Pierre Jarrige, chef pilote à l'Ecole nationale supérieure
de l'aéronautique et de l'espace de Toulouse, est né en
1940 à Burdeau (ancien département de Tiaret). Il a été
pilote de tourisme, puis pilote militaire dans l'A.L.A.T. (Aviation
légère de l'armée de terre). Avant juillet 1962,
il avait déjà effectué six cents heures de vol
au-dessus du territoire algérien. Passionné d'aviation,
il nous fait découvrir un précurseur, Louis Mouillard,
qui a réalisé le premier vol humain en Algérie.
Ce matin-là, un voilier fut tiré hors du hangard d'une
petite ferme de la Mitidja. C'était un monoplan portatif sans
empennage, de 12 m2 pour un poids de 13 kg, dont l'équilibre
longitudinal était assuré par le déplacement du
corps du pilote. La charpente était constituée par des
hampes de fleurs de grand agave (1Agave
(du grec ayaué : remarquable), plante originaire d'Amérique
centrale, cultivée dans les régions chaudes, restant pendant
plusieurs années à l'état végétatif,
pour fleurir une seule fois, donnant une inflorescence de 10 m de haut.
Famille des amaryllidacées. L'agave est souvent appelé,
à tort, aloès. (Nouveau Larousse universel.)).
A bord de cet engin, un homme s'élança du haut d'un talus
qui surplombait la plaine d'une hauteur d'un mètre cinquante.
Il se maintint dans l'air durant 15 secondes et parcourut 42 mètres,
à un pied sur sol, contre un vent de 5 mètres/seconde.
Il venait de réaliser le premier vol à voile en Algérie.
Le retour à la terre fut rude, à la fois pour le pilote
et pour la machine, dont une rémige fut brisée. Le lendemain,
après avoir réparé l'appareil, l'aviateur fit une
nouvelle tentative. Mais, peu après l'envol, une rafale de vent
brisa les ailes qui se replièrent comme celles d'un papillon,
le pilote s'en tira avec une luxation de l'épaule.
Qui était donc cet intrépide fermier, pionnier du vol
à voile, précurseur des fervents du deltaplane ?...
**
Louis Mouillard, est né à Lyon, le 30
septembre 1834, dans une famille aisée de commerçants
en soieries. Il était l'aîné de six enfants ; son
père était cultivé et avait l'esprit large. La
famille était installée place Neuvedes-Carmes et Louis
disposait à son gré d'un immense grenier dans lequel il
jouait avec son ami Alphonse Daudet. C'est là qu'allait se décider
sa vocation, c'est là qu'allait naître sa passion pour
les machines volantes.
A l'âge de dix ans, Louis entre au pensionnat des Lazaristes,
à mi-côte sur la colline de Fourvière, où
il brille en dessin et en zoologie. La révolution de 1848 le
ramène au logis familial... et à son cher grenier, d'où
il observe le vol des oiseaux. Un jour le vol d'une hirondelle le plonge
dans une profonde rêverie. Il a alors quinze ans. Avec l'aide
de sa soeur Angèle, il confectionne une paire d'ailes en coutil,
maintenue par des baleines de corset. Il se prépare à
s'élancer du haut de la vieille église de Fourvière.
Le bedeau réussit à l'en empêcher à temps.
Après un bref retour au collège, Louis retrouve son grenier
en 1851. Il s'y livre à la peinture et à l'étude
de l'ornithologie. Le grenier devient alors une immense volière
où l'on trouve milans, martinets, et surtout un aigle superbe
qui se bat parfois avec son propriétaire, arrive à s'échapper,
et revient attiré par la pitance. M. Mouillard, père,
compréhensif, s'intéresse aux travaux de son fils et finance
ses recherches. A vingt ans, Louis entre aux Beaux-Arts de Lyon, puis
part pour Paris, où il devient l'élève d'Ingres.
Louis MOUILLARD (1834-1897)
|
Là, les tours de Notre-Dame lui servent d'observatoire
; il y étudie en particulier le vol des choucas qui prennent
leur essor sans battre des ailes, simplement en se mettant face au vent.
En 1856, Louis revenu à Lyon, construit son premier appareil.
Dans le fuselage-coque en lames de châtaignier, l'aviateur placé
horizontalement pouvait actionner les ailes (le haut en bas pour provoquer
l'envol. Cet appareil devait être un " rameur-voilier ".
Mais des problèmes de transmission lui firent abandonner les
essais de cette machine. En décembre de cette même année
son père meurt brusquement. Louis essaie de continuer le commerce
paternel, mais il n'est pas doué pour le négoce. Alors
il décide de partir avec son frère Henri, exploiter un
domaine familial en Algérie : une ferme de la Mitidja, aux environs
de Mustapha.
L'AVENTURE ALGERIENNE
Arrivé en Algérie, notre ornithologue
pensa réaliser son rêve et construisit deux nouvelles machines.
La première, sortie en 1864 était encore un rameur-voilier,
semblable à celle de Lyon, dite n° 1, mais prévue
pour être essayée sur l'eau (sans doute pour amortir le
choc en cas d'accident). A cet effet, le fuselage- coque était
revêtu d'une feuille de caoutchouc. Le tout était très
léger et paraissait solide ; malheureusement, au premier essai
les membrures d'aile se brisèrent.
L'appareil numéro 3, construit en 1865, était un voilier
pur. Sur cet engin, Louis Mouillard, après avoir éloigné
tout le monde de la ferme, s'élançait contre le vent afin
d'éprouver " l'action de soutènement ". Bientôt
le grand jour devait arriver. C'était le 12 septembre 1865. Nous
avons relaté, plus haut ce premier vol humain réussi en
Algérie !
Malheureusement, notre héros tomba malade : il fut atteint de
choléra (ou de peste, on ne sait pas très bien)... Il
en réchappa, après avoir absorbé un grand verre
d'absinthe ! Mais une épizootie décima le bétail
de la ferme, Ruiné et malade, Louis Mouillard fut contraint de
retourner à Lyon, dont les frimas lui faisaient regretter le
soleil d'Algérie.
(Dessin de L. Mouillard.)
|
LA FIN EGYPTIENNE
En 1866, avec l'appui d'Alphonse Daudet, Louis Mouillard
fut nommé professeur de dessin à l'Ecole polytechnique
du Caire, où il logea au 15, rue de l'Eglise-Catholique. Le ciel
d'Egypte se révéla un véritable paradis pour l'observateur
d'oiseaux. Ses heures de loisirs furent employées à contempler
sur la monti.gne de Mokattam le vol sans battements du grand vautour
fauve, celui qu'il appelera son " grand maître ".
Il est alors repris par sa passion et ses économies passent dans
l'achat des oiseaux qu'il étudie. Sa femme, pour lui venir en
aide, tente (le tenir une mercerie rue de l'Hôtel-du-Nil. Mais
elle n'a, pas plus que lui, le sens (les affaires. A force d'observer,
d'analyser et de disséquer les oiseaux, Mouillard sent qu'il
tient le secret du vol mécanique et il rassemble ses notes dans
un ouvrage intitulé ; L'Empire de l'air, essai d'ornithologie
appliquée à l'aviation avec en épigraphe "
OSER ", qui paraîtra chez Masson en 1881. Mais ce travail
ne suffit pas au chercheur qui, une fois de plus, veut obtenir un résultat
concret et met en chantier un quatrième appareil, après
avoir testé plusieurs modèles réduits.
Cependant, le malheur le poursuit et, à quarante-quatre ans,
il est frappé d'hémiplégie, Son surnom de "
fou français " (magnoun el fraçaoui) est pleinement
mérité quand il adapte son appareil à son infirmité
en y mettant un siège et des roues et en essayant de le faire
voler.
Sa situation matérielle se dégrade, un de ses parents
du Caire, Edmond Camoin, le prend, sans succés, comme comptable.
La boutique de mercerie ferme ses portes, sa femme meurt en décembre
1886 malgré les soins dévoués des Borelli, leurs
voisins. Mais le cerveau de Mouillard reste vaillant et, la publication
de son ouvrage lui ayant attiré un certain renom, il entre en
relation avec le professeur Marey, spécialiste du vol des oiseaux,
Albert Bazin, grand amateur d'oiseaux, Octave Chanute, ingénieur
français émigré aux Etats-Unis et l'ingénieur
russe Drzewiecki, qui lui écrivent ou lui rendent visite en Egypte.
Chanute qui avait fait profiter les frères Wright des expériences
de Mouillard, offrit à celui-ci de faire breveter le planeur-voilier
n° 4 aux Etats-Unis à compte à deux. Il envoya un
chèque de 2.000 dollars à Mouillard, c'est certainement
le seul argent que celui-ci reçut pour tous les travaux aéronautiques
qu'il effectua. Cet argent fut aussitôt englouti dans le planeur
n° 4.
Après 1890, des expériences suprêmes furent entreprises
au Mokattam. Mais Mouillard ne pouvait vraiment plus persister à
essayer son engin lui même et aucun aide n'osa prendre la place
de l'expérimentateur. La machine fut alors démontée
et les derniers espoirs de Louis Mouillard s'évanouirent. Complètement
paralysé, il cessa toutes relations avec le monde extérieur.
Le croyant mort, ses correspondants cessèrent de lui écrire.
Il eut une dernière attaque le ler novembre 1896, ses amis Borelli
le soignèrent. Il mourut le 20 septembre 1897. Le docteur Fouquet
qui fut pour lui un ami dévoué prit soin de fixer ses
traits dans la cire (2 Portrait illustrant
cet article.)
Les documents et l'appareil de Louis Mouillard furent entreposés
dans une cave au consulat de France. En 1910, à l'occasion du
meeting aérien d'Héliopolis, tout le lot fut acquis pour
32 francs par la Ligue nationale aéronautique et prit le chemin
du Musée de l'aéronautique.
L'année suivante, M. Henry-Couannier découvrit clans les
papiers de notre héros le manuscrit inédit du Vol sans
battements qui sera publié en 1912. Cette même année,
la colonie française du Caire fit élever un monument à
Louis Mouillard, monument qui fut inauguré en présence
de
M. Defrance, ministre de la République française en Egypte,
de René Quinton représentant la Ligue nationale aéronautique,
de Saïd Pacha et du prince Fouad.
Mais le plus bel hommage qui ait été rendu à ce
précurseur ode l'aviation est peut-être celui que lui décerna
le célèbre aviateur américain Wilbur Wright en
ces termes :
" L'Empire de l'Air est bien un des morceaux les plus remarquables
que l'on ait jamais écrit... Ses observations sur les habitudes
des oiseaux l'ont amené à conclure que le vol à
voile était possible à l'homme, et, cette idée,
il l'a présentée à ses lecteurs avec un enthousiasme
si exaltant et si persuasif que son livre a produit les résultats
les plus importants dans l'histoire de la conquête de l'air. A
l'exception, peut-être de Lilienthal, aucun de ceux qui écrivirent
au XIX° siècle n'a possédé un pouvoir pareil
de faire des adeptes à la croyance en la possibilité du
vol à voile humain."
Pierre JARRIGE.