Une légende veut que Juan Bastos,
alors âgé de 6-7 ans, ait commencé à bâtir
son "empire" en vendant des cigarettes, qu'il roulait lui-même
aux coins des rues d'Oran, aux soldats de la Conquête au tout début
des années 1840. On soutient même, faisant fi de l'âge,
que Juan Bastos détenait une échoppe dans le quartier juif
d'Oran avant la conquête des Français. D'autres sources esquissent
une version plus rocambolesque encore: le "premier" Bastos serait
un Chilien qui aurait tenté sa chance en terre africaine! (1) La
profusion d'esquisses de mythe tient dans la difficulté de cerner
et de mieux connaître un homme par des sources "officielles".
Or, le plus curieux réside notamment dans une absence de renseignements
de ce type concernant Juan Bastos. Les Archives nationales d'Outre-Mer
d'Aix-en-Provence ne fournissent que peu d'informations sur l'entreprise
Bastos et moins encore sur l'homme à l'origine de sa création.
La recherche de documents dans le milieu familial s'impose donc. Aussi
faut-il voir dans les éléments qui suivent que la première
étape d'une biographie de Juan Bastos.
Juan Bastos est le premier (et probablement unique) enfant de Manuel José
Bastos (originaire de Badajoz-Espagne) et de Francisca Millan. Il naît
en 1817 à Malaga, De son enfance, nous ne connaissons rien. Ses
parents débarquent en Algérie au lendemain de la conquête
française et font sans doute partie des premiers Espagnols qui
tentent l'aventure en Algérie. Rappelons qu'en 1834, la ville d'Oran
compte moins d'un demi-millier d'Espagnols. Émigrants de la "misère
espagnole" et aventuriers de tout poil constituent le premier flot
de la migration espagnole vers l'Algérie.
Très rapidement, Juan crée
une échoppe de tabac comme il en existait en Espagne destiné
à pourvoir les soldats en tabac à priser. La première
Manufacture de tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos d'Oran (nom officiel)
est fondée en 1838 et constitue un des premiers établissements
"industriels" de la nouvelle colonie. Si le nom est pompeux,
il ne s'agit en réalité que d'un atelier de taille modeste
transposé d'un côté de la Méditerranée
à l'autre. Ce cas de déplacement d'activités entre
les deux rives n'est pas isolé et on le retrouvera notamment pour
les ateliers de fabrication de chaussures, l'alfa, les distilleries d'alcool
ou les glacières...
La présence des soldats, présence plus accrue dans la région
d'Oran avec la reprise des hostilités avec Abd el-Qader en 1839
(jusqu'en 1843, l'Oranie est un champ de bataille), et des premiers immigrants
liés à la terre donne une impulsion nouvelle à la
Maison Bastos.Trois ateliers-boutiques toujours de taille modeste sont
créés à Oran et un quatrième est installé
àAlger à la fin des années 1840. Seule ombre au tableau:
l'approvisionnement en feuilles de tabac. Pionnier, Juan Bastos sera l'un
des tout premiers européens à planter du tabac dans la province
d'Oran en 1847 (les premiers plants le seront à la ferme Karguentah,
où plus tard, on édifiera la Maison du Colon à Oran!).
L'Etat leur achète cette année-là, 134 kilogrammes
de feuilles au prix moyen de 126,53 francs. Mais on s'aperçoit
assez rapidement que la culture du tabac en Algérie ne pourra subvenir
aux besoins de la consommation tant au niveau de la production qu'à
celui de la diversité des tabacs eux-mêmes. L'augmentation
de la consommation -la population européenne d'Oran passe de 25
000 personnes en 1847 à plus de 45 000 en 1851- impose une diversification
de l'approvisionnement. Les feuilles qui arrivent alors du Maroc, de l'Espagne,
d'Amérique du sud sont, pour partie, liées à la contrebande
du tabac dont l'Algérie ravit à Gibraltar et aux Baléares
la première place d'après les sources d'archives.
Entre temps, Juan Bastos semble tiraillé
entre son désir de s'installer en terre africaine et l'espoir d'une
réimplantation en Espagne. A la fin des années 1840 et au
début des années 1850, Juan Bastos crée cinq à
six magasins-ateliers de tabac en Espagne selon le modèle d'Oran.
Puis il semble bien que la "branche" espagnole ait suivi un
chemin qui lui soit propre, y ait gagné son "indépendance"
assez rapidement. Plus jamais pour Juan Bastos il ne sera question d'Espagne
! (2)
De la même façon, on peut déceler chez l'homme des
comportements "d'intégration" à la nouvelle société
coloniale française qui se crée. Cette implantation en terre
africaine débute avec le mariage de Juan Bastos avec Trinidad Rayos,
et se précise avec l'attribution de prénoms dans une graphie
française aux quatre enfants qui naissent de l'union célébrée
à Oran le 22 juillet 1839 (Emmanuel, Jean, Louis et Françoise).
Cependant, l'échec vécu sur la terre natale peut être
considéré comme un tournant dans "l'expansion"
des Bastos en Algérie. La volonté de s'implanter durablement
sur une terre aux multiples ressemblances avec l'Espagne certes, mais
où tout, ou presque, est du domaine du possible, se fait plus nette.
Désormais les liens qui rattachent Bastos à l'Espagne s'estompent:
faits significatifs, les quatre enfants de Juan, s'ils parlent la langue
de Cervantes, manient avec une dextérité plus grande encore
la langue de Molière et Juan Bastos dépose une demande de
naturalisation française (3). La génération suivante
ne sera même plus rattachée à l'Espagne par la langue!
On aurait toutefois tort de penser que "l'empire"
Bastos est créé. Les petits ateliers permettent à
la famille de Juan Bastos de vivre sans plus. Ils assurent aussi une éducation
chez les Franciscains pour Emmanuel, Jean et Louis et chez les Trinitaires
pour Françoise. Mais l'entreprise familiale reste modeste (éprouvée
sans doute de la tentative espagnole) et n'est pas en mesure par exemple
d'employer le fils aîné quand celui-ci veut travailler. Emmanuel
devient, pour l'heure, comptable pour un grand négociant d'Oran.
Cependant, petit à petit, l'entreprise prend de l'ampleur: un premier
stade est franchi lorsque les ateliers sont dotés d'un petit matériel
plus performant. Cela permet à Emmanuel et Jean d'intégrer
l'entreprise au début des années 1870.
Si Juan Bastos dirige toujours la Maison, C'est à Emmanuel et à
Jean que l'on doit l'extraordinaire développement de la modeste
entreprise familiale. Quand Juan Bastos meurt à Oran le 11 septembre
1889, il n'y a guère que la petite usine, rue de la Vieille Mosquée,
et quelques ateliers qui fonctionnent. L'année suivante, sa veuve,
Francisca, et ses quatre enfants transforment la Manufacture de tabac
Juan Bastos en société en "nom collectif". Dès
lors, le stade industriel s'affirme. On décide la création
des entrepôts près du port d'Oran en contrebas de la route
de Mers-el-Kébir et des usines d'Oran et d'Alger qui verront le
jour en 1910. En Algérie, l'entreprise Bastos société
anonyme (la Maison Bastos se transforme en société anonyme
avant la guerre de 1914) emploie un personnel quasi exclusivement féminin
et espagnol, ou d'origine espagnole, devient l'une des principales sources
d'emploi local (près de 2 000 employées avant la première
guerre mondiale) et l'une des premières entreprises industrielles
d'Algérie, sinon la première. Au début des années
1900, le capital de la société s'élève à
11 500 000 francs et la marque Bastos (fournisseur des régies française,
espagnole, tunisienne et marocaine) est distribuée dans l'Europe
entière. En plus des implantations algériennes, des bureaux
sont ouverts à Bruxelles, à Genève, à Tanger,
à Bogotta. La gamme de produits proposés s'enrichit d'année
en année offrant une quinzaine de genre de cigarettes, autant de
cigares et une dizaine de tabacs parmi les plus réputés.
La qualité de fabrication obtenue entre savoir-faire et mécanisation
(Emmanuel Bastos sera un des premiers à acheter la machine universelle
pouvant fournir 250 000 cigarettes par journée de dix heures!)
permet à la Maison Bastos d'engranger récompenses et distinctions
remises lors des plus grandes Expositions universelles, coloniales ou
nationales. Les affairés sont brillantes. La famille est désormais
à l'abri du besoin et la société coloniale la reconnaît
en décorant Emmanuel Bastos (alors président de l'entreprise)
de la Légion d'Honneur.
Pendant la première guerre mondiale,
la maison Bastos s'implante en Grèce. Elle reprend la manufacture
de tabacs Abd el-Qader Ben Turki d'Alger. Cependant, au tout début
des années 1920, (Emmanuel meurt en 1920) des membres de la famille
(les veuves des enfants de Jean) vendent leurs actions aussitôt
achetées par la banque Hoskier. Petit à petit, une seconde
banque, le Crédit Foncier se portera acquéreur de la quasi
totalité des parts détenues par la famille Bastos. Progressivement,
la direction de l'entreprise échappe à la famille même
si l'attachement à la vie de la Maison se poursuit par la présence
jusqu'à l'indépendance de l'Algérie d'un Bastos dans
le pool directorial. Après la seconde guerre mondiale, la Maison
Bastos s'installe à Saigon, à Dakar, au Cameroun et en collaboration
avec Job, une usine est construite près d'Ajaccio. Si le nom reste,
on en oublie l'origine espagnole et l'acharnement de Juan Bastos à
jeter les bases d'une des plus prospères industries de l'époque
coloniale.
Jean-Jacques JORDI
Extrait du Mémoire Vive n°5
NOTES
1) Ce mythe est probablement à rattacher au fait qu'Emmanuel, fils
aîné de Juan, a été consul du Chili en Algérie
sans avoir de lien direct si ce n'est d'amitié avec le Chili.
2) Soulignons toutefois que deux usines au nom de Bastos seront créées
à la fin du )(Mme siècle à Alicante et à Séville,
et qu'un certain Francisco Bastos sera député aux Cortes
et dirigera un temps la Tabacalera qui détenait le monopole du
tabac en Espagne!
3) Le cas mérite d'être signalé. La grande majorité
des Espagnols d'Algérie attendront les effets de la loi de 1889,
dite de naturalisation automatique pour devenir Français. Et d'un
autre côté, les, rares Espagnols qui avaient acquis une certaine
notoriété préféraient garder leur nationalité,
ce qui n'est donc pas le cas de Juan Bastos.
SOURCES:
Interviews d'anciens administrateurs de la société Bastos,
de descendants de Juan Bastos, en particulier le petit-fils d'Emmanuel
Bastos qui porte les mêmes prénom et nom que son grand-père.
Archives nationales d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence
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