Cagayous

MUSETTE

Préface
Un Publiciste Sociologue algérois :
MUSETTE
par
Max LAMOUCHE

mise sur site le 16-5-2010

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Un Publiciste Sociologue algérois :
MUSETTE
par
Max LAMOUCHE

Musette ! Nom familier aux Algérois de longue date, personnalité insuffisamment connue et appréciée.

Maniant avec un égal bonheur la pure langue française et l'idiome coloré du cynique et joyeux Cagayous, Musette fut un observateur sagace et piquant, un philosophe avisé, un ami sincère de ce menu peuple qu'il nous présenta en liberté, enfin un franc serviteur de la Cité.

***

Victor, Maurice, Auguste Robinet naquit à Alger, le 26 avril 1862, dans l'immeuble portant le n" 9 de la rue de la Révolution, tombé depuis lors sous la pioche des démolisseurs.

Orphelin tout jeune, Auguste Robinet dut à l'affectueuse tutelle de son oncle Legendre de poursuivre ses études secondaires ; mais il eut à coeur de se créer de bonne heure une situation sociale. D'abord commis du service vicinal, il fut ensuite admis au concours de l'inspectorat des Enfants assistés et, après un stage à Constantine, obtint le poste d'inspecteur du département d'Alger, qu'il ne devait quitter que pour la retraite.

Mais il ne savait borner son activité à l'exercice consciencieux de ses fonctions officielles : il lui fallait la manifester en d'autres domaines et s'ouvrir de larges fenêtres sur l'extérieur. Dès l'âge de vingt ans, il donnait à l'Akhbar quelques fantaisies d'actualité signées " Tête d'âne ", aveu transparent d'un de sa dulcinée. Enfin Madame Solano, tempérament peu maniable, avec lequel il faudrait compter. En 1888, Ernest Mallebay fondait sa Revue Algérienne et lui en confiait la chronique, dont il s'acquitta spirituellement sous le pseudonyme de " Rob ". En 1896, il suivit Mallebay au Turco, où il commença vraiment de populariser ses divers pseudonymes : Rob, Jean de l'Agha, Musette.

Il avait, entre-temps, mûri son personnage de Cagayous, ce petit bout d'homme aux yeux chassieux et à la mine roublarde, animateur d'une poignée de lurons dont les faits et gestes furent consignés, en style approprié, dans une série de fascicules hebdomadaires depuis " Les amours de Cagayous " (1896) jusqu'au " Cagayous poilu " (1920). Nous y voyons, avec Cagayous le " louette " à qui on n'en peut aisément remontrer, " Çuila qu'il a la calotte jaune ", son lieutenant et un peu son rival ; " Calcidone ", le Maltais pêcheur d'oursins, dont les pieds sont célèbres dans le quartier pour l'indécence de leurs dimensions ; Zéro- franc le " fout-la-faim " toujours fauché ; Embrouilloun, " Apolitain " un peu " sacatrape ", c'est-à-dire.. pas trop regardant sur les moyens d'existence ; puis Chicanelle, soeur de Cagayous - dont le nom est tout un programme - et son petit bâtard Scaragolette, cadeau du volage Chambignon ; Mecieu Hoc, le facteur en rétraite qui tient bénévolement la plume pour ses voisins, que sa qualité d'ancien fonctionnaire désigne pour les négociations délicates, et qui soupire après la main de Chicanelle, tout prêt à couvrir de son généreux pavillon le produit de contrebande l'épicière espagnole, et sa fille Térésina la " savante ", titulaire du Certificat d'études primaires, qui épousera Cagayous... pas pour longtemps !

Doit-on attribuer cette invention aux impressions d'une enfance passée à deux pas de la place du Gouvernement, noeud vital d'Alger à l'époque, carrefour des cinq grands quartiers français, juif, musulman, espagnol et italo-maltais ? Il avait, en tout cas, un goût inné pour la philologie et la linguistique : ses condisciples, au lycée, le qualifiaient d' " encyclopédie vivante ". Même compte tenu des exagérations juvéniles, il y a là une preuve de son penchant pour la recherche intellectuelle et l'érudition ; il n'est que de lire ses nombreuses chroniques en pur français pour constater la richesse de son vocabulaire en même temps que la sùreté d'emploi de celui-ci.

Nous n'avons pas spécialement étudié l'influence de l'atavisme et du milieu ; toujours est-il que, né d'un compositeur-typographe et traducteur d'arabe, et ayant fait ses premiers pas entre l'Hôtel de la Préfecture et le cabaret-théâtre de " La Perle ", en plein quartier cosmopolite, Auguste Robinet devint fonctionnaire préfectoral, critique théàtral et barde de la langue et des moeurs populaires algéroises.

Ajoutons que si Cagayous et ses acolytes sont une pure invention, leur parler et leur comportement sont en revanche très réels et très vivants.

Quant au choix du pseudonyme définitif de " Musette ", nul n'en sait au juste les motifs. Peut-être le nom de cet instrument rustique symbolisait-il le caractère fruste des pantins qu'il animait pour ses lecteurs et pour son propre divertissement ? Peut-être évoquait-il le charme bucolique de la vie rêvée par son coeur d'artiste ?...

La bonne langue de France trouve d'ailleurs sa large part dans l'activité intellectuelle de Musette. Il continue ses chroniques pleines de verve dans les Annales Africaines, également dirigées par Mallebay, dans la Dépêche Algérienne, puis dans l'Echo d'Alger, dès la fondation de ce journal en 1912. Il fait jouer quelques saynètes en intermède au Théâtre municipal. En 1907, il produit au " Petit Athénée " une revue, intitulée " Alger en panne ", qui connaît un succès considérable. Il prépare en 1910 pour le " Kursaal " (disparu après 1918) deux opérettes, " Le Coquebin " et " La Libellule " et, en 1917, pour le " Casino Music-Hall ", une pièce patriotique : " On ne passe pas ". Aucune de ces trois oeuvres ne vit la scène par suite de différends soit avec les directeurs, soit avec des interprètes. Musette n'était pas précisément souple ! Il le montra notamment dans la critique théâtrale qu'il exerça durant vingt-cinq ans avec une redoutable indépendance.

Il jouait aussi du piano et de la flûte, composait à l'occasion et tenait avec une certaine aisance le crayon et le pinceau.

A l'écart de toute politique militante, il fut lié avec tout ce qu'Alger et l'Algérie comptaient de personnalités mêlées au mouvement des idées : Ernest Mallebay, Paul Gavault, Emile Lacanaud, les Marie-Lefebvre, Lys du Pac, Stephen Chaseray, Charles de Galland, pour ne citer que les noms qui viennent à mon esprit.

Physiquement, il était de taille moyenne, assez corpulent, brun, portait une forte moustache et quelques papillotes de barbe folle ; des yeux pétillants éclairaient cette physionomie empreinte à la fois de bonhomie et de malice. L' " Automobile-Club d'Alger ", dont Auguste Robinet était membre de fondation, conservait dans sa galerie une magistrale caricature d'Herzig représentant notre auteur vêtu en pâtre ou montreur de singe calabrais ou sicilien, coiffé du chapeau pointu à larges bords, faisant danser au son de sa musette un minuscule Cagayous, castagnettes en mains.

Musette, enfin, aimait le " bricolage " ; il possédait un établi parfaitement agencé, savait rempailler les chaises et assurait personnellement l'entretien et la réparation de sa voiture Salmson, qu'il utilisait pour ses déplacements de service comme pour son agrément. Cette voiture fut requise en 1914.

Passant un jour en tramway rue Michelet, Musette la voit en station à vide ; il saute à terre, s'informe dans la boutique voisine et apprend que l'attributaire s'en sert seulement pour le trajet de son domicile à son bureau. Il prend incontinent le volant, se rend à la Préfecture et avise par lettre l'autorité compétente que le service des enfants assistés lui ayant paru plus utile que la commodité d'un particulier, il a récupéré sa voiture. L'affaire n'eut, paraît-il, pas d'autre suite... les Services de la Réquisition étaient vraiment, en ce temps-là, fort accommodants.

Les nombreuses activités extra-administratives de Musette ne nuisaient d'ailleurs en rien à l'exécution des obligations de l'inspecteur des enfants assistés. Le rôle de cet inspecteur était cependant assez lourd, mal défini, parfois à cheval sur la Préfecture et sur l'administration centrale du Gouvernement Général ; mais Auguste Robinet, plein de sollicitude pour ses petits protégés, était de taille à prendre les initiatives qui s'imposaient ; il fut ainsi l'un des promoteurs de la Maternité de
Mustapha.

Il travaillait fréquemment jusqu'au petit jour, soutenant son effort par le tabac et le café, ce qui n'était peut-être point de la plus grande sagesse ; un rire sonore et incoercible ponctuait parfois, dans le silence de la nuit, la drôlerie d'une trouvaille.

***

Tel était l'homme.

De son oeuvre nous n'aborderons pas l'aspect littéraire, qui excède notre sujet et que d'autres, au demeurant, ont déjà traité : Pierre Mille, dans un feuilleton du " Temps " en 1907, puis dans les Nouvelles Littéraires du 17 avril 1930 et dans un billet nécrologique à la Dépêche Coloniale du 28 novembre 1930 ; le Recteur Tailliart, dans un passage de sa thèse " L'Algérie dans la littérature française " (1925) ; le Professeur E.F. Gautier, dans un ouvrage de la Collection du Centenaire, " Un Siècle de Colonisation " ; enfin Gabriel Audisio dans un livre fortement documenté et d'une grande finesse de touche : " Cagayous - Ses meilleures Histoires " (Gallimard, 1931). Cet auteur observe, non sans humour, que le jargon cosmopolite de Cagayous est en définitive moins malaisé à comprendre de nos jours que le " français " de Rabelais. Ce jargon est énergique, truculent, mais non ordurier ; Cagayous n'est ni un apache, ni un coupeur de route, mais un être foncièrement inculte qui s'extériorise assez
vertement.

Pour les fidèles de la Bibliothèque rose, Cagayous est évidemment à l'index : il y a plus de quatre siècles, l'Abbé de Thélème vertissait déjà leurs ancêtres : " Cy n'entrez pas ! " Mais pour qui s'intéresse aux moeurs et à la psychologie d'un menu peuple simple et primesautier, il est intéressant de le regarder et de l'écouter. Et Musette est maître en cet art : gaulois à l'occasion, jamais obscène, il est, disons, naturaliste.

Ces gagne-petit, qui n'ont jamais un sou vaillant et qu'une origine misérable écarte presque fatalement de tout espoir de s'élever dans l'échelle sociale, il nous les montre non seulement dépourvus d'ambition, non seulement résignés à leur pauvreté, mais n'y pensant pour ainsi dire pas : leur passion, c'est le soleil, la mer, les champs, les événements de la rue... Un rien les distrait ! Philosophie sans grandeur ? certes, mais en tout cas pleine de sérénité, et qui n'exclut pour autant ni la gaieté, ni la répartie, ni les saillies cocasses sur le comportement des uns et des autres ; et ce côté psychologique nous paraît frappant dans les récits d'aventures que l'on va lire.

***

Musette, frappé d'hémiplégie, s'éteignit le -let septembre 1930 ; selon sa volonté expresse, ïl n'eut, pour gagner le champ de repos du boulevard Bru, d'autre cortège que ses trois enfants.

La Municipalité tint à l'honneur de se charger de la concession et vota, en outre, un crédit pour l'érection d'une stèle commémorative
place de l'Alma, au confluent de l'avenue de la Bouzaréa, de l'avenue Durando et de l'avenue des Consulats. Ce projet n'ayant pu aboutir par suite de certaines résistances, le Conseil municipal se contenta d'une réalisation des plus discrètes : au centre de la vieillotte place Dutertre, à la " Bassetta ", repli de ce Bab-el-Oued où Cagayous avait plaisamment évolué durant tant d'années, on plaça une sorte de banc semi-circulaire en ciment, surélevé en son sommet d'une murette contre laquelle fut apposé un médaillon de bronze (On sait en 1969 que cette effigie de Musette a disparu de la stèle depuis I' " Indépendance ".); la pierre ne portait, gravée sous ce médaillon, qu'une inscription laconique : " Musette "...

Notre héros méritait mieux... mais aujourd'hui que resterait-il d'une commémoration plus pompeuse ? Et puis, même alors, n'aurait-ce pas été trahir la modestie sincère et quasi ombrageuse de Musette ? Il fuyait les honneurs autant qu'il dédaignait l'argent. Il fut nommé Officier d'Académie, sinon à son corps défendant, du moins malgré son abstention de toute démarche personnelle ; quand on le pressentit pour souscrire une notice de candidature, il s'écria : " Les palmes ?... mais qu'en faire ? Donnez-les donc à mon marchand de tabac, il en serait si fier !

Donnez-les donc à mon marchand de tabac ! Propos digne du noble et touchant " Trouvère " de Goethe !

On se rappelle la scène :

L'artiste a charmé le brillant parterre de belles dames et de guerriers assemblés dans la grand'salle du château ; et le Roi, pour manifester généreusement son contentement, lui fait apporter un collier d'or.

Mais le vieux poète et musicien errant n'est nullement ébloui par ce riche présent ; il semble même le redouter comme un terrible symbole ; et il le décline doucement : " Ne me donne pas la chaîne d'or... réserve-là plutôt pour ces chevaliers dont la seule mine résolue fait voler en éclats les lances de tes ennemis... ou bien décerne-la à ton chancelier ; ainsi, à ses autres sujétions, à toutes les charges sous lesquelles il ploie déjà, ajoute encore le joug de métal fin. "

" Pour moi, je chante, comme chante, parmi les branches où il a élu sa demeure, l'oiseau, image de la fantaisie et aussi de la liberté... je chante, et la mélodie qui s'envole de ma gorge m'est un salaire fastueux !

" Pourtant, s'il m'est permis d'exprimer un désir, fais-moi porter, dans le pur cristal, un doigt de ton meilleur vin ! "
11 prend la coupe, la vide d'un trait :

O suave rafraîchissement ! 0 trois fois bénie, trois fois marquée de la divine faveur la maison où semblable merveille n'est qu'une
menue offrande !

" Si tout vous sourit, pensez à moi, et rendez gràces à Dieu avec autant de ferveur que je vous remercie aujourd'hui pour cette gorgée
de nectar !

Je chante ! N'entendez-vous pas en écho l'exclamation moins délicatement poétique, certes, mais aussi expressive du Bonhomme Lafontaine : " Attaché ! vous ne courez donc pas où vous voulez ? "

Quel dédain des pauvres biens matériels ! Quelle leçon de désintéressement et aussi de dignité ! Dignité voisine de l'orgueil ? Peut- être. Mais s'il est vraiment impossible ici-bas de tenir jamais le juste milieu, ne vaut-il pas mieux s'en écarter dans le sens d'un excès de fierté plutôt que dans celui de la servilité ?

Et voici que Musette, artiste ne vivant aussi que pour son art, a le même réflexe : Ne me donne pas la chaîne d'or... Point de richesses et point de gloriole ! La satisfaction d'intéresser mon public et de fustiger chemin faisant le méchant ou le simple pécheur... Castigo ridendo mores !...

Une société décline lorsqu'elle s'abandonne aux médiocres ; et elle s'abandonne par le renoncement de ses élites comme par sa propre désaffection de celles-ci. Dans votre bonne ville d'Alger, Musette, nous vous avons gardé un souvenir fidèle, car vous n'avez pas renoncé : vous avez rappelé, par votre oeuvre et par votre attitude, qu'il n'y a de vie que dans l'action et dans une action franche et probe. Vous avez été un de ces caractères droits, vraiment libres et fiers, qui nous sont un exemple et un réconfort.

Merci, Musette !

Marseille, 1969.