Virginie Lanternier
Fille d'un colon de Dely-Ibrahim,
enlevée par les rebelles et devenue Sultane du Maroc
En consultant l'ouvrage de La Martinière,
les " Souvenirs du Maroc ", on peut lire ces lignes : "
Le Sultan Moulay Abderrahmane avait reçu en présent de l'émir
Abd-el-Kader une jeune fille française admirablement belle ainsi
que trois lions et quelques moukallas " .( moukallas
: fusil arabe)
Comme on le voit, notre brave émir n'était pas avare de
cadeaux.
Dès qu'il vit la belle femme blanche, le fils du Sultan, tomba
subitement amoureux d'elle et derechef l'emporta dans son harem. De cette
union naquirent deux fils, élevés comme les autres princes.
Mais à la suite d'intrigues ourdies dans les profondeurs du sérail,
ils furent empoisonnés, ainsi que leur infortunée mère.
La fille d'un colon d'Algérie emportée par les rebelles,
devenue sultane du Maroc...Beau sujet de roman historique ! C'est en fouillant
la littérature, les chroniques de la conquête, les historiens
français et arabes du Maroc, la Bibliothèque Nationale,
celle du Gouvernement Général et du Département qu'on
a pu reconstituer l'odyssée de cette jeune fille française,
dotée d'une beauté incomparable et dont nulle personne,
à notre connaissance, n'avait rapporté l'étonnante
aventure.
Où ? Quand ? Par qui avait-elle été ravie ? Quels
chemins avaient pu l'amener au gynécée impérial de
Fès et de Marrakech ?
Voici son histoire :
Communiqué du Commandement militaire
de la Place d'Alger
" Un événement déplorable, dont neuf habitants
du village de Dely-Ibrahim ont été victimes dans la soirée
du trois de ce mois, vient de démontrer d'une manière bien
funeste l'inutilité des avertissements tant de fois répétés
par l'autorité, pour prévenir de semblables malheurs, toujours
causés par l'imprévoyance et l'aveugle confiance de quelques
individus, qui, par leur entêtement et leur imprudence, déconcertent
les mesures prises pour leur propre sûreté.
Plusieurs colons de Dely-Ibrahim, étaient occupés à
faucher leurs foins à l'extrémité du territoire de
cette commune dans la direction de Staouéli, lorsqu'ils furent
assaillis vers 4 heures de l'après midi par un parti de maraudeurs
arabes qui, en se glissant dans le ravin, s'étaient approchés
d'eux sans être aperçus, attendu que les colons n'avaient
pas eu l'attention de faire le guet, et que même certains ne s'étaient
pas munis de leurs armes. Ceux qui avaient leur fusil firent feu sur l'ennemi,
les autres coururent vers le village pour réclamer du secours.
Ils revinrent en toute hâte suivis par les habitants armés
et par un détachement de zouaves. Mais il était trop tard,
les brigands étaient déjà loin. Ils furent vaillamment
poursuivis jusqu'au lieu nommé Aïn Calla. La difficulté
des chemins, l'obscurité de la nuit, la distance à laquelle
ils étaient, firent perdre l'espoir de les atteindre, et il fallut
rentrer sans avoir pu se venger de leur attentat.
Les recherches faites après l'événement ont constaté
:
- La mort de trois personnes : Brissard, colon ; femme Knoll, épouse
d'un colon ; Adolphe, soldat congédié au service de Brissard
dont on ne connaît que le prénom.
- La disparition de cinq autres personnes qui ont été enlevées,
savoir :
-la fille Langue, la fille Brissard,
la femme Lanternier, la fille Lanternier, et Lanternier père.
- Lanternier fils a été
grièvement blessé. Il a été transporté
à l'hôpital et on espère qu'il ne succombera pas aux
blessures qu'il a reçues.
Les derniers devoirs ont été rendus aux morts, dont les
cadavres ont été retrouvés dans les broussailles.
Quant aux captifs, des démarches très actives sont faites
pour parvenir à les échanger.
Puisse ce triste événement servir d'enseignement aux colons
et les convaincre qu'ils ne doivent dans aucune circonstance négliger
les précautions qui leur ont été recommandées
si souvent. Des armes et des munitions ont été mises à
leur disposition pour qu'ils les emploient à leur défense.
Ils doivent les avoir près d'eux, dans leurs champs et pendant
leurs travaux. Se garder avec vigilance surtout lorsqu'ils sont hors de
la vue des postes militaires, et ils ne doivent pas s'aventurer dans la
campagne, à moins d'être sous la protection de quelque détachement
de troupe. " Août 1836
Ce communiqué donne une idée précise des conditions
dans lesquelles devaient travailler les premiers colons arrivés
en Algérie.
Une famille de colons
Jeanne Lanternier, qui fut baptisée plus tard Virginie, était
née le 20 novembre 1820, près de Dole. Elle était
la fille de Jean Lanternier, artisan rural alors âgé de 25
ans, et de Sophie Moreux, manouvrière de 30 ans. Les Lanternier
avaient déjà un fils, Désiré, né en
1818. Trois enfants vinrent ensuite, Claudine, née en 1823, Anne-Antoinette
en 1825, Anne-Claude en 1827.
La pauvreté de cette famille nombreuse, à une époque
où l'on cherchait à peupler l'Algérie, entraîna
les époux Lanternier, alléchés par les propositions
de quelques affiches apposées en mairie, à embarquer avec
leur progéniture pour Alger en 1833.
Ainsi la famille s'installa à Dely-Ibrahim, premier des villages
de colonisation en voie de fondation. Ils y avaient d'ailleurs retrouvé
là quelques amis du Jura, parmi lesquels les Baudier originaires
de Chissey, commune proche de Dole.
Jeanne avait donc quinze ans et demi en juin 1836. C'était une
fille ravissante, d'une intelligence précoce. Dès son arrivée,
elle avait appris l'Arabe avec facilité et s'exprimait presque
couramment dans le dialecte algérien ce qui comme on le verra par
la suite, dut beaucoup lui servir.
Le 3 juin 1836
L'attaque des faucheurs de Dely-Ibrahim eut lieu à la fin de l'après
midi du 3 juin 1836, à deux kilomètres et demi du village
sur le plateau du Petit Staouéli.
Un fort parti de Hadjoutes (hadjoutes
:tribu arabe de la plaine de La Mitidja) s'était glissé
dans les broussailles, le long des ravins et encercla les colons. L'un
d'eux, M. Brissac fut tué, ainsi que l'un de ses ouvriers, ancien
soldat depuis peu à son service dont on ne connaît que le
prénom : Adolphe et la femme d'un des faucheurs, Mme Knoll.
Le fils Lanternier, Désiré, alors âgé de 17
ans, fut quant à lui mortellement blessé. Il devait expirer
quelque temps plus tard à l'hôpital d'Alger.
Au cours de l'embuscade, cinq personnes furent enlevées et prises
comme otages : le père Jean Lanternier, 41 ans, sa femme Sophie
âgée de 46 ans et trois jeunes filles : Mlle Brissac qui
avait perdu son père dans le combat, Mlle Langue et la belle Jeanne
Lanternier.
Par les ravins, à la faveur de la nuit tombante, les bandits emmenèrent
les captifs vers Aïn-Kala (au nord-ouest du Petit Staouéli),
puis franchirent avec eux le Mazafran du côté de Makta Kheira.
Ils leur firent probablement passer la nuit à Koléa, chez
les marabouts de Sidi Embarek. De là, les Lanternier et leurs jeunes
compagnes furent conduits chez les Hadjoutes, au pied du Tombeau
de la Chrétienne, à Sidi Rached ( à un
kilomètre du village de Montebello ) .
Du Tombeau de la Chrétienne à
Fès
Les Lanternier trouvèrent en ce lieu d'autres captifs, notamment
M. Leclerc d'Alger, enlevé le 25 avril et M. Muller, capturé
par les rebelles après l'embuscade du Mazafran où Mme Durand
périt froidement abattue.
Muller fut libéré le 25 mai et Leclerc le 6 juillet. Les
deux hommes allèrent relater leurs mésaventures aux autorités
de Sidi Rached. C'est le général Rapatel ( intérimaire
de Clauzel alors en mission à Paris ) qui engagea les négociations
pour la libération des cinq otages. Elles furent sur le point d'aboutir
mais, sur l'ordre d'un homme proche d'Abd-el-Kader les captifs furent
dirigés vers l'Oranie dans la région de Tlemcen.
C'est ainsi que le chef de la famille Lanternier, accompagné d'autres
prisonniers fut emmené à Miliana, où il mourut après
une courte maladie. Pendant ce temps, la jolie Jeanne Lanternier, sa mère,
la fille Brissac et Mlle Langue furent envoyées au sultan du Maroc
Moulay Abderrahmane comme présents de l'émir Abd-el-Kader.
Les quatre femmes furent donc conduites à Fès par une petite
caravane que dirigeait le renégat Hamidou, personnage étrange
et sulfureux, homme de confiance de l'émir.
Arrivée à Fès, Jeanne Lanternier produisit une si
forte impression sur le fils du sultan, le futur sultan Sidi Mohammed
( le vaincu de l'Isly ), qu'il l'épousa. Elle devint l'une de ses
quatre épouses légitimes et eut de lui deux enfants qui
vécurent plusieurs années au harem de Marrakech. C'est là
qu'elle entra en relations avec l'étonnant Dessaulty, autre renégat,
devenu le confident et le " directeur des travaux publics "
des sultans.
C'est par un fils de Dessaulty entré à la fin du 19ème
siècle au service de la légation française à
Tanger, que M. de la Martinière apprit que Jeanne Lanternier avait
été empoisonnée ainsi que ses deux enfants à
la suite d'une intrigue de harem à Marrakech.
Etrange aventure que vécut Virginie (Jeanne) Lanternier et sa famille
dans le Maghreb.
Gérard Seguy
Source : L'Echo d'Alger juin 1959 Article
signé des seules initiales René Janon
La sultane aux yeux bleus - Arlette Schneider - Ed. Hugues de Chivré.
2011
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