-Bab el Oued
extrait de " aux échos d'Alger, juin 99, n° 65 "
Texte : Jean-François GIORDANO
(ex " Jojo des Messageries )
Mise en page : sur une idée de Francis Rambert
illustrations : collections Francis et Bernard

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BAB EL OUED, le refuge aux merveilles


-------Je sais que je ne reverrai plus BAB-EL-OUED, ce qui explique, sans doute, que je l'ai si fortement, si constamment à l'esprit et que je garde son souvenir comme une relique.

-------Une obsession délicieuse, mais également affligeante, tant elle témoigne d'un préjudice immérité. Victime d'une décision arbitraire et sans appel, ma destinée, à l'image de celle de milliers de mes compatriotes, fut en franchissant la Méditerranée, de quitter une vie à la fois simple, pleine et exaltante pour ne plus connaître qu une existence le plus souvent malaisée et au mécanisme de déroulement aussi perpétuel que désespérément banal et ennuyeux...

-------Oui, oui, je sais bien " tourner la page, être de son temps, regarder devant soi, oublier le passé, vivre au présent " et autres formules rituelles teintées d'un chouia de condescendance avec lesquelles vous assomment ceux qui, généralement, n'ont pas vécu vos affres ni connu votre sort, les ai-je entendues, ces expressions à ce point toutes faites, et en la circonstance serinées, qu'elles ont fini par se muer en ineptes billevesées!

-------Oublier le passé? Dieu m'en garde! Et pour quel présent? Celui du chômage et des sans-logis? De l'exclusion ? Des banlieues ou quartiers dits " sensibles " (qu'en termes galants...) et des gangs de jeunes qui règlent leurs comptes jusqu'à l'intérieur des écoles? Des agressions de toute sorte et des voitures qui brûlent? De l'insécurité galopante et de l'évidente incapacité à la juguler de ceux qui ont charge de le faire?

-------Oublier le passé? C'est justement l'évocation récurrente de ce passé, d'illustre mémoire, qui me permet de surmonter l'incommensurable absurdité du monde d'aujourd'hui, dans lequel toutes les valeurs morales, sociales, esthétiques, ont été chamboulées, mises cul sur tête, dans lequel rien, absolument rien, n'est ce qu'il paraît être. C'est le règne du faux-semblant, du faux-fuyant, du faux tout court. Ici, on farde le mensonge et on vous l'assène en jurant, la main sur le cœur, qu'il n'est que la stricte vérité. Là, on use d'épithètes différents pour qualifier une seule et même infraction grave commise dans tel ou tel endroit tout dépend, semble-t-il, de qui fait quoi, et à qui. Ici, on punit, avec parfois une exagération qui vous laisse perplexe. Là, on absout, avec cette fois une légèreté qui également vous laisse perplexe. Partout l'environnement est mis à mal. Bancs de jardins publics, abribus, passages souterrains, bornes d'éclairage, panneaux vitrés d'affichage, sont les martyrs des concentrations urbaines, car, à la nuit tombée, les hordes sortent. On macule, on détériore, on démolit, gratuitement, pour l'unique plaisir, que dis-je plaisir, jouissance au sens le plus sexuel du mot, de faire du mal. Puis on recommence, encore et encore, à chaque fois que l'objet ou le lieu sali, endommagé, cassé, est de nouveau propre, réparé, reconstruit. C'est la parfaite illustration du mouvement perpétuel inlassablement on bousille, tout aussi inlassablement, on répare... Et pour faire passer, avaler le tout, un suave décor en trompe-l'œil, la prolifération, tous azimuts, des incitations à ne parler, à ne penser, que jeux, fêtes, vacances, amusements, bamboulas, danses et chansons, et à se persuader que tout ne va pas si mal, tout de même, en France.

-------Alors qu'il faut être " laouère " ou " babao " comme nous disions, pour ne pas voir que nous chantons et dansons sur un volcan, et qu'au train où vont les choses, si rien n'est concrètement fait pour d'abord stopper illico le processus, ensuite pour l'annihiler durablement, ledit volcan finira par péter. Malheureusement, bien souvent, il n'y a aucun lien, même ténu, porteur d'espoir, entre les philosophies politiques, de quelque couleur qu'elles soient, érigées, sculptées, ciselées, dans l'herméticité des consciences, et la réalité de la rue. Et dans ces conditions, forcément, ceux qui décident sont à côté de la plaque... Oublier le passé? Oublier l'Algérie, celle d'avant la Grande Duperie s'entend? Jamais... Son souvenir est une bénédiction quotidienne. Il m'ouvre, à volonté, une porte magique par laquelle, instantanément, j'accède à un inestimable havre de paix. Plus de casseurs, d'incendiaires, d'écumeurs et autres malfaiteurs du même acabit. Plus de politicards verbeux, pontifiants, aux palabres totalement inefficaces, plus de journaleux opportunistes dont l'unique souci est de suivre aveuglément et abondamment les modes ou tendances politiques du moment, quand ils ne les précèdent pas. Plus de charlatans éhontés, de fallacieux donneurs de leçons, de carriéristes sans vergogne usant de la dialectique comme un cambrioleur de son rossignol. Foin de tous ces gens-là! En ce coin calme et protégé, leur présence est strictement interdite!

-------Alors, ému, en une immuable musardise, je vais, retrouvant les choses d'autrefois, les êtres aimés et perdus, les lieux, les quartiers témoins de notre vie, de l'enfance à l'âge adulte, le petit peuple gai, spontané que nous formions, au rire et à la plaisanterie faciles et dont l'humour, jamais, n'était guidé par l'incivilité ou la vulgarité. Plus innocemment, il manifestait la bonhomie familière aux petites gens. Une bonté et une simplicité de cœur qui nous sensibilisaient à une touchante naïveté d'âme, laquelle allait jusqu'à nous faire pleurer au cinéma, lorsque nous y regardions des mélos, ou applaudir à tout rompre quand la cavalerie américaine, toutes trompettes sonnant la charge, arrivait à la rescousse de la caravane de pionniers assiégés par les Indiens!

-------Une fois encore, je gagne ma cité des Messageries, à BAB-EL-OUED, où s'écrivirent les meilleurs moments des trente années vécues en Algérie. Une cité si proche de la mer et si parfumée d'iode certains jours, à l'azur tant sillonné par ces flèches blanches et tapageuses que sont les mouettes, qu'on eut dit, avec ses innombrables linges séchant sur les balcons, flottant et claquant au vent, tels des voiles ou des drapeaux, quelque imposant galion appareillant pour une course lointaine...

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les boulevards Carnot et République

--------Et puis d'autres reflets naissent, me ramenant à l'époque où, travaillant dans le centre d'ALGER, je décidais, très souvent, de regagner à pied BAB -EL-OUED. J'empruntais alors le boulevard, la succession de boulevards plutôt, interminable, splendide, qui longeait toute la ville, en bord de mer. Le boulevard CARNOT, le boulevard de la République, le boulevard Anatole FRANCE, puis, en parvenant à BAB-EL-OUED, le Boulevard Amiral PIERRE, et succédant à la rue BORELY LA SAPIE, le boulevard PITOLET, endroit particulièrement apprécié des amoureux, le soir, pour les promenades et les serments échangés sous le ciel piqueté d'étoiles. Alors que j'écris le nom de cette dernière artère, un éclat illumine son image, le PADOVANI, à la fois établissement de bains et un temple de la danse, situé au début du boulevard et surplombant la plage NELSON. Cette fusée de feu d'artifice me fait frissonner je revois, quand la saison n'était plus à se baigner, les filles avec leurs jolies robes, les gars avec leurs beaux costumes, en des dimanches de rêve que j'ai aussi connus, toute une jeunesse à l'insouciance joyeuse, innocente, follement heureuse dans l'ignorance des nuées funestes qui, bien qu'éloignées encore, inexorablement s' approchaient d'elle..

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le palais consulaire et le bd de France
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les rampes et le bd de la République
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le bd amiral Pierre
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rue Borely la Sapie
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plage Nelson
   
   
-------C'est à présent dans ma tête un BAB-EL-OUED multicolore qui éclate, en une gerbe émouvante de cartes postales, sonores, parfumées... L'avenue de la BOUZAREAH le soir, tous les soirs, fleurant bon tout à la fois le fumet des merguez et des pizzas, l'arôme des beignets italiens, le bouquet de l'anisette, surpeuplée de promeneurs gais, bruyants, déambulant en d'interminables va et vient. La place LELIEVRE, bondée de spectateurs ravis, applaudissant chaleureusement chanteurs et musiciens, lors de concerts donnés dans le kiosque à musique qui y trônait. Un édicule abritant, en son centre, un superbe palmier, ce qui fit dire un jour à un journaliste de chez nous, un journaliste poète " Ce palmier est le seul au monde à n'être arrosé que par des notes de musique "...
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avenue de la Bouzareah
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Faut-il que je mette une légende ?
-------LA BASSETA, avec son mémorial de Musette, le père de Cagayous.
-------Avec aussi, son lavoir public, résonnant du bavardage incessant des lavandières. Puis avec sa bibliothèque qui remplaça le bassin à sa disparition. La rue Pierre LEROUX, très pentue, qui y menait, et les enfants du quartier la dévalant dangereusement, agrippés à leur carriole à roulement. Le stade Marcel CERDAN, avec ses foules des grands soirs, à l'occasion de rencontres de boxe ou de galas de catch. La station de taxis du boulevard de Provence, subitement désertée par les véhicules à l'heure où la télévision, naissante à ALGER, diffusait une célèbre série Kit Carson. Les chauffeurs de taxi, comme un seul homme, rentraient alors chez eux se planter devant le petit écran. Les arcades de l'Avenue de la Marne. par temps de pluie, fortement odorantes des poignées de sciure répandues en quantité devant les magasins par les commerçants. Le boulevard GUILLEMIN et ses superbes squares se succédant jusqu'à la mer, avec. tout au bout, en toile de fond, le bleu profond de l'eau. La place des TROIS HORLOGES, et sa constante foule grouillante. La vaste étendue scintillante qu'offrait le faubourg, le soir, quand on le contemplait depuis l'esplanade de la basilique de NOTRE-DAME D'AFRIQUE, plantée là-haut, sur la colline toute proche. La beauté enchanteresse du bord de mer, vue depuis le même lieu, de jour cette fois les jaunes du sable, les gris et bistre des rochers, les bleus et violines de l'eau, l'or du soleil, l'azur du ciel...


le boulevard Guillemin
le boulevard Guillemin

les célébres trois horloges
les célèbres trois horloges
1/04/2002
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Vue générale

-------Sublimes vestiges, ces images colorées, parmi mille cent autres, sont ce qu'il reste d'un monde disparu. Invariablement, leur souvenance occasionne et cautérise à la fois des blessures délicieusement douloureuses. Elles parlent de temps de miel, toujours. Elle et moi ne faisons qu'un... Ceux qui m'incitent à oublier le passé, qui insistent malgré les arguments que je leur oppose, comprennent-ils que cette éradication serait une mutilation volontaire?
-------J'en doute... Seuls peuvent s'en convaincre, je crois, ceux dont la lucidité ne se pare d'aucun fard, ne s'accommode d'aucun compromis. Sachant discerner les ersatz, ils savent que, de quelque côté qu'ils tourneront le regard, rien ne leur rappellera rien, jamais.
-------Du fin fond de leur exil, qu'il leur est doux alors de faire revivre les joies, les rêves, d'une jeunesse restée accrochée aux lambeaux de cette Algérie française dans laquelle il faisait si bon vivre...

Jean-François GIORDANO(ex " Jojo des Messageries )