-Bab el Oued
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BAB EL OUED, le refuge
aux merveilles
-------Une obsession délicieuse, mais également affligeante, tant elle témoigne d'un préjudice immérité. Victime d'une décision arbitraire et sans appel, ma destinée, à l'image de celle de milliers de mes compatriotes, fut en franchissant la Méditerranée, de quitter une vie à la fois simple, pleine et exaltante pour ne plus connaître qu une existence le plus souvent malaisée et au mécanisme de déroulement aussi perpétuel que désespérément banal et ennuyeux... -------Oui, oui, je sais bien " tourner la page, être de son temps, regarder devant soi, oublier le passé, vivre au présent " et autres formules rituelles teintées d'un chouia de condescendance avec lesquelles vous assomment ceux qui, généralement, n'ont pas vécu vos affres ni connu votre sort, les ai-je entendues, ces expressions à ce point toutes faites, et en la circonstance serinées, qu'elles ont fini par se muer en ineptes billevesées! -------Oublier le passé? Dieu m'en garde! Et pour quel présent? Celui du chômage et des sans-logis? De l'exclusion ? Des banlieues ou quartiers dits " sensibles " (qu'en termes galants...) et des gangs de jeunes qui règlent leurs comptes jusqu'à l'intérieur des écoles? Des agressions de toute sorte et des voitures qui brûlent? De l'insécurité galopante et de l'évidente incapacité à la juguler de ceux qui ont charge de le faire? -------Oublier le passé? C'est justement l'évocation récurrente de ce passé, d'illustre mémoire, qui me permet de surmonter l'incommensurable absurdité du monde d'aujourd'hui, dans lequel toutes les valeurs morales, sociales, esthétiques, ont été chamboulées, mises cul sur tête, dans lequel rien, absolument rien, n'est ce qu'il paraît être. C'est le règne du faux-semblant, du faux-fuyant, du faux tout court. Ici, on farde le mensonge et on vous l'assène en jurant, la main sur le cur, qu'il n'est que la stricte vérité. Là, on use d'épithètes différents pour qualifier une seule et même infraction grave commise dans tel ou tel endroit tout dépend, semble-t-il, de qui fait quoi, et à qui. Ici, on punit, avec parfois une exagération qui vous laisse perplexe. Là, on absout, avec cette fois une légèreté qui également vous laisse perplexe. Partout l'environnement est mis à mal. Bancs de jardins publics, abribus, passages souterrains, bornes d'éclairage, panneaux vitrés d'affichage, sont les martyrs des concentrations urbaines, car, à la nuit tombée, les hordes sortent. On macule, on détériore, on démolit, gratuitement, pour l'unique plaisir, que dis-je plaisir, jouissance au sens le plus sexuel du mot, de faire du mal. Puis on recommence, encore et encore, à chaque fois que l'objet ou le lieu sali, endommagé, cassé, est de nouveau propre, réparé, reconstruit. C'est la parfaite illustration du mouvement perpétuel inlassablement on bousille, tout aussi inlassablement, on répare... Et pour faire passer, avaler le tout, un suave décor en trompe-l'il, la prolifération, tous azimuts, des incitations à ne parler, à ne penser, que jeux, fêtes, vacances, amusements, bamboulas, danses et chansons, et à se persuader que tout ne va pas si mal, tout de même, en France. -------Alors qu'il faut
être " laouère " ou " babao " comme nous
disions, pour ne pas voir que nous chantons et dansons sur un volcan,
et qu'au train où vont les choses, si rien n'est concrètement
fait pour d'abord stopper illico le processus, ensuite pour l'annihiler
durablement, ledit volcan finira par péter. Malheureusement, bien
souvent, il n'y a aucun lien, même ténu, porteur d'espoir,
entre les philosophies politiques, de quelque couleur qu'elles soient,
érigées, sculptées, ciselées, dans l'herméticité
des consciences, et la réalité de la rue. Et dans ces conditions,
forcément, ceux qui décident sont à côté
de la plaque... Oublier le passé? Oublier l'Algérie, celle
d'avant la Grande Duperie s'entend? Jamais... Son souvenir est une bénédiction
quotidienne. Il m'ouvre, à volonté, une porte magique par
laquelle, instantanément, j'accède à un inestimable
havre de paix. Plus de casseurs, d'incendiaires, d'écumeurs et
autres malfaiteurs du même acabit. Plus de politicards verbeux,
pontifiants, aux palabres totalement inefficaces, plus de journaleux opportunistes
dont l'unique souci est de suivre aveuglément et abondamment les
modes ou tendances politiques du moment, quand ils ne les précèdent
pas. Plus de charlatans éhontés, de fallacieux donneurs
de leçons, de carriéristes sans vergogne usant de la dialectique
comme un cambrioleur de son rossignol. Foin de tous ces gens-là!
En ce coin calme et protégé, leur présence est strictement
interdite! -------Une fois encore, je gagne ma cité des Messageries, à BAB-EL-OUED, où s'écrivirent les meilleurs moments des trente années vécues en Algérie. Une cité si proche de la mer et si parfumée d'iode certains jours, à l'azur tant sillonné par ces flèches blanches et tapageuses que sont les mouettes, qu'on eut dit, avec ses innombrables linges séchant sur les balcons, flottant et claquant au vent, tels des voiles ou des drapeaux, quelque imposant galion appareillant pour une course lointaine... |
--------Et puis d'autres reflets naissent, me ramenant à l'époque où, travaillant dans le centre d'ALGER, je décidais, très souvent, de regagner à pied BAB -EL-OUED. J'empruntais alors le boulevard, la succession de boulevards plutôt, interminable, splendide, qui longeait toute la ville, en bord de mer. Le boulevard CARNOT, le boulevard de la République, le boulevard Anatole FRANCE, puis, en parvenant à BAB-EL-OUED, le Boulevard Amiral PIERRE, et succédant à la rue BORELY LA SAPIE, le boulevard PITOLET, endroit particulièrement apprécié des amoureux, le soir, pour les promenades et les serments échangés sous le ciel piqueté d'étoiles. Alors que j'écris le nom de cette dernière artère, un éclat illumine son image, le PADOVANI, à la fois établissement de bains et un temple de la danse, situé au début du boulevard et surplombant la plage NELSON. Cette fusée de feu d'artifice me fait frissonner je revois, quand la saison n'était plus à se baigner, les filles avec leurs jolies robes, les gars avec leurs beaux costumes, en des dimanches de rêve que j'ai aussi connus, toute une jeunesse à l'insouciance joyeuse, innocente, follement heureuse dans l'ignorance des nuées funestes qui, bien qu'éloignées encore, inexorablement s' approchaient d'elle.. |
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-------C'est à présent dans ma tête un BAB-EL-OUED multicolore qui éclate, en une gerbe émouvante de cartes postales, sonores, parfumées... L'avenue de la BOUZAREAH le soir, tous les soirs, fleurant bon tout à la fois le fumet des merguez et des pizzas, l'arôme des beignets italiens, le bouquet de l'anisette, surpeuplée de promeneurs gais, bruyants, déambulant en d'interminables va et vient. La place LELIEVRE, bondée de spectateurs ravis, applaudissant chaleureusement chanteurs et musiciens, lors de concerts donnés dans le kiosque à musique qui y trônait. Un édicule abritant, en son centre, un superbe palmier, ce qui fit dire un jour à un journaliste de chez nous, un journaliste poète " Ce palmier est le seul au monde à n'être arrosé que par des notes de musique "... | |
Faut-il que je mette une légende ? |
-------LA BASSETA, avec son mémorial de Musette, le père de Cagayous. |
-------Avec aussi, son lavoir public, résonnant du bavardage incessant des lavandières. Puis avec sa bibliothèque qui remplaça le bassin à sa disparition. La rue Pierre LEROUX, très pentue, qui y menait, et les enfants du quartier la dévalant dangereusement, agrippés à leur carriole à roulement. Le stade Marcel CERDAN, avec ses foules des grands soirs, à l'occasion de rencontres de boxe ou de galas de catch. La station de taxis du boulevard de Provence, subitement désertée par les véhicules à l'heure où la télévision, naissante à ALGER, diffusait une célèbre série Kit Carson. Les chauffeurs de taxi, comme un seul homme, rentraient alors chez eux se planter devant le petit écran. Les arcades de l'Avenue de la Marne. par temps de pluie, fortement odorantes des poignées de sciure répandues en quantité devant les magasins par les commerçants. Le boulevard GUILLEMIN et ses superbes squares se succédant jusqu'à la mer, avec. tout au bout, en toile de fond, le bleu profond de l'eau. La place des TROIS HORLOGES, et sa constante foule grouillante. La vaste étendue scintillante qu'offrait le faubourg, le soir, quand on le contemplait depuis l'esplanade de la basilique de NOTRE-DAME D'AFRIQUE, plantée là-haut, sur la colline toute proche. La beauté enchanteresse du bord de mer, vue depuis le même lieu, de jour cette fois les jaunes du sable, les gris et bistre des rochers, les bleus et violines de l'eau, l'or du soleil, l'azur du ciel... | ||
-------Sublimes
vestiges, ces images colorées, parmi mille cent autres, sont
ce qu'il reste d'un monde disparu. Invariablement, leur souvenance occasionne
et cautérise à la fois des blessures délicieusement
douloureuses. Elles parlent de temps de miel, toujours. Elle et moi
ne faisons qu'un... Ceux qui m'incitent à oublier le passé,
qui insistent malgré les arguments que je leur oppose, comprennent-ils
que cette éradication serait une mutilation volontaire? Jean-François GIORDANO(ex " Jojo des Messageries ) |