ROGER MACHADO
...La rencontre d'un brillant concertiste oranais et de la danse...

Jeannine Machado

extraits du numéro 117 , mars 2007, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 22-1-2012

17 Ko
retour
 
Il existe le PDF avec les reproductions en couleurs - 660 kb- de l'article ci-après. Cliquer sur la petite image pour le visionner : roger machado

ROGER MACHADO
...La rencontre d'un brillant concertiste oranais et de la danse...

Grand, svelte, élégant sans chercher à l'être, Roger Machado avait une indéniable presence due à une distinction naturelle. Pourtant, il impressionnait la timide adolescente que j'étais en cette fin d'année 1945 où je dus exécuter - c'est le mot - les quelques inorceaux de piano appris les cinq années précédentes.

Il était pourtant.- et le resta - d' une infinie patience, et l'amour de l a musique, était tel chez lui, que l'une le cédant à l'autre; il pouvait consacrer des heures à ces " masters classes " dont je bénéficiais. Jamais il n'écrasa de son immense talent l'enfant admirative, mais consciente de ses limites que j'étais. Au contraire, il s'ingéniait à ménager pour moi des partitions inaccessibles afin que je puisse les jouer et surprendre ainsi agréablement parents et cousinage. Cette complicité musicale fut l'un des fondements et l'une des joies de ma vie. Si la musique était l'élément naturel de mon oncle Roger, la famille en était la dynamique, le moteur.

***

Parcourant le monde entier pour jouer en concertiste ou en accompagnateur chef d'orchestre, il prenait le temps, sur son repos ou son sommeil de nous écrire de son écriture harmonieuse et claire, des cartes postales qui nous faisaient rêver : Salt Lake City, New York, Sydney..., le monde était à ses pieds et il nous l'apportait. En miroir l'une et l'autre étaient son écriture et sa musique.

Son écriture était musique. Sa musique était lisibilité. Pas de rature, dans l'une comme dans l'autre: une grande maîtrise de soi, un rythme irréprochable, une esthétique évidente, bref une intelligence nourrie par un esprit clair et une vivante intériorité les habitaient toutes deux.

Mais, dès à présent les principales clés sont données : dignité - hispanité - et ce mot dont la prononciation est toute la musique et toute la joie humaine, le mot Gloire. Plus exactement, la Gloria, terme très usité dans le langage courant espagnol. La gloria, c'est le bonheur, la joie, la fierté mais surtout la dignité, la réussite mais celle qui rejaillit sur tous.

Roger Machado était notre gloria à nous, sa famille, à tous ceux qui venaient l'applaudir à Alger ou Oran.

Car il était né dans cette ville, à l'aube du xxe siècle, de parents espagnols aux racines andalouses. Roger, dernier-né d'une nombreuse fratrie (six enfants vivants), fut élève dans une atmosphère propice à son devenir. Pauvres, dirions-nous aujourd'hui, mes grands-parents avaient néanmoins cette aristocratie naturelle caractéristique des Andalous artistes et lettrés.

Ma grand-mère, brodeuse d'art plusieurs fois primée et pianiste, mon grand-père enseignant et taquinant les muses... Roger fut bercé par ces valses lentes aux noms évocateurs... " Fascination ", " Prière d'une vierge ", " Sobre las Olas ", tandis que ses frères embouchaient le piston ou maniaient l'archet de contrebasse (son frère aîné Fernand devenant d'ailleurs contrebassiste à l'orchestre de l'Opéra d'Oran et ce jusqu'en 1962).

***

Roger entendit le piano dès sa naissance (et même avant), mais il ne reçut de leçons qu'à partir de 6 ans: ses progrès furent tels qu'à 8 ans il se produisait déjà en public.

À 16 ans, il créait son premier orchestre : un pianiste avec un premier violon, un violon solo, un violoncelle, une contrebasse (Fernand Machado
évidemment).

Ces concerts étaient donnés à Oran, au Grand Café Continental, boulevard Clemenceau je crois, dont le propriétaire était M. Colias.

Les programmes étaient imprimés par cet autre frère, Joseph, qui exerçait le beau métier d'imprimeur, de concert avec le polyvalent Fernand, et Henri, mon futur père, également musicien.

Des surdoués des mots et des notes en quelque sorte !

Le jeune Roger enchante les Oranais dans ces cafés-concerts à la mode en ces années d'après-guerre. Réformé pour une malformation cardiaque, il ne peut, à son grand regret, effectuer son service militaire. Il va alors gagner Paris pour recevoir de grands maîtres, l'enseignement qu'il mérite.

C'est à l'École normale de musique que Mmes Cortot et Lazare-Levy, vers les années trente, le font bénéficier de leurs précieuses lumières, tandis que Nadia Boulanger et Georges Dandelot lui dévoilent les règles de l'harmonie et du contrepoint:

Extrait du bulletin de notes de l'ENM en 1934:
- Piano : nature exceptionnellement musicale et sensible, note 20.
- Harmonie : remarquable musicien, dons exceptionnels. Doit développer sa liberté d'écriture.

Il termine ses brillantes études avec le titre de " licencié de concert de l'ENM de Paris ".

Dès lors sa carrière commence et il prend son envol en concertiste soliste dans tous les pays d'Europe et du monde: Canada, Mexique, Égypte... soulevant partout l'enthousiasme du public et de la presse. " Sondant la signification plus profonde de l'oeuvre, il en abandonne partiellement l'enchantement sensoriel et la ramène à de justes proportions, nous considérons cela comme son plus grand mérite " (Het Maamsche Land). Ou encore: " Qu'il s'agisse d'ouvrages des titans classiques romantiques ou des gloires de l'école espagnole dans l'expression desquels il laisse percer la voix du sang, ses interventions ont cette dignité que seul sait leur assurer l'artiste véritable " (Roger Imbert).


Il intègre à la musique, son autre passion: la danse

Un événement important survient, qui va orienter différemment sa carrière artistique : sa rencontre avec la célébrissime troupe de la danseuse espagnole La Argentinita.

La troupe comprend Pilar Lopez, la jeune soeur d'Argentinita, Carlos Montoya, guitariste au brillant avenir, et Antonio Triana, premier danseur.
En 1938-1939, ils parcourent ensemble le Brésil et l'Argentine. Le succès est tel qu'ils sont engagés pour deux saisons, 1939-1940 et 1940-1941, aux USA.

La déclaration de guerre surprend Roger . Machado sur le continent américain où commence José Greco et Pilar Lopez pour lui le rythme harassant qu'il connaîtra . durant trente-cinq ans, celui des " saisons ", c'est-à-dire quatre-vingt dix concerts environ par saison, une ville nouvelle tous les jours ou presque, les trajets en avion ou en bus dans un territoire immense.

Il entretient avec ses frères et leurs familles des correspondances exceptionnelles : cartes postales, mais aussi lettres " perlées ", itinéraires manuscrits des tournées. Roger est un homme de communication, il aime sa famille; loin dans l'espace et dans le temps, il reste " proche ".

À la fin de la guerre, en 1945, il vient à Oran voir sa vieille maman aveugle et " toute cassée ", ses frères et soeurs, leurs familles, qu'il comble par ses cadeaux rapportés d'Amérique.

Après guerre, la célèbre troupe de danseurs de la Argentinita reprend ses activités. Roger Machado en est le directeur musical, à la fois pianiste et accompagnateur. La Argentinita a comme partenaire un jeune danseur talentueux : José Greco. À la mort de la danseuse, c'est sa jeune soeur, Pilar Lopez, qui, avec José Greco, en deviendront les danseurs étoiles.

Greco fonde alors sa propre compagnie tournant d'abord en Grande-Bretagne, puis aux USA où il crée une école de danse espagnole, la José Greco School of spanish arts, suivie d'une fondation The José Greco Foundation for hispanic dance.

La carrière de Roger Machado ne peut être dissociée de celle de Greco, toutes deux intimement liées et qui font la gloire de cette troupe célèbre où danse également l'épouse de José : Nana Lorca.

***

Les voyages continuent à travers tous les continents. Une des dernières tournées, de novembre 1974 à avril 1975, est effectuée en Australie, en Extrême- Orient, aux USA, et au Canada. Roger Machado, quant il le peut, donne quelques concerts. Mais il aime à retrouver, avec son épouse, le hâvre reposant d'une retraite au bord de la Marne. C'est là que le couple accueillera généreusement, lors de leur exode, la famille " dépatriée " d'Algérie.

Au cours de sa longue et brillante carrière artistique, Roger Machado a-t-il développé sa liberté d'écriture, ainsi que le lui avait recommandé NadiaBoulanger? Ce que je sais de lui, c'est qu'aimant la danse, cette expression du corps où s'expriment la vie, l'amour, la mort et surtout l'âme, il a beaucoup écrit de musiques à danser: des paso-doble, des jotas, des tangos avec leurs orchestrations complètes. Ces musiques sont dansées quotidiennement aujourd'hui: elles vivent.

Sa dernière oeuvre, " l'album de Caroline ", six pièces pour flûte et piano - opus 145 - composée en 1983, écrite à ma demande et dédiée à sa filleule et à la mienne - Roger Machado n'eut pas d'enfant - est un véritable petit bijou musical.

Roger Machado a disparu en 1996, à 90 ans. Comme les étoiles, il ne s'est pas éteint. Il continue de briller dans les mémoires et de résonner dans les coeurs de tous ceux qui l'ont connu, entendu et aimé.