-Les grands soldats de l'Algérie
CHAPITRE V: LE MARÉCHAL BUGEAUD
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Le maréchalat est conféré à Bugeaud - 31 juillet 1843 - Echo d'Alger - 1913
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CHAPITRE V

LE MARÉCHAL BUGEAUD

Thomas-Robert BUGEAUD DE LA PICONNERIE, duc d'Isly
Né à Limoges (Haute-Vienne) le 15 octobre 1784
Député de la Dordogne du 5 juillet 1831 au 23 avril 1848
Gouverneur général de l'Algérie du 29 décembre 1840 au 29 juin 1847
Grand croix de la Légion d'honneur le 9 avril 1843
Maréchal de France le 31 juillet 1843
Député de la Charente-Inférieure du 26 novembre au 10 juin 1849
Décédé à Paris le 10 juin 1849

------Le maréchal Bugeaud a laissé un nom aussi étroitement associé au souvenir de la conquête que largement populaire dans l'armée d'Afrique.
------Ancien officier de l'Empire, il avait pris part de 1808 à 1814 à la guerre en Espagne et avait été mis en demi-solde en 1815 comme colonel. Tous ses efforts pour reprendre du service pendant la Restauration étant restés vains, il s'était consacré à la culture de ses terres en Dordogne, et y avait acquis une sérieuse expérience agricole. La Révolution de 1830 lui avait permis de rentrer dans l'Armée; promu maréchal-de-camp le 2 avril 1831, il avait été élu député de la Dordogne au mois de juillet suivant. Il était investi de la pleine confiance de Louis-Philippe.
------Lorsque la malheureuse situation du général d'Arlanges, bloqué en mai 1836 au camp de la Tafna, décida le Gouvernement à envoyer des renforts en Algérie, Bugeaud fut chargé de conduire au camp de la Tafna trois régiments nouveaux.
------Âgé alors de cinquante-deux ans, il était dans toute sa force intellectuelle et physique. De haute taille, d'allure vigoureuse, le visage un peu massif et légèrement gravé de petite vérole, le teint fortement coloré, l'œil gris clair, le nez légèrement aquilin, le front peu garni de cheveux blanchissants, il avait un aspect franc, simple et bienveillant.
------Dès son débarquement à la Tafna, le 6 juin 1836, Bugeaud fit connaître aux colonels et chefs de corps réunis qu'il entendait se débarrasser des lourds convois et même de l'artillerie, alléger les hommes, faire porter les vivres et les munitions par des chevaux et des mulets, les tentes servant de bâts et de sacs.
------Il écrivit d'ailleurs, dès le 10 juin, au Ministre : " Il faut, pour commander en Afrique, des hommes vigoureusement trempés au moral comme au physique. Les colonels et les chefs de bataillon un peu âgés, chez qui la vigueur d'esprit et de cœur ne soutient pas les forces physiques, devraient être rappelés en France... Ce qu'il faut aussi pour faire la guerre avec succès, ce sont des brigades de mulets militairement organisés, afin de ne pas dépendre des habitants du pays, de pouvoir se porter partout avec légèreté et de ne pas charger les soldats. " Il considérait comme " de la barbarie " de faire porter aux soldats sept à huit jours de vivres, soixante cartouches, des chemises, souliers, marmites, même s'ils étaient choisis robustes et entraînés, " Il faut donc faire les choses largement, concluait-il, ce sera économiser les hommes et l'argent. Il faut être forts, ou s' en aller. "
------Bugeaud constatait, dans un second rapport du 24 juin que, pour ce genre de guerre, " les nouveaux régiments étaient détestables ", que les officiers venant à contre-coeur n'étaient bons qu'à démoraliser leurs hommes, et qu'il fallait " des troupes constituées tout exprès ". Ces principes, qui lui apparaissaient si aisément parce qu'il avait fait la guerre de partisans en Espagne, ont été maintes fois oubliés en Afrique du Nord, et ont chaque fois été rappelés par des expériences coûteuses.
------Pendant son court séjour de 1836 en Algérie, Bugeaud eut la gloire de battre complètement à la Sikkak, le 6 juillet, Abd el Kader qui avait voulu lui barrer la route de la mer à Tlemcen. Il résuma ses observations dans un Mémoire sur la guerre dans la province d'Oran qui répétait les principes exposés dans ses rapports, et disait en outre: " Il ne faut point trop multiplier les postes fortifiés, qui diminuent les ressources disponibles en hommes, sont coûteux et difficiles à ravitailler, et exposent aux surprises ". Le succès devait être obtenu, suivant lui, par une activité incessante, par un " système de colonnes agissantes ".
------Reparti pour la France dés le 30 juillet et nommé lieutenant-général, il fut, en 1837, chargé d'une nouvelle mission en Algérie. Le Gouvernement voulait la paix dans l'ouest avec Abd el Kader avant d'entreprendre la seconde expédition de Constantine. Bugeaud devait obtenir cette paix, sans avoir à en référer au nouveau Gouverneur, le général de Damrémont. Débarqué le 5 avril 1837 à Oran, il fit des préparatifs pour une nouvelle campagne, mais conclut, dés le 30 mai, le traité de la Tafna avec Abd el Kader ; il avait accordé pleine confiance à son adversaire, écrivant au ministre des Affaires Étrangères : " Je me rends garant de l'Émir, et je prouve la foi que j'ai dans sa parole par la grande responsabilité que j'assume sur ma tête. "
------Ce traité de la Tafna, qui lui fut souvent reproché par la suite, était peu avantageux pour la France. Il donnait à Abd el Kader un territoire comprenant les provinces d'Oran et d'Alger, sauf les ports et une faible zone réservée à la colonisation. Il étendait la puissance d'Abd el Kader dans le but d'obtenir une plus grande sécurité commerciale et agricole; mais il n'envisageait pas assez le danger de cette puissance. D'ailleurs, le texte arabe, le seul sur lequel Abd el Kader avait apposé son cachet, n'était même pas conforme au texte français ; la partie de l'article 1er si importante, rédigée : " L'émir Abd el Kader reconnaît la souveraineté de la France en Afrique " était traduite : " Le Commandeur des croyants sait que le Sultan est grand ", phrase vide de sens. La faute en était aux deux interprètes, l'un Syrien, ignorant la langue française, l'autre, Juif, de mauvaise foi !
------Si Bugeaud faisait de larges concessions territoriales à l'Émir, c'est que, à ce moment, il ne croyait pas à l'avenir de l'Afrique, et estimait préférable de développer des régions de la Métropole encore mal exploitées et mal outillées. Il avait d'ailleurs été trompé par Abd el Kader, dont il comptait faire un instrument de la France, tandis que l'Émir ne voyait, dans ce traité, qu'une trêve lui permettant d'organiser ses forces pour reprendre au moment opportun une campagne décisive contre les Chrétiens.

------Comme il doublait son grade de général des fonctions de député, il défendit en 1838, à la tribune de la Chambre, le traité qu'il avait conclu. Il estimait qu'un arrangement de cette sorte était préférable à des colonnes coûteuses en argent et en hommes, qui, après avoir consommé leurs vivres et brûlé les moissons des Indigènes, revenaient à leur point de départ sans autres résultats : " Vous n'avez pas encore de système, déclarait-il ; je vous ai donné, par le traité, du temps pour juger; et quand ce ne serait que cela, ce serait déjà un très grand service. " Il exposait son système à lui : au lieu de 30.000 ou 40.000 hommes en Algérie, il en fallait 100.000 répartis par colonnes de 10.000 hommes, 3.000 au dépôt, 7.000 pour parcourir le pays; ces colonnes devaient avoir des bases de ravitaillement correspondantes sur le littoral. Si la France désirait la guerre, l'Émir lui fournirait, affirmait-il, l'occasion de rompre le traité.
------Cette affirmation se réalisa, puisqu'en novembre 1839 Abd el Kader reprit les hostilités, en lançant ses partisans à l'attaque des postes français. Alors Bugeaud monta à la tribune de la Chambre, le 15 janvier 1840, pour exprimer toute sa pensée : " L'occupation restreinte, déclara-t-il, me paraît une chimère. Cependant, c'est sur cette idée qu'avait été fait le traité de la Tafna. Eh bien, c'est une chimère!... et une chimère dangereuse. Tant que vous resterez dans votre petite zone, vous n'attaquerez pas votre adversaire au cœur. " Il ne voyait que trois partis à prendre : l'abandon, que " la France officielle ne voudrait pas " ; l'occupation maritime de " quelques Gibraltars qui absorberait des effectifs disproportionnés avec le but à atteindre; la conquête absolue, qui s'obtiendrait par la destruction de la puissance d'Abd el Kader, grâce à des colonnes empêchant les tribus de semer, de récolter et de pâturer, jusqu'à ce qu'elles se soumettent.
------Il combattait de toutes ses forces le système des postes fortifiés employés par le maréchal Valée : " Que diriez-vous, déclarait-il en mai 1840, d'un amiral qui, chargé de dominer la Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand nombre sur quelques points de la côte et ne bougerait pas de là? Vous avez fait la même chose. Vous avez réparti la plus grande partie de vos forces sur la côte, et vous ne pouvez de là dominer l'intérieur. Entre l'occupation restreinte par les postes retranchés et la mobilité, il y a toute la différence qui existe entre la portée du fusil et la portée des jambes. Les postes retranchés commandent seulement à portée de fusil, tandis que la mobilité commande le pays à quinze ou vingt lieues. Il faut donc être avare de retranchements, et n'établir un poste que quand la nécessité en est dix fois démontrée. "
------La guerre en Afrique semblait d'ailleurs à Bugeaud tout à fait inutile si elle n'avait pas pour but de coloniser le pays. Il critiquait amèrement " dix ans de sacrifices infructueux ", et il ajoutait : " Cherchez des colons partout; prenez-les dans les villes, dans les campagnes, chez nos voisins, car il en faudra 150.000 dans peu d'années. On me dira : C'est bien cher! Comment, il faut leur fournir des terres, des armes et des vivres ? - Oui, Messieurs, vous le devez, si vous voulez rester en Afrique; et c'est beaucoup moins cher que ce que vous faites. "
------Lorsque le rappel de Valée fut décidé en décembre 1840, Bugeaud fut désigné pour le remplacer. Il avait pour lui Louis-Philippe; mais il avait par contre beaucoup d'ennemis chez les légitimistes, chez les républicains et chez les orléanistes eux-mêmes; il avait tellement critiqué l'occupation de l'Algérie qu'il était suspect à ceux qui désiraient en finir. Cependant, il avait exposé, en mai 1840 à la Chambre, le programme d'action qu'il préconisait, en disant : " II faut soumettre Abd el Kader; il faut le détruire, car sans cela vous n'arriverez à rien. Sa capacité, sa finesse, sa duplicité, le rendent fort dangereux. Il faut lui faire une guerre acharnée : mais pour cela, il faut de grandes forces et beaucoup de persévérance. " Le signataire du traité de la Tafna avait donc considérablement évolué, et il allait remplir de bout en bout, comme gouverneur, le programme ainsi exposé.
-------Le jour même de son arrivée à Alger, le 22 février 1841, Bugeaud adressa une proclamation aux habitants de l'Algérie, et une à l'armée.
-------Aux habitants, il exposait qu'il avait été l'adversaire de la conquête absolue en raison des moyens humains et financiers qu'elle exigeait, mais qu'il s'y consacrerait désormais tout entier : " La conquête, ajoutait-il, serait stérile sans la colonisation, " Plus de fermes isolées difficiles à protéger, mais des villages organisés défensivement, ayant pour but de faire rendre à la terre tout ce qu'elle pouvait donner; appel aux capitaux; appel aux colons; tel était son programme,
-------A l'armée, il disait que son but n'était pas de faire fuir les Arabes, mais de les soumettre, et que, tout en demandant un sérieux effort aux troupes, il serait " attentif à ménager leurs forces et leur santé ".
-------Ces proclamations pleines de franchise et de bon sens furent bien accueillies par ceux à qui elles s'adressaient. La guerre qu'entreprit Bugeaud fut toute différente de celle menée jusque-là; elle consista à occuper ou à créer de grands postes ou des villes, d'où les colonnes allégées et par suite mobiles rayonnèrent, allant frapper dans leurs intérêts matériels les tribus récalcitrantes. Par contre, les chapelets de camps inutiles installés par le maréchal Valée furent évacués. Les " razzia " consistant à aller piller les tribus dissidentes, en leur enlevant troupeaux, récoltes et otages, furent empruntées aux procédés de guerre locaux, à défaut d'autre moyen d'atteindre un ennemi qui se dérobait; elles furent d'ailleurs beaucoup plus humaines que celles des Turcs ou d'Abd el Kader.
-------Tandis que Bugeaud allait dans la province d'Oran en mai, détruire Tagdempt, où Abd el Kader avait installé ses fabriques et ses magasins, puis occuper Mascara par une garnison, le général Baraguey d'Hilliers faisait tomber, dans la province d'Alger, Boghar et Taza. En juin Bugeaud, organisant ses bataillons en faucheurs et batteurs, fit récolter le blé de la tribu d'Abd el Kader aux environs de Mascara et l'emmagasina pour l'alimentation de ses troupes. En automne, il détruisit la maison et l'établissement religieux du père d'Abd el Kader, puis la ville de Saïda. Ainsi, l'Émir voyait tomber successivement toutes ses villes, mais continuait à se dérober, dans l'espoir d'une revanche occasionnelle.
Bugeaud résolut de l'atteindre et de ne laisser aucun répit aux tribus qui lui étaient soumises. Il donna ainsi à la guerre, en 1842, le caractère nouveau qui a été qualifié " jeu de barres ". La Moricière dans la province d'Oran, Changarnier dans la province d'Alger fournirent un effort considérable contre les lieutenants de l'Émir, qui se trouvèrent peu à peu chassés des gouvernements qui leur avaient été attribués. Calquant alors les procédés d'Abd el Kader, Bugeaud créa des divisions administratives et mit à leur tête des chefs indigènes choisis par la France.
-------Il pensait d'ailleurs à utiliser les moyens politiques pour favoriser la pacification. Sachant que, d'après les interprétateurs du Coran, des Musulmans ne pouvaient accepter volontairement la domination des infidèles, il avait envoyé en Orient Léon Roches, qui avait été pendant plusieurs années secrétaire d'Abd el Kader, pour obtenir une fettoua, c'est-à-dire une décision des savants de l'Islam, expliquant que cette acceptation était possible.
-------La fettoua qu'avait obtenue Léon Roches était ainsi rédigée : " Quand un peuple musulman, dont le territoire a été envahi par les Infidèles, les a combattus aussi longtemps qu'il a conservé l'espoir de les en chasser, et quand il est certain que la continuation de la guerre ne peut amener que misère, ruine et mort pour les Musulmans, sans aucune chance de vaincre les Infidèles, ce peuple, tout en conservant l'espoir de l'aide de Dieu, peut accepter de vivre sous leur domination à la condition expresse qu'ils conserveront le libre exercice de leur religion et que leurs femmes et leurs filles seront respectées. " On comprend l'importance de cette décision, pour ceux que seul le devoir impérieux de la Guerre Sainte retenait sous la bannière d'Abd el Kader.
-------Pour frapper l'esprit des Indigènes, Bugeaud se fit d'ailleurs à cette époque graver un cachet portant l'inscription
suivante : " La terre appartient à Dieu, et il la donne en héritage à ceux qu'il a choisis ", verset tiré du Coran, et bien fait pour impressionner les Musulmans qui recevaient ses lettres.
-------A un ancien lieutenant d'Abd el Kader auquel il donnait solennellement l'investiture à Alger, en octobre 1842, il disait clans son allocution : " La France veut vous gouverner pour que vous prospériez. Elle veut que chacun puisse jouir paisiblement du fruit de son travail et s'enrichir sans crainte d'être dépouillé. Elle respecte vos mœurs ; elle fait observer votre religion; elle choisit parmi vous un chef capable de vous commander. Si vous êtes fidèles à vos promesses, la France est grande et puissante et vous deviendrez grands et puissants avec elle. Si vous oubliez votre engagement d'aujourd'hui, malheur! "
-------La création de camps destinés à surveiller le pays marqua en 1843 une étape importante dans l'œuvre de Bugeaud. Le camp d'El Asnam, qui reçut bientôt le nom d'Orléansville, fut la base d'où il partit pour aller occuper le port de Ténès. La prise de la Smala au mois de mai, puis la défaite et la mort, au mois de novembre suivant, du plus brave et du plus fidèle lieutenant de l'Émir, Ben Allal, avec les restes des bataillons réguliers, portèrent des coups terribles au prestige d'Abd el Kader. L'Émir avait été obligé d'aller établir sa " deïra ", restes très amoindris de la Smala dans la zone saharienne des Chotts (lacs salés), voisine du Maroc.
-------Bugeaud, élevé successivement cette année-là, aux dignités de grand-croix et de maréchal de France, estimait que son ennemi était vaincu. Dans un discours prononcé le 25 novembre 1843 à Alger, à l'occasion d'un banquet offert au duc d'Aumale, il s'exprimait ainsi : " Je vous dis hardiment que toute guerre sérieuse est finie. Abd el Kader pourra bien encore, avec la poignée de cavaliers qui lui restent, exécuter quelques coups de mains sur les Arabes soumis de la frontière, mais il ne peut rien tenter d'important. Et comment pourrait-il reconstituer une petite armée ? Il a perdu partout l'impôt et le recrutement ; le pays est organisé par nous et pour nous; partout on nous paie les contributions, on obéit à nos ordres. "
-------Abd el Kader n'avait cependant pas renoncé à la lutte comprenant qu'il ne pouvait plus rien contre Bugeaud sans l'appui du Maroc, il chercha à amener le Sultan à la guerre; à cet effet, il exécuta dans l'ouest de la province d'Oran des razzia. La Moricière fut forcé d'installer un camp à Lalla-Maghrnia, d'où grosse émotion parmi les Marocains, et attentats de la part des cavaliers d'Oudjda. Bugeaud fit la démonstration de sa force en allant le 19 juin occuper Oudida, et revint ensuite dans ses bivouacs de Lalla-Maghrnia.
-------Les agressions des Marocains continuant, une expédition devint inévitable. Le Gouvernement français, craignant de provoquer de graves complications avec l'Angleterre, ne la souhaitait pas, et le laissait entendre au maréchal Bugeaud et au prince de Joinville, commandant d'une escadre croisant devant les ports marocains. Mais Bugeaud écrivit à Joinville que l'honneur de la France importait plus que les susceptibilités britanniques, si bien que le jeune prince alla bombarder Tanger le 6 août et se dirigea sur Mogador pour lui faire subir le même sort.
Bugeaud, qui avait en face de lui l'armée marocaine, forte de 6.000 cavaliers réguliers, 1.200 fantassins et environ 50.000 cavaliers des tribus, sous les ordres du fils du Sultan, eût préféré attendre l'attaque, en raison de la grosse chaleur; mais l'attitude passive trop longtemps adoptée vis-à-vis d'adversaires agressifs risquait de décourager les tribus soumises, et il décida de marcher contre les Marocains.
Le 12 août, Bugeaud écrivit au prince de Joinville: " Mon Prince, vous avez tiré sur moi une lettre de change, je vous promets d'y faire honneur; demain j'exécute une manœuvre qui me rapprochera, à son insu, de l'armée du fils de l'Empereur, et après-demain, je la mets en déroute. "
-------Dans la soirée, il s'était étendu sur son lit de camp, lorsqu'on vint lui demander de venir jusqu'à un punch offert aux officiers de deux régiments de cavalerie arrivant en renfort. Il n'eut qu'à changer son fameux " casque à mèche ", son bonnet de coton rendu légendaire par la chanson, contre son képi, pour aller à un jardin pourvu d'allées et de portiques qui avait été improvisé avec des lauriers-roses sur les bords de l'oued Isly, et qui était illuminé de lanternes de papier. Au milieu des officiers réunis, il s'écria de sa voix forte : " Après-demain, mes amis, sera une grande journée, je vous en donne ma parole. Avec notre petite armée de 6.500 baïonnettes et l.500 chevaux, je vais attaquer l'armée du prince marocain qui, d'après mes renseignements, s'élève à 60.000 cavaliers... Moi j'ai une armée, lui n'a qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Je donne à la petite armée la forme d'une hure de sanglier. La défense de droite, c'est La Moricière ; la défense de gauche, c'est
Bedeau ; le museau, c'est Pélissier, et moi je suis entre les deux oreilles. Qui pourra arrêter notre force de pénétration ? Ah! mes amis, nous entrerons dans l'armée marocaine comme un couteau dans du beurre. Je n'ai qu'une crainte, c'est que, prévoyant une défaite, ils ne se dérobent pas à nos coups. "
-------Tout se passa, le 14 août, comme le maréchal l'avait dit. L'armée française s'avança en bon ordre, harcelée par des charges incessantes de cavaliers marocains que les fantassins des " défenses " recevaient par des décharges à bonne portée; elle était semblable, selon un cavalier indigène, à " un lion entouré par cent mille chacals ". Au moment opportun, Bugeaud lança en avant sa cavalerie, Yusuf en tête, la faisant suivre de près par l'infanterie. Le camp marocain, laissé dressé en raison de la certitude du succès, fut enlevé : l'artillerie, les tentes du fils du Sultan et celles des chefs, les provisions de guerre et de bouche, restèrent entre les mains des Français.
-------Le colonel Morris poursuivit l'ennemi avec ses chasseurs si ardemment qu'il se trouva en difficulté, et dut être dégagé par l'intervention des bataillons de Bedeau. A midi, la poursuite cessa. Bugeaud put prendre possession de la tente du fils du Sultan, que Yusuf lui avait fait réserver, et auprès de laquelle il avait groupé 18 drapeaux, 11 pièces d'artillerie, le parasol de commandement du fils du Sultan et d'autres trophées. Le fils du Sultan s'était enfui jusqu'à Taza.

-------La victoire de l'Isly eut un immense retentissement, et est restée le grand titre de gloire de Bugeaud, quoiqu'il en ait bien d'autres. Elle amena le traité de Tanger, signé le 10 septembre 1844, mettant Abd el Kader hors la loi au Maroc comme en Algérie. Bugeaud reçut de Louis-Philippe, dès le 18 septembre, le titre de duc d'Isly; de la population algérienne, une épée d'honneur; d'amis connus et inconnus, d'innombrables lettres de félicitations. Il se rendit en France où il fut fêté partout.

-------Pendant ce séjour, le grand souci de Bugeaud fut de montrer comment cette Algérie, qu'il considérait comme pacifiée, devait être une richesse nouvelle pour la France : " Il est essentiel, déclarait-il à un banquet offert par le commerce de Marseille, que vous connaissiez bien toute l'importance du marché dont Marseille est le principal entrepôt... Le champ qui s'ouvre devant vous rapporte déjà vingt millions au trésor ! Il y a là un avenir immense qu' à mon âge il ne me sera peut-être pas donné de voir... " A la Chambre des Députés, il prononça le 24 janvier 1845 un grand discours où il défendit ses principes d'administration et de colonisation, où il exposa l'œuvre de l'armée d'Afrique et justifia la nécessité du maintien de ses effectifs. Il montra que c'était au prix de marches épuisantes et de privations continuelles que cette armée avait pu obtenir les résultats acquis, remplaçant grâce à sa mobilité l'effectif double qu'aurait exigé l'occupation de postes plus nombreux.
--------Les razzia, qui lui étaient reprochées, n'étaient-elles pas, déclara-t-il, le seul moyen de terminer la guerre ? Il expliqua la différence entre la guerre européenne, où il est possible d'atteindre les capitales, d'intercepter les grandes routes terrestres ou fluviales, et la guerre africaine, où on ne peut atteindre que l'intérêt agricole, les moutons, les bœufs, la population nomade sans villes ni villages.
------L'armée remplissait d'ailleurs, ajouta-t-il, bien d'autres rôles que celui d'instrument de guerre. Les soldats rentrant de colonne n'avaient que trois jours de repos pour réparer leurs effets, après quoi ils travaillaient aux routes, aux ponts, aux bâtiments, à tous les grands travaux d'utilité publique. " C'est l'armée, déclara-t-il, qui vous a fourni des bras nombreux et à bon marché, et sans elle vous n'exécuteriez pas ces travaux, car d'abord vous ne voteriez jamais les sommes nécessaires pour les faire faire par des bras civils. " Il calculait le prix d'un terrassier, d'un ouvrier d'art, d'un maçon, d'un menuisier, et montrait que les soldats travaillaient gratuitement pour les remplacer :" L'armée a ouvert depuis deux ans cinq cents lieues de routes, elle a fait seize ponts, une multitude d'édifices militaires sur tous les points, elle a fondé plusieurs villages, elle a créé en un mot tous les grands travaux d'utilité, car il n'y a qu'elle qui en fait: Ce n'est pas tout! elle porte le secours de son budget au mouvement colonisateur et commercial. "
-------En ouvrant des routes, l'armée ne faisait pas seulement, d'après lui, œuvre utile au point de vue stratégique, elle ouvrait des voies commerciales. Si elle était allée à Biskra et chez les Ouled-Naïl, c'était dans ce double but : " Nous avons marché, expliquait le Maréchal, l'épée dans une main et le mètre dans l'autre. Depuis ces expéditions, il y a eu un progrès énorme dans le commerce de l'Algérie. Le mouvement du commerce d'Alger s'est élevé en 1844 à 80 millions; je n'ai pas pu suivre nos tissus dans leur
marche, mais je ne serais pas étonné que plusieurs fussent allés jusqu'à Tombouctou. "
-------Bugeaud expliqua aussi à la Chambre que l'occupation restreinte, à laquelle il avait cru jadis, était irréalisable; il démontra cette vérité, si souvent méconnue depuis, qu'il est impossible de faire la conquête partielle d'un pays, et que par " la force des choses ", il faut soumettre les régions en bordure, parce que même si leurs populations ne sont pas agressives, elles donnent refuge à tous les ennemis des régions soumises. Enfin, il expliqua les avantages du régime militaire tant que le pays n'était: pas complètement pacifié et donna un exposé de la " colonisation militaire " telle qu'il l'entendait, au moyen de soldats allant se marier en France et revenant s'établir en - Algérie avec l'aide de l'État et de l'armée.
-------L'ère de la colonisation et du commerce paraissait si bien ouverte que le maréchal fut reçu à Paris par les négociants peu avant son départ pour Alger, dans un grand banquet donné au Palais de la Bourse; le duc de Nemours, le prince de Joinville, le duc d'Aumale et le duc de Montpensier y assistaient, ainsi que le ministre du Commerce et le gouverneur de la Banque.
-------A son retour à Alger, le 29 mars 1845, Bugeaud adressa aux " citoyens et soldats de l'Algérie " une proclamation où il leur parla de l'exportation des tissus français dans l'intérieur de l'Afrique, qu'il comptait accroître en ouvrant de nouvelles routes dans le Sud. Mais presque aussitôt commença une agitation insurrectionnelle fomentée par un marabout surnommé Bou Maza (l'homme à la chèvre), qui l'obligea. à lancer des colonnes contre les tribus.
-------Cependant, c'est à la colonisation militaire que Bugeaud pensait avant tout. Comme le Gouvernement ne paraissait pas favoriser ses projets, il s'embarqua le 4 septembre pour la France, afin d'aller les défendre. Les délégués de la population civile d'Alger se réunirent ce jour-là au Palais du Gouvernement pour lui présenter une adresse, et lui donnèrent ainsi l'occasion de leur exprimer toute sa pensée. Il avait voulu avant tout, expliqua-t-il, leur donner la sécurité, sans laquelle toute colonisation était impossible; il avait ensuite fondé des postes autour desquels la population civile était venue se grouper et il avait créé des routes pour les desservir; il avait été obligé de s'absenter beaucoup d'Alger pour diriger les colonnes ou les travaux, mais il estimait " mieux servir ainsi les intérêts civils qu'en se laissant absorber par les détails minutieux de l'administration ". Il disait encore aux colons : " Je vous rends tout l'amour que vous m'accordez, et bien que je ne possède pas une obole en Algérie, je défendrai cette terre comme si j'y avais consacré toute ma fortune et toutes mes affections. "
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Il concluait avec sincérité qu'il conserverait leur adresse comme un titre de noblesse à côté de brevet de duc d'Isly.
-------Au moment même où Bugeaud s'éloignait ainsi, laissant l'intérim à La Moricière, l'agitation entretenue par les émissaires d'Abd el Kader s'accentua, et Abd el Kader lui-même, passant la frontière du Maroc, anéantit presque entièrement la petite colonne du lieutenant-colonel de Montagnac près de Sidi-Brahim, puis fit prisonnier le détachement du lieutenant Marin près d'Aïn-Temouchent. L'insurrection gagna rapidement du terrain, et la situation devint grave.
---------Bugeaud revint en hâte, déclarant que les échecs subis étaient dus à des infractions aux principes qu'il avait posés et même aux ordres qu'il avait donnés; il décida d'empêcher Abd el Kader de rejoindre les divers insurgés de l'Est, afin qu'il ne pût pas prendre la direction d'une insurrection générale. Dix-huit colonnes sillonnèrent le pays en tous sens, dans des conditions si pénibles que deux de leurs chefs moururent d'épuisement; elles parvinrent du moins, en traquant Abd el Kader, à le rejeter définitivement vers le sud-ouest.
-------Dans cette lutte décisive, Bugeaud et Abd el Kader avaient l'un et l'autre déployé toute leur énergie. Le capitaine Trochu, aide de camp du Maréchal, écrivait plus tard, en l'évoquant, ces lignes émues sur son ancien chef : " Quand il rentra dans Alger (le 18 mars 1846) avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut au comble. Le vieux Maréchal en jouit pleinement. C'est qu'il venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer. "
-------Le Maréchal savait que le Gouvernement était disposé à instituer en Algérie une administration civile et à réduire l'armée, et s'opposait vivement à ces mesures. Il voulait mettre en pratique son projet de colonisation militaire : au cours d'un séjour en France, de juillet à décembre 1846, il en entretint Louis-Philippe et Guizot, et obtint d'eux la promesse qu'un crédit d'essai' serait demandé aux Chambres. Apprenant a la fin de décembre que le crédit avait été ajourné, il écrivit à Louis-Philippe une lettre pressante et lui envoya, ainsi qu'à Guizot, un mémoire sur la colonisation.

-------Ses démarches eurent peu d'effet. Constatant, au début de mars, par le projet de loi sur la colonisation; que le système préconisé par La Moricière triomphait du sien, il écrivit à Guizot : " Je suis déjà un peu vieux pour la rude besogne d'Afrique, et vous savez que si je tiens à conserver le gouvernement après avoir résolu les questions de guerre et de domination des Arabes, c'est uniquement pour faire entrer le pays, avant de me retirer, dans une voie de colonisation qui puisse perpétuer notre conquête et délivrer la France du grand fardeau qu'elle supporte. " Comme il ne pouvait faire adopter ses idées à ce sujet, il préférait résigner les fonctions dé gouverneur qu'il exerçait depuis six ans.

-------Il eut encore la satisfaction au mois d'avril de voir l'agitateur Bou Maza se rendre au colonel de Saint-Arnaud; puis, au mois de mai, il alla soumettre la partie de la grande Kabylie qui restait une menace pour la paix, malgré l'ordre reçu du Ministre, au dernier moment, de renoncer à cette expédition. Après ce dernier fait d'armes, il décida de partir.
Bugeaud a été célébré surtout pour ses campagnes victorieuses contre Abd el Kader et les tribus; et cependant c'est à son oeuvre colonisatrice que le vieil agriculteur attachait personnellement le plus grand prix.
-------Avant de s'embarquer pour la France, le 5 juin 1847, il résumait lui-même cette œuvre depuis 1841 dans une proclamation qu'il adressait aux colons : " Voyez les routes, les ponts, les édifices de toute nature, les barrages, les conduites d'eau, les villages qui ont surgi, et dites si nous n'avons pas fait en colonisation, au milieu d'une guerre ardue, plus qu'on n'avait le droit d'attendre en raison des moyens exigus mis à notre disposition. Mais, ce qui est colonisateur et administratif au-dessus de tout, c'est la sécurité. "
-------II leur montrait comment les Indigènes assuraient eux mêmes cette sécurité, en exerçant la police et en accueillant les voyageurs. Quant au commerce, s'il était encore peu important, c'est parce qu'il avait été contrarié par la guerre et par le peu de besoins des Indigènes; mais il était appelé, pensait-il, à " grandir tous les jours par les bienfaits de la pacification "
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-------Il prêchait paternellement la patience à ceux qui désiraient voir importer immédiatement les institutions civiles et politiques de la France dans un pays où l'élément européen occupait encore une si petite place dans le chiffre de la population et dans la superficie territoriale. Il leur indiquait que des réformes plus pratiques étaient un large système de colonisation civile et militaire, une augmentation de crédits pour les travaux publics et une décentralisation enlevant à Paris un grand nombre des questions qui s'y traitaient: " Plus tard, concluait-il, quand vous aurez grandi, quand votre société sera assise sur de larges bases, quand vous aurez assez d'aisance pour payer des impôts, le moment sera venu de demander des institutions en harmonie avec votre état social. "
-------En lisant avec le recul du temps ces conseils si sages et si judicieux, on constate que les conceptions du Maréchal, méconnues et combattues à son époque, étaient les vraies, et qu'elles ont été depuis lors réalisées progressivement, à leur heure.

-------Dans la proclamation adressée à l'armée, Bugeaud résumait les glorieuses campagnes par lesquelles elle avait rejeté Abd el Kader hors de l'Algérie, vaincu l'armée marocaine et soumis les tribus; il célébrait l'établissement de " sa puissance morale qui gardait les routes et protégeait la colonisation sans exiger sa présence constante ". Mais ce qu'il louait surtout chez ses troupes, c'était d'avoir compris que leur tâche était multiple, " qu'il ne suffisait pas de combattre et de conquérir, qu'il fallait encore travailler pour utiliser la conquête ". -------Son exposé à cet égard constituait un plaidoyer pour sa colonisation militaire : " Vous avez trouvé glorieux, écrivait-il, de savoir manier, tour â tour, les armes et les instruments de travail; vous avez fondé presque toutes les routes qui existent ; vous avez construit des ponts et une multitude d'édifices militaires; vous avez créé des villages et des fermes pour les colons civils; vous avez défriché les terres des cultivateurs trop faibles encore pour les défricher eux-mêmes ; vous avez créé des prairies, vous avez semé des champs, et vous les avez récoltés. Vous avez montré, par là, que vous étiez dignes d'avoir une bonne part dans le sol conquis, et que vous sauriez aussi bien le cultiver que le faire respecter de vos ennemis. "

-------L'œuvre accomplie par l'armée et qu'il exposait ainsi était la colonisation militaire qu'il eût voulu développer et réglementer. Quand il tenta des expériences pratiques de colonies militaires, il eut parfois des déceptions; il crut par exemple que les difficultés inhérentes au travail en commun seraient plus facilement évitées chez des hommes assouplis par la discipline militaire et habitués à ce genre d'effort; mais, dans un village fondé en 1842, il constata en 1843 que ses colons militaires ne travaillaient pas, et leur demanda pourquoi . " Parce que, lui répondirent-ils, nous comptons les uns sur les autres, que nous ne voulons pas en faire plus l'un que l'autre, et qu'ainsi nous nous mettons au niveau des paresseux. " Ses colons lui demandèrent instamment, même les paresseux, de les " désassocier " ! Aussi dans la brochure où il contait lui-même cette déconvenue, Bugeaud tirait cette conclusion générale : " Les socialistes, affligés de voir souvent la misère à côté de l'aisance et même de la richesse, poursuivent la chimère de l'égalité parfaite. Ils croient l'avoir saisie dans l'association; ils se trompent; ils n'obtiendront que l'égalité de la misère. "
-------La tâche que Bugeaud avait accomplie répondait bien à la devise qu'il avait choisie : " Ense et aratro ", " par l'épée et par la charrue ". Son œuvre eût pu se développer sur une plus large échelle sans empêcher la réalisation simultanée de l'œuvre résultant des initiatives capitalistes et des efforts privés que recommandait La Moricière. Mais, comme il arrive trop souvent en France, une lutte s'était établie entre les deux " systèmes ", les opposant l'un à l'autre; ce fut celui de La Moricière qui l'emporta.
La rivalité entre Bugeaud et La Moricière, attisée plutôt que calmée par leurs partisans respectifs, a fait du tort à l'un et à l'autre. On a cru par exemple, parce que La Moricière connaissait et aimait les Indigènes, que Bugeaud ne s'occupait pas d'eux. Il a au contraire préconisé par de nombreuses circulaires, les moyens de gagner leur confiance et leur affection : " Nous avons, écrivait-il le 17 septembre 1844, fait sentir notre force et notre puissance aux tribus de l'Algérie, il faut leur faire connaître notre bonté et notre justice, et leur faire préférer notre gouvernement à celui du Turc et à celui d'Abd el Kader. "
-------Il voulait que Français et Indigènes se rapprochassent peu à peu, " de manière à ne former qu'un seul et même peuple sous le gouvernement paternel du roi des Français ". Il recommandait de choisir avec soin les fonctionnaires indigènes, puis de les surveiller, de les diriger, de les éduquer, de les modifier graduellement. Il conseillait de traiter la masse des autres avec bonté, équité, humanité; " il faut, écrivait-il, écouter leurs plaintes, leurs réclamations, les examiner avec soin, afin de leur faire rendre justice s'ils ont raison et les punir s'ils se sont plaints à tort. "
-------Les bureaux arabes, tels qu'il les organisa en 1844, administraient les Indigènes avec une justice et dans les formes qui convenaient à leurs habitudes; les officiers remarquables qui y furent employés eurent souvent à protéger les Indigènes contre les abus de colons trop pressés de se constituer des propriétés ou de recueillir des bénéfices, et se firent par cela même des ennemis; mais ils accomplirent une œuvre utile et féconde.

-------Bugeaud entendait associer les Indigènes à l'effort agricole et commercial de l'Algérie, et prenait des dispositions pratiques à cet effet. Il imposait par exemple aux tribus de participer aux dépenses nécessitées par les grands travaux mettant leur pays en valeur; il cherchait à les fixer au sol au lieu de leur laisser pratiquer le nomadisme et le campement sous la tente : " Établissez des villages, leur disait-il dans une proclamation du 5 juillet 1845, bâtissez de bonnes maisons en pierre et couvertes de tuiles pour n'avoir pas tant à souffrir des pluies et du froid en hiver, de la chaleur en été, taillez de beaux jardins et plantez des arbres fruitiers de toute espèce, surtout l'olivier greffé et le mûrier pour faire de la soie. " Il leur recommandait des charrues moins primitives et s'élevait vigoureusement contre leur tendance à détruire leurs forêts.
-------Il savait quelle rancune les Indigènes conservent contre qui les a humiliés ou rançonnés injustement, et rédigea à plusieurs reprises des circulaires à ce sujet. II ne voulait pas que ceux venant en ville fussent molestes par les habitants européens, ni que ceux de la campagne fussent exploités par les colons Il veillait à ce qu'aucun abus ne fût commis au point de vue de la responsabilité collective qu'il imposait aux tribus.
Pour bien comprendre Bugeaud, il serait bon de consulter les circulaires par lesquelles il imposait à ses subordonnés ses idées en les expliquant; les mémoires par lesquels il essayait de convaincre les hommes du Gouvernement; les lettres parfois longues qu'il écrivait à ses amis; enfin les nombreuses brochures qu'il a publiées.
-------Lorsqu'il partit pour la France le 5 juin 1847, il dut éprouver un douloureux serrement de cœur en pensant
qu'il n'avait pu mener à sa fin l'œuvre colonisatrice qu'il voulait réaliser après son oeuvre militaire. Il n'eut pas la joie de voir l'essor rapide de l'Algérie qu'il avait tant aimée, puisqu'il fut emporté le 10 juin 1849 par le choléra. Il a du moins laissé une trace profonde dans l'histoire du pays dont il reste le plus grand gouverneur, celui qui y a assuré la paix et qui en a entrepris le développement économique.
Le nom de Bugeaud est, à juste raison, connu même dans les petits villages de France et d'Algérie. Le Maréchal a gagné cette popularité auprès des troupiers, parce qu'il s'occupait de leur hygiène et de leur bien-être. Il s'arrêtait à l'occasion auprès d'eux pour leur donner un conseil pratique, comme il eût fait dans sa propriété avec ses ouvriers agricoles. II les obligeait à porter une ceinture de laine par-dessus leurs vêtements pour se préserver de la dysenterie ; il réglementait judicieusement les haltes aux jours de grande chaleur; il obligeait les officiers à payer de leur personne dans les moments pénibles et donnait lui-même l'exemple malgré son âge.

-------La popularité de Bugeaud s'est matérialisée dans le couplet de " La Casquette ", que les soldats continuent encore à chanter sur une sonnerie de clairon. Ce couplet vient de ce que, lors d'une attaque de nuit, il était accouru aux avant-postes sans enlever son bonnet de nuit, et que, s'en étant aperçu après l'alerte, il avait demandé sa casquette. La demande s'était répétée avec zèle de bouche en bouche : " La casquette, la casquette du Maréchal! " ; et depuis lors cette casquette, déjà fort connue des troupiers pour sa forme spéciale, était devenue légendaire. C'est un symbole tout à l'honneur du Maréchal qu'entendre chanter dans les rangs de l'armée, 80 ans après l'épisode nocturne :"

As-tu vu
La casquette au Père Bugeaud.?

-------Ce grand soldat, ce judicieux administrateur, cet ardent colonisateur est resté et restera pour les foules " le Père Bugeaud ".