Supplément de la revue " Mémoire
Vive N°46 " du CDHA
Une réalisation française
Les Médersas algériennes
par Charles JANIER
Lorsque la France débarque à
Alger ( très exactement à Sidi
Ferruch) en 1830 elle découvre de vastes contrées
qui vivaient depuis trois siècles sous la domination des turcs
dont l'administration était indolente. Elle comprend que les musulmans
sont très attachés à leurs coutumes et souhaitent
que le droit musulman, et non pas le droit français, , continue
à leur être appliqué en ce qui concerne le statut
des personnes, les successions et les immeubles. Pour appliquer ce droit
il est indispensable d'avoir des cadis et des fonctionnaires compétents.
Or ces cadis et fonctionnaires ne peuvent être formés que
dans des écoles spéciales, les Médersas, à
l'instar des médersas des souverains de la Berbérie (XIIème
- XIVème siècles) qui eux-mêmes s'étaient inspirés
des fondations analogues faites dans l'Orient Musulman dès les
Xlème - XIIème siècles. Cette
ancienne tradition avait été négligée par
les turcs.
Un décret du 30 septembre 1850 crée trois médersas
en Algérie : à Médéa, à Constantine
et à Tlemcen. Ces médersas ont pour but de donner un enseignement
juridico-religieux ainsi que littéraire, et de permettre à
de jeunes gens d'occuper de hautes fonctions administratives, judiciaires
ou religieuses dans l'état. Plusieurs réformes ont fait
évoluer ces établissements scolaires pour les adapter aux
exigences du monde moderne du XXème siècle et pour les hisser
à la parité avec les lycées d'enseignement secondaire
en vue d'ouvrir les portes de l'université à leurs élèves.
Lorsque cette parité a été réalisée
les médersas ont fusionné avec les lycées. Ce fut
en 1960.
Pour bien comprendre la nécessité et l'importance des médersas
en Algérie de 1850 à 1960 il faut d'abord savoir ce qu'est
une médersa étymologiquement.
En arabe le mot médersa désigne une école, mais il
ne peut nommer qu'une école musulmane.
En ouvrant trois médersas en Algérie la France a ressuscité
une institution vieille de huit siècles où la religion n'est
pas dissociée de l'enseignement, et qui avait été
négligée par les Turcs.
1 / L'origine des médersas
au XIème siècle en Orient :
Au Xlème siècle la dynastie turque des Seldjoukides qui
règne en Orient se fait le défenseur de la sunna, tradition
de l'islam rapportant les faits, gestes et paroles du prophète
Mahomet (Hadith), considérée comme complétant le
Coran et constituant après lui la source de la loi. Pour propager
sa doctrine la dynastie des Seldjoukides fonde de nombreuses écoles.
Elle a été suivie dans cette voie par les nombreux états
qui se sont formés dès le milieu du Xlème siècle
sur son vaste empire en pleine dislocation.
Ces écoles musulmanes sont appelées médersas. Elles
sont créées en Orient non pas pour éduquer les fils
des riches, qui avaient chez eux leurs propres précepteurs, mais
pour les enfants mâles, pas les filles, issus des milieux pauvres
qui poursuivent un diplôme à cause de la valeur alimentaire
qu'il représente. Les médersas préparent à
toutes les fonctions publiques, religieuses et judiciaires, et elles forment
bien évidemment de nouveaux maîtres. Elles ouvrent également
les hautes carrières politiques. Elles enseignent les " sciences
" qui étaient divisées à l'époque en
deux branches :
o les sept sciences de tradition : le Coran,
le Hadith, le droit, la dogmatique, la mystique, l'explication des songes
et les sciences linguistiques.
o les sept sciences de raisonnement : la logique,
la science des nombres, la géométrie, l'astronomie, la science
des sens, la science des corps et la métaphysique.
Les étudiants vont d'un pays à l'autre pour chercher la
science. Ils pouvaient passer d'une université à l'autre
selon qu'ils étaient élèves ou maîtres. Il
était possible à cette époque d'être maître
dans une matière et élève dans l'autre. Il n'y avait
pas de systématique des sciences comme aujourd'hui.
Sur le plan architectural les médersas comprennent dans leurs murs
une salle de prière en commun qui occupe le côté de
la cour orienté vers l'est. Toutes les médersas sont construites
en carré autour d'une vaste cour ouverte au centre de laquelle
se dresse une vasque destinée principalement aux ablutions à
faire avant la prière.
Dès le XIIème siècle l'Afrique du Nord, musulmane
depuis sa conquête par les arabes au VIIème siècle,
a ouvert ses propres médersas. Parmi les plus célèbres
citons les magnifiques et remarquables Médersa Bou Hananiya et
Attarine de Fès au Maroc.
2 / Les médersas en
Algérie de 1850 à 1960 :
En prenant en main les destinées des territoires qu'elle appellera
en 1839 l'Algérie, la France a dû se substituer du jour au
lendemain au gouvernement beylical des turcs. Elle trouvait alors une
raison impérieuse de prendre en charge la formation des fonctionnaires
musulmans pour répondre au désir légitime des populations
musulmanes de se voir appliquer le droit musulman dans leur vie de tous
les jours (statut des personnes, successions, immeubles).
" Pour former des candidats dépendants du culte, de la justice,
de l'instruction publique indigène et des bureaux arabes "
le décret du 30 septembre 1850 institue trois médersas
(ou écoles supérieures) à Médéa,
à Constantine et à Tlemcen. Ce sont des écoles de
fonctionnaires auxquelles on demande initialement de donner un enseignement
juridico-religieux analogue à l'enseignement des médersas
musulmanes des Xlème - XIIème siècles. En 1850 l'Algérie
était encore sous l'autorité des
militaires. Chacune des trois médersas disposait de
trois professeurs musulmans dont l'un d'entre eux était chargé
de la direction de l'établissement. La durée des études
était de trois ans. Aucune condition d'âge n'était
fixée pour l'admission des élèves. Tous les cours
étaient donnés en arabe. L'enseignement comprenait : un
cours de grammaire et de lettres arabes, un cours de droit et de jurisprudence
musulmane et un cours de théologie. L'enseignement était
gratuit et une bourse de cent francs était attribuée à
chacun des dix premiers élèves.
En 1859 il a été décidé
d'allouer à chaque élève
un pécule quotidien de 0,80 francs pour subvenir à
ses propres besoins en alimentation.
Par arrêté du 16 janvier 1876
l'autorité académique remplace l'autorité militaire
dans la direction et le contrôle des médersas. Il est prescrit
que, pour être admis, le candidat doit être âgé
de 17 ans au moins et 25 ans au plus. La fin des études, qui durent
trois ans, est sanctionnée par un diplôme intitulé
" brevet d'études musulmanes ".
Un décret en date du 27 juillet 1883
affecte à chacune des médersas un professeur de français
comme adjoint aux trois professeurs de matières musulmanes. Les
fonctionnaires musulmans formés dans les médersas devaient
être capables d'entretenir des rapports avec les autorités
françaises. C'est pour cette raison que fut inscrit au programme
l'enseignement des rudiments de la langue française, mais aussi
des mathématiques, de l'histoire et de la géographie.
Par un décret du 23 juillet 1895
les médersas deviennent des écoles
d'études supérieures musulmanes. La durée
de la scolarité est portée de trois à quatre ans.
Les conditions d'âge d'admission à la médersa sont
abaissées à 15 ans au moins et à 20 ans au plus.
Une division supérieure est installée à la médersa
d'Alger pour préparer les fonctionnaires aux emplois les plus difficiles
(cadi, c'est- à-dire juge ou notaire et mouderrès, c'est-à-dire
professeur dans les mosquées) pendant une scolarité complémentaire
de deux ans.
Pour entériner ce qui se pratiquait depuis plusieurs années,
un arrêté de 1898 admet
dans les médersas, à côté des étudiants
réguliers, des élèves bénévoles
qui ne subissaient pas d'examen d'admission et qui n'étaient pas
astreints à des conditions d'âge. Un décret
de 1936, supprime les élèves bénévoles.
Entretemps, en 1904, la possession du C.E.P.E. (Certificat d'Etudes Primaires
Elémentaires) est exigée pour être admis à
la médersa, et une visite médicale est instituée.
Les élèves des médersas revendiquent que le niveau
de leurs établissements soient alignés sur celui des lycées.
Un décret du 27 novembre 1944
fait passer les médersas de l'enseignement supérieur à
l'enseignement secondaire. De même
que dans les lycées, la durée de la
scolarité des médersas est portée à six ans.
D'autre part les professeurs de médersas ont fini par perdre leur
attitude d'hommes religieux pour prendre une tournure d'esprit laïque.
Les élèves se détachent de plus en plus de la culture
juridicoreligieuse pour prendre la mentalité d'étudiants
européens.
Seule la division supérieure d'Alger prend le nom d'Institut d'Etudes
Supérieures Islamiques avec une scolarité complémentaire
de deux ans. Trois sections y sont ouvertes au choix de l'étudiant
: - une section traditionnelle qui forme les fonctionnaires de la justice,
- une section pédagogique qui forme les mouderrès, c'est-à-dire
les professeurs à la mosquée,
- et une section administrative qui forme les khodjas, c'est-à-dire
les interprètes, et éventuellement les candidats musulmans
aux postes de l'administration française.
La fin d'études à la division supérieure d'Alger
est sanctionnée par un " diplôme d'études des
médersas " qui permet à son titulaire d'avoir accès
aux emplois de mouderrès de mosquée, ou de cadi (juge ou
notaire), ou de mufti (ministre supérieur du culte).
En 1951 les médersas sont transformées
en Lycées d'Enseignement Franco-Musulman.
Les études restent étalées sur six ans pour préparer
et conduire au baccalauréat tout en conservant une part importante
à l'étude de la langue arabe. La voie de l'enseignement
supérieur s'ouvre ainsi aux médersiens. Cette transformation
entraîne une extension considérable des locaux construits
en 1905 pour pouvoir absorber l'élargissement du recrutement des
élèves que la réforme a provoqué. En
1954 les bâtiments exigus de l'ancienne médersa
El Taâlibiya d'Alger, abandonnés par la construction du nouveau
lycée d'enseignement franco-musulman de
Ben Aknoun, sont attribués à la création
d'un tout jeune lycée franco-musulman de jeunes filles. Les mentalités
évoluent. Cette institution, considérée par certains
comme prématurée, était en fait chargée de
promesses : la formation des filles entrait dans les moeurs d'autant plus
sûrement que l'enseignement qui leur était proposé
appliquait la tradition islamique avec une grande ouverture sur les sciences
du progrès.
La medersa d'Alger (collection
B.Venis)
|
3 / Les élèves
des médersas algériennes :
La première remarque que l'on doit faire lorsque l'on s'intéresse
aux médersiens, c'est que les filles n'ont pas accès à
l'enseignement des médersas. Il faudra attendre l'année
1954 pour qu'enfin les familles musulmanes d'Alger acceptent d'inscrire
leurs filles dans un établissement d'enseignement secondaire.
La deuxième remarque, c'est que les médersiens ne
sont pas les fils des riches bourgeois des grandes villes d'Algérie.
Les familles aisées musulmanes préfèrent envoyer
leurs garçons au lycée d'état qui mène systématiquement
au baccalauréat et qui donne ensuite accès à l'enseignement
supérieur et aux professions libérales. Cette voie, supposée
royale, ouvre les portes des professions les plus lucratives, aussi variées
que prestigieuses. Le médersien, lui, est issu des milieux les
plus modestes de la société musulmane, voire de la campagne,
et son objectif majeur consiste à décrocher assez vite un
métier qui lui permettra de vivre et de faire vivre toute sa famille.
La troisième remarque découle de l'origine du médersien.
Pendant sa scolarité à la médersa il vit loin de
sa famille et de son village. A partir de 1944 le régime sous lequel
il vit est celui de l'internat : tout au long de l'année scolaire
le médersien vit et dort à la médersa. Pour cette
raison tous les médersiens sont boursiers. La médersa est
vraiment l'" école du peuple ".
Pendant longtemps les élèves originaires du même village
ont eu tendance à se regrouper entre eux et ne cherchaient pas
à se rapprocher de leurs camarades de classe. Pourtant l'enseignement
qui leur était donné poussait plutôt à la cohésion.
4 / La vie scolaire des élèves
des médersas :
Au XXème siècle un programme strictement juridico-religieux
ne répond plus aux besoins de l'administration. Il fallait donner
aux fonctionnaires musulmans, formés par les médersas, un
bagage de connaissances qui leur permette de rendre les services que la
population attendait d'eux et de tenir un rang honorable dans une société
mouvante. D'autre part les aspirations et les goûts de la population
musulmane d'Algérie ont évolué avec le temps et,
même au plus bas degré de l'échelle sociale, réclament
un brevet de civilisation française. Mais comme les élèves
redoutaient par dessus tout de passer pour des hommes courbés au
service de l'administration française, il convenait d'éviter
l'assimilation de leurs médersas à de basses écoles
formant de petits fonctionnaires.
Les six années d'études du médersien sont réparties
en deux cycles de chacun trois années :
1 . Dans le premier cycle les programmes sont communs
à tous les élèves et comportent l'enseignement des
matières suivantes : langue arabe, traduction, langue française,
histoire et géographie, mathématiques, sciences naturelles,
rituel et morale.
2 . Les élèves du second cycle ont le
choix entre une section traditionnelle et une section moderne : - La section
traditionnelle fait la place plus grande à l'arabe et au droit
musulman. Elle prépare les fonctionnaires de la justice musulmane.
- La section moderne est consacrée à l'étude des
sciences et à la traduction. Elle prépare les interprètes
et les fonctionnaires des postes administratifs. On constate qu'en définitive
l'enseignement donné dans cette section moderne est sensiblement
le même que l'enseignement de la section B des lycées et
collèges. Le programme du second cycle comporte les matières
suivantes : langue arabe, traduction, droit musulman, langue française,
droit français, histoire et géographie, mathématiques,
sciences physiques, hygiène.
Quels étaient les rapports des élèves avec leurs
professeurs, et comment ces professeurs se comportaient-ils ?
5 / Les professeurs qui enseignaient
dans les médersas et leurs rapports avec les élèves
:
Depuis le décret de 1883 les professeurs sont mixtes, musulmans
et européens. Les professeurs musulmans sont plutôt orientés
vers l'enseignement de la langue arabe, de la traduction, du droit musulman,
du rituel et de la morale. Mais il leur arrive aussi d'enseigner les mathématiques
ou les sciences naturelles et physiques tout comme leurs collègues
européens.
Les maîtres appliquent les méthodes d'enseignement modernes
en respectant un programme bien établi et en demandant à
leurs élèves de traduire la compréhension qu'ils
ont eue de leurs cours dans des devoirs ou des leçons à
préparer en salle d'études le soir, et à restituer
le lendemain en salle de classe. Les cours à préparer et
les devoirs écrits à corriger nécessitent pour le
maître un temps relativement conséquent en dehors des heures
de classes. De ce fait la durée d'une semaine de cours d'un professeur
est de 15 heures en moyenne. Il arrive qu'un élève donne
des signes de faiblesse dans une matière bien précise. On
peut imaginer que son professeur s'en rende compte, décide de lui
rendre service et lui donne des conseils en dehors de la classe. Force
est de constater que le maître musulman, conscient du prestige de
sa fonction, n'est pas particulièrement enclin à s'adresser
directement et individuellement à ses disciples. Il se limite aux
rapports strictement scolaires avec ses élèves devant lesquels
il se montre le moins souvent possible. Le professeur européen
sent d'avantage la valeur des rapports humains et consacre une partie
de son temps à prendre en charge tel ou tel élève
en difficulté pour lui apprendre la manière de se servir
d'une bibliographie ou de recueillir une documentation pour un devoir.
Un constat alarmant d'un rapport d'inspection de 1948 préconisait
: " il faut renouveler l'atmosphère des médersas
pour en faire une atmosphère de famille. Le problème est
un problème d'ordre moral. Il faut que tous les maîtres soient
des apôtres et considèrent leur métier comme un sacerdoce.
On a le droit d'être pessimiste en observant l'état d'esprit
des maîtres... "
Si l'on s'intéresse aux sanctions mises à la disposition
des professeurs pour corriger le manquement notoire d'un élève
aux règles de vie collective et de travail individuel, la vérité
oblige à dire que les punitions sont moins nombreuses vis-à-vis
des élèves des médersas qu'envers leurs homologues
des lycées d'état. Ceci tient, entre autres, à l'âge
plus mûr des médersiens qui comprennent bien mieux les arguments
moraux que les arguments coercitifs. La transformation radicale du mode
de vie des médersiens après la seconde guerre mondiale leur
a apporté un cadre de vie plus adapté à leurs aspirations
et dans lequel ils se sentaient beaucoup plus à l'aise.
6 / Le mode de vie des élèves
dans les médersas :
Depuis la création des médersas en 1850 jusqu'à la
seconde guerre mondiale les médersiens vivaient dans des chambres-cellules
semblables à celles des médersas du système oriental
où ils étaient logés à trois ou quatre. Ils
devaient fournir leur literie qu'ils disposaient sur un lit métallique.
Ils se nourrissaient par leurs propres moyens en dehors de leur établissement,
soit chez des gargotiers, soit chez des amis de leur famille. Comme la
plupart d'entre eux étaient issus de familles peu fortunées
il était accordé à tous les médersiens "une
bourse d'entretien " pour couvrir les frais de eur pension alimentaire.
On ne sera pas étonné d'apprendre que les élèves
les médersas n'employaient pas la totalité de leur ourse
au paiement de leur pension alimentaire. Il eur était permis de
consommer dans leur chambre e pain, les dattes, les figues et les olives
qu'ils achetaient à un prix modique chez l'épicier et non
pas chez le gargotier.
Avec les économies qu'ils réalisaient ainsi sur leur pourse
ils pouvaient s'offrir de menus plaisir. Dès Leur admission à
la médersa les élèves troquaient leurs djellabas
et gandouras traditionnelles contre un beau costume en drap à pantalon
bouffant avec les plis soigneusement repassés, de couleur généralement
foncée. Une de leurs grandes satisfactions consistait à
se montrer chez eux pendant les vacances avec ce nouveau costume. Cela
leur conférait la distinction et l'honorabilité qui convenaient
à leur qualité de seigneur lettré du village. Le
médersien, bien que logé dans la médersa, passait
tout de même une partie de son temps à l'extérieur
de l'établissement sans contrôle de ses fréquentations
et de son travail d'étude personnelle. Ce régime va changer
avec la seconde guerre mondiale. En 1944 les conditions de vie des médersiens
ont été bouleversées. Les restrictions alimentaires
amenées par la guerre ne permettent plus à l'élève
de se nourrir avec sa bourse. Le système doit être radicalement
modernisé. S'agissant de la nourriture, les médersas évoluent
progressivement, d'abord par l'intermédiaire d'un restaurateur
extérieur, puis par la construction d'un réfectoire où
la nourriture, contrôlée, est la même pour tous. S'agissant
du logis, on abat les cloisons qui isolaient chacune des petites cellules
où dormaient les élèves pour installer des dortoirs
à la capacité plus étendue. On fait assurer la discipline
par des maîtres d'internat qui surveillent les études, dorment
dans les dortoirs, et contrôlent les repas distribués dans
le réfectoire.
La réforme de 1951 fait passer les médersas de leur régime
quasi-oriental dans le régime occidental de l'internat complet.
Les médersas sont transformées en " Lycées
d'Enseignement Franco-Musulman " dont la scolarité étalée
sur six ans conduit au baccalauréat comme les lycées d'état.
Sur le plan matériel l'extension de la surface des médersas
se fait par la construction de grands bâtiments adjacents à
l'école initiale du début du siècle. Ces nouveaux
bâtiments abritent aussi bien :
- des salles de cours et des salles d'études qu'une salle de prière
et une bibliothèque,
- mais aussi une vaste cuisine équipée de neuf, un immense
réfectoire et de grands dortoirs où les élèves
sont logés par 30, ainsi qu'une infirmerie,
- Au sous-sol des salles de douche, une lingerie, une salle de culture
physique,
- et surtout, ce qui avait fait cruellement défaut jusque là
pour la détente des élèves, une grande cour de récréation.
Lorsque les trois lycées d'enseignement franco-musulman d'Algérie
ont remplacé les médersas le nombre des élèves
et de professeurs s'est mis à augmenter sensiblement. Que deviennent
dans ces conditions les rapports des médersiens entre eux ?
7 / Les rapports des élèves
des médersas entre eux :
Nous nous souvenons qu'autrefois les élèves originaires
d'un même village aimaient à se grouper entre eux. Après
la seconde guerre mondiale la création des dortoirs à l'internat
a entraîné l'abandon du regroupement par localité
d'origine et la perte des traditions régionales. Ce mélange
a favorisé le développement du sens social qui faisait défaut
aux médersiens trop attachés à leur sentiment régionaliste.
D'autre part l'institution des dortoirs a apporté un progrès
certain pour la moralité. Au temps où les médersiens
vivaient en cellule, sans surveillance, la pédérastie était
monnaie courante. A partir de 1944 les élèves ne se sont
plus jamais trouvés réunis seuls à l'internat. Force
est de constater qu'avec ce nouveau régime les histoires de moeurs
ont disparu, principalement depuis le jour où les maîtres
d'internat ont eu la surveillance des dortoirs. Les problèmes de
vols et de bagarres pour incompatibilité d'humeur ont nettement
régressé. L'obligation faite aux médersiens de se
soumettre en commun à la même discipline de vie et l'occasion
où ils sont de trouver des réflexes communautaires ont trempé
leur caractère. Elles ont aplani les différences de personnalité
des élèves les plus dissipés et les ont incités
à la pratique de la solidarité.
Après les grands travaux de réaménagement immobilier
des médersas dans les années 1950 le comportement des grands
élèves vis-à-vis des petits a changé. Autrefois
l'aire de détente des élè- ves était réduite
à une petite cour étriquée où grands et petits
élèves devaient se supporter les uns les autres. Les jeux
de ballon des petits aga- çaient prodigieusement les rencontres
et discus- sions intellectuelles des grands. Aussi les brimades des aînés
étaient-elles fréquentes envers leurs cadets. La construction
d'un grand patio en 1954 a permis aux grands élèves de se
promener autour de sa vasque à la manière des péripatéticiens,
dans une zone qui est aussitôt devenue leur domaine. Et les petits,
qui disposent dorénavant d'un vaste espace de détente en
dehors du patio, n'ont plus eu l'occasion d'indisposer leurs ainés
par leurs jeux qui tiennent plus du sport que de la réflexion méta-
physique.
La réforme de 1951 avec ses transformations considérables
sur le plan de l'enseignement, du mode de vie, de la logistique et des
bâtiments dans les médersas algé- riennes a été
indé- niablement et de loin le plus impor- tant de tous les changements
apportés à cette institution, suivi en 1954 par la création
du lycée franco-musulman de jeunes filles d'Alger.
CONCLUSION
L'entreprise des médersas en Algérie
de 1850 à 1960 a, de toute évidence, été profitable
à toutes les parties intéressées :
- L'administration formait et disposait ensuite des fonctionnaires indispensables
à la gestion des affaires musulmanes, que ce soit dans le domaine
de la justice musulmane, de l'interprétariat, de l'enseignement
religieux, du secrétariat administratif, etc... Sans l'implication
de ces spécialistes dans la vie coutumière quotidienne des
musulmans la conduite des affaires publiques aurait été
un échec malheureux. Mais aussi et surtout, à partir des
médersas la culture arabe et musulmane a été propagée
à toutes les générations de jeunes algériens,
sans discontinuité, jusqu'à l'indépendance. - Les
élèves, dont la vocation n'atteignait pas les sommets d'une
ambition démesurée, ont eu la chance de recevoir à
la médersa une double culture musulmane et française grâce
à laquelle non seulement ils jouissaient de la considération
respectueuse de leurs coreligionnaires, si souvent illettrés en
arabe, mais ils servaient aussi au progrès de ces mêmes coreligionnaires
vers la civilisation moderne.
Au sortir de leur scolarité les médersiens trouvaient des
débouchés qui les ont amenés à assurer des
responsabilités professionnelles autrement plus enrichissantes
que la vie routinière qu'ils auraient menée s'ils étaient
restés dans leurs villages. Un bémol toutefois est à
apporter à ces constats : excepté dans la dernière
décennie de l'existence des médersas, le niveau de leurs
élèves n'a pas réussi à atteindre celui de
leurs homologues les élèves des lycées d'état
publics. Et ce pour deux raisons :
1 - Le niveau des études dispensées par
les médersas n'aurait pu être relevé qu'à partir
du moment où les demandes d'admission à la médersa
auraient dépassé en nombre les postes réservés
aux médersiens diplômés. Il est à déplorer
que cette bascule ne se soit jamais concrétisée.
2 - L'atout, qui faisait des médersas des écoles
à part, était l'enseignement des sciences musulmanes dans
un établissement où le cabinet de physique voisinait avec
le cours de théologie. Hélas l'enseignement des sciences
musulmanes a pêché par une lacune inhérente à
son corps enseignant, le manque de méthode. Il eut fallu que les
professeurs abandonnent la méthode d'autorité au bénéfice
de la méthode de réflexion. Cette façon de faire
ne fut employée qu'aux toutes dernières années, mais
sans doute trop tard pour éviter l'absorption des médersas
par les lycées d'état dans lesquels les disciplines scientifiques
sont censées apporter la solution à tous les problèmes
de la société moderne. On ne peut que regretter d'autre
part l'attitude de la bourgeoisie musulmane qui n'a cessé de bouder
les médersas. Les familles musulmanes de la seconde moitié
du XXème siècle, pour ne s'intéresser qu'à
cette période, n'ont eu qu'un souci, celui d'assurer à leur
progéniture, garçons et filles, une situation matérielle
à leurs yeux beaucoup plus importante que la projection d'une culture
musulmane traditionnelle telle qu'enseignée dans les médersas
qui n'aurait agi sur eux qu'à la manière d'une force mystique
démodée.
Un seul exemple suffira à démontrer l'influence considérable
de ces écoles sur l'évolution de la vie sociale de la population
musulmane. C'est la création en 1954 du
lycée franco-musulman de jeunes filles d'Alger. Convaincus
de la qualité de l'enseignement polyvalent dispensé à
leurs fils par les médersas, les familles aisées d'Alger,
la capitale, ont ressenti à partir de la seconde moitié
du XXème siècle la nécessité d'offrir à
leurs filles les mêmes moyens et les mêmes chances de culture.
C'était un progrès considérable !
Pour nous convaincre ou pas de la réalité de l'institution
des médersas en Algérie il suffira, en guise de conclusion,
de citer les plus célèbres des élèves formés
dans les médersas algériennes :
- Si Nammeri, choisi par le Sultan du Maroc Mohammed
V pour être son chef du protocole,
- Hammer BENAZOUZ, Mohammed BENSASI, Mostapha CHERCHALI,
Abdelkader DAOUADJI, Menouar KELLAL, nommés délégués
du gouvernement français auprès du roi d'Arabie Saoudite
Ibn Séoud,
- Le juriste distingué LAÏMECHE qui a fait
connaître dans ses traductions françaises l'oeuvre juridique
d'Averroès, célèbre médecin philosophe arabe
du AIIème siècle,
- Ainsi que de nombreux enseignants, avocats et plusieurs
médecins de haut niveau qu'il nous est impossible de citer nommément
de peur d'en oublier un seul au passage, ce qui aurait été
impardonnable.
Monographie par Charles JANIER,
fils de feu Emile JANIER qui fut le dernier directeur de la Médersa
de Tlemcen
et le premier proviseur du Lycée d'enseignement franco-musulman
de Tlemcen.
Emile JANIER est mort et a été enterré à Tlemcen
en janvier 1958.
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