Pierre Jarrige, chef pilote à
l'Ecole nationale supérieure de l'aéronautique et de l'espace
de Toulouse, est né en 1940 à Burdeau (ancien département
de Tiaret). Il a été pilote de tourisme, puis pilote militaire
dans l'A.L.A.T. (Aviation légère de l'armée de
terre). Avant juillet 1962, il avait déjà effectué
six cents heures de vol au-dessus du territoire algérien.
Les avions légers
au Sahara de 1929 à 1939
Pierre Jarrige
Pilotes, célèbres ou non sont venus se mesurer
dans ce Sahara aux facettes infinies.
Après la Grande Guerre, les pilotes
de tourisme et de raid tentent d'utiliser les avions militaires survivants
du conflit. Peu performants et peu fiables, d'un inconfort total, ces
avions, quoique disponibles à des prix très modérés,
se révèlent inutilisables pour un usage civil. Il faut
attendre le raid transatlantique triomphal de Charles Lindbergh qui,
le 20 mai 1927, livre à l'Europe la formule définitive
de l'avion de tourisme performant à aile haute. Plusieurs constructeurs
s'inspirent alors du " Spirit of Saint Louis ": Caudron, Farman,
Potez, Bernard, De Havilland... Sur ces avions fiables, atteignant 200
km/h en vitesse de croisière avec des puissances de 80 à
250 chevaux, les pilotes sportifs se lancent alors à l'assaut
des mers et des continents.
L'infrastructure
À partir de 1930, une remarquable
infrastructure est mise en place au Sahara par l'armée, les pétroliers
et les compagnies de transport routier: aérodromes de secours
avec alvéoles de protection, repérage des pistes jalonnées
tous les 10 km par de grandes balises en tôle émaillée
blanche, réseau de distribution d'essence extrêmement dense
ravitaillé par des caravanes de chameaux et équipement
hôtelier plus ou moins confortable mis en place un peu partout,
en plus des traditionnels bordjs qui assurent le gîte d'étape.
Le phare " Vuillemin ", de 35 m de hauteur, éclairé
au gaz, est construit à Bidon 5 et inauguré en 1935. D'autres
phares moins puissants sont installés, toujours par Butagaz,
à El-Goléa, In-Belbel et Aoulef.
Trois itinéraires s'offrent pour la traversée du Sahara
:
- À l'ouest: la ligne du Tanezrouf au départ de Colomb-Béchar
vers Gao (1700 km). Ce trajet est le plus utilisé par les automobilistes
et, en particulier par la Compagnie générale transsaharienne
(CGT) pour ses liaisons en car, laquelle assure également l'assistance
à l'aviation. Air Afrique et la SABENA belge utilisent cet itinéraire
pour les liaisons commerciales avec l'Afrique noire (Georges Estienne,
lieutenant de l'aviation militaire, et son frère René,
conduisant une mission de quatre chenillettes " Kégresse
" et un avion " Nieuport-Delage " à ailes repliables
traîné en remorque, avaient reconnu la piste du Tanezrouf,
de
Ouallen à Tessalit, à partir de novembre 1923, en la jalonnant
de fûts vides tous les 50 km, d'où le nom de Bidon 5).
- Au centre: la ligne du Hoggar, de Laghouat à Agadès
(1900 km). Plus touristique, avec l'étape de Tamanrasset, ce
trajet impose un survol montagneux important. Les pistes sont fréquentées
par les autocars de la Société algérienne des transports
tropicaux (SAIT) qui assure le service de dépannage des autos
et des avions.
- À l'est: la ligne des Ajjers et du Tibesti, de Biskra à
Fort-Lamy par Bilma (2600 km). Bien que la plus pittoresque, cette ligne,
non desservie par un service automobile, est peu pratiquée en
avion. La traversée du Sahara, qui permet d'éviter le
détour par l'Égypte, abrège le trajet vers l'Afrique
équatoriale ou australe et sera effectuée par de nombreux
équipages venant d'Europe occidentale.
Les raids de 1929 vers Madagascar
À la fin de l'année, trois équipages s'élancent
en vue du record de vitesse entre Paris et Tananarive :
- Le 18 octobre, Goulette, Marchesseau et Bourgeois, avec un "
Farman 192 ", se posent à Oran-La Sénia, puis à
Colomb- Béchar, et le lendemain à Adrar après avoir
passé la nuit à côté de Ksabi, en effectuant
la liaison Paris-Tananarive en 10 jours (le vol sera poursuivi jusqu'à
l'île de La Réunion).
- Le 28 octobre André Bailly, Jean Reginensi et Marsot se posent
à La Sénia (arrivant de Paris sans escale), puis à
Colomb-Béchar le lendemain, au cours de la liaison Paris-Tananarive
en 9 jours avec un " Farman 190 ". Au retour, ils traverseront
le Sahara en novembre. - Le 13 décembre, Léopold Roux,
Caillol et Dodemont passent à La Sénia avec un "
Farman 190 ", en direction de Colomb-Béchar et Reggane.
Ils n'atteindront Tananarive que le let janvier 1930, après un
voyage difficile.
Raids et tourisme en 1930
La chance de la pénétration aérienne au Sahara
a été l'arrivée, le 9 septembre 1929, du colonel
Joseph Vuillemin au commandement de l'aviation en Algérie. Pilote
de bombardement célèbre durant la Grande Guerre - à
la tête de l'escadrille de " La Cocotte ", voyageur
intrépide, il se lance, aussitôt arrivé en Algérie,
à la conquête pacifique du Sahara. Le 8 janvier, avec son
" Caudron 117 ", accompagné de Gauron et Lebas - en
" Caudron 161 ", il atteint Gao et Niamey et revient à
Alger-Maison Blanche le
12 février, après avoir parcouru près de 5000 kilomètres.
Ce voyage, que le colonel effectue en famille avec son épouse
et son fils, inaugure l'ère du tourisme aérien au Sahara.
Le retour de Madagascar des équipages partis en 1929 est tragique
pour Léopold Roux, Caillol et Dodemont qui trouvent la mort le
13 janvier au Congo Belge. Moins malchanceux, l'avion de Goulette, Marchesseau
et Bourgeois s'écrase, sans mal pour ses occupants, entre Gao
et Reggane le 22 avril, à 125 km au nord de Tabankort. Découverts
le 25 avril par un nomade, les trois hommes seront secourus le 27 avril
par une automitrailleuse de Trenretin. L'équipage rentre à
Alger avec André Bailly, Jean Réginensi et Charles Poulin
venus à leur recherche en " Laté 26 ".
A l'image des Français qui rallient Madagascar, les Anglais s'élancent
vers le record de vitesse sur Londres-Le Cap. En avril, la " duchesse
de Bedford ", pilotée par Barnard, passe par La Sénia
avec son " Fokker VII ", en route vers Le Cap. Le record de
vitesse sur le trajet Londres-Le Cap et retour est battu au cours de
ce voyage (21 jours).
En mai, Marcel Avignon, vice-président de l'Aéro-club
de l'Hérault, accompagné de trois personnes, effectue
un circuit au Sahara totalisant plus de 8000 km. En novembre, René
Lefèvre et Charles Demazières, chacun en " Potez
36 ", s'envolent de La Sénia à destination de Madagascar
qu'ils atteindront le 8 avril (la dernière partie du voyage sera
effectuée en bateau).
Les Belges s'élancent aussi, à travers le Sahara, vers
leur colonie du Congo. Après les tentatives malheureuses de plusieurs
équipages, les capitaines Orner Vanderlinden et Robert Fabry
s'envolent de Bruxelles le 7 décembre avec le " Bréguet
XIX " " Reine-Elizabeth ". Les deux hommes arrivent sans
incident à Kinshasa le 15 décembre, après escales
à La Sénia, Colomb-Béchar et Reggane. Ils repartent
le 16 décembre mais, après avoir attendu durant trois
mois un moteur à Fort-Lamy, ils ne rejoindront Bruxelles que
le 30 mars 1931, en cinq jours. Les Bruxellois les accueilleront avec
un enthousiasme indescriptible. En décembre, le " Farman
190 " " Général-Laperrine " de la mission
de l'Institut international d'anthropologie, piloté par Renaud
Wauthier et Charles Poulin, effectue un voyage d'étude au Sahara
jusqu'au lac Tchad. Ainsi, dès 1930, le Sahara est survolé
par toutes les sortes de pilotes pour toutes les sortes de vol. Il a
vu passer les principaux acteurs qui se feront ensuite connaître
par leurs prouesses transsahariennes : Joseph Vuillemin, Charles Poulin,
André Bailly, Jean Réginensi, René Lefevre, Charles
Demazières, Renaud Wauthier, Maryse Hilz, Goulette, Lebas, la
duchesse de Bedford. Trois nations ce sont déjà affrontées
sur l'immensité du désert.
Les aéro-clubs s'implantent en Algérie et leurs pilotes
tournent aussitôt leurs regards vers le Grand Sud. En décembre,
les Oranais Henri Fougues Duparc et André Lamur réalisent
la double traversée du Sahara, d'Oran au Niger, en " Potez
36 ".
1931 - 1932 - 1933
Les liaisons transsahariennes se multiplient considérablement,
pour devenir presque banales.
Les Anglais s'acharnent sur le record Londres-Le Cap. En janvier, Richard
Westenra et Mac Intosh tombent en panne d'esence, sans mal, à
100 km de Bidon 5 en remontant vers Londres en " De Havilland Puss
Moth ". En mars, James Mollisson se pose à La
Sénia, Colomb-Béchar et Reggane, au cours du vol record
Londres-Le Cap en quatre jours et 17 heures. En novembre, son épouse
et challenger, Amy Mollisson, avec son " De Havilland Puss Moth
" " Desert-Cloud ", relie Londres au Cap en quatre jours
et 7 heures, battant le record de son mari. Au retour, elle établira
le record Le Cap-Londres en sept jours et 7 heures.
Le Sahara continue de faire l'objet d'explorations aériennes.
En janvier, le capitaine Renaud Wauthier effectue une mission archéologique
et cartographique de 120 heures de vol qui le mènera jusqu'au
Tchad, avec un trimoteur " SPCA 218 ". En décembre,
Pierre Averseng, Charles Poulin et le professeur Maurice Reygasse, directeur
des Antiquités en Algérie, effectuent un voyage d'étude
archéologique au Sahara en " Caudron Phalène ".
En avril l'ingénieur Marcel Minguet et le radiotélégraphiste
Emont effectuent un voyage d'essai de radio au Sahara pour le compte
d'Air-Union, avec le " Caudron Phalène " " Général-Ferrié
".
1934 - 1935 - 1936
Le tourisme aérien au Sahara est consacré par le voyage
des Oranais Henri et Françoise Fougues Duparc, Louis Saintpierre
et Mme, Yvon et Gontran Milhe-Poutingon, Pierre Charriaud, Scotto et
Pierre de Romanet qui vont, avec un " Bernard 201T " et deux
" Caudron Phalène ", passer les fêtes de fin
d'année au Niger en parcourant 8000 km. Les pavillons étrangers
se multiplient sur le Sahara. En mars, Herbert Cukurs, pilote letton,
va de Dakar à Alger avec un avion qu'il a construit lui-même
avec un moteur de 80 CV. Il était parti de Riga en août
1933 et arriva à Bathurst, en Gambie (ancienne colonie lettonne),
le 1" novembre, après être descendu par la côte,
avant de remonter vers Alger par Dakar. Le même mois, le Belge
Guy Hansez et son épouse vont à Léopoldville avec
un " De Havilland Fox-Moth ". En décembre, les Suédois
Herbert Von Schinkel et Stackelbert vont au Kenya avec un " Miles
Hawk ". Peu après, l'Espagnol Ramon Torres remonte de Bidon
5 à Colomb-Béchar en " Potez 43 ", après
avoir été à Dakar et Gao par la côte atlantique.
À la fin de l'année 1935, Henri Fougues Duparc, Louis
et Paul Saintpierre, Gontran Milhe-Poutingon, Aupy, Pierre de Romanet
et leurs épouses partent, comme l'année précédente,
pour un voyage à travers le Sahara.
En janvier 1936, Gaston Génin et Robert rentrent de Tananarive,
avec un " Caudron Simoun ". Ils viennent de battre le record
sur Paris-Tananarive en deux jours et 9 heures en passant par la Libye.
André Garric et sa famille, accompagnés du docteur Barret
de Natzaris, vont au Dahomey en " De Havilland Dragon " et
Louis Durafour, Marcel Kraft, Marcel Christofle, Breton et le colonel
Plantey vont à Tamanrasset, avec un " Caudron Phalène
" de l'Aéro-club d'Algérie afin d'étudier
le trajet du futur
rallye du Hoggar.
En octobre, Maryse Bastié et l'Algéroise Suzanne Tillier,
vont d'Alger à Dakar en " Caudron Simoun ". En novembre,
Antoine de Saint-Exupéry fait un voyage dans le Sud-Algérien
en " Caudron Simoun ".
En décembre, Maryse Bastié, avec le mécanicien
Lendroit, en " Caudron Simoun ", va à Dakar et six
avions de l'Aéro-club d'Oranie vont de La Sénia à
Beni-Abbès.
1937
En janvier, Brill et Descombes, le mécanicien Gerquin et le navigateur
Le Neuvière, font un voyage en Afrique avec le " Caudron
Goéland " " Ric-et-Rac " et le baron de Foucaucourt,
comme tous les ans, fait un grand voyage au Sahara avec le " Percival
Vega Gull " " Inch'Allah ".
En février, Antoine de Saint-Exupéry et André Prévot
arrivent à Tindouf, en provenance du Maroc, au cours d'un voyage
vers le Soudan en " Caudron Simoun ". Ils parcourront plus
de 15000 kilomètres au cours d'un voyage d'étude pour
Air France et le ministère de l'Air.
1938 et le rallye du Hoggar
Patronné par des compagnies d'assurance, le rallye du Hoggar
est l'aboutissement du tourisme aérien au Sahara. L'Aéro-club
de France et l'Aéro-club d'Algérie apportent leur concours
à l'organisation dont le directeur est le colonel Henry Plantey.
Une vingtaine d'équipages se retrouvent à Alger pour le
départ, parmi lesquels deux Allemands, un suisse, un belge et
un anglais. Dix équipages viennent de métropole et cinq
d'Afrique du Nord. Un " Potez 25 " et un " Potez 29 "
sanitaire militaires (pilotés par le commandant Béraud
et l'adjudant Berland) accompagnent le rallye. Les concurrents doivent
suivre les pistes sahariennes où l'assistance est assurée
par la SATT.
En raison des difficultés d'hébergement, les concurrents
sont divisés en deux groupes: le groupe bleu qui prend le départ
le 8 janvier de Maison-Blanche et
le groupe rouge qui part le 10 janvier. Dès la première
étape, le " Caudron Aiglon " de Mourrier s'écrase
à l'atterrissage à El-Goléa. Le pilote et sa passagère,
blessés, sont évacués par l'avion sanitaire (cet
équipage est de l'Aéro-club de Saint-Etienne). A El-Goléa
également, le " De Havilland Dragon " du Constantinois
Gustave Wolf sort de la piste et a le train d'atterrissage fauche dans
un " cheval de bois ".
Le lendemain, escales à El-Goléa, FortMiribel et In Salah
où les concurrents sont reçus au traditionnel méchoui
et passent la nuit au Fort-Bugeaud de la SATT, avant de repartir pour
Tamanrasset avec le survol inoubliable des gorges d'Arak.
La remontée vers le nord se déroule sans incident; un
concours de lancer de messages lestés attend les participants
à proximité de Bou-Saada, avant l'arrivée à
Maison-Blanche, les 16 et 17 janvier, où un grand banquet clôture
le rallye. L'Allemand Goetze remporte le premier prix. La coupe Air
France est attribuée à l'équipage belge Fester
et Jean Stampe (ce dernier ne se doute certainement pas que, une dizaine
d'années plus tard, l'avion " SV4C " de sa conception
sera construit en série à Maison-Blanche). André
Noël, premier concurrent nord- africain, reçoit un prix
qui s'ajoute au plaisir d'avoir effectué le rallye alors qu'il
était en voyage de noce.
L'année se déroule ensuite avec les vols transsahariens
devenus routiniers. En février, un " Caudron Aiglon "
de l'Aéro - club des Ailes catalanes, piloté par Roger
d'Epied et Auriol, va de Tunis à Tamanrasset.
En avril, l'Algérois Louis Durafour décolle de Maison-Blanche
en " Caudron Frégate ", avec son ami l'architecte Le
Corbusier, pour un vol vers le Sud- Algérien.
En décembre, Maryse Bastié, Lendroit et Maurice Reine
vont d'Alger à Dakar en " Caudron Simoun ". Ils sont
accompagnés d'un autre " Simoun " piloté par
Bouquillard et Desmoulins, ayant Lucienne Saby comme passagère.
1939
Deux femmes clôturent les grands vols transsahariens d'avant-guerre.
En avril, Maryse Bastié effectue un voyage de trois semaines
en Afrique du Nord en " Caudron Simoun " et en mai, Suzanne
Kohn traverse le Sahara en " Caudron Aiglon ", au cours d'un
vol de Paris à Tananarive.
Le Sahara, de 1929 à 1939, a été sillonné
par tous les avions légers de cette époque. Depuis les
" Potez 36 " de 60 CV jusqu'aux " Caudron Simoun "
de 220 CV et " De Havilland Dragon bimoteur de 400 CV, tous ont
participé à cette conquête pacifique. Leurs pilotes,
hommes et femmes, les ont menés pour des vols touristiques, des
vols scientifiques, des raids plus ou moins réussis et quelquefois
pour des aventures téméraires. Tous leurs pilotes, célèbres
ou non, sont venus se mesurer au Sahara. Touristes fortunés,
constructeurs amateurs téméraires, scientifiques de toutes
spécialités, recordmen audacieux, chacun est venu rechercher,
à la manière de Saint-Exupéry, dans ce Sahara aux
facettes infinies, sa consécration de pilote.