Eugène Delacroix Femmes d'Alger dans leur appartement ",
huile sur toile, 180 x 229 cm,
Musée du Louvre, Paris, 1834.
|
L'algérianiste avait
publié un article sur Delacroix en 1994 (n° 67). Le séjour
de l'artiste y était évoqué. Mais nous avons reçu
récemment d'un de nos lecteurs algériens, la photocopie
d'un article paru dans la presse algéroise dans les années
1930. Ce texte apporte un complément à l'article de Marc
Monnet, que nous jugeons intéressant.
Eugène
Delacroix à Alger
L'année 1834, qui fut celle où fut exposé
au Salon, le tableau fameux d'Eugène Delacroix, " Femmes
d'Alger dans leur appartement ", présentement au Louvre,
marquait une grande date dans l'histoire de la peinture française.
Deux ans s'étaient écoulés depuis qu'un bref séjour
en Afrique du Nord avait révélé à Delacroix,
alors déjà célèbre, le monde de l'Islam.
Bien que ce voyage eût duré cinq mois, ce furent les trois
seules journées passées à Alger qui lui permirent
de concevoir son chef-d'oeuvre.
On sait comment le gouvernement de Louis-Philippe, désireux d'établir
des relations de bon voisinage avec Abd er-Rahman, le sultan du Maroc,
avait envoyé en mission diplomatique auprès de celui-ci,
le comte Charles de Mornay. Ce dernier, ancien gentilhomme de la Chambre
de Charles X, avait eu l'heureuse idée, inspirée d'ailleurs
par Mlle Mars, d'emmener avec lui Eugène Delacroix, chef de la
jeune école romantique et auteur très discuté ou
passionnément admiré de " la Barque de Dante ",
des " Massacres de Scio ", de " la Mort de Sardanapale
" et de " la Liberté sur les barricades ".
Lorsque, le 10 janvier 1832, le peintre s'embarque à Toulon,
il est comme tous les romantiques, et particulièrement les romantiques
français, déjà tout ébloui du mirage oriental.
Toutefois, sa connaissance de l'Orient est encore fragmentaire et livresque,
ne s'étant jusque-là, alimentée que dans les bibliothèques
et chez les antiquaires. Grâce aux récits de voyage, aux
miniatures persanes, aux tapis et aux objets d'art, il s'était
peint en imagination un monde musulman somptueux d'une captivante couleur
locale. Delacroix sera-t-il déçu lorsqu'il abordera au
pays de ses rêves?
Le voyage ne fut pas précisément des plus calmes. C'est
seulement le 24 janvier, quatorze jours après son départ,
que l'aviso " La Perle " mouille devant Tanger. Du 5 au 15
mars, Delacroix séjourne à Meknès, où la
mission attend en vain une réponse du sultan. Comme, après
des semaines, celle-ci n'arrive toujours pas, nos Français reprennent
la mer et, cinglant vers l'Espagne, débarquent le 12 avril à
Cadix. Ce sera pour Delacroix l'occasion d'aller passer quelque temps
à Séville. Fin mai, l'émissaire du roi de France
et sa suite retournent à Tanger car, entre-temps, le sultan a
fait savoir qu'il était disposé à donner la réponse
tant attendue... Puis, c'est le voyage du retour, qui va comporter un
crochet vers l'Algérie proche, pour deux rapides escales; la
première, le 18 juin à Oran, la seconde à Alger
où l'on ne restera que trois jours, mais trois jours infiniment
précieux pour Delacroix. Se rembarquant le 28 juin, la mission
entre en rade de Toulon le 5 juillet.
*
* *
Quel plaisir est le nôtre de pouvoir, un siècle
après, suivre le peintre d'étape en étape, d'assister
à ses découvertes, de surprendre ses plus subtiles émotions,
grâce à sa correspondance si vivante, à ses albums,
à ses inestimables carnets, sur lesquels il jetait ces croquis
rapides qu'il rehaussait, après coup, de touches d'aquarelles
pour préciser par le souvenir, des détails prestement
notés sur place.
À l'Orient qu'il avait imaginé, nous voyons se substituer
le monde musuhl man réel sous sa forme maghrébine. Jusque-là
cérébrale, la passion du peintre va se nourrir désormais
de choses vues, avidement regardées, des prestiges d'une réalité
vivante, tangible, précise, et que sa mémoire évoquera
plus tard avec la vigoureuse exactitude d'hallucinatoires visions.
Chose curieuse, ce romantique transporté en Afrique du Nord y
découvre, comme plus tard Fromentin, ce que bien des générations
de pèlerins n'avaient pas su trouver en Italie : le sentiment
du monde antique. " Rome est ici, s'écrie-t-il, Rome n'est
plus dans Rome ". Mais il y découvre bien d'autres choses
encore. Quelle splendide moisson il rapporte de voyage ! Combien il
regrette de ne pas " avoir vingt bras et quarante-huit heures par
jour " pour noter tout ce qu'il entrevoit.
Ce qui le frappe d'abord, c'est la noblesse de certains sujets marocains,
c'est ensuite la véhémence, l'impétuosité
de maints spectacles : fantasias vertigineuses, fêtes populaires
étourdissantes, réceptions pittoresques avec chevaux,
musique et étendards. À Tanger, d'autre part, il avait
goûté " des moments de paresse délicieuse dans
un jardin aux portes de la ville, sous des profusions d'orangers en
fleurs et couverts de fruits ".
Cependant, au Maroc, la vie intime des Musulmans lui est restée
obstinément fermée. Il n'a pu pénétrer que
dans des maisons juives, où il assiste entre autres à
cette noce que son pinceau retracera, y rencontrant ces femmes dont
le souvenir se retrouvera dans ses futures oeuvres.
Il devait quitter l'Empire du sultan sans avoir pu satisfaire sa brûlante
curiosité de voir vivre, chez elles, ces femmes musulmanes qu'il
avait croisées comme des fantômes blancs.
Eugène Delacroix,
étude d'une Algérienne assise pour les " Femmes
d'Alger ",
pastel sur papier beige, 28 x 42 cm,
Musée du Louvre, département des arts graphiques,
Paris,
|
*
* *
Or cette joie d'artiste, Alger se réservait
de la lui procurer comme le don le plus séduisant qui pût
être offert à ce peintre français.
Par l'entremise de M. Poirel, ingénieur du port, lequel avait
sous ses ordres un musulman qui demeurait rue Duquesne, dans le quartier
de la Marine, et devait se nommer Touboudji - c'est-à-dire le
" canonnier ", nom turc qui convenait fort bien à cet
ancien corsaire - le peintre obtient en effet de ce dernier, la faveur
d'être reçu dans sa famille, à la seule condition
que nul ne le sache (LAMBERT E., Delacroix
et les Femmes d'Alger.).
Philippe Burty nous a conté cette visite, dont il tenait le récit
du comte de Mornay lui-même, et qu'il connaissait également
par les lettres de Charles Cournault, conservateur du Musée de
Nancy. Il nous parle de l'hôtesse et de l'élégance
des Algéroises, telle qu'elle était de mode il y a cent
dix ans. Il dit que " la dame prévenue par son mari "
prépara les pipes et le café, revêtit plus beaux
atours et attendit sur un divan.
"Les femmes d'Alger, ajoute-t-il, passent, chez les Orientaux,
pour être les plus jolies de la côte barbaresque. Elles
savent relever leur beauté par de riches étoffes de soie
et de velours, brodées en or. Leur teint est remarquablement
blanc; si leurs cheveux sont blonds, elles les rendent noirs par quelque
teinture, et ceux qui ont déjà cette nuance, sont colorés
par une préparation de henné. Des fleurs naturelles, roses
et jasmins, accompagnent ordinairement leur élégante chevelure.
Lorsqu'après avoir traversé quelque couloir obscur, on
pénètre dans la partie qui leur est réservée,
l'oeil est vraiment ébloui par la vive lumière, par les
frais visages de femmes et d'enfants, apparaissant tout à coup
au milieu de cet amas de soie et d'or ".
" Delacroix passa un jour, puis un autre dans ce harem, en proie
à une exaltation qui se traduisait par une fièvre que
calmaient à peine des sorbets et des fruits. Les belles gazelles
humaines s'étaient apprivoisées et ne prêtaient
plus du tout attention au peintre, qui prit en hâte, au pastel,
la plus grande partie de ses notes ". Enivré du spectacle
qu'il avait sous les yeux, il s'écriait de temps en temps
: " C'est beau, c'est comme au temps d'Homère. La femme
dans le gynécée s'occupant de ses enfants et brodant de
merveilleux tissus, c'est la femme comme je la comprends ".
La maîtresse de maison était entourée de cinq ou
six autres femmes, parentes ou amies des familles Touboudji et Ben Soltane,
qui s'amusèrent d'abord fort de l'aventure et des curiosités
de leur visiteur. Jamais initiation ne s'accompagna de tant de jeunesse
et de bonne grâce. Le peintre si aimablement accueilli, eut tout
le loisir de faire des croquis, de noter mouvements et costumes. Rien
n'échappait à son oeil prodigieusement exercé.
Rentré à Paris, il travaillera avec amour sur ces documents
et souvenirs. Il les précisera par des études d'atelier,
d'après les modèles vivants, d'après les objets
et les étoffes rapportées de son voyage. Recomposant les
scènes, il en dégagera le style, lui imprimant la marque
de son génie personnel, baignant son tableau d'une sensualité
opulente, voire d'un reste de mélancolie romantique.
Mais, en dépit de la stylisation, l'oeuvre n'en reflète
pas moins, et fidèlement, la réalité que l'artiste
a contemplée et dont il s'est imprégné dans un
jour d'allégresse esthétique. Tant et si bien qu'elle
vaut comme un des plus précieux témoignages que nous possédions
sur la vie musulmane et féminine en Algérie au lendemain
de la conquête. Les notations du peintre ont été
à ce point précises qu'elles confèrent à
l'ceuvre, la valeur d'un document d'époque où l'historien
se plaît à retrouver les éléments qui composaient
alors un intérieur ainsi que les costumes musulmans.
Document inestimable sur la vie musulmane d'il y a un siècle,
le tableau de 1834, comme les études qui l'ont précédé,
nous est plus précieux encore par la place qu'il tient dans l'oeuvre
d'Eugène Delacroix et dans le développement général
de la peinture française. Non seulement l'artiste romantique
reprendra le sujet des " Femmes d'Alger " dans une toile d'un
tout autre éclairage, que conserve le Musée de Montpellier,
mais il traitera dans maintes esquisses des sujets qui s'en rapprochent,
et ses oeuvres les plus diverses en porteront la marque.
*
* *
Le voyage en Afrique du Nord et ces trois
jours d'escale dans Alger, avec la curieuse visite à la maison
de la rue Duquesne, qui en fut le magnifique couronnement, ont nourri
et renouvelé les idées du grand peintre sur " la
couleur, le style et la composition ".
Au reste, Delacroix ne sera pas le seul bénéficiaire de
cette révélation. Son voyage établit en quelque
sorte le contact entre l'art français et l'Afrique du Nord, devenue
la porte de notre Empire. Désormais, ce pays offrira aux artistes
des sources d'inspiration aussi riches que celles qu'ils allaient auparavant
chercher en Italie, plus riches même et peut-être plus variées.
Longtemps encore, ceux qui auront la joie d'aborder la côte algérienne
ou d'y séjourner quelque temps, tels les peintres et sculpteurs
pensionnaires de notre villa d'Abd-el-Tif, sauront découvrir
avec des yeux neufs, le pittoresque savoureux des villes barbaresques,
le monde encore archaïque des bédouins, qui semblent vouloir
conserver le rythme et les formes de l'antiquité biblique ou
méditerranéenne; l'effort moderne des peuples immigrés;
enfin la beauté des paysages marins, montagneux ou désertiques,
avec, comme le notait Eugène Delacroix " cette précieuse
et rare influence du soleil qui donne à toute chose une vie pénétrante
".
L'algérianiste remercie vivement notre
correspondant de sa communication.