LE NOM DE Charles Brouty ne laissera personne indifférent parmi
ceux qui ont vécu en Algérie. Chacun a pu voir un des livres
ou un des articles de journaux et de revues qu'il a illustrés,
se réjouir d'une de ses caricatures ou d'une de ses affiches, admirer
une de ses peintures.
Dessinateur, humoriste, reporter, illustrateur, il devint également
un véritable peintre. Toute l'humanité du pays, dans ses
multiples facettes et dans sa modernité, se trouve croquée
par son talent percutant et bienveillant et si l'on pouvait réunir
un ensemble de ses différents types de portraits et de silhouettes,
on obtiendrait un panorama des plus fidèles de la population algérienne
entre 1930 et 1960, races, religions et milieux sociaux confondus.
Il promena ses carnets de croquis et ses bouteilles d'encre de Chine des
rues d'Alger aux douars de Kabylie, de l'Aurès jusqu'au Hoggar,
du port d'Oran aux puits de pétrole du Sahara français.
" Vérité, il rend les gens dans toute leur vérité
", disait de lui le critique Louis-Eugène Angéli. Des
gitans aux Touaregs, des enfants arabes aux matelots en bordée,
des terrasses d'Alger aux villages de Kabylie, il aura donc tout croqué
du bout de son crayon, avec malice ou tendresse, du monde vibrant et divers
qui composait l'Algérie de son époque.
Né par accident au large de Bastia le 2 janvier 1897, fixé
en Algérie de 1914 à 1963, mort à Pau le 27 avril
1984, Charles Brouty a connu une vie longue, intense et fertile.
Francine Dessaigne, qui fut l'une des pionnières de la mémoire
algérianiste, avait tenu à lui rendre hommage en composant
une plaquette illustrée le présentant sous ses différents
aspects. Elle entendait avant tout montrer que la personnalité
attachante de ce créateur ne pouvait être dissociée
de son oeuvre, éloquente en elle-même.
Et de fait, plutôt que d'établir une classique énumération
biographique, nous choisirons comme elle, de donner la parole à
ses contemporains, à ceux qui l'ont connu et qui ont témoigné,
en rapportant quelques anecdotes significatives.
L'un de ses plus proches complices dans le domaine de l'art,
le peintre Etienne Bouchaud, écrivait: " J'avais autant de
sympathie que d'admiration pour son caractère inaltérablement
enjoué, pour sa fantaisie, pour toute sa gentillesse et son amitié,
mais aussi pour son immense talent qui, d'un trait concis, arrivait à
capter du premier jet un geste, un ridicule, un caractère. Dans toute
l'iconographie des quarante dernières années de notre Algérie
française, il occupera une des premières places, par sa vision
directe, sa spontanéité, son authenticité ".
Le sculpteur Paul Landowski, alors qu'il était à Alger en
septembre 1928 pour ériger le célèbre Monument
aux morts dont son confrère Charles Bigonet réalisa
le socle, relatait avec sympathie, dans son Journal, ses rencontres avec
Brouty:
- " 16 septembre : A l'heure de l'apéritif, comme un bon
Algérois, je suis allé au rendez-vous habituel où
j'ai retrouvé Edmond Gojon et peu après, arrivait Brouty,
tout chaud de sa journée de travail. Il l'avait passée dans
un quartier espagnol " plus Bab-el-Oued que le Bab-el-Oued actuel
". Il m'y emmènera demain après six heures.
Puis est arrivée M Brouty tenant dans ses bras l'extraordinaire
petit singe qu'ils ont acheté dernièrement. Brouty nous
a amusés en nous racontant des histoires d'Arabes. 11 vit constamment
dans les quartiers populaires, comprend l'arabe et connaît leur
mentalité[...]".
- " 18 septembre : Le petit ménage Brouty nous avait invité
à déjeuner, Bigonet et moi. Il voulait me montrer ses peintures.
J'ai été très agréablement surpris. Ce n'est
pas sans valeur. Et il y a de l'esprit. Puis nous déjeunons entre
le chien, le chat, le perroquet, le singe[...]. Après déjeuner,
grande promenade. D'abord la Casbah [...] ".
Le journaliste et critique d'art algérois Marc Michel, qui lui
consacrait une page dans la revue Notre Rive, en mars 1929, après
son exposition personnelle très remarquée, insistait sur
la complicité entre Brouty et ses amis artistes : " Avec
ses bons amis, et sans le moins du monde s'influencer l'un l'autre, chacun
a son tempérament: Bouchaud [. Launois [...], il a parcouru en
tous sens la Casbah et la Marine, ces deux quartiers maudits qu'aiment
seuls les artistes et leurs propres habitants, dont le touriste n'emporte
qu'une faible et forte image et que Brouty, mieux que quiconque, a pénétré.
On pourrait faire de belles nouvelles avec les aventures du peintre dans
ces mondes interlopes où la vie gronde, puissante et douloureuse;
ses démêlés avec les naturels qui l'ont pris longtemps
pour un de la secrète, et avec celle-ci qui le prenait pour un
tatoueur breveté, avec ses bouteilles d'encre de Chine, ou pour
un trafiquant de haschich".
Marc Michel racontait encore: " Avec son oeil bleu, sa pipe, son
léger accent du Midi, Brouty est le meilleur des camarades. Que
l'on demande à ceux qui l'été dernier par les soirs
torrides faisaient un détour par la place du Gouvernement grouillante,
son fief, pour lui serrer la main : Hergé qui fixe ici ses traits,
Launois et Bouchaud, Gabriel Audisio et Lucienne Favre, et Gojon et le
bon sculpteur Landowski et bien d'autres, tous vous diront: Brouty? Le
bel artiste et comme on l'aime ! ".
Il rappelait aussi que Brouty était l'auteur du " plus
beau des timbres- poste algériens, celui des grosses valeurs où,
à travers une élégante colonnade mauresque, on peut
apercevoir Alger la Blanche et sa baie magnifique ".Une trentaine
d'années après, l'amitié de Roger Frison-Roche l'entraînait
beaucoup plus loin, vers des expéditions auxquelles l'habitué
de la ville rechignait tout d'abord. L'alpiniste écrivain a évoqué
leurs aventures communes dans la préface de son livre Touareg,
illustré de 123 dessins de Brouty. Comme tout le monde le sait,
Brouty fut affecté d'une déficience totale du système
pileux, à laquelle il remédiait en se dessinant de faux
sourcils et en portant la plupart du temps un béret ou un chapeau,
et son ami le décrivait ainsi: " Il a un sourire d'enfant
malicieux, mieux encore un rire de clown avec sa " gueule "
extraordinaire - pas un poil sur le caillou, des sourcils au crayon, un
masque de mime poli et recuit, une tête expressive, pétillante
d'intelligence et sous ses lunettes un regard observateur: curieux, incisif
et changeant [.. ]". Voici leur premier départ ensemble "
en plein hiver barbaresque ", dans une Jeep décapotée:
" 11 survint encombré de paquets, de sacs, de couvertures,
de chandails, de cache- nez, qui l'apparentaient sans hésitation,
aux voyageurs anglais de la grande époque romantique [. .]. Tant
qu'on fut dans la Mitidja, il ne laissa percer qu'un oeil sous ses voiles,
mais dès qu'on eut abordé les rampes de Miliana, il frétilla
doucement, et peu à peu, je vis sortir au hasard des cahots un
bras, une main, un carton, un bloc, un crayon, et sournoisement, il se
mit à travailler. Dès lors, il était insensible au
froid, à la faim, à la fatigue.
À Orléansville il chantait; à Saïda il m'entraîna
dans les lieux les plus mal famés de la ville, et nous finîmes
la soirée avec les légionnaires dans un boui-boui curieux
[...]. Notre arrivée au Chott Chergui chez les sondeurs fut sensationnelle.
Charles Brouty, le peintre frileux, s'était découvert une
âme d'aventurier, on but ferme, on chanta, on apprécia comme
il convenait cette aventure de western [...]. Avec lui, j'ai visité
le Djebel Amour, les Rupestres préhistoriques de la Rocaba, les
Monts des Ouled Nais, les bleds les plus cachés, les moins connus
de cet Atlas saharien ".
Frison-Roche continuait ainsi:
" Chaque fois, la même scène recommençait;
les gosses accouraient, nous entouraient, nous pressaient, devenaient
importuns; ces yaouleds aux pieds nus [. ..]. Brouty les adorait: de vrais
" petits mendiants de Murillo ". Parfois, il élevait
la voix et les gosses s'enfuyaient en criant de peur et de joie, mais
le flot remontait sans cesse, alors d'un seul coup Brouty retirait son
chapeau, montrait son crâne rutilant de soleil et les gosses fascinés
reculaient lentement, le regard rivé sur cette boule d'ivoire inquiétante,
puis revenaient plus lentement encore, restant à bonne distance.
" Kif Kif el chitane ". Pareil au diable! disaient-ils tout
bas. Pendant ce temps, le diable travaillait, travaillait d'un crayon
et d'une plume inlassable. Et hop! la vie surgissait sur son bloc comme
un prestigieux dessin animé [. .]. Je n'avais qu'a le laisser faire:
mon travail au retour consistait à rêver devant ses dessins,
ils disaient tout et parfois je me demandais ce qu'un texte pourrait bien
leur apporter ".
La foire place du Gouvernement (coll.part.)
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Pour donner tout de même quelques repères
biographiques rappelons que Charles Brouty était issu d'une famille
d'origine suisse, fixée à Nîmes où il passa
son enfance. Il fit de bonnes études, entra à l'École
des beaux-arts de Nîmes et à l'École pratique de commerce
et d'industrie, obtint ses diplômes sans problème et commença
à se spécialiser dans l'art de l'affiche et de la lithographie.
Son père militaire, chef de bataillon ayant été muté
à Alger en mai 1914 au 5e régiment de tirailleurs algériens,
il fit ses premières classes de conscrit à Blida en 1916.
La guerre de 1914-1918 l'envoya, mais comme soldat, en Palestine, en Syrie,
en Égypte.
À l'automne 1920, Charles Brouty exposait à Alger, rue d'Isly,
des aquarelles et des dessins issus de ses observations dans ces différents
pays, ainsi qu'au Maroc.Jean Launois arrivait à la villa Abd-el-Tif
la même année 1920, et l'amitié entre les deux jeunes
artistes du même âge fut rapide et totale. À son contact,
Brouty fera connaissance de Jules Pascin, qu'il reconnaîtra comme
l'un de ses maîtres. Étienne Bouchaud, lauréat du
prix de l'Algérie en 1924 formera avec les deux premiers un trio
d'inséparables curieux, toujours à l'uvre pour débusquer
les personnages les plus remarquables dans les mauvais lieux de la vieille
ville et du port.
Francine Dessaigne rappelait à ce propos les souvenirs du peintre
André Hambourg: " En 1933-1934, j'ai souvent vu Brouty
se promener à la Casbah comme s'il était chez lui; il était
à peu près le seul à pouvoir y aller, entouré
de jeunes et de gosses. 11 se promenait librement, jour et nuit, sans
aucune inquiétude. Nous, quand on y allait, il valait mieux se
faire accompagner, on risquait des incidents. En fait, ils n'étaient
que trois à pouvoir se promener librement: Brouty, plus tard Galliéro
et Launois ".
Brouty ayant choisi le journalisme, donne son dessin quotidien à
"L'Écho d'Alger", le journal du sénateur Jacques
Duroux, qu'il signe au début " Vian ". Rapidement, il
devient " l'illustrateur spécialisé de la littérature
algérienne ", collabore avec Lucienne Favre, Robert Randau,
René Janon, Edmond Brua, Paul Achard, entre autres. La presse politique,
les Salons des humoristes algériens, reçoivent également
sa contribution, il dessine étiquettes, affiches et autres oeuvres
graphiques.
En 1925, il décide de partir en Italie, pour diversifier sa palette,
se marie à Rome, expose avec grand succès à Florence,
selon M. Michel dans Notre Rive. Il est en Espagne en 1930-1931, grâce
à la bourse de la Casa Velazquez, qui lui permet de séjourner
une année à Madrid. Ayant déjà étudié
avec intérêt les gitans des hauts quartiers d'Alger, il renforce
à la suite de ce séjour son goût pour ces " êtres
étranges " et souvent passionnants et leur consacre une
belle exposition algéroise en 1932.
A cette époque, Charles Brouty est devenu le peintre des Méditerranéens
de toutes origines européennes implantées en Algérie,
comme celui des autochtones de longue date, Kabyles, Arabes, Juifs. Son
talent est consacré par le Grand prix artistique de l'Algérie
en 1934, après qu'il ait obtenu la médaille d'or ,cles peintres
orientalistes français. L'Etat lui commande la décoration
du Café maure du Pavillon de l'Algérie à l'Exposition
coloniale de 1931, il décore les vitrines de l'OFALAC à
Paris pendant l'Exposition internationale de 1937, et à nouveau
le Pavillon de l'Algérie, à la Foire de Bruxelles en 1937.
Amoureux du pays, il donne un exemple frappant et inédit de la
diversité de ses talents, en décorant entièrement
une armoire de fabrication et de style arabe, destinée à
l'épouse du sénateur Duroux, son patron de L'Echo d'Alger.
Brouty y a peint dans la plus pure tradition populaire musulmane le voyage
d'Ali, le gendre du Prophète, d'Alger à La Mecque. Les couleurs
vives et fraîches ajoutent au charme d'un dessin poétique,
inspiré des miniatures anciennes. C'est une découverte que
nous sommes heureux de présenter aux lecteurs de l' algérianiste
le voyage d'Ali, le gendre du
Prophète
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Dans un registre totalement différent,
il témoigne du développement initié par la France,
avec son reportage sur les "
Pétroliers
du Sahara " en 1958, une suite de dessins édités
chez Baconnier, thème qui sera repris dans une réédition
du CDHA, sous le titre Croquis sahariens. Il participera en outre à
la mémorable expédition Alger Fort-Lamy, à travers
le désert du Ténéré, organisée par
Berliet, de novembre 1959 à janvier 1960. Installé à
Nice après l'indépendance, il se fixera à Pau en
1982, pour y finir sa vie avec un " gros cafard ", comme
il le montrait dans l'un de ses derniers dessins, toujours plein d'humour
malgré tout.
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