Édouard Verschaffelt
" l'autre peintre " de Bou Saada
par Marion Vidal-Bué
Le Flamand Edouard Verschaffelt, né
à Gand en 1874, a fait partie de ces artistes européens
pour lesquels la découverte de l'Algérie a suscité
un changement de vie total.
Grâce à ses études aux Beaux-arts d'Anvers, il acquiert
la technique sans faille de la tradition flamande et s'oriente en débutant
dans la carrière de peintre vers les sujets historiques ou religieux.
Les grandes compositions ne lui font pas peur, il brosse notamment "
La chute des Titans ", " Saturnale romaine ", ou encore
" Néron chantant pendant que Rome brûle " et "
Saint François de Pouilles chez Louis XI ".
-
" Scène familiale
", in L'Algérie du Sud et ses peintres, de Marion
Vidal-Bué,
éd. Paris-Méditerranée.
|
De ses voyages de formation, dans les Ardennes
belges et françaises, il rapporte d'importantes toiles dont les
sujets sont empruntés à la vie quotidienne des paysans,
telles " Le Rosaire " (fin de journée dans une ferme),
" Le Moribond " (pathétique personnage au visage émacié),
" Les fileuses ", " Les carriers ", " Le moulin
de Wocha ". Comme beaucoup de ses contemporains, il se rend en Bretagne,
où il compose un grand nombre de portraits, mais aussi des intérieurs
en clair-obscur qui resteront une de ses spécialités.
Toute cette partie européenne de l'oeuvre, appréciée
de collectionneurs de son pays natal, est connue comme la " période
blanche " de l'artiste.
En 1919, ayant souffert comme tous ses compatriotes des quatre années
d'occupation allemande, Verschaffelt décide de partir vers le soleil
de l'Algérie, et arrive jusqu'à Bou Saada avec sa femme,
qui fut aussi l'un de ses plus beaux modèles. Malheureusement,
celle-ci meurt sur place d'une maladie implacable, et doit être
enterrée dans le petit cimetière européen de la ville.
" L'aveugle ", in L'Algérie des peintres, de Marion Vidal-Bué,éd.
Paris-Méditerranée.
" L'aveugle ", in
L'Algérie des peintres, de Marion Vidal-Bué,éd.
Paris-Méditerranée.
|
Cinq ans plus tard, donc en 1924, il revient
sur les lieux, se trouve de plus en plus séduit par la petite ville
et les beautés de son environnement pré- saharien, ainsi
que par le mode de vie sans contraintes qui y prévaut. Surtout,
il a rencontré Fatima, une très belle jeune femme de la
tribu notable des Ouled Sidi Brahim, dont il s'est sincèrement
épris et qu'il va épouser. Tournant le dos à son
passé, ce peintre, qui n'a jamais été attiré
par une carrière mondaine, s'installe définitivement à
Bou Saada et adopte le mode de vie local. Deux enfants, une fille et un
garçon, tout aussi beaux que leur mère, naîtront de
cette union, et la belle-famille de l'artiste fera également partie
de son cadre de vie désormais des plus paisibles.
Tout naturellement, il rend visite à Étienne Dinet, le maître
qui, depuis 1904, a voué tout son art à la peinture du désert
et à l'apologie de l'islam. Les deux hommes ne sympathisent pas
vraiment et chacun poursuivra son chemin, parallèle mais bien différent
: ni leur conception de la peinture, ni leur approche de la vie musulmane
ne concordent. Dinet s'est converti, Verschaffelt reste profondément
catholique, même s'il a épousé une musulmane d'une
famille aux origines maraboutiques. Verschaffelt a adopté assez
vite la liberté de touche née de l'impressionnisme français,
qui convient parfaitement à son goût de coloriste raffiné.
Il se définit lui même comme un post-impressionniste, et
non comme un "orientaliste". Dans toutes ses uvres algériennes,
on retrouve ce côté brillant et fluide, cette alliance d'une
matière riche et souple et d'une gamme chromatique tout en subtilité.
Contrairement à ce que l'on voit chez Dinet, le trait pourtant
très sûr, qui dessine personnages et décor, disparaît
chez le Flamand dans le moelleux de la peinture.
Les scènes dans l'intérieur du foyer foisonnent dans son
uvre bou saadienne : elles représentent les femmes occupées
devant l'âtre, cuisinant autour du kanoun, ou bien en train de filer
ou de tisser, en compagnie de leurs enfants. Le goût flamand du
clair-obscur se satisfait pleinement de ce cadre de pénombre et
de lueurs indécises, où quelques couleurs intenses viennent
poser une touche éclatante. Une fois de plus, la vie quotidienne
à Bou Saada aura inspiré un grand artiste.
Sa femme, sa belle-sur ou sa propre fille, toutes des beautés
aux yeux noirs, lui ont suggéré d'innombrables et magnifiques
portraits, pour lesquels il se délectait à les parer d'étoffes
chatoyantes et de lourds bijoux. Souvent, aussi, il a peint le minois
rieur de son solide petit garçon en burnous.
Un thème universel revient souvent dans son uvre, celui de
la maternité, où il représente souvent la femme à
l'enfant comme une madone en contemplation devant son nourrisson. Il traite
encore, sous quantité de versions différentes, un autre
thème, qui révèle parfois un certain goût pour
le pathétique, celui du vieil aveugle accompagné d'une fillette
ou d'un jeune garçon qui l'assiste pour quêter sa subsistance.
Allégories des âges de la vie, ces tableaux sont souvent
titrés " Printemps et hiver ". Les musulmans en prière
font également l'objet de nombreuses et belles études où
l'expression ardente des visages est remarquable.
Le peintre formé aux grandes compositions manifeste ses capacités
dans des scènes de fantasias, de razzias ou de mariages dans l'oasis,
avec grand concours de personnages, de chevaux, de dromadaires... A l'instar
de Dinet qui a consacré quelques toiles spectaculaires au héros
légendaire Antar, il s'attaque à son tour au sujet de "
La mort d'Antar ". La maestria du mouvement qu'il confère
aux protagonistes, hommes et animaux, le traitement magistral de la lumière,
révèlent alors toute l'étendue de son talent. Les
coloris tendres, les roses, les bleus, les verts, les blancs, se fondent
dans les tons de sable, dans la plus pure tradition de l'impressionnisme.
" Mariage dans l'oued
", in L'Algérie du Sud et ses peintres, de Marion Vidal-Bué,
éd. Paris-Méditerranée.
|
Parfois, mais rarement, Verschaffelt sacrifie
aux nécessités de sa carrière et se rend à
Alger à l'occasion de ses expositions dans les galeries les plus
en vue ou dans les salons des Orientalistes algériens. Il brosse
alors quelques vues des ruelles de la Casbah, quelques paysages. Et pour
satisfaire à la mode orientaliste, il apporte à ses amateurs
de séduisantes odalisques, des femmes languissantes allongées
sur un sofa pour prendre le thé ou pour se faire lire les lignes
de la main par une ghizane. Dans ce genre d'exercice, son style brillant
fait toujours merveille.
Selon le journaliste Pierre Fontaine qui lui a consacré un bel
article dans Algéria, il recevait plus volontiers les amateurs
qui savaient apprécier sa peinture qu'il n'allait à leur
recherche, et ce " léger rempart de misanthropie " lui
a permis de conserver sans compromission son intégrité d'artiste.
" Verschaffelt possède l'art d'être réel sans
sombrer dans le réalisme, l'art d'être lumineux, sans nager
dans un perpétuel soleil qui finit par fatiguer la vue, l'art de
respecter l'harmonie sans tomber dans le conformisme ".
Il meurt en 1955, à plus de 80 ans, ayant conservé toute
sa verdeur et sa vigueur physique, et continuant de peindre jusqu'au bout.
o
- Le Musée national des Beaux-Arts
d'Alger conserve dans ses collections: une " Caravane " et un
" Intérieur de Bou Saada ".
- Bibliographie : Algéria, octobre 1952.
|