L'Algérie du peintre
Antoine Martinez
par Marion Vidal-Bué
L'orientalisme, ou plutôt l'algérianisme,
est une composante importante de la palette d'Antoine Martinez. Né
à Oran, il y a passé son enfance et une partie de sa vie
d'homme. Sa vocation de peintre lui y est apparue, son talent s'y est
largement exprimé. En Algérie, il a peint plus de 200 toiles,
sur plus de 800 que totalise son oeuvre, dont certaines très marquantes,
telles " L'enterrement arabe ", " Yamina à la préparation
du couscous ", " La petite mauresque assise ", " La
mauresque à la robe jaune sur le rocher ", " Le nu au
chameau ", " La caravane ", " L'âne au pied
de la ville ". Et sa terre natale lui a inspiré de nombreux
autres tableaux peints plus tard à Paris, d'après des souvenirs,
des croquis, et des esquisses réalisées sur place.
Un enfant d'Oran seul à Paris
Né le 11 juillet 1913 à Oran, dans une famille d'origine
espagnole, il manifeste sa vocation dès l'âge de 10 ans,
en couvrant les murs de la cour de la boulangerie paternelle de grands
dessins au charbon de plus de 2 m de hauteur. A 12 ans, il fait le portrait
à l'huile de sa grand-mère, et prend ses premières
leçons de peinture.
A 14 ans, il entre aux Beaux-Arts d'Oran et y étonne les professeurs.
L'un d'eux, M. D'Antony, voit en lui la réincarnation du peintre
espagnol Murillo. Sur l'insistance de ses maîtres, son père
vend tout et vient à Paris en 1928 pour lui permettre de faire
des études de peinture. C'est ainsi qu'à 15 ans, il entre
à l'Académie Julian. D'abord élève d'Albert
Laurens, il passe bientôt chez Pougheon où il reste quatre
ans. Son étonnante précocité picturale contraste
à l'époque avec le niveau d'instruction générale
qu'il a reçu. C'est à cet âge que sa ferveur d'autodidacte
le conduit à la découverte de la littérature, de
l'histoire et de la philosophie, en même temps qu'il étudie
les biographies des grands maîtres flamands, italiens, espagnols...
1929: après seulement quelques mois, ses parents ne supportent
plus le climat ni l'environnement parisien. Ils comprennent qu'i15 ne
pourront pas s'y intégrer et partent pour Nice, avant de retourner
en Algérie en 1931. Antoine se retrouve seul à 16 ans dans
Paris, n'ayant connu du monde que son quartier d'enfance oranais; son
entrée dans l'âge adulte est rude et précoce. Ce jeune
homme sensible porte un regard d'observateur sur la société.
Il trace le monde à grands coups de pinceaux, pour en témoigner
à défaut de pouvoir le changer, et donner à voir
pour tenter d'émouvoir. La peinture emplit chaque jour de sa vie.
Et ce don qui lui a été donné, il l'approfondit par
honnêteté intellectuelle et par passion; il le travaille
par l'étude des Maîtres en recherchant la perfection. Quand
il peut rentrer au pays, il passe ses vacances d'été à
peindre des paysages et des figures en Oranie.
Premiers succès, l'Espagne, la guerre
Son entrée en 1932 à 1'Ecole des Beaux-Arts de Paris marque
le début de ses succès parisiens. Très apprécié
de ses professeurs et de ses camarades, il suit l'enseignement d'André
Devambez jusqu'en 1939. Il obtient de nombreux prix, se retrouve plusieurs
fois logiste au concours du Grand Prix de Rome.
À 19 ans, il fait son premier voyage à Madrid et découvre
sa patrie de sang. Il passe toutes ses journées au Prado, se passionne
pour Le Greco et Goya, admire Velasquez. Le soir, dans l'ambiance madrilène,
il retrouve les coutumes et les odeurs des quartiers espagnols d'Oran,
lui qui en est si loin à Paris. Il écrit à son père
des lettres enthousiastes.
C'est l'époque des grandes compositions, de ses recherches de couleurs
fines dans les nuances de gris. Pour compléter ses modestes ressources
d'étudiant, il dessine des affiches de cinéma et des caricatures.
En 1931, son tableau " Les femmes au bain " est remarqué
au Salon des artistes français, puis est acheté par le musée
d'Oran.
En 1939, " L'enterrement arabe ", peint en 1936, remporte la
médaille d'or du Salon des artistes français et la Ville
d'Oran en fait l'acquisition.
La même année, il est reçu comme pensionnaire à
la Casa Velasquez. Mais la Seconde Guerre mondiale éclate, mettant
fin à cette heureuse période, et il ne pourra pas se rendre
à Madrid.
Mobilisé en 1939, il échappe de justesse à la captivité.
Cet humaniste restera profondément marqué par l'horreur
de la guerre.
Au début des hostilités, il épouse sa camarade des
Beaux-Arts, Alice Richter, puis l'envoie à Oran où sa belle-famille
l'accueille. Il la rejoint après sa démobilisation durant
l'été 1940. C'est là que naît leur fils aîné,
Diego. Ils y resteront une année pendant laquelle il bénéficie
de plusieurs expositions particulières, notamment dans les galeries
Continental, Pozzalo et Martin, ainsi qu'à SidiBel-Abbès.
Sa peinture se vend bien.
Constantine
Alice ayant été nommée professeur de dessin au lycée
de Constantine, la famille s'y installe pour quatre ans. Elle s'agrandit
avec la naissance de Christian en 1943. Antoine Martinez est sollicité
pour de nombreuses expositions et devient un peintre très en vogue
dans cette ville. A dominante colorée et ensoleillée, ses
paysages, portraits et natures mortes - " Paysage du Constantinois
", " Le Chettabah ", " Nature morte aux cerises ",
- attirent nombre d'amateurs dans son atelier. Le musée de Constantine
fait l'acquisition d'une " Maternité ".Le débarquement
américain en Algérie lui vaut une nouvelle mobilisation.
Mais sa mauvaise santé et son extrême maigreur le font réformer
: lors d'une exposition à Constantine, il n'a même pas la
force d'accrocher ses toiles.
El-Kantara (coll.part.)
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La France
En 1945, la famille rentre en France métropolitaine et s'y s'installe
définitivement. Antoine Martinez garde pourtant des liens étroits
avec l'Algérie, où ses parents et la famille de son frère
restent jusqu'à l'indépendance. Il retourne régulièrement
exposer à Sidi-Bel-Abbès et à Oran. Une autre forme
de reconnaissance officielle lui est offerte en 1946, lorsqu'il obtient
sur concours la première chaire de peinture à l'Ecole des
Beaux-Arts de Toulouse. Il y enseigne jusqu'en 1948, date à laquelle
une grave pénurie de logement dans la ville oblige la famille à
émigrer en région parisienne.
De retour à Paris après neuf ans d'absence, dont cinq ans
ans de guerre, il s'aperçoit qu'il a été oublié.
C'est une autre société où la peinture ne se vend
plus aussi bien, c'est l'époque du matérialisme et de l'équipement
ménager. Ses thèmes d'inspiration, portant réflexion
sur la condition humaine, sont en décalage avec l'aspiration à
la légèreté du marché de l'art de l'après-guerre.
Il passe par une période de vaches maigres où il en est
réduit à reprendre ses petits métiers d'étudiant,
dessinant des affiches pour le cinéma, la publicité et des
caricatures. Ce qui ne l'empêche pas de peindre énormément
et d'exposer régulièrement dans les grands salons parisiens
: Salon des Indépendants, Salon d'Automne, Salon Populiste...
Antoine Martinez
par Emmanuel Roblès, de l'académie Goncourt
Dans La Peste, comme dans Le Minotaure,
Albert Camus a décrit Oran avec beaucoup de verve et d'esprit
en omettant toutefois d'en définir le caractère proprement
ibérique. Depuis le xvr siècle, en effet, où
la ville fut conquise par le cardinal Ximenes de Cisneros pour le
compte de la Couronne d'Espagne, Oran n'a jamais perdu cette empreinte,
visible encore aujourd'hui dans ses forteresses, ses arènes,
ses portes armoriées, ses ruelles et ses maisons du quartier
de la Marine. Et, jusqu'à l'indépendance algérienne,
l'Espagne a toujours été présente par ses immigrants
venus nombreux de la côte levantine, des Baléares,
de Malaga, d'Almeria et de Séville. Ainsi s'explique que
certains écrivains et artistes nés à Oran (ou
en Oranie, comme Jean Sénac, de mère espagnole) portent
en eux toutes les fatalités d'une race qui, au long des siècles
a essaimé à travers le monde. La personnalité
comme le talent d'Antoine Martinez doivent s'expliquer par cette
dualité où se fondent le tempérament ibérique
et la sensibilité française. Cependant, et sans minimiser
tout ce qu'il doit à notre culture, on devine dans son oeuvre
son admiration pour les grands maîtres du siècle d'Or
espagnol, une oeuvre qui porte aussi la marque évidente de
ce " sentiment tragique de la vie " dont parle Unamuno.
Antoine Martinez et moi avons fréquenté la même
école primaire au centre d'Oran, une école qui s'était
d'abord appelée école Karguentah, du nom même
du site, puis Jules-Renard, en l'honneur du célèbre
auteur de Poil de carotte. Il s'agissait d'un établissement
vétuste avec une courette ombragée de quatre ficus
poussiéreux. Nous avons appartenu aux mêmes classes
et le souvenir qui domine en moi est celui de son extraordinaire
virtuosité pour le dessin. Il surprenait jusqu'à nos
maîtres par la sûreté de son oeil et de sa main
et, à partir de 13 ans, on le vit assez détaché
des autres disciplines comme s'il était, à la lettre,
possédé, envoûté par ses propres dons,
déjà porté à recréer sa vision
du monde et de lui-même. Adolescent, il avait déjà
ce physique de torero qu'il a conservé le reste de sa vie,
qui s'est accentué passée la trentaine, le corps sec,
le visage long et brun, les yeux pleins de cette mélancolie
des hommes de l'arène, habitués à regarder
la mort noire, " la muerte negra ", surgir pour eux dans
le soleil. Plus tard, j'ai fréquenté son atelier de
Draveil et je l'ai observé au travail avec cette expression
grave, tendue et en même temps " éclairée
" du bestiaire en face de son destin. Et de fait, la peinture
pour Antoine Martinez n'était pas un jeu (...1 mais un engagement
de l'être, un engagement entier du coeur et de l'esprit qui
peut faire comprendre son dédain pour les vanités
mondaines, les intrigues, les concessions à la futilité
des snobs et au mercantilisme. Certes, on lui a fait payer cher
cet orgueil d'homme et cette dignité d'artiste et sans doute
a-t-il souffert d'un certain silence,
mais il pouvait merveilleusement sourire lorsqu'il savait son oeuvre
comprise, appréciée par les plus fervents, ceux qui
connaissent la vertu de l'isolement, hors des modes, en marge des
clans et des chapelles. Je me souviens encore de ces heures dans
l'atelier au milieu du jardin, à l'époque où
il brossait mon portrait, je me souviens de nos conversations, de
sa foi dans sa mission de créateur et de son besoin de solitude,
de méditation, de rigueur. Au vrai, il avait une sensibilité
d'écorché vif mêlée à une grande
tendresse, une profonde pitié pour l'humanité souffrante,
le tout couronné par cette générosité,
cette fierté qu'en Espagne on appelle " hidalguia ".
Tous ces traits sont inscrits, pour qui sait voir, dans ses toiles
et dans ses dessins, à la fois comme un émouvant autoportrait
et comme un chaleureux message que la mort elle-même n'a pu
détruire ".
(1971)
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En 1950, la " double exposition Antoine Martinez - Alice
Martinez-Richter ", organisée par l'importante galerie Bernheim-Jeune
à Paris, est prolongée en raison de son succès. Vient
ensuite une période de sécurité matérielle lorsqu'il
est reçu premier au concours national du professorat de dessin, qui
le laisse libre de prendre ses distances avec les galeries et les critiques
d'art.
Les dernières années de la vie d'Antoine Martinez sont marquées
par son retrait du monde. Il est confronté à l'engouement
du marché de l'art pour l'abstraction au détriment de la peinture
figurative, mais son isolement trouve aussi son origine dans une succession
de désillusions et de chagrins : il est très perturbé
par les événements d'Algérie qu'il suit de près
par les lettres hebdomadaires de ses parents. Gravement affecté par
la mort de son frère atteint d'un douloureux cancer, puis par la
situation matérielle et morale de ses parents qui ont tout perdu
en Algérie, il est de plus miné par un sentiment d'injustice:
voyant ces Français d'outre-mer mobilisés à chaque
guerre mondiale, puis abandonnés par la France, il revit dans sa
famille et dans la détresse de ses parents, l'injustice sous toutes
ses formes, qu'il avait toujours dénoncée dans sa peinture.
L'ensemble de ces sentiments s'amplifie, aboutissant à sa mort le
11 avril 1970, d'une cause inconnue et imprévue des médecins
mais sans doute en rapport avec une anorexie poussée à l'extrême.
La Méditerranée est toujours restée sa culture
Revenons sur la peinture algérienne d'Antoine Martinez : il n'a pas
cherché à " faire de l'orientalisme ", c'est un
terme employé à tort, puisqu'il peignait tout simplement son
entourage et ses paysages familiers, à sa façon. Il ne s'agissait
pas pour lui d'appliquer une recette lui garantissant le succès,
pas plus que d'une manière de peindre.
La Méditerranée était sa culture, sa peinture est méditerranéenne
dans ses lumières crues et ses couleurs contrastées. Quand
Emmanuel Roblès parle de son ancien camarade d'école, il souligne
" sa personnalité et son talent fondés sur cette dualité
entre le tempérament ibérique et la sensibilité française
".
Cet artiste en recherche permanente a emporté partout la Méditerranée
avec lui. Il l'exprimait dans ses travaux sur la couleur et la composition,
et toujours dans les thèmes de ses peintures, qui révèlent
une prédilection pour les scènes de la vie quotidienne: "
Autour de la borne-fontaine ", " Deux garçons à
la fontaine ", " L'enterrement arabe ", plusieurs "
Fantasia ".
" Nu au coussin berbère
"
(coll. part.).
"Nu
au miroir "
(coll. part.).
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Il ne se lassait pas de peindre les gens qui l'entourent, tellement représentatifs
de cette culture méditerranéenne: " Yamina à la
préparation du couscous ", " Coiffure dans la chambre des
femmes ", " Le café chez les femmes ", " Yamina
au moulin à café ", " Le grand noir ", "
La couturière " (Mme Tabette), " Raccommodeuse ",
" La mauresque au canari ", " La petite mauresque à
la robe verte ", " La petite mauresque assise ", " Mauresque
à l'âne ", " La petite mauresque à l'oiseau
", " Mauresque et son enfant ", " La mauresque à
la robe jaune sur le rocher ", " La pêche aux crevettes
", " L'ânier ", " Khadra ou la fileuse ",
" La coiffure au cabanon ".
Il peignait aussi des nus, avec force et sensibilité: " Nu au
chameau ", " Nu au coussin berbère ", " Nu au
miroir " et réalisait de nombreux portraits : " Simone
Bertrand " (Constantine), " Emmanuel Roblès ", "
La mauresque au grand sourire ", " Jeune brune rêveuse ",
" Michelou ".
Antoine Martinez a toujours été sensible à la nature,
beaucoup de ses tableaux en témoignent: " Jardin aux oliviers
", " Jardin aux amandiers ", " Bouquet d'amandiers ",
" Le Chettabah ", " Les arcades romaines à Constantine
", plusieurs paysages du Constantinois, " La vallée du
Hamma ", " El Kantara ", " L'âne au pied de la
ville ", " Le pont Sidi-Rached à Constantine ", "
Automne en Constantinois ", " Les amandiers en fleurs près
de l'oued ".
Les paysages urbains d'Oran et de Constantine, ainsi que les villages environnants
l'ont également inspiré : " Le port d'Oran ", "
La Calère à Oran ", " Oran - le quai à charbon
", " Le rond-point aux palmiers ", " Un hameau d'Oranie
" " Mers el-Kébir " et " L'avenue Bienfait à
Constantine ", " L'avenue Bienfait sous la neige ", "
Constantine et les gorges du Rhummel ".
Son talent n'avait pas besoin de sujets extraordinaires pour s'affirmer,
il a peint de superbes natures mortes sur des thèmes anodins, qu'il
illustrait souvent avec ces motifs de l'artisanat berbère qu'il aimait
tant: " Anémones au vase brun ", " Pastèque
au couteau ", " Café, grenades et figues de Barbarie ",
" Raisins noirs et figues de Barbarie ", " Le mérou
", " Dahlias sur le coussin berbère ", " Coupe
de fruits et nèfles ", " Deux arums sur fond de tapis arabe
", " Grands arums sur la couverture berbère ", "
Melon et figues de Barbarie ", " Melon et raisin blanc ",
" Jarre aux artichauts ", " Gargoulette et grenades ".
Comme pour l'ensemble de l'oeuvre d'Antoine Martinez, on retrouve dans ses
tableaux peints en Algérie et en métropole d'après
croquis, une compassion pour la souffrance de la condition humaine, les
petites gens, les métiers pénibles, les enfants malheureux...
La peinture était sa vie et sa façon de témoigner.
Aujourd'hui, sa vision sensible du monde est particulièrement actuelle.
o
L'association " Autour du peintre Antoine
Martinez " élabore le catalogue raisonné de son oeuvre.
Dans ce but, elle recherche tous renseignements sur les toiles et dessins
d'Antoine Martinez qui pourraient se trouver dans des musées, des
institutions et chez des particuliers. Toute information sera la bienvenue.
Confidentialité assurée. Merci de votre aide.
Contactez Diego Martinez
Tél. 04 68 05 22 32
courriel: association.antoine.martinez@wanadoo.fr
site internet: www.antoinemartinez.com
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