagnes monstrueuses, un radeau auquel s’agrippaient d’autres naufragés. Il faisait un froid épouvantable (...) à la tombée de la nuit, nous n’étions plus que 5 sur 20. Le brave Charlot disparut à son tour.

Soudain un cri m’échappe : un navire ! Le Chanzy. Avec ce qui pouvait nous rester d’énergie, nous hurlons. Nous faisons des signaux désespérés. Quelques instants plus tard, le bâtiment s’approchait de nous, une corde nous était tendue. A peine à bord nous recevons les soins les plus attentifs du personnel sanitaire et des marins... »(1).

Enfant Guynemer, George Laporte (9 ans) avec le matelot Louis Dieval qui le sauva des flotsEnfant Guynemer,

George Laporte (9 ans) avec le matelot Louis Dieval qui le sauva des flots

 

La découverte de l’épave

En 2008, après plusieurs années de recherches, grâce à la prouesse de l’équipe de plongeurs de la Pfeiffer Deep Divers, venue d’Italie, l’épave du paquebot, au prix d’efforts exceptionnels a été retrouvée et photographiée.

« Localisée en deux parties majeures, une seule partie a pu être explorée à cause de la géographie des fonds sous-marins. En effet, la proue du Lamoricière en bon état se trouve à 156 mètres de profondeur sur les bords d’un ravin. La poupe, qui n’a pas été repérée pour l’instant, se trouverait au fond du précipice, à 300 mètres, ce qui représente une profondeur d’environs 150 mètres de plus que pour la proue. L’épave de la proue, recouverte d’éponges grises et marrons, de crevettes ( sur les cordages ), de moules, de méduses et autres poissons de Méditerranée a été écrasée vers la déchirure causée par la chute de la poupe dans le ravin. Les ponts se sont ainsi effondrés sur eux-mêmes ne laissant pas d’entrées possibles aux robots pour explorer la première moitié de l’épave. A l’aide de l’équipement télévisuel à bord du Pegaso III, l’équipe de la Pfeiffer Deep Divers a découvert de multiples équipements sanitaires ( lavabos et autres ustensiles...) sur le sol océanique, ainsi que deux petits biberons dans le salon de 2ème classe, endroit où les femmes et les enfants furent tous réunis pour l’évacuation.

Photo montrant la position du navire, sur le fond, à 156 mètre de profondeur
Photo montrant la position du navire, sur le fond, à 156 mètre de profondeur

 

Les scientifiques ont également découvert les décors de style western du salon des 2e classes encore visibles 70 ans après le naufrage. La coque renversée de la proue, avec ses hublots restés intacts, fait de l’épave du Lamoricière une tombe sous-marine à tous ceux qui ont péri à l’intérieur du navire » (6).

Yves Marthot

Extrait du Mémoire Vive n°67

Bibliographie :

(1) Claude Sandra-Raymond - Pierre Anglade. Trois milles enfants réfugiés en Algérie de 1941 à 1945. Auto édition. ISBN 978-2-7466- 8248-1.

(2) Site French Lines. Marseille bulletin N° 29 - Février, mars, avril 2002.

(3) Conférence de M. Yves Lacoste. French Lines Marseille du 15 septembre 2009.

(4) Témoignage d’un rescapé, M. Jacques Chevalier paru dans la Revue Algérianiste N° 56 de décembre 1991.

(5) Maguy Dumond Courau. Le naufrage du Lamoricière. Edition L’ancre de Marine. 27400 Louvier. ISBN 9782841412365.

(6) Revue SUB N°274 - Luglio 2008 (numéro spécial sur la découverte du Lamoricière). Pierre Gallocher. Méditerranée mer cruelle. 1830/1950.

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