Frederick Arthur
Bridgman (1847-1928)
un Américain à Alger
par Marion Vidal-Bué
Frederick Arthur Bridgman, peintre américain,
est le parfait exemple de ces artistes étrangers qui se sont pressés
à Paris, vers la fin du XIXe siècle, pour bénéficier
du rayonnement international de l'école de peinture française,
et qui après avoir exploré divers horizons, se sont tournés
vers l'orientalisme, et vers l'Algérie en particulier.
Il naît en Alabama, dans la petite ville sudiste de Tuskegee où
son père, médecin itinérant originaire du Massachussets,
travaille à l'époque. Mais celui-ci meurt alors qu'il n'a
que trois ans et Mrr, Bridgman doit élever ses fils en donnant
des leçons de musique. Désireuse d'échapper aux tensions
annonciatrices de la guerre de Sécession,
elle retourne avec eux à Boston où ils terminent leurs études
secondaires, et quelques années plus tard, elle installe sa famille
à New York.
À l'âge de seize ans, Frederick entre à l'American
Ban knote Company, pour apprendre le métier de graveur de billets
de banque. Jl est doué, ses progrès sont rapides, ses possibilités
d'avancement certaines, mais il veut devenir peintre et, chaque matin,
il s'exerce dès l'aube avant de se rendre à son travail,
tout en suivant des cours de dessin le soir à la Brooklyn Art Association
où il expose une toile en 1865 et une autre en 1866. Il s'inscrit
égaiement à la National Academy of Design.
Au bout de deux ans de ce rythme acharné, grâce au soutien
d'un groupe d'hommes d'affaires de Brooklyn qui finance son voyage, le
jeune homme s'envoie pour l'aventure européenne.
Arrivé à Paris durant l'été 1866, il recherche
comme tous les expatriés l'appui de ses compatriotes et rejoint
la colonie d'artistes américains et anglais qui se sont pris de
passion pour la petite ville de Pont-Aven, dans le Finistère.
Vingt ans avant Gauguin et ses amis, ce groupe international a découvert
un hameau entouré de moulins à eau sur les bords de l'Aven,
où les paysages magnifiques, le folklore original, les habitants
accueillants et les prix de pension modestes composent un véritable
paradis pour artistes, Ils logent dans l'hôtel et dans l'auberge
de l'endroit, comme dans les maisons bourgeoises et dans les fermes; ils
trouvent un château abandonné pour y installer leurs ateliers,
y entassent tout un bric à brac d'objets qui leur servent à
créer la couleur locale dans leurs toiles, font poser les paysans.
Bridgman est conquis, il se sent attiré par les scènes rurales,
et s'attache durablement à cette terre.
A l'automne 1866, il se présente à l'Ecole des Beaux-Arts
de Paris, est admis dans l'atelier de Jean-Léon Céret1e
célèbre peintre de l'histoire antique, dont l'enseignement
attire de plus en plus d'artistes étrangers. Bridgman, qui est
l'un de ses premiers élèves américains, va acquérir
auprès de ce maître une parfaite connaissance de l'histoire,
assortie d'une grande sûreté de dessin. Si la Bretagne lui
inspire nombre de scènes de la vie rurale, et lui fournit le sujet
de son premier tableau accroché au Salon de Paris en 1868 ("
_feux bretons "), il peint, sous l'influence de Gérôme,
quelques sujets " archéologiqu.es ", tels les "
Funérailles d'une momie qui obtient une médaille au Salon
de 1877, ou le " Divertissement des rois assyriens o (le tableau
représente un puissant monarque de Ninive qui s'amuse à
cribler de flèches un lion prisonnier d'une arène).
Marqué par ses études autant que par son tempérament
personnel, le style de Bridgman restera toujours un peu emphatique, académique
pour tout dire. Mais il aime aussi les impressionnistes, en particulier
Renoir et Manet dont il admire la liberté de touche et de coloris,
et cela influencera favorablement sa peinture orientaliste.
Jusqu'en 1871, il passe chaque année cinq ou six mois par an en
Bretagne, avant de se diriger en 1872 vers les Pyrénées
et la haie de Biscaye, avec une partie de la colonie artistique de Pont-Aven.
La Gascogne, les Landes, l'Espagne, avec la chaleur de leurs paysages
et de leurs murs, le préparent à d'autres expé-
riences. Cl va désormais aller plus loin vers le soleil et l'exotisme.
À l'automne 1872, il traverse l'Espagne et s'embarque pour Tanger,
avec un ami peintre anglais, et quoique un peu désorienté
par la pauvreté qui y règne, se déclare captivé
par le pittoresque de la ville arabe. Ils prennent ensuite le bateau pour
Oran, le train pour Alger, où ils ont l'opportunité de passer
plusieurs semaines dans une villa de Mustapha supérieur, comme
c'est devenu l'habitude pour les " hiverneurs " anglo-saxons,
et font ainsi connaissance avec le pays dans les meilleures conditions.
Poursuivant ses explorations orientales, Bridgman s'embarque pour l'Egvpte
durant l'hiver 1873, avec le peintre Charles Sprague Pearce (1851-1914).
La richesse et le foisonnement du Caire font tourner la tête des
deux artistes, qui dessinent sans discontinuer les scènes de bazar,
les abords des mosquées, les intérieurs de cafés,
les fêtes et les cérémonies dont ils captent des bribes.
Bridgman prend aussi énormément de photographies, un de
ses moyens favoris pour fixer les scènes qui retiennent son attention.
Il s'intéresse surtout aux intérieurs arabes, et réussit
à se faire introduire dans quelques riches demeures dont il relève
le décor. Bien entendu, il ne peut approcher les femmes de la maison,
qui se retirent en sa présence, mais lorsqu'il exécute par
la suite les tableaux d'après ses études, il n'a plus qu'à
y rajouter des personnages féminins, en s'inspirant des silhouettes
et des costumes qu'il a pu observer à l'extérieur. Les visages,
fort peu réalistes, sont ceux de modèles, mais le charme
opère.
Décidé à se consacrer à l'orientalisme, il
retourne en 1879 en Algérie pour un second voyage, et choisit cette
fois-ci la province de Constantine, principalement Biskra où il
séjourne durant deux bons mois d'hiver. Au cours de ses nombreuses
excursions, il a l'occasion d'approcher les tribus nomades et d'observer
leur mode de vie pastorale, sans négliger de capter des visions
de femmes Ouled Na'il aguichant des bédouins, ce qui lui inspire
des scènes galantes quelque peu fantasmées.
A la fontaine
(coll.part.)
|
La description des intérieurs arabes
reste l'un de ses thèmes favoris, mais il est évident qu'il
aime à enjoliver les scènes, en entourant par exemple de
beaux enfants sages et de tendres agneaux les femmes occupées à
tisser, ou bien en installant un superbe cheval dans la pièce obscure
d'un pauvre gourbi de torchis.
Quelques jours passés à Tunis en passant par Philippeville,
Bône et Constantine parachèvent ce séjour, mais l'essentiel
de sonoeuvre aura désormais pour thème l'Algérie,
et l'on se rend bien compte de sa détermination à explorer
toutes les facettes du pays lorsqu'on lit les titres des tableaux qu'il
réalise au retour: " Route de Biskra ", Tentes nomades
", Village nègre ", " Bédouin à la
fontaine ", " Marchand de babouches ", " Le bey de
Constantine recevant ses hôtes... ".
Café à Biskra
(coll.part.)
|
Prenant grand soin de sa clientèle
américaine, Bridgman parvient à réunir en 1881 près
de trois cents de ses oeuvres, récentes ou empruntées à
des collectionneurs, toiles orientalistes pour la plupart, afin de les
exposer à l'American Art Gallery de New York. C'est le sommet de
sa réussite aux Etats-Unis, il obtient des critiques excellentes,
un succès commercial important.
À cette époque, il est devenu un homme du monde, il a épousé
une riche Américaine avec laquelle il mène grand train,
sa vie sociale est brillante, il pratique les sports à la mode
en parfait gentleman. Il peint pourtant toujours autant et avec facilité,
peut se permettre de louer des galeries privées aux Etats-Unis
pour exposer et vendre très cher ses compositions, tout en participant
aux Salons parisiens et londoniens, ainsi qu'aux expositions universelles.
Il a installé deux ateliers à Paris, sur le très
chic boulevard .Malesherbes, l'un décoré dans le style égyptien
et l'autre faisant appel au folklore nord-africain, où il se plaît
à évoluer vêtu à l'orientale.
A la fin novembre 1885, Bridgman s'embarque de nouveau à Marseille,
avec femme et enfants, vers Alger où la famille loge à l'hôtel
Oriental. Deux compatriotes peintres, Charles Sprague Pearce, qui a déjà
voyagé avec lui, et William Sartain (1843-1924)
sont là également. Tous participent à la vie mondaine
de la bonne société, très animée à
l'époque et dans laquelle l'importante colonie britannique tient
une place de choix, assistant aux bals du gouverneur comme aux réunions
privées et aux nombreux évènements organisés
pour la " saison " par le très actif " Comité
d'hivernage ".
Plus que jamais, il voue une grande partie de ses journées à
l'étude de la vie quotidienne des Algérois pour recueillir
les sujets de ses tableaux. Il s'adjoint les services d'un petit guide,
Belkassem, conclut un arrangement avec une certaine Baïa qui lui
permet d'installer un coin d'atelier dans sa maison de la Casbah, d'où
il peut observer les femmes sur les terrasses voisines, se mêler
aux passants qui effectuent leurs emplettes dans les petits commerces
ou encore aux hommes assis dans les cafés maures. Ainsi prendront
vie dans ses toiles quantité de personnages devant une fontaine
ou une porte typiques, de femmes accoudées sur un muret orné
de fleurs ou sortant du bain maure, de marchands devant leurs échoppes,
d'enfants s'ébattant dans les ruelles, de porteurs d'eau et de
vendeurs ambulants, d'âniers se frayant un chemin dans les passages
escarpés.
De tels tableaux constituent certes une anthologie des sujets pittoresques
privilégiés par les orientalistes de l'époque, mais
ils possèdent un charme particulier, qui émane d'une palette
vive et fraîche, d'un style brillant et enlevé, favorisant
le mouvement des personnages. Leur séduction réside aussi
dans la richesse et la précision des décors auxquels le
peintre apporte le plus grand soin, tout comme à celles des vêtements,
qu'il détaille avec un bonheur évident. Il nous offre un
bien agréable panorama du costume féminin algérois,
pour les tenues d'intérieur légères et colorées
comme pour les tenues de sortie, haïks et sarouels aux plis démesurés,
accompagnant les évolutions des musulmanes avec de grands effets
picturaux.
Nous connaissons par le détail les découvertes et les impressions
du peintre américain lors de ses hivers algériens, grâce
au récit qu'il publie à New York, tout d'abord par chapitres
en 1888 dans la revue Harper's Monthly Magazine, et ensuite en 1890 chez
le même éditeur, Harper and Brothers, sous la forme d'un
joli livre, Winters in Algeria, qu'il illustre d'une soixantaine de gravures
d'après ses tableaux. Il y raconte le plaisir éprouvé
dans les riches jardins de Mustapha et d'El-Biar, décrit les aspects
et les sites de la vieille ville, évoque les coutumes des habitants
de la Casbah. La visite des musulmanes dans les cimetières algérois,
le vendredi, lui donne la possibilité de contempler ses personnages
favoris dans leurs plus beaux atours, et pour compléter sa documentation,
il se rend à Blida où il s'attarde dans le fameux cimetière
El-Kébir, but de promenade de tous les artistes. Autre sujet fascinant
pour lui, la communauté nègre de Blida, et le spectacle
des Aïssaou as qui avaient tant frappé en 1846 l'imagination
d'un autre peintre-écrivain, Eugène Fromentin, Mêlant
dans son livre les souvenirs de ses différents séjours,
Bridgman décrit et illustre une excursion à La Trappe de
Staouéli, une autre plus lointaine qui lui fait découvrir
la Kabylie en 1873, puis il s'étend longuement sur les points d'intérêt
de la ville ancienne de Tlemcen où il assiste à une cérémonie
de mariage, et continue par les sites de Sidi Bou-Médine et des
environs. El Kantara, Biskra, Tolga, les oasis et le désert environnants,
le siroco, la tempête de sable, les marchés, toute la couleur
locale de ce qu'on appelait alors le Sahara, lui fournissent plusieurs
chapitres dans lesquels l'enthousiasme surpasse les difficultés
rencontrées pour faire poser des modèles ou pour affronter
un climat parfois extrême. En cela, il rejoint le goût de
ces nombreux artistes et voyageurs internationaux que le Sud algérien
a séduits et retenus tout au long de la deuxième moitié
du xixe siècle et du début xxe siècle.
Bridgman finit sa vie en France, en Normandie où il s'installe
à Lyons-la-Forêt, près de Rouen, à l'issue
de la Première Guerre mondiale. Avec sa seconde épouse,
Martha, il recherche toujours les beaux endroits ensoleillés fréquentés
par l'élite internationale, et passe ses étés sur
la Côte d'Azur, entre Nice et Monte-Carlo. Il a continué
longtemps à peindre d'après ses souvenirs d'Algérie,
des oeuvres qui devenaient de plus en plus " arrangées ,,
artificielles, quoique toujours séduisantes pour un oeil étranger
au pays. Le critique de La vie algérienne et tunisienne épinglait
malicieusement ce travers à propos d'un " Retour de fête
à Alger ", exposé au Salon des Champs-Elysées
en 1897: " Nous y voyons deux barques ornées de fleurs, portant
des Mauresques dont quelques unes ont laissé tomber leur voile
[...] De nerveuses négresses rament avec entrain et les barques
glissent sur une eau très calme et très bleue, pendant qu'une
des femmes en s'accompagnant de sa guitare, chante quelque romance, une
ballade â la lune. Tout cela est joli, pittoresque, mais cela n'existe
pas et les Algériens seront bien surpris d'apprendre qu'il y a
quelque part, chez eux, un canal de Venise où les Mauresques s'en
vont, le soir, faire un tour de bateau ".
Le harem, femmes dans un intérieur
algérois (coll.part.)
|
Quelques unes des oeuvres algériennes
de Bridgman figurent dans les collections de musées américains
prestigieux, tels le Metropolitan Museum de New York, le Detroit Institute
of Art et le Museum of Fine Arts de Boston.
Pour les grands amateurs d'orientalisme, il fait partie des artistes les
plus recherchés et les scores de ses toiles dans les ventes aux
enchères sont souvent impressionnants.
Sources bibliographiques:
- Frederick Arthur Bridgman, Winters in Aigeria, Harper and Brothers,
Franklin Square, New York, 1890.
- Gerald Ackerman, Les orientalistes américains, Editions ACR,
Paris Courbevoie, 1994.
- Lynne Thornton, Les orientalistes peintres voyageurs, Editions ACR,
Paris Courbevoie, 1993.
- Catalogues de ventes Christie's à Londres et Sotheby's à
New York - Ventes Aguttes, Artcurial, Gros & Delettrez et Tajan, à
Paris.
|