Il était 10 h. 15 du matin à Alger, le
28 décembre 1956, quand près de l'angle des rues Michelet
et Altairac, Amédée Froger, 74 ans, grand mutilé
de la guerre 14-18 et souffrant encore d'une récente et grave
opération, s'écroula sous les balles d'un lâche
terroriste. Cette mort rendit encore plus sombres les derniers jours
d'une année particulièrement meurtrière. Le dynamique
Maire de Boufarik « était au soir d'une vie toute entière
vouée au bien public et à l'idéal d'une Algérie
heureuse dans le sein d'une France rénovée et puissante.
" (Général Massu). Son grand patriotisme, l'autorité
acquise dans tous les milieux l'avaient désigné comme
l'adversaire le plus intraitable de la rébellion.. Et pourtant,
comme pour le Bachaga Aït Ali et quelques mois plus tard le bâtonnier
Ali Chekkal, on s'était abstenu d'assurer la moindre protection
officielle autour de sa personne.
Boufarik, « la Reine de la Mitidja », ville symbole
de l'éclatante réussite des pionniers français,
eut le rare privilège de posséder de grands maires qui
d' un impénétrable marais inculte firent une cité
joyeuse et moderne, vivante et laborieuse au milieu d' un verger odorant
et fécond. Dans la série de ces remarquables édiles,
qui débuta avec Borely La Sapie, le président Amédée
Froger occupe une place éminente et inoubliable.
Né le 23 mai 1882 à Philippeville, Froger tout jeune licencié
en Droit fut mobilisé dans les Zouaves. Il accomplit une guerre
de 14-18 douloureuse mais brillante. Marqué dans sa chair par
de terribles blessures reçues sur le front ennemi et décoré
de la Croix de Guerre sur place, il s'avéra inapte pour l'Infanterie.
Froger décida de reprendre du service dans la 1° Aviation
de combat (Nieuport) et se révéla comme un pilote d' une
valeur exceptionnelle. Le 28 décembre 1915, son avion fut abattu
entre Soissons et Paris. Il resta 3 mois dans le coma et fut reconnu
comme invalide à 75 %. Il s'installa à Boufarik dès
la fin des hostilités et fut élu au Conseil général
de l'Arrondissement en décembre 1919. Il en deviendra le Président
de 1937 à 1944. Ayant fait son entrée au Conseil Municipal
en 1922, il succéda trois ans plus tard au maire, le docteur
Péduran. Cette même année, il entra aux Délégations
financières et au Palais Carnot, se spécialisant dans
les problèmes de transports maritimes, très aigus à
l'époque. Ses interventions sages et mesurées, et toujours
très biens documentées firent autorité.
En 1948, dès la création de l' Assemblée algérienne,
Froger fut élu délégué de la 14 ° circonscription
(Boufarik). Apprécié par ses collègues des deux
assemblées pour son exquise bonté et la sûreté
de ses jugements. Il fut élu à l'unanimité Président
des Maires d'Algérie. II sera également, de longues années,
vice-président de la Fédération des Maires de France.
Dans sa commune, et bien avant que des lois en fixent les impératifs,
Amédée Forger réalisa d'innombrables oeuvres sociales
touchant aussi bien la Santé Publique que l'Habitat ou l'Éducation.
Pour rendre hommage aux immenses sacrifices des générations
passées, il contribua très activement à faire ériger
le Monument au Génie colonisateur de la France. Par sa rectitude
sans faille et son ardeur combative, Froger faisait l' orgueil des boufarikois.
Son grand cur et ses qualités altruistes firent converger
vers lui, au fil des ans, des amitiés sans nombre. Véritable
guide et chef digne de ce nom, Froger emportait l'estime de ses rares
adversaires, séduits par sa simplicité et sa spontanéité.
Ce fin lettré qui n'avait de plus grande joie que la lecture
des Classiques avait la poésie pour violon d'Ingres. Ce dernier
penchant fut un levier pour son action et un refuge contre l'ingratitude.
En effet, le paradoxe de son existence fut de passer aux yeux de certains
pour le porte étendard d'une prétendue oligarchie terrienne;
lui qui, d'un total désintéressement, ne posséda
jamais d'autres biens que le trésor d'une vie familiale heureuse
l'affection de ses très nombreux amis et les fruits de son labeur
quotidien. Le président Froger était aussi un très
brillant causeur dont les conversations riches d' anecdotes et de souvenirs
littéraires marquaient les mémoires. Plus que tout, cet
homme était attaché à sa terre natale. Ses ancêtres
de Bretagne s'étaient installés en 1836.
Le 6 février 1956 agrippé aux grilles du Square
Laferrière, houspillé par les forces de police
d'un gouvernement d'abandon, il fut le premier à crier son amour
pour la patrie bafouée en hurlant ce qui devint notre devise:
" Algérie française!" Ses obsèques
rassemblèrent une foule impressionnante, venue de tout le pays.
Les terroristes ne respectèrent pas ce deuil : quatre bombes
provocatrices explosèrent dans les églises du Sacré
Cur, de St-Vincent-de-Paul, de Ste-Marie-de-Mustapha et dans la
Cathédrale, une cinquième,
sournoisement dissimulée dans le cimetière de St-Eugène,
ne put produire l'effet meurtrier escompté: l'interminable cortège
ayant été ralenti tout au long du parcours, cette bombe
éclata " trop tôt " !
Le meurtrier du président Froger fut arrêté, quelques
semaines après son ignoble forfait, par les légionnaires
parachutistes du colonel Jeanpierre. Condamné à mort,
à une époque où on ne refusait pas d'appliquer
une
sanction sous prétexte d'ignorer le crime, il fut exécuté
le 25 juillet 1957.
John Franklin,