AVIATION
CHRONIQUES AERIENNES
par Robert Nauze

extraits du numéro 119, septembre 2009 de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
sur site : avril 2012

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Chroniques aériennes
par Robert Nauze

À cette époque, pendant la guerre d'Algérie, l'aérodrome fourmillait d'avions de toutes sortes. Les contrôleurs de vigie, depuis leur tour de contrôle, s'évertuaient à les faire poser ou décoller dans les meilleures conditions de sécurité. Ils appréciaient peu de voir l'un de ces avions s'intégrer dans le circuit de piste, avant l'atterrissage, lorsque le pilote ne respectait pas les procédures. J'étais alors sur Broussard, dans une escadrille que j'avais choisie après avoir quitté la Chasse, suite à une visite médicale périodique défectueuse. Le Broussard devait être pour moi un avion de transition, dans l'attente d'obtenir un stage de transformation sur avion de transport. Il s'agissait d'un avion relativement nouveau, entré depuis peu en opération, dont le célèbre commandant Pierre Clostermann était à la fois le pilote de marque et le patron de cette escadrille. Avoir un chef aussi prestigieux, aux nombreuses victoires obtenues pendant la guerre 1939-1945 m'avait inspiré ce choix.

Encore marqué par la période précédente et pensant pouvoir profiter de la renommée de ce grand pilote, je décidais ce jour-là au retour d'une mission de me présenter selon les habitudes du chasseur, que je n'étais plus toutefois depuis peu de mois. Pensant tout de même avec juste raison que ceci me serait refusé, j'imaginais d'arriver en rase-mottes dans l'axe de la piste et me lançais alors dans un spectaculaire " peel-off " en début de piste, sans autorisation bien entendu. Cette figure pratiquée parfois sur les bases de Chasse consiste en une montée rapide en virage, ce qui permet de casser la vitesse pour sortir train et volets et redescendre ensuite, toujours en virage, pour se poser après un tour complet. Précisons que le Broussard a un train fixe et que sa sortie a été déterminée une fois pour toutes.

Ce qu'on aurait accordé à la rigueur à un pilote de chasse en exercice, ayant de préférence un passé glorieux et une réputation établie, ne pouvait qu'être sanctionné avec logique dans mon cas particulier. D'autant que je n'étais encore qu'un jeune sergent au passé bien modeste et, disons-le, un peu inconscient. Cela se passait le 7 décembre 1956, date anniversaire de la mort de Jean Mermoz (1936) et de l'attaque de Pearl Harbor par les Japonais (1941), ce que la plupart s'étaient empressés d'oublier, à mon grand regret.

Le lendemain matin, j'attendais impatiemment devant un Morane 500, ex-Fieseler-Storch (la cigogne) récupéré à l'aviation allemande après la guerre, la valise P.N. (personnel navigant) aux pieds, le pilote qui devait m'amener à Thiersville. Un commandant arriva sur le parking et, m'apercevant alors que j'inspectais l'avion qui nous était destiné, m'apostropha: " Ah, c'est vous l'acrobate ? Eh bien vous allez faire un séjour sur une base opérationnelle pendant quelque temps. Et ce n'est pas avec cet avion que vous ferez des breaks ou des pell-off.' Allez, prenez les commandes ".

Pourtant, si j'avais déjà eu l'occasion de voler en place arrière dans ce type d'avion qui remorquait nos planeurs en France, du temps de mes débuts dans l'aviation sportive, ce n'avait été que parce qu'il y avait une place libre, sans double commande, toutefois chaudement disputée. Cet avion, qui servait de " mouchard " aux Allemands pendant la dernière guerre, autrement dit d'avion d'observation, était équipé d'un moteur Argus aux 240 CV bien fatigués, qui le traînait à moins de 150 km /h; ce qui laissait le temps de voir le paysage.

Remarquons au passage qu'en devenant française, la cigogne avait été rebaptisée " Criquet ", toujours grand voyageur mais pas pressé pour autant. Ce surnom avait été adopté faute de mieux, car cet avion ne saute pas, contrairement à l'animal du même nom, mais il traîne les pattes avant de décoller. Probablement persuadé qu'il avait affaire à un spécialiste, déjà lâché sur ce type d'appareil ou encore désireux de me tester sans attendre, notre commandant s'installa en place arrière et me laissa le soin de lancer le moteur, ainsi que de préparer l'avion pour le départ. Contact radio établi avec la tour de contrôle, plus de deux kilomètres de roulage à allure réduite pour prendre la piste, et nous voici cap au sud vers notre destination.

Je commençais à mieux faire connaissance avec ce nouvel avion en posant sur chaque instrument ou commande, le regard et une main libre, ceci afin de mémoriser leur position dans la cabine et leur utilité; tandis qu'avec l'autre main je tenais le manche pour piloter, préoccupé par la lecture de la carte pour suivre la navigation que j'avais préparée. Je répondais par bribes aux questions de mon copilote alors que je ne comprenais toujours pas ses intentions. Il voulut s'enquérir de mes connaissances sur l'aérologie et mes aptitudes concernant le vol à basse altitude sur le relief, en particulier à cause des rabattants dus au vent, préjudiciables en avion léger. Mais sa voix se perdit dans le bruit du moteur; et il renonça, probablement persuadé qu'il avait affaire à un jeune fou tout droit sorti d'une escadrille aux moeurs étranges.

Un Morane 500 "criquet"
Un Morane 500 "criquet"



Après trois quarts d'heure de vol à une altitude juste suffisante et par un temps clair sans nuages comme on peut le rencontrer la plupart du temps dans ce pays, je distinguais l'aérodrome et prenais contact avec le contrôleur de vigie. Dûment renseigné, je m'intégrais prudemment dans le circuit de piste et terminais le vol par un atterrissage trois points à une vitesse ridicule, le train s'écartant ainsi que les pattes d'une girafe s'apprêtant à boire l'eau d'un marigot. Présentation au patron de l'E.A.L.A. 4 / 70, le capitaine Malbosc qui, pour me consoler, me signala qu'il y avait justement une petite fête avec méchoui et projection de films quelque peu érotiques fournis par le médecin militaire et, comme les distractions étaient plutôt rares dans la région, j'étais bien entendu invité. Simple coïncidence, mais le séjour commençait bien. Le commandant me quitta sans coup férir et,... je ne me souviens guère de la fin de cette soirée. Par contre au réveil, je dus déchanter, car le logement était quasi monacal. Pas de chauffage, lit Picot, un sac de couchage plus deux couvertures et comble de prévenance, une grande chambre où logeaient une majorité d'appelés du contingent, dont la seule préoccupation affichée était d'atteindre le jour de " la quille ", car ils avaient décidé que cette guerre ne les concernait pas et qui supportaient mal les engagés volontaires. Ils me le firent bien sentir.

Après une bonne nuit de récupération, je pris la fonction comme pilote d'observation avec, en place arrière le lieutenant Rouxel, commandant en second de l'escadrille, qui observait à la fois mon pilotage et les éventuels combattants de l'autre camp. Au retour, mon arrivée en tour de piste standard fut appréciée. Mais je dus me rendre par la suite à l'évidence, tous les pilotes ou presque faisaient des breaks ou des peel-off, selon l'humeur; ce qui, avec un Criquet, nécessitait toute la puissance du moteur pour ne pas tomber en perte de vitesse en haut de l'évolution. Mais en sortant rapidement les volets au moment crucial, à l'aide de la manivelle reliée à une sorte de chaîne de bicyclette, on pouvait passer en dernier virage sans trop de risques, en évitant néanmoins les barbelés qui ceinturaient l'aérodrome.

Car la base aérienne de Thiersville, bien qu'appartenant à la Marine, restait surtout une dépendance de la Chasse, avec les T-6 de l'E.A.L.A. 14/ 72 et les exclus provisoires de mon genre. Tel ce jeune sergent de Cambrai, qui, sur un Mystère IV n'avait rien trouvé de mieux que de passer en rase-mottes sur une base aérienne belge un jour de défilé, ce que le général qui présidait la cérémonie avait peu apprécié! Tel cet autre dont la distraction favorite était de repérer les pigeons aux alentours d'une ferme, de foncer dans leur vol et de les descendre, faute de trouver un adversaire à sa taille; à tel point que l'on dut changer à plusieurs reprises les becs de sécurité, fixés sur le bord d'attaque des ailes des avions qu'il utilisait!

Vu l'atmosphère qui régnait sur cet aérodrome, on aurait pu aussi bien nous baptiser les " criqués "; mais le défoulement de certains n'empêchait pas le travail. Reconnaissances à vue (RAV), guidage chasse sur les opérations terrestres, accompagnement de convois, guidage d'héliportages, surveillance de voies ferrées, le plus pittoresque étant sans contexte l'identification des caravanes (chameaux ou ânes bâtés), lorsque des observateurs poussaient le souci jusqu'à nous faire descendre assez bas afin de vérifier le contenu des couffins. Pas tous heureusement, la majorité de l'escadrille étant constituée de jeunes aspirants ou de sous-lieutenants appelés du contingent, qui ne prenaient pas forcément cette aventure comme pourvoyeuse de médailles.
Le risque était pourtant là. Le Criquet ayant une cellule faite de tubes et de toile, une simple balle de fusil pouvait le traverser sans problème. Ce dont se souviendra l'observateur, le sous-lieutenant Bonnal, dont l'initiative ce jour-là avait probablement dû interrompre la sieste d'un autochtone, rebaptisé fellagha pour la circonstance. L'unique projectile encaissé rentra près de la manette des gaz, passa au ras du nez du pilote - c'était moi - et ressortit à travers une glace latérale. Ce genre d'incident n'est d'ailleurs pas rare de nos jours, avion ou hélicoptère passant trop bas et recevant le coup de fusil d'un paysan énervé ou d'un chasseur, furieux que l'on survole sa palombière. A chacun sa guerre ! Les fermiers d'origine européenne, dits " Pieds-Noirs ", n'appréciaient pas toujours les plaisanteries de nos criqués, pas plus d'ailleurs que celles de certains appelés du contingent qui se conduisaient en " libérateurs ", se faisant un malin plaisir d'arriver en véhicule militaire dans la cour des fermes comme s'ils avaient le feu aux trousses, soulevant un énorme nuage de poussière, ou encore envahissant les vignes avant la récolte comme une nuée de sauterelles, s'étonnant ensuite d'être rappelés à l'ordre par leur hiérarchie. Certains se plaignirent que l'on refusât de l'eau, si précieuse dans ces régions, qu'ils croyaient possible de gaspiller sans contrainte - ainsi qu'il est d'habitude en France - alors que le vin était souvent offert avec générosité. Mais il y a des exceptions partout, chez nous comme ailleurs, et les rumeurs vont bon train.

Pourtant, peu avant Noël, l'un des pilotes de notre escadrille eut l'idée d'utiliser des messages de vœux lestés pour les larguer dans la cour des fermes avoisinantes. En retour, nous nous trouvâmes à la tête d'une jolie somme en argent liquide, de même que des cadeaux à deux ou quatre pattes. Tel ce bélier qui survécut à la fête et se montra intraitable avec les nouveaux arrivants sauf si ceux- ci lui offraient des cigarettes dont il raffolait. Le tabac troupe ne coûtait pas cher; et il valait mieux sacrifier à Jojo une partie de sa ration plutôt que de se retrouver les quatre fers en l'air, le postérieur endolori, à la grande joie des spectateurs. Il y avait, joint à l'un de ces envois une lettre du fermier gérant de la ferme d'Aïn-Fékan comportant ces quelques mots dont je n'ai pas oublié la teneur: " Remercie tous les pilotes de l'E.A.L.A. 4/7 de leurs bons voeux, ainsi que de leur présence quasi quotidienne dans notre ciel, apportant sous leurs couleurs un peu d'espoir et de réconfort aux isolés. Vous prie d'accepter ce modeste mandat (5000 F!) afin de boire un verre au retour au calme de l'Algérie et à la santé de ceux veulent rester Français " Merci M. Bataillaux.

Quand on pense que, cinquante ans plus tard, on se dispute encore pour savoir s'il y a eu des côtés bénéfiques à l'installation d'Européens en Afrique, notamment des petits agriculteurs et des artisans, qui amenèrent leur savoir-faire ! Comme me disait un ami, les meilleurs dans le genre étaient bien les Anglais car, en partant, ils ne laissaient rien. Tandis que les Français avaient la manie de construire partout où ils s'installaient. Il suffisait par exemple d'admirer Oran ou Alger, laquelle avait été baptisée deuxième ville de France, tandis que Marseille, la déboussolée, est devenue deuxième ville algérienne. Curieux renversement de situation! Quant à confondre colonialisme, où il est question de domination politique et d'exploitation économique, avec la colonisation qui peuple un pays de colons, il suffit de se rappeler que les Anglais ont colonisé l'Australie, de même que Bretons et Aveyronnais ont colonisé Paris (voir le dictionnaire Larousse). Peut-on dire que ce fut une malchance? Jean Galmot non plus n'a pas laissé de mauvais souvenir en Guyane !

Que dire de notre Criquet? Sinon que ses performances limitées n'incitaient guère à la voltige, coefficient de sécurité oblige. Encore qu'il y eut un jour une discussion à table sur ses incapacités dans ce domaine, tonneaux et boucles étant alternativement cités comme les figures les moins risquées. J'effectuais une boucle lors d'un essai moteur, suivie de deux autres pour le plaisir, avec un mécanicien à bord dont je ne me souviens plus le nom; peut-être un Antillais? Mais le tonneau, que je sache, ne trouva pas de volontaire. D'autant plus que le parachute ne faisait pas partie de nos équipements !

Les connaissances en aérologie s'avéraient nécessaires; les crashs dus aux rabattants causaient plus de problèmes que les fellaghas, lesquels étaient plus soucieux de se faire ignorer du mouchard que de révéler leur présence et de provoquer ainsi une opération dont ils avaient tout à craindre. C'est ainsi que nous vîmes un jour un pilote rentrer à pied avec son observateur pour avoir voulu remonter un thalweg- une vallée se terminant en cul-de-sac - sans les précautions d'usage.

La plupart des pilotes affectés dans cette escadrille avaient tendance à oublier que l'Algérie des Hauts Plateaux n'est pas au niveau de la mer, puisqu'à 50 km au sud de Thiersville, on trouve déjà des altitudes moyennes de l'ordre de 1 000 m. Ce qui fait que la moindre colline à franchir dépasse facilement les 1 500 m d'altitude. Comme nos Criquets, chargés et poussifs, ne supportaient pas le moindre rabattant, il était souvent nécessaire de rechercher la partie ascendante pour passer de l'autre côté. Mais essayez d'imaginer un vent défavorable ou simplement parallèle à la chaîne et trouvez le moyen de franchir celle-ci; pas évident! Mais comme on dit toujours, il faut travailler avec les outils qu'on vous donne et, avec un peu de bonne volonté, on peut y arriver. Beaucoup renonçaient; mais il faut aimer ce qu'on fait.

Des noms qui reviennent en mémoire : Perrégaux, Mascara, Saïda, Tiaret, Berthelot, Aïn-Témouchent, des villages du Sud Oranais qui ont été longuement survolés par nos Criquets; tandis que les T-6, les avions d'appui au sol de l'escadrille voisine, rôdaient aux alentours dans l'attente de nos découvertes. Mais tout a une fin. Il était d'ailleurs temps de partir car, bien que la piscine du camp soit très appréciée, il n'y avait plus de douches chaudes. Car les fournisseurs du bois qui alimentait la chaufferie n'osaient plus aller se ravitailler dans les environs, étant donné la situation qui avait tendance à s'aggraver. Deux mois après ce stage fertile en heures de vol et en émotions, je retrouvais à Oran notre cher Broussard, pas très discret, mais avec quelques chevaux en plus. Aussi quel progrès !


Je retrouvais à Oran notre cher broussard.

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