Chroniques aériennes
par Robert Nauze
À cette époque, pendant la
guerre d'Algérie, l'aérodrome fourmillait d'avions de
toutes sortes. Les contrôleurs de vigie, depuis leur tour de contrôle,
s'évertuaient à les faire poser ou décoller dans
les meilleures conditions de sécurité. Ils appréciaient
peu de voir l'un de ces avions s'intégrer dans le circuit de
piste, avant l'atterrissage, lorsque le pilote ne respectait pas les
procédures. J'étais alors sur Broussard, dans une escadrille
que j'avais choisie après avoir quitté la Chasse, suite
à une visite médicale périodique défectueuse.
Le Broussard devait être pour moi un avion de transition, dans
l'attente d'obtenir un stage de transformation sur avion de transport.
Il s'agissait d'un avion relativement nouveau, entré depuis peu
en opération, dont le célèbre commandant Pierre
Clostermann était à la fois le pilote de marque et le
patron de cette escadrille. Avoir un chef aussi prestigieux, aux nombreuses
victoires obtenues pendant la guerre 1939-1945 m'avait inspiré
ce choix.
Encore marqué par la période précédente
et pensant pouvoir profiter de la renommée de ce grand pilote,
je décidais ce jour-là au retour d'une mission de me présenter
selon les habitudes du chasseur, que je n'étais plus toutefois
depuis peu de mois. Pensant tout de même avec juste raison que
ceci me serait refusé, j'imaginais d'arriver en rase-mottes dans
l'axe de la piste et me lançais alors dans un spectaculaire "
peel-off " en début de piste, sans autorisation bien entendu.
Cette figure pratiquée parfois sur les bases de Chasse consiste
en une montée rapide en virage, ce qui permet de casser la vitesse
pour sortir train et volets et redescendre ensuite, toujours en virage,
pour se poser après un tour complet. Précisons que le
Broussard a un train fixe et que sa sortie a été déterminée
une fois pour toutes.
Ce qu'on aurait accordé à la rigueur à un pilote
de chasse en exercice, ayant de préférence un passé
glorieux et une réputation établie, ne pouvait qu'être
sanctionné avec logique dans mon cas particulier. D'autant que
je n'étais encore qu'un jeune sergent au passé bien modeste
et, disons-le, un peu inconscient. Cela se passait le 7 décembre
1956, date anniversaire de la mort de Jean Mermoz (1936) et de l'attaque
de Pearl Harbor par les Japonais (1941), ce que la plupart s'étaient
empressés d'oublier, à mon grand regret.
Le lendemain matin, j'attendais impatiemment devant un Morane 500, ex-Fieseler-Storch
(la cigogne) récupéré à l'aviation allemande
après la guerre, la valise P.N. (personnel navigant) aux pieds,
le pilote qui devait m'amener à Thiersville. Un commandant arriva
sur le parking et, m'apercevant alors que j'inspectais l'avion qui nous
était destiné, m'apostropha: " Ah, c'est vous l'acrobate
? Eh bien vous allez faire un séjour sur une base opérationnelle
pendant quelque temps. Et ce n'est pas avec cet avion que vous ferez
des breaks ou des pell-off.' Allez, prenez les commandes ".
Pourtant, si j'avais déjà eu l'occasion de voler en place
arrière dans ce type d'avion qui remorquait nos planeurs en France,
du temps de mes débuts dans l'aviation sportive, ce n'avait été
que parce qu'il y avait une place libre, sans double commande, toutefois
chaudement disputée. Cet avion, qui servait de " mouchard
" aux Allemands pendant la dernière guerre, autrement dit
d'avion d'observation, était équipé d'un moteur
Argus aux 240 CV bien fatigués, qui le traînait à
moins de 150 km /h; ce qui laissait le temps de voir le paysage.
Remarquons au passage qu'en devenant française, la cigogne avait
été rebaptisée " Criquet ", toujours
grand voyageur mais pas pressé pour autant. Ce surnom avait été
adopté faute de mieux, car cet avion ne saute pas, contrairement
à l'animal du même nom, mais il traîne les pattes
avant de décoller. Probablement persuadé qu'il avait affaire
à un spécialiste, déjà lâché
sur ce type d'appareil ou encore désireux de me tester sans attendre,
notre commandant s'installa en place arrière et me laissa le
soin de lancer le moteur, ainsi que de préparer l'avion pour
le départ. Contact radio établi avec la tour de contrôle,
plus de deux kilomètres de roulage à allure réduite
pour prendre la piste, et nous voici cap au sud vers notre destination.
Je commençais à mieux faire connaissance avec ce nouvel
avion en posant sur chaque instrument ou commande, le regard et une
main libre, ceci afin de mémoriser leur position dans la cabine
et leur utilité; tandis qu'avec l'autre main je tenais le manche
pour piloter, préoccupé par la lecture de la carte pour
suivre la navigation que j'avais préparée. Je répondais
par bribes aux questions de mon copilote alors que je ne comprenais
toujours pas ses intentions. Il voulut s'enquérir de mes connaissances
sur l'aérologie et mes aptitudes concernant le vol à basse
altitude sur le relief, en particulier à cause des rabattants
dus au vent, préjudiciables en avion léger. Mais sa voix
se perdit dans le bruit du moteur; et il renonça, probablement
persuadé qu'il avait affaire à un jeune fou tout droit
sorti d'une escadrille aux moeurs étranges.
Un Morane 500 "criquet"
|
Après trois quarts d'heure de vol à une altitude juste
suffisante et par un temps clair sans nuages comme on peut le rencontrer
la plupart du temps dans ce pays, je distinguais l'aérodrome
et prenais contact avec le contrôleur de vigie. Dûment renseigné,
je m'intégrais prudemment dans le circuit de piste et terminais
le vol par un atterrissage trois points à une vitesse ridicule,
le train s'écartant ainsi que les pattes d'une girafe s'apprêtant
à boire l'eau d'un marigot. Présentation au patron de
l'E.A.L.A. 4 / 70, le capitaine Malbosc qui, pour me consoler, me signala
qu'il y avait justement une petite fête avec méchoui et
projection de films quelque peu érotiques fournis par le médecin
militaire et, comme les distractions étaient plutôt rares
dans la région, j'étais bien entendu invité. Simple
coïncidence, mais le séjour commençait bien. Le commandant
me quitta sans coup férir et,... je ne me souviens guère
de la fin de cette soirée. Par contre au réveil, je dus
déchanter, car le logement était quasi monacal. Pas de
chauffage, lit Picot, un sac de couchage plus deux couvertures et comble
de prévenance, une grande chambre où logeaient une majorité
d'appelés du contingent, dont la seule préoccupation affichée
était d'atteindre le jour de " la quille ", car ils
avaient décidé que cette guerre ne les concernait pas
et qui supportaient mal les engagés volontaires. Ils me le firent
bien sentir.
Après une bonne nuit de récupération, je pris la
fonction comme pilote d'observation avec, en place arrière le
lieutenant Rouxel, commandant en second de l'escadrille, qui observait
à la fois mon pilotage et les éventuels combattants de
l'autre camp. Au retour, mon arrivée en tour de piste standard
fut appréciée. Mais je dus me rendre par la suite à
l'évidence, tous les pilotes ou presque faisaient des breaks
ou des peel-off, selon l'humeur; ce qui, avec un Criquet, nécessitait
toute la puissance du moteur pour ne pas tomber en perte de vitesse
en haut de l'évolution. Mais en sortant rapidement les volets
au moment crucial, à l'aide de la manivelle reliée à
une sorte de chaîne de bicyclette, on pouvait passer en dernier
virage sans trop de risques, en évitant néanmoins les
barbelés qui ceinturaient l'aérodrome.
Car la base aérienne de Thiersville, bien qu'appartenant à
la Marine, restait surtout une dépendance de la Chasse, avec
les T-6 de l'E.A.L.A. 14/ 72 et les exclus provisoires de mon genre.
Tel ce jeune sergent de Cambrai, qui, sur un Mystère IV n'avait
rien trouvé de mieux que de passer en rase-mottes sur une base
aérienne belge un jour de défilé, ce que le général
qui présidait la cérémonie avait peu apprécié!
Tel cet autre dont la distraction favorite était de repérer
les pigeons aux alentours d'une ferme, de foncer dans leur vol et de
les descendre, faute de trouver un adversaire à sa taille; à
tel point que l'on dut changer à plusieurs reprises les becs
de sécurité, fixés sur le bord d'attaque des ailes
des avions qu'il utilisait!
Vu l'atmosphère qui régnait sur cet aérodrome,
on aurait pu aussi bien nous baptiser les " criqués ";
mais le défoulement de certains n'empêchait pas le travail.
Reconnaissances à vue (RAV), guidage chasse sur les opérations
terrestres, accompagnement de convois, guidage d'héliportages,
surveillance de voies ferrées, le plus pittoresque étant
sans contexte l'identification des caravanes (chameaux ou ânes
bâtés), lorsque des observateurs poussaient le souci jusqu'à
nous faire descendre assez bas afin de vérifier le contenu des
couffins. Pas tous heureusement, la majorité de l'escadrille
étant constituée de jeunes aspirants ou de sous-lieutenants
appelés du contingent, qui ne prenaient pas forcément
cette aventure comme pourvoyeuse de médailles.
Le risque était pourtant là. Le Criquet ayant une cellule
faite de tubes et de toile, une simple balle de fusil pouvait le traverser
sans problème. Ce dont se souviendra l'observateur, le sous-lieutenant
Bonnal, dont l'initiative ce jour-là avait probablement dû
interrompre la sieste d'un autochtone, rebaptisé fellagha pour
la circonstance. L'unique projectile encaissé rentra près
de la manette des gaz, passa au ras du nez du pilote - c'était
moi - et ressortit à travers une glace latérale. Ce genre
d'incident n'est d'ailleurs pas rare de nos jours, avion ou hélicoptère
passant trop bas et recevant le coup de fusil d'un paysan énervé
ou d'un chasseur, furieux que l'on survole sa palombière. A chacun
sa guerre ! Les fermiers d'origine européenne, dits " Pieds-Noirs
", n'appréciaient pas toujours les plaisanteries de nos
criqués, pas plus d'ailleurs que celles de certains appelés
du contingent qui se conduisaient en " libérateurs ",
se faisant un malin plaisir d'arriver en véhicule militaire dans
la cour des fermes comme s'ils avaient le feu aux trousses, soulevant
un énorme nuage de poussière, ou encore envahissant les
vignes avant la récolte comme une nuée de sauterelles,
s'étonnant ensuite d'être rappelés à l'ordre
par leur hiérarchie. Certains se plaignirent que l'on refusât
de l'eau, si précieuse dans ces régions, qu'ils croyaient
possible de gaspiller sans contrainte - ainsi qu'il est d'habitude en
France - alors que le vin était souvent offert avec générosité.
Mais il y a des exceptions partout, chez nous comme ailleurs, et les
rumeurs vont bon train.
Pourtant, peu avant Noël, l'un des pilotes de notre escadrille
eut l'idée d'utiliser des messages de vux lestés
pour les larguer dans la cour des fermes avoisinantes. En retour, nous
nous trouvâmes à la tête d'une jolie somme en argent
liquide, de même que des cadeaux à deux ou quatre pattes.
Tel ce bélier qui survécut à la fête et se
montra intraitable avec les nouveaux arrivants sauf si ceux- ci lui
offraient des cigarettes dont il raffolait. Le tabac troupe ne coûtait
pas cher; et il valait mieux sacrifier à Jojo une partie de sa
ration plutôt que de se retrouver les quatre fers en l'air, le
postérieur endolori, à la grande joie des spectateurs.
Il y avait, joint à l'un de ces envois une lettre du fermier
gérant de la ferme d'Aïn-Fékan comportant ces quelques
mots dont je n'ai pas oublié la teneur: " Remercie tous
les pilotes de l'E.A.L.A. 4/7 de leurs bons voeux, ainsi que de leur
présence quasi quotidienne dans notre ciel, apportant sous leurs
couleurs un peu d'espoir et de réconfort aux isolés. Vous
prie d'accepter ce modeste mandat (5000 F!) afin de boire un verre au
retour au calme de l'Algérie et à la santé de ceux
veulent rester Français " Merci M. Bataillaux.
Quand on pense que, cinquante ans plus tard, on se dispute encore pour
savoir s'il y a eu des côtés bénéfiques à
l'installation d'Européens en Afrique, notamment des petits agriculteurs
et des artisans, qui amenèrent leur savoir-faire ! Comme me disait
un ami, les meilleurs dans le genre étaient bien les Anglais
car, en partant, ils ne laissaient rien. Tandis que les Français
avaient la manie de construire partout où ils s'installaient.
Il suffisait par exemple d'admirer Oran ou Alger, laquelle avait été
baptisée deuxième ville de France, tandis que Marseille,
la déboussolée, est devenue deuxième ville algérienne.
Curieux renversement de situation! Quant à confondre colonialisme,
où il est question de domination politique et d'exploitation
économique, avec la colonisation qui peuple un pays de colons,
il suffit de se rappeler que les Anglais ont colonisé l'Australie,
de même que Bretons et Aveyronnais ont colonisé Paris (voir
le dictionnaire Larousse). Peut-on dire que ce fut une malchance? Jean
Galmot non plus n'a pas laissé de mauvais souvenir en Guyane
!
Que dire de notre Criquet? Sinon que ses performances limitées
n'incitaient guère à la voltige, coefficient de sécurité
oblige. Encore qu'il y eut un jour une discussion à table sur
ses incapacités dans ce domaine, tonneaux et boucles étant
alternativement cités comme les figures les moins risquées.
J'effectuais une boucle lors d'un essai moteur, suivie de deux autres
pour le plaisir, avec un mécanicien à bord dont je ne
me souviens plus le nom; peut-être un Antillais? Mais le tonneau,
que je sache, ne trouva pas de volontaire. D'autant plus que le parachute
ne faisait pas partie de nos équipements !
Les connaissances en aérologie s'avéraient nécessaires;
les crashs dus aux rabattants causaient plus de problèmes que
les fellaghas, lesquels étaient plus soucieux de se faire ignorer
du mouchard que de révéler leur présence et de
provoquer ainsi une opération dont ils avaient tout à
craindre. C'est ainsi que nous vîmes un jour un pilote rentrer
à pied avec son observateur pour avoir voulu remonter un thalweg-
une vallée se terminant en cul-de-sac - sans les précautions
d'usage.
La plupart des pilotes affectés dans cette escadrille avaient
tendance à oublier que l'Algérie des Hauts Plateaux n'est
pas au niveau de la mer, puisqu'à 50 km au sud de Thiersville,
on trouve déjà des altitudes moyennes de l'ordre de 1
000 m. Ce qui fait que la moindre colline à franchir dépasse
facilement les 1 500 m d'altitude. Comme nos Criquets, chargés
et poussifs, ne supportaient pas le moindre rabattant, il était
souvent nécessaire de rechercher la partie ascendante pour passer
de l'autre côté. Mais essayez d'imaginer un vent défavorable
ou simplement parallèle à la chaîne et trouvez le
moyen de franchir celle-ci; pas évident! Mais comme on dit toujours,
il faut travailler avec les outils qu'on vous donne et, avec un peu
de bonne volonté, on peut y arriver. Beaucoup renonçaient;
mais il faut aimer ce qu'on fait.
Des noms qui reviennent en mémoire : Perrégaux,
Mascara, Saïda, Tiaret, Berthelot, Aïn-Témouchent,
des villages du Sud Oranais qui ont été longuement survolés
par nos Criquets; tandis que les T-6, les avions d'appui au sol de l'escadrille
voisine, rôdaient aux alentours dans l'attente de nos découvertes.
Mais tout a une fin. Il était d'ailleurs temps de partir car,
bien que la piscine du camp soit très appréciée,
il n'y avait plus de douches chaudes. Car les fournisseurs du bois qui
alimentait la chaufferie n'osaient plus aller se ravitailler dans les
environs, étant donné la situation qui avait tendance
à s'aggraver. Deux mois après ce stage fertile en heures
de vol et en émotions, je retrouvais à Oran notre cher
Broussard, pas très discret, mais avec quelques chevaux en plus.
Aussi quel progrès !
Je retrouvais à Oran
notre cher broussard.
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