Émile Deckers
Portraitiste de tous les Algériens
(1885 - 1968)
par Marion Vidal-Bué
Belge de naissance et de coeur, " Wallon
d'un tempérament puissant et d'une nature exubérante ",
Émile Deckers connut une longue et heureuse carrière de
peintre en Algérie, où il s'affirma comme le grand portraitiste
des Algériens de toutes origines, et l'un des artistes préférés
de notre pays.
Né à Ensival, petite ville de la province de Liège,
il est le troisième des quatre enfants d'une famille bourgeoise,
et ses parents très conscients de ses dons, lui procurent dès
l'âge de dix ans un professeur particulier pour l'initier aux arts
plastiques. À partir de ses quatorze ans, il entre comme apprenti
dans un atelier de peinture décorative, tout en suivant en dehors
de ses heures de classe des cours de dessin dans l'école manufacturière
de sa ville. Il poursuit de 1901 à 1909 (Avec
Adrien de Witte pour professeur de dessin et Evariste Carpentier pour
la peinture. ) sa formation à
l'Académie des Beaux-arts de Liège, où il reçoit
des récompenses dans différentes disciplines, avant le prix
Auguste-Donnay, assorti d'une bourse de 1 000 F qui lui permet de partir
se perfectionner à Paris. Dans la grande capitale, grâce
à l'enseignement du brillant et très mondain Carolus-Duran,
il trouve son domaine de prédilection dans l'art du portrait. De
retour en Belgique, marié à vingt- quatre ans avec une compatriote,
il est nommé professeur de dessin et de peinture dans un collège
de jésuites, pour lesquels il réalise sa première
oeuvre religieuse en décorant la chapelle de la Vierge.
Mobilisé en 1914, il est fait prisonnier après la défense
de Liège, et déporté en Allemagne où il refuse
de servir d'interprète à l'ennemi. Après trente-neuf
mois de captivité, sa santé s'étant gravement altérée,
il est envoyé en Suisse comme grand malade, en compagnie du futur
grand prieur des dominicains, avec lequel il aménage une chapelle
pour les internés.
La guerre finie et sa santé rétablie, il devient père
de sa fille unique, Marie-Antoinette, en mars 1919 (
Celle-ci, surnommée par tous Yéyette, passera sa première
jeunesse à Alger, très intégrée à notre
communauté. Elle épousera M. Jean-Marie de Spirlet dont
elle aura quatre enfants.).
Le tournant décisif de sa carrière survient en 1920, lorsqu'il
est appelé comme peintre à Alger. On ignore la nature exacte
des commandes qui ont motivé son voyage, peut-être émanaient-elles
de l'archevêché d'Alger, en raison de ses nombreuses relations
avec le monde ecclésiastique et de son expérience en peinture
murale, peut-être aussi avait-il été recommandé
pour faire le portrait de personnalités. Quoi qu'il en soit, c'est
dans une dépendance de la cure de l'église belge Saint-Charles
qu'il s'installe provisoirement avec sa famille.
Son premier chantier religieux en Algérie, cette année-là,
l'amène à restaurer la grande fresque peinte en 1879 par
Hippolyte Lazerges, à la demande du cardinal Lavigerie dans la
chapelle de la maison-mère des Pères Blancs à Maison-
Carrée. Placée dans l'abside du choeur, elle
représente le Christ envoyant en mission les fondateurs de l'ordre
( Pour restaurer cette fresque très
endommagée par le temps et l'humidité en conservant les
traits exacts des Pères Blancs représentés par Lazerges,
Deckers avait dû en exécuter une copie de travail réduite,
avant de repeindre fidèlement la fresque d'origine. Cette copie
se trouve actuellement à la Maison Généralice, avec
le tableau reproduisant la statue de Notre-Dame d'Afrique que le peintre
belge a exécuté pour la chapelle de cette même Maison
Généralice.).
Séduit, conquis, fasciné par le pays comme tous les nouveaux
venus, il prolonge son séjour et s'intègre non seulement
à la communauté belge au sein de laquelle il occupe bientôt
des fonctions très en vue ( Il
est nommé président de l'Amicale des Belges en 1922, devient
membre de la Chambre du commerce belge, fonde la Société
belge de bienfaisance, est nommé chevalier de l'Ordre de la Couronne.),
mais à la vie de l'élite de la ville, en général,
qui l'adopte et le presse de commandes de portraits, la spécialité
qui fait sa réputation.
Pour le magistrat comme pour le haut fonctionnaire ou l'ecclésiastique,
il devient vite de bon ton d'avoir son portrait peint par Deckers, et
les notables ou dignitaires musulmans ne sont pas les derniers à
venir poser dans son atelier en grande tenue. On affirme dans sa ville
natale qu'il aurait exécuté le portrait du cheikh Ben Gana
de Biskra, ainsi que ceux de ses cinq filles. Parmi les jolies femmes
et les charmantes fillettes de la bonne société qu'il a
portraiturées, il s'en trouve en effet bon nombre de musulmanes,
dont l'époux ou le père a trouvé correct et même
flatteur de laisser cet artiste de bon aloi reproduire les traits. Pour
les familles aisées, c'est un si joli cadeau à faire, et
du plus grand chic, qu'un portrait au pastel ou à l'huile du conjoint
ou de l'enfant ! Lorsqu'ils ont pu être rapatriés, ces portraits
de Deckers représentant un aïeul ou un parent, si raffinés
et si précis, sont toujours conservés comme des biens précieux.
Tout en honorant les personnalités et les familles qui font appel
à lui, le peintre souhaite ne pas se cantonner aux limites citadines
et mondaines, il entend rechercher la couleur locale pour enrichir son
art, et entreprend de voyager, d'abord en Kabylie, ensuite dans le Sud
et dans l'Ouarsenis, une région dont les paysages l'inspirent particulièrement.
Sa bonhomie tranquille et sa bonne réputation le font accepter
par les chefs de tribus qui lui permettent à l'occasion de les
portraiturer, eux-mêmes ou leurs proches. L'on remarque ainsi dans
ses nombreux tableaux offerts au feu des enchères, des portraits
de nomades de grande tente, des hommes aux allures de seigneurs aussi
bien que ceux de simples bédouins, de paysans ou encore de bergers.
C'est son plaisir, sa détente, en même temps qu'une source
non négligeable de succès auprès des amateurs d'orientalisme
que de composer des scènes de vie dans la nature algérienne,
de débusquer les individus les plus intéressants, femmes
et jeunes filles kabyles ou nomades acceptant de poser à visage
découvert sous leurs coiffures chamarrées, hommes et vieillards
en burnous, la face burinée par la vie au grand air. Toujours très
attaché à sa terre d'origine, il adopte un rythme de vie
bien réglé, consistant à retourner chez lui chaque
année durant l'été pour retrouver amis et parents,
et s'il ne peint guère les paysages qui lui paraissent trop sombres
depuis qu'il a découvert la lumière de l'Algérie,
il prouve sa fidélité en réalisant pour l'église
d'Ensival, entre 1928 et 1932, les quatorze stations d'un très
beau chemin de croix (Inspiré
par les paysages et les murs de l'Algérie traditionnelle,
il le conçoit et le prépare dans son atelier algérois,
pour donner ensuite les derniers coups de pinceau à Ensival.).
Il rendra d'autres hommages à Ensival en brossant
notamment une importante toile représentant les anciens de la localité,
qui ornera la salle du conseil communal, et fera les portraits de nombreux
citoyens ou personnalités.
Un grand portrait de sa fille Marie- Antoinette en robe de taffetas rouge,
sélectionné et exposé au Salon des Artistes français
à Paris en 1930, connaît l'honneur d'une reproduction dans
le catalogue. Cette année 1930 où son exposition à
Alger bat tous les records de vente et lui attire les louanges unanimes
des critiques, puis toute la décennie qui la suit, représentent
sans aucun doute l'apogée de sa carrière : c'est durant
cette période que ses portraits atteignent le maximum de vivacité,
que ses paysages expriment le plus de sensibilité.
Il enseigne son art à de nombreux élèves qui se pressent
dans son atelier de la rue Michelet, est nommé officier de la Légion
d'honneur en avril 1935, tandis que la même année, le bey
de Tunis dont il fait le portrait, le nomme commandeur du Nisham Iftikhar.
Emile Deckers poursuit son oeuvre religieuse algéroise en restaurant
la chapelle de l'archevêché, puis celle du séminaire,
offrant en outre une reproduction du " Chemin de croix " d'Ensival
à l'église du Télemly.
En 1936, la basilique Notre-Dame d'Afrique l'accueille, il est chargé
de réaliser une grande fresque de 200 m2 pour décorer la
coupole du choeur. La Vierge en majesté y reçoit la maquette
de la ville d'Alger des mains de Mgr Pavy entouré de quatre autres
prélats ( L'édification
de la basilique avait débuté en 1858 sous le mandat de Mg'
Pavy. Mgr Lavigerie, qui figurait sur la fresque de Deckers, la consacra
en 1872. Mais par suite d'infiltrations d'eau, l'oeuvre du peintre belge
dut être détruite, et remplacée en 1993 par une nouvelle
fresque, une restauration s'avérant trop coûteuse.),
et Deckers a choisi de la placer au centre d'un espace nuageux surmontant
une mer bleu céleste, évoquant cette mer satinée
qui miroite au pied de la colline de Saint-Eugène.
Il s'attaque ensuite à la décoration de la coupole de l'église
Saint-Charles
de l'Agha, une église dédiée à
saint Charles Borromée, édifiée grâce à
la générosité de deux pieuses dames belges. Mgr Leynaud,
archevêque d'Alger dont le peintre exécute le portrait, inaugure
la fresque de 387 m2 au cours d'une cérémonie solennelle
en l'honneur de la fête du saint, en novembre 1938.
Deckers réside à Alger durant toute la Seconde Guerre mondiale,
sans connaître de rupture dans son activité de portraitiste
des hautes personnalités, et multiplie les voyages vers le Sud
où il aime à dessiner les femmes aux parures chatoyantes
qu'on lui permet d'aborder, et à se remplir les yeux des immenses
ciels bleus que l'on admire sur ses paysages de l'époque. Il bénéficie
d'une grande exposition à la galerie Laferrière en 1940,
où ses études de têtes et ses scènes de vie
rurale s'arrachent comme toujours.
Triple portrait de femmes de
l'Aurés
|
Un nouveau terrain d'investigation s'ouvre à sa peinture lorsqu'il
part, après la guerre pour rejoindre sa fille, installée
avec sa famille au Ruanda-Urundi, territoire alors sous protectorat belge,
à l'est du Congo. Il est bien entendu captivé par les silhouettes,
les visages et les parures des Congolais, danseurs, chasseurs, chefs et
princesses, auxquels il consacre des séries de peintures et de
dessins. Comme à Alger, immédiatement intégré
et choyé par la colonie belge, il se trouve pressé de commandes,
notamment en 1946 celle d'un important triptyque destiné au gouverneur
de l'Urundi, pour lequel il choisit de représenter des danseurs
Intore bondissant de part et d'autre de leur orchestre (Le
Musée royal de l'Afrique Centrale à Tervueren en Belgique
conserve la photo de ce triptyque.).
Pour ceux qui n'en connaissent que la partie nord-africaine, ce volet
africaniste de l'ceuvre du peintre, très séduisant comme
tout ce qu'il peignait, constitue une indéniable curiosité.
Cependant, un grand malheur frappe Deckers et son épouse lorsque
leur fille unique, à peine âgée de vingt-huit ans,
est emportée en quelques jours par une maladie subite, en 1947.
Le peintre aura le plus grand mal à supporter la perte de cette
complice adorée, qui " l'aidait à mettre en place ses
compositions et posait déguisée en arabe ou en ange pour
les fresques religieuses " ( Catalogue
de l'exposition " Émile Deckers, d'Ensival à Alger
", musée des Beaux-arts de Verviers, 18 février-17
avril 2006, p. 9.), il ne travaillera plus avec la même
intensité, son brio et son coloris en souffriront. Malgré
tout, il fait front, et part se ressourcer en 1948 dans sa commune natale
où il n'était pas revenu depuis 1937.
À Alger où il retourne ensuite, une quarantaine d'étudiants
suivent désormais ses cours de peinture. Selon les archives familiales,
le gouverneur général aurait fait acheter une de ses toiles
pour le musée des Beaux-Arts, on n'en retrouve toutefois pas mention
dans l'actuel catalogue du musée, qui recense uniquement une petite
huile sur bois offerte par l'artiste en 1933, " Paysage de l'Ouarsenis
".
Les honneurs adoucissent son grand âge. Il connaît en octobre
1956 la joie d'un grand hommage d'Ensival, dont l'administration communale
réunit toutes les personnalités locales pour exprimer sa
reconnaissance et son admiration à l'artiste généreux
dont la carrière l'honore. Une plaque commémorative est
apposée sur sa maison natale. En mars 1959, Deckers et sa femme
fêtent leurs noces d'or à Alger : un Te Deum solennel est
célébré dans la chapelle de l'archevêché
d'Alger, tandis que le lendemain, au cours d'une chaleureuse manifestation,
le consul général de Belgique lui remet les insignes de
chevalier de l'Ordre de Léopold, en présence de " hautes
personnalités religieuses, artistiques, scientifiques et politiques
". En 1965, il reçoit des mains de l'archevêque d'Alger
la médaille d'or du Mérite, accordée par le pape
Paul VI en récompense de cinquante années de carrière
artistique, dont une partie notoire consacrée à l'art religieux.
Il est alors âgé de quatre-vingts ans et, malgré sa
neutralité, il ne trouve plus le même plaisir de vivre dans
l'Algérie indépendante. En août 1966, il quitte "
sa claire, riante et lumineuse résidence d'Alger ", et retrouve
sa Belgique natale pour s'installer non loin d'Ensival, à Verviers
où il s'éteint en février 1968, non sans avoir continué
à peindre de ses mains déformées par l'arthrose,
des souvenirs nostalgiques d'Afrique du Nord.
Émile Deckers fut un artiste productif, qui pouvait inscrire à
son actif vers la fin de sa vie un total de 1 080 portraits, dont une
majeure partie représentant des Algériens de souche européenne
ou autochtone. Minutieux, il notait dans un calepin chaque uvre
terminée, et datait celle-ci soigneusement à côté
de sa signature, avant de la livrer aux amateurs. La plupart sont localisées
à Alger, y compris lorsqu'elles représentent des personnages
d'autres régions, du fait que l'artiste les élaborait dans
le confort de son atelier, et non pas sur le terrain, où il se
contentait de prendre croquis ou photos à titre d'aide-mémoire.
Ses portraits " officiels " sont sobres et de facture classique,
le sujet posant en pieds ou assis sur un siège, le décor
comme la tenue très étudiés suggérant sa condition
sociale.
Il a parfois sacrifié à la mode et produit des portraits
de femmes arabes au sein dénudé, à la pose suggestive,
ou bien des nus charmants de femmes européennes à leur toilette.
Il a également composé des scènes de vie quotidienne
musulmane dans la droite ligne du goût orientaliste, femmes prenant
le café sur la terrasse ou préparant le repas dans leur
intérieur, bergère entourée de ses moutons, berger
jouant de la flûte, yaouleds rieurs montés à plusieurs
sur un bourricot ou jouant sur la place du marché, petits cireurs
de chaussures ou vendeurs de journaux, campements nomades devant lesquels
se déroulent les activités séculaires, etc. Toutes
sont exécutées avec finesse et sensibilité dans des
coloris subtils, le peintre a souvent sculpté lui-même des
cadres en bois ornés de motifs berbères pour les orner,
elles n'apportent toutefois rien de nouveau à des thèmes
maintes fois exposés.
En revanche, pour ses innombrables portraits " orientalistes "
d'hommes et de femmes choisis dans la population indigène, le peintre
avait inventé un genre bien particulier de " portraits multiples
", immédiatement identifiables à sa signature, assemblant
sur la même toile ou sur le même papier lorsqu'il travaillait
au pastel, le même visage vu sous trois, voire quatre angles différents,
ce qui augmentait l'intérêt humain et ethnographique, ou
bien encore plusieurs individus associés par affinités,
membres d'une même tribu par exemple.
Il prenait soin de varier avec goût coiffure et bijoux pour chaque
étude, lorsqu'il représentait une femme ou une jeune fille
sous plusieurs angles, livrant de brillantes démonstrations de
son talent à restituer le chatoiement des parures. Foulards bariolés,
turbans diaprés, voiles irisés, anneaux d'oreilles et colliers
scintillants, tatouages, ajoutent alors le charme de la coquetterie à
l'impact psychologique. Ses portraits masculins, souvent également
colorés, révèlent avec une grande justesse d'observation
la joie de vivre des petits yaouleds aux chéchias rouge coquelicot,
la fierté des jeunes hommes, le sérieux des caïds aux
burnous éclatants, la sagesse des anciens enturbannés de
blanc.
La facture est lisse et précise, qu'il emploie l'huile ou le pastel,
aucun décor ne charge l'ensemble, les visages cadrés de
près et détachés sur un fond neutre parlent d'eux-mêmes
dans leur grande expressivité. " L'éclat et l'intensité
des regards ", l'exactitude du trait, la vivacité des coloris,
constituent les meilleures réussites de ce parfait technicien.
La bergère kabyle.
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Avec sa galerie de portraits multiples, totalement
originaux dans la peinture algérienne, réellement saisissants
de vérité bien que destinés à plaire, Émile
Deckers a ajouté sans conteste une facette passionnante aux nombreuses
études humaines consacrées au pays ( Parmi
les grandes collections et les musées qui conservent des oeuvres
de Deckers, il est intéressant de mentionner l'existence de cinq
" portraits multiples " dans la collection orientaliste de l'émir
du Qatar, ils devraient figurer dans le musée en cours d'installation.).
o
- Les renseignements biographiques proviennent
directement de l'aimable témoignage de la petite-fille de l'artiste,
Mme Béatrice de Spirlet, ainsi que du catalogue de l'exposition
" Émile Deckers, d'Ensival à Alger ", présentée
au musée des Beaux-Arts et de la Céramique de Verviers du
18 février au 17 avril 2006, texte établi par Stéphanie
JardonDefays.
- La revue L'Afrique du Nord illustrée a publié plusieurs
articles sur l'artiste et des comptes-rendus de ses expositions, notamment
en novembre 1925 et novembre 1927.
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