URBANISME
LA MANUTENTION
C'est de ce terme qu'on
désigne l'art nouveau de parer les villes, le souci de veiller
à ce que, tout en restant praticables, elles soient davantage
et de plus en plus, selon les lois de l'esthétique et les prescriptions
de l'hygiène, claires, aérées, gracieuses, plaisantes
à l'il et non plus construites comme autrefois au hasard
et en désordre.
Plus de ruelles sombres, tortueuses, cassées de retraits et de
saillies, bordées de taudis. On veut des avenues, des places,
des jardins où se mouvoir dans la joie, autrement que dans un
éclairage de prison ou des relents de sentine. Dans le Nord et
l'Est de la France, où la guerre a fait table rase de tant d'agglomérations,
on bâtit selon ces données, avec méthode, sur un
plan d'ensemble, et nul doute que nos cités, si sauvagement détruites
par l'invasion, ne soient parées de toutes les grâces quand
elles renaîtront.
En Algérie, à l'exception des bourgs de toutes pièces
édifiés par la colonisation officielle, où les
rues sont tracées au cordeau et les places au compas, nos villes
algériennes poussèrent leurs proliférations selon
le gré de la fantaisie. Alger entre autres n'eut aucun souci
de réglementer sa croissance et d'organiser son développement.
Elle a grandi au petit bonheur, elle a mordu n'importe comme sur la
campagne ; elle n'a rien respecté de l'agencement barbaresque
; de s'y mêler trop au contraire de ce qui se passe en Tunisie
et au Maroc, Alger a perdu l'essentiel de son caractère oriental
et le plus clair de ce qui pouvait lui assurer certain prestige au regard
du touriste et du voyageur. Le premier quartier européen, dit
de la Marine, où l'on se retrouve en pleine révolution
de juillet, est d'une laideur suffisante. Les hommes n'ont point aidé
aux splendeurs naturelles, il apparaît même qu'ils ont fait
du mieux pour les défigurer. Passe encore de l'esthétique
si la commodité ou l'élémentaire souci de la santé
publique avaient été ménagés. Alors que
rapproprier la ville arabe s'avérait déjà entreprise
énorme, nos premiers aménagements semblent n'avoir visé
qu'a entretenir la pestilence et la crasse sordide. Des quartiers sont
nés plus tard, certes différents. Seulement, de par une
configuration défavorable, ils se sont développés
en longueur, étroit boyau, unique rue, allant de Saint-Eugène
à Hussein-Dey, de Bab-el-Oued à la Colonne. L'incommodité
en résulte l'inconvénient de l'éloignement On perd
sa vie dans les tramways, au long des routes, d'où pour le travail
collectif, dans l'ensemble, une déperdition énorme. Il
faut habiter Saint-Eugène, Hussein-Dey, loin du centre des affaires.
Si la place avait manqué réellement, on pourrait envisager
la possibilité de gagner en hauteur : sur des rues plus larges,
des maisons plus hautes. Mais la place manque t-elle ? Combien de perdue
et de mal employée. Nous ne sommes au service de nulle société
de construction ; aucun intérêt ne nous guide autre que
l'intérêt général, ce n'est pas une campagne
que nous amorçons et nous aimons mieux dire tout de suite que
nous ne reviendrons pas sur la question. Mais, tout de même, outre
les immenses terrains de la zone militaire agrémentés
de leurs fortifications ridicules, il faut parler de la Manutention.
Du haut du boulevard Bugeaud, tout le monde a pu contempler avec stupeur
ce grand terrain rectangulaire qui va de la rue Waïsse à
la Préfecture. Baraquements, hangars à bois, massives
et rases constructions dans le style militaire de 1850 - chefferie du
génie - cheminées, cours, sous-officiers concierges et
rares troufions, c'est la boulangerie, la Manutention. Et ce terrain
vaut plusieurs millions et là pourraient s'élever des
palais, des immeubles à usage social, une mairie, par exemple,
ou même des constructions privées qui contribueraient au
moins à atténuer la crise de l'habitation. On fabrique
là le pain de la garnison ! Ne pourrait-on le faire ailleurs,
à Maison-Carrée, à Birtouta. sur n'importe quel
point de la périphérie où le terrain ne vaudrait
pas des milliers de francs au mètre carré ?... Il coûte
cher, le pain de nos soldats ! Calculez l'intérêt de ce
capital mort et vous en jugerez ! Au surplus, c'est la mort de tout
un quartier. Manutention, préfecture, caserne, de l'autre côté
les voûtes irréparables du boulevard Bugeaud, dès
six heures du soir c'est l'obscurité, le silence, la solitude.
En plein cur de la ville ! Et sur le boulevard, où la cité
devrait se parer du mieux, l'ensemble est sinistre, le coup d'il
désastreux, sur ces murs lépreux, des immondices en tas.
Le boulevard Carnot, qui devrait être, par les soirs d'été,
une de nos plus agréables promenades, apparaît comme un
coupe-gorge, un coin de fortifs. Il n'y manque même point les
apaches.
Qu'on en finisse de cette mauvaise plaisanterie ! Qu'on nous débarrasse
de toutes ces baraques malencontreusement autorisées par nos
édiles.