Damien
Lorcy, prix universitaire " Jeune algérianiste
" 2007
Le prix universitaire " Jeune
algérianiste " 2007 a été
attribué à Damien Lorcy pour " La
gendarmerie en Algérie. Organisation et missions (1830-1870)
". Thèse soutenue à l'université
Montesquieu - Bordeaux IV et dirigée par le professeur
Gérard Guyon. Le deuxième prix a été
décerné à Renan Mégy pour "
Des oubliés de l'Eglise? L'Eglise
catholique et les Rapatriés d'Algérie de 1962
à nos jours dans les diocèses d'Aix-enProvence
et Marseille ". Thèse soutenue à
l'université Jean Moulin - Lyon III et dirigée
par le professeur Jean- Dominique DurandMention spéciale
: Emmanuelle Comtat pour: " Les
Pieds-Noirs et la politique. 40 ans après le traumatisme
du rapatriement ". Thèse soutenue à
l'université Pierre Mendès-France - institut
d'Etudes politiques de Grenoble sous la direction du professeur
Pierre Bréchon.
|
Damien Lorcy : " Juriste
de formation, j'ai opté au niveau du 3' cycle pour un DEA
(master II dorénavant) en histoire du droit, l'issue duquel
une allocation de recherche m'a été proposée
pour mener à bien une thèse. M. le professeur Gérard
Guyon, qui avait dirigé mon mémoire de DEA ("
La maréchaussée dans les lieutenances de Bordeaux
et Libourne à la veille de la Révolution ") m'a
proposé le sujet de ma thèse soutenue le 28 octobre
2006.
Le projet m'a séduit car il me permettait d'approcher une
autre civilisation, et de considérer comment deux civilisations
s'étaient rencontrées mais aussi confrontées.
La place de la gendarmerie, son institution particulière
(corps militaire aux missions principalement civiles), sa longue
histoire, faisait de ce corps un observatoire de choix pour apprécier
les rapports institutionnels et sociaux dans l'Algérie de
la conquête et de la pacification. Il ressort de cette étude
le reproche de légalisme fait à la gendarmerie, en
même temps considérée comme " la plus sûre
garantie de l'ordre ". Les conditions difficiles dans lesquelles
elle effectue son travail (recrutement, conditions de vie, dangers,
omniprésence de l'autorité militaire, société
violente et peu stabilisée...) ne l'empêchent pas de
toujours conserver un attachement fort à la loi et de pouvoir
s'en prévaloir. Au delà de la gendarmerie, c'est une
indication sur la prégnance du principe de légalité
au sein des institutions françaises. Malgré d'inévitables
et d'indubitables abus, crimes ou exactions de part et d'autre,
le système mis en place n'est pas fondamentalement arbitraire,
quoiqu'il ne soit pas toujours juste. Par ailleurs, il s'avère
que les gendarmes sont employés non seulement à la
protection des intérêts français, mais également
des indigènes lorsque ceux-ci sont en butte aux colons, militaires
ou à leurs coreligionnaires (d'autant que les agents indigènes
sont pas ou peu respectés, notamment des Européens,
et que certains agents européens n'agissent pas toujours
droitement: les gendarmes sont quant à eux impartiaux). Le
" bras armé de l'Etat " est alors utilisé
avec une volonté politique claire d'assurer la justice à
tout le monde.
Les rapports sociaux entre communautés peuvent être
éclairés par l'étude de la gendarmerie en Algérie,
et de l'installation progressive des Européens ".
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L'installation progressive des gendarmes en Algérie
par Damien Lorcy
Prix universitaire " Jeune Algérianiste " 2007
1. L'enracinement du
gendarme en Algérie
Passée la première année
suivant la prise d'Alger et malgré les incertitudes consécutives
aux hésitations françaises quant à l'avenir de la
conquête, les gendarmes commencent à faire venir leur famille
auprès d'eux. Cela excite l'hostilité de la plupart des
autorités et de la hiérarchie de l'arme. Ce sont les difficultés
de logement et ses conséquences qui motivent les récriminations.
Le général Rapatel, commandant la division d'Alger, présente
de la façon suivante la question en 1835, après que la compagnie
d'Ille-et-Vilaine eut envoyé un gendarme marié et père
de trois enfants :
" Monsieur le ministre ignore sans doute la manière dont
sont logés les gendarmes en Afrique. Ils n'ont aucun mobilier;
la literie est fournie par le gouvernement et ce sont des lits en fer
qui sont à peine assez grands pour des hommes de leur taille, en
outre ils sont logés dans des chambres par quatre, cinq et même
six, ce qui ne peut convenir à un homme marié père
de trois enfants ".
Il n'y a pas d'ignorance de la part du ministre; ses instructions sont
claires à cet égard, au cours des années 1830 : les
gendarmes désireux de rejoindre l'Afrique doivent s'engager à
ne pas faire suivre leur famille, mais la condition n'est pas respectée.
La crainte de voir les gendarmes incapables de subvenir aux besoins de
leur famille explique la position ministérielle. Le général
Rapatel, dans l'exemple cité, met en avant que " Le gendarme
sera donc forcé de louer un logement en ville, d'acheter un mobilier,
et celui qui n'a que sa solde ne peut subvenir à ces dépenses
". Cette solution est en effet parfois retenue, faute de place dans
les casernes et ce, malgré le changement dans la politique suivie
jusqu'au début des années 1840. Le ministre manifeste à
compter de cette date le désir de favoriser l'installation des
gendarmes mariés, afin de retenir les hommes qui, sans cela, démissionnent
en grand nombre en raison de logements de mauvaise qualité. L'idée
est " d'attacher au sol " les gendarmes d'Afrique, non seulement
dans la perspective du recrutement, mais également afin de les
faire concourir à l'effort de colonisation. Une lettre du ministre
du 10 octobre 1842 met en exergue les nouvelles vues sur le sujet, probablement
inspirées (tant les arguments sont proches) d'un plan de colonisation
du comte Guyot, de quelques mois antérieurs. Selon le ministre,
" La gendarmerie est appelée à rendre en Algérie,
surtout dans les contrées livrées à la colonisation,
des services de plus en plus importants (...). Mais pour que la gendarmerie
soit dans des conditions qui ui permettent de recruter facilement et de
s'attacher au sol, il est nécessaire que les gendarmes puissent
se marier, ce qui ne sera possible qu'autant qu'ils auront des casernes
appropriées pour recevoir des ménages. (...) On pourra aussi
donner aux gendarmes dans les nouveaux villages des terres où ils
feront du jardinage et de la petite culture pour eux- mêmes d'abord,
puis pour leurs enfants. Déjà en divers points M. le Directeur
de l'Intérieur [le comte Guyot] de concert avec M. le Directeur
des Finances a affecté à certaines brigades des immeubles
domaniaux destinés à recevoir des jardins. Il ne s'agit
que d'étendre l'application de ce principe, qui fera concourir
la gendarmerie au progrès matériel de la colonisation [...]
".
Avec le général Bugeaud et ses idées de colonisation
militaire, l'attribution de terres se fait plus intense; ils ensemencent
des terres ou font du fourrage et sont à même de dégager
des revenus non négligeables de leur exploitation 0). Le procédé
fait long feu, le ministre exigeant bientôt que certains revenus
dégagés soient reversés à la caisse du Domaine
comme provenant de fonds lui appartenant, et ne profitent plus à
la " caisse des familles " créée pour les recevoir.
Le ministre est favorable à l'attribution de jardins à chaque
brigade, mais vraisemblablement plus réticent en ce qui concerne
des exploitations à plus grande échelle. À vrai dire,
le risque de " détourner " les hommes du service est
réel, si les avantages pécuniaires sont intéressants.
Aussi les ambitions affichées sont-elles revues à la baisse
: il ne sera plus question désormais que de jardin potager, d'autant
plus nécessaire lorsque les brigades sont éloignées
des marchés. Car le souci est bien le niveau de vie des hommes
et de leur famille, les aliments pouvant représenter une part importante
de leurs revenus, en cas de difficultés d'approvisionnement.
Ces quelques développements doivent être rapprochés
d'un phénomène observé en Algérie, à
savoir la présence de gendarmes mariés toujours plus nombreux
au cours de la période étudiée. Faut-il voir dans
cette progression l'effet des mesures prises en vue d'améliorer
les conditions de vie du personnel, ou est-ce au contraire la cause du
changement opéré par les autorités ? La réponse
est double. D'un côté, les refus opposés aux gendarmes
d'Afrique sollicitant l'autorisation de convoler en justes noces provoquent
une avalanche de démissions, de telle sorte que le pouvoir doit
reconsidérer sa position de principe, et partant, accepter ce qu'il
refusait jusque-là. D'un autre côté, ce revirement
et ses conséquences pratiques (l'amélioration du casernement
et du cadre de vie) favorisent naturellement les unions. Il ressort de
tout cela un fort attachement des militaires de l'arme au mariage, au
point de les voir renoncer à leur carrière plutôt
qu'à l'union conjugale. Il est difficile d'en déduire une
condition médiocre offerte par la gendarmerie (qui facilite les
abandons), ou un certain panache aiguillonné par les sentiments.
Nous émettons l'hypothèse, impossible à vérifier
en l'état actuel de nos sources, que la démission peut n'être
que temporaire, le temps de s'affranchir de la nécessaire autorisation,
avant de solliciter la réintégration dans l'arme; le manque
de candidats au recrutement facilite au demeurant le retour des anciens
gendarmes, surtout s'ils sont bien notés.
L'intérêt des gendarmes pour le mariage, leur attachement
à la famille, ne sont pas forcément une charge financière,
comme le craignent les autorités. Plus exactement, si les gendarmes
ne considèrent pas la présence d'une épouse et d'éventuels
enfants comme une gêne, c'est que, par-delà les liens d'affection,
ils espèrent améliorer leur situation. S'il est difficile
d'évaluer l'apport affectif et moral du mariage et de la famille,
nous pouvons mettre en exergue certains avantages plus concrets. En 1835
par exemple, une chambre de la caserne de Birkadem est " destinée
pour un gendarme marié dont la femme tiendrait la pension des hommes
qui composent cette brigade, afin d'éviter qu'ils prennent leurs
repas dans un cabaret ". En l'occurrence, toute la brigade bénéficie
de la présence féminine; l'on note ici encore l'idée
d'économie pécuniaire (sans compter l'avantage du point
de vue de la discipline, puisque le cabaret est évité).
Il n'y a aucune raison que cette solution ne soit pas (au moins parfois)
reprise dans les autres résidences où se trouvent des épouses
de gendarmes. Il ne fait aucun doute que les tâches ménagères
de leur conjointe soulagent les hommes, sans compter les éventuels
revenus d'un travail extérieur. L'intervention des épouses
peut faciliter le règlement de certains conflits et de leurs conséquences.
Un exemple nous est donné dans une lettre de Marie Pinou, épouse
du gendarme Chamard. Celui-ci, après des punitions qu'il conteste
et une altercation avec un autre gendarme, est conduit devant son capitaine,
à qui il présente sa démission, excédé
par l'injustice dont il pense être victime. La décision est
grave, car il risque de perdre " ses vingt années de service
", autrement dit ses droits à la retraite. Sa femme écrit
au général commandant la division d'Oran, faisant valoir
que la démission ne peut être attribuée " qu'à
un excès d'amour-propre et de promptitude "; et de fait,
elle obtient satisfaction.
À l'inverse, certaines épouses se révèlent
moins diplomates, telle " La femme du gendarme Varev (Jean-Louis),
détaché au poste de Bouguirat 4e compagnie, qui a insulté
grossièrement le chef de poste, et dont les propos ont mis le désordre
dans la caserne "; elle en est immédiatement expulsée
par application de l'article 134 du décret du r" mars 1854
". Que dire de la femme du gendarme Etienne Bouhan, qui accompagne
son mari " dans un débit du village ", quand celui-ci
est pourtant " puni de consigne ", et un habitué
des punitions? Une chose est certaine, les autorités locales sont
au fait de la conduite des gendarmes et de leurs épouses, ou en
mesure de s'informer.
2. L'insertion dans
la société algérienne
Les liens entretenus par les gendarmes avec
la population, l'opinion qu'ils se font des indigènes et des colons
ou leur comportement en dehors du travail, autant d'aspects méritant
notre intérêt, pour éclairer la place, l'insertion
des " soldats de la loi " dans la société algérienne.
Une attitude retenue est exigée d'eux quant à leurs relations
avec la population civile européenne (A); les obstacles tenant
à la langue, aux moeurs et à la " race " (selon
des expressions de l'époque) constituent autant d'explications
de relations plus distendues encore (mais réelles cependant) avec
les indigènes (B).
A) - De
la retenue exigée à
la discrétion nécessaire
Dans l'ensemble, les officiers tiennent des
propos sévères sur les colons, selon un schéma établi
dès les premiers temps, et qui perdure même s'il s'atténue
par la suite. En 1833, le lieutenant Forcinal adresse un rapport sur le
service de la gendarmerie à la Commission d'enquête parlementaire.
Cet officier emploi le mot " colons " (en l'associant aux mêmes
idées) dans un rapport du même jour au lieutenant-général
comte Bonet, membre de ladite Commission (2). Le caractère hétérogène
de la population européenne, sa turbulence, son manque d'intégrité
sont régulièrement évoqués... surtout lorsqu'il
s'agit de réclamer l'augmentation des effectifs, ou l'installation
d'une brigade. Cette réserve n'empêche pas de reconnaître,
spécialement au cours des premières années, la forte
proportion d'aventuriers peu scrupuleux au sein de la population qui suit
l'armée. Certains occupent même des postes dans l'administration,
voire la justice, et profitent sans vergogne aucune (et presque sans sanctions,
ceci expliquant cela) de leur situation (3). Il faut bien comprendre que
cela peut entraver l'efficacité de la gendarmerie, quoique nous
n'ayons pas d'exemples précis, et pour cause : " Ces MM. ont
tant de ressources entre les mains pour se mettre à l'abri ! ".
Cette part de gens malhonnêtes se réduit lentement, mais
les gendarmes mettent longtemps en exergue l'hétérogénéité
de la colonie européenne, son caractère turbulent et retors,
son manque de probité (4). Le regard n'est pas toujours négatif.
Le lieutenant commandant l'arrondissement de Miliana juge les habitants
de Duperré " bons travailleurs et pas riches ".
Par ailleurs, il faut tenir compte de la facilité avec laquelle
se font les généralisations. En effet, la lecture des procès-
verbaux ou rapports portant sur des individus ou familles particulières
ne laisse pas d'impression aussi largement négative, mais découvre
plutôt des personnes en butte à la maladie, à l'insécurité
(assassinats, vols, violences), aux intempéries qui détruisent
les récoltes et les biens, voire les individus; les suicides apparaissent
aussi régulièrement.
Quels peuvent être les liens tissés entre cette population
et les gendarmes? Deux éléments au moins rendent la réponse
difficile. En premier lieu, les militaires de l'arme sont invités
à ne pas entretenir d'étroites relations avec les habitants.
Cette circonstance conditionne la deuxième difficulté :
ils sont peu enclins à laisser transparaître de telles liaisons.
Ici, nous trouvons la marque des efforts de l'autorité pour éviter
que les gendarmes ne se rendent au cabaret; parallèlement, nous
observons un certain embarras dans les rapports de gendarmerie pour expliquer
que le gendarme Barçon se trouve en tenue civile, attablé
dans un cabaret lorsqu'une rixe éclate (son intervention débouche
sur un violent conflit entre des officiers et la gendarmerie). La "
faute " n'échappe pas au chef de bataillon Canrobert, qui
ne se prive pas de la relever dans sa défense des Chasseurs d'Orléans
impliqués. L'exemple de la gendarmerie du Tlélat, dans l'affaire
Mallard, est tout aussi révélateur. Le maréchal des
logis Barrelet, commandant la brigade, est accusé par le nommé
Mallard " d'acheter les pailles et l'orge pour deux ou trois relais
de diligences ": accusation grave, qui rend passible du Conseil
de guerre. Le capitaine de gendarmerie est envoyé sur les lieux
pour vérifier les assertions du colon, et son rapport d'enquête
délivre des indications intéressant notre sujet: "
J'ai demandé au maréchal des logis si quelque grief s'était
élevé entre lui et le nommé Mallard; m'a répondu
qu'il ne voyait personne au Tlélat et qu'il se bornait à
son service sans chercher à fréquenter les habitants: qu'un
jour seulement, se trouvant chez lui il vit de sa fenêtre la femme
Mallard invectiver le gendarme Robin qui mettait un cochon en fourrière.
Que cette femme, non contente d'avoir dit des sottises au gendarme, était
venue chez lui, lui avait tenu des propos indécents, qu'alors il
l'avait prié de sortir, en lui disant si vous avez quelque chose
à réclamer faites venir votre mari, avec qui je m'entendrai
mieux qu'avec vous, parce que vous n'êtes pas calme... Depuis ce
temps je n'ai vu personne ".
Exacts ou pas, les propos du sous- officier soulignés par nous
traduisent bien le comportement attendu de la part des gendarmes, et montrent
qu'il est parfaitement intériorisé: le maréchal des
logis sait ce qu'il convient de dire à son supérieur. Il
suffit de se rappeler les craintes exprimées quant à la
proximité avec la population, lorsque des commandants de brigade
exercent les fonctions d'huissier, pour compléter l'illustration
de ce " principe de non-immixtion ". Mais la suite de l'affaire
montre les limites pratiques de cette attitude stricte. Le capitaine Sauzède
continue son enquête :
" j'ai ensuite demandé au maréchal des logis Barrelet,
pour le compte de qui il faisait les achats de paille et orge; m'a répondu
ne pas en acheter, mais bien être le dépositaire d'une somme
à lui confiée par le sieur Bordenave, entrepreneur pour
être remise par lui, au palefrenier, à mesure que ce dernier
en a besoin pour les achats, et que sa mission se terminait là.
J'ai fait appeler le nommé Antonio, sujet espagnol, palefrenier
du sieur Bordenave, qui a confirmé ce qui est dit plus haut et
m'a fait observer qu'il ne savait ni lire ni écrire, et que c'était
pour ce fait que M. Bordenave avait déposé l'argent entre
les mains du maréchal des logis ".
On remarque la sobriété de la réponse du sous-officier;
mais on peut à bon droit se demander ce qui justifie de rendre
un tel service. Ce n'est pas l'intérêt matériel, mais
bien " en raison de quelques relations " entretenues avec le
nommé Bordenave, propriétaire de la caserne. Il nous est
permis de douter que de simples relations de bailleur à locataire
conduisent le commandant de la brigade à surveiller les garçons
d'écurie du Tlélat pour les achats d'orge et de paille,
c'est-à-dire " recevoir directement les fonds affectés
à cette dépense, et les compter à [ces] garçons
au fur et à mesure des achats ". Nous penchons plutôt
pour des liens cordiaux, voire amicaux, entre les protagonistes, sauf
à admettre que les sous-officiers et gendarmes sont sollicités
pour divers services sans lien avec leurs fonctions, du seul fait qu'ils
appartiennent à la gendarmerie. Cette hypothèse n'est admissible
qu'autant qu'il s'agit d'aide ponctuelle; elle se conçoit plus
difficilement, en l'absence de motivations plus importantes, pour une
activité régulière exigeant une grande confiance,
comme en l'espèce. Il est de toute manière impensable, malgré
les mouvements de personnel, que les relations demeurent toujours limitées
à l'aspect professionnel.
Les nombreux refus d'autoriser les mariages constituent un signe de vie
sociale ne se limitant pas à la seule gendarmerie, une vie pas
toujours conforme à ce qui reste encore la norme : le lieutenant
Boyer est sommé d'éloigner de chez lui la femme avec laquelle
il habite (sans être marié, selon toute vraisemblance), et
le gendarme Loubez est changé de résidence suite à
des " relations " avec une demoiselle, relations dont la nature
nous est précisée par le chef d'escadron commandant la 4e
compagnie : " Je regrette de n'avoir pas pu amener les parents
de la demoiselle Bigou à consentir à son mariage avec le
gendarme Loubez. C'est une réparation que celui-ci s'est empressé
d'offrir, pour une affaire qui ne serait en vérité rien...
si l'inculpé n'était pas revêtu d'un caractère
officiel ". Nouvel exemple de la retenue exigée des gendarmes,
y compris dans leurs amours... Est-ce ce même " caractère
officiel " qui provoque le refus des parents, ou est-ce la personnalité
de l'impétrant ou encore sa mauvaise conduite à l'égard
de leur fille? Nous n'avons pas d'indications permettant de trancher,
et toute comparaison avec la situation française est faussée
par la faible proportion de femmes en Algérie : qui accepterait
le mariage avec un gendarme en France peut avoir des prétentions
plus grandes en Algérie... (5). Il n'est pas non plus aisé
de déterminer le rang occupé par la gendarmerie dans la
hiérarchie sociale.
La probité de la gendarmerie ne peut être mise en doute sur
la foi de quelques exemples. Nous disposons au contraire de preuves éclatantes
de l'honnêteté des gendarmes, dans des cas où ils
sont accusés de corruption. L'enquête du capitaine Sauzède
dans l'affaire Mallard, blanchit, on l'a vu, le maréchal des logis
accusé de trafic de paille et d'orge. Le résultat est aussi
favorable au maréchal des logis
Forton et quelques-uns de ses hommes, dénoncés pour malversation,
violation de sépultures et soustraction frauduleuse dans les cimetières
maures et juifs.
Depuis les questions de femmes à celles d'argent, il ressort des
différents points abordés que la hiérarchie veille
avec soin sur la conduite des hommes, secondée en cela par les
plaintes et dénonciations des personnes extérieures à
l'arme. Les excès ou abus - supposés ou réels - de
la gendarmerie sont vilipendés par les civils comme par les militaires.
La conduite du brigadier Luciani, responsable de coups et d'arrestations
abusives à Ténès, provoque une pétition d'une
vingtaine d'habitants de la ville, qui " trouvent déplorable
de voir un homme aussi irascible conserver un pareil emploi ".
Il existe ainsi une pression sociale et institutionnelle qui aide les
gendarmes à " tenir leur rang ", y compris en
Algérie. Aux accusations débouchant sur des enquêtes,
il faut ajouter celles qui ressortent des injures adressées aux
gendarmes par les civils, qui mettent en doute leur moralité :
brigands, canailles, voleurs reviennent souvent; assassins parfois, voire
mouchard (en matière politique). À Ténès,
un colon déclare au brigadier Luciani: " si on vous soignait
le bec avec du champagne, vous ne diriez rien tas de canailles ".
Enfin, l'examen des relations avec la population européenne doit
prendre en compte les nombreux cas de secours apportés par les
gendarmes à des individus ou des familles en danger, ou au dévouement
dont font preuve ces militaires (6). L'aide passe parfois par la générosité
des gendarmes, venant au secours pécuniaire de familles misérables,
au moyen d'une collecte, ou en payant la dette qui les met en situation
embarrassante (7). Une circulaire de 1 858 interdit cependant les souscriptions
visant àpayer les amendes de contrevenants malheureux. De manière
plus générale, le désir de n'être pas mêlés
de trop près à la perception des impôts ou amendes,
ou aux saisies pour dettes, témoigne d'une sensibilité (et
partant, d'une certaine proximité) à l'endroit de l'opinion
publique.
B) - Des relations essentiellement professionnelles
avec les indigènes
Avec la population indigène, la gendarmerie entretient des rapports
un peu différents. La langue et les moeurs élèvent
des obstacles à la facilité des échanges; mais le
rôle confié à la gendarmerie contribue à rapprocher
les indigènes des gendarmes. Examinons tour à tour les deux
facettes de ces relations, en commençant par ce que l'on connaît
des opinions réciproques. De même que pour les colons, la
généralisation est de mise. Le lieutenant Forcinal est catégorique
: " La population indigène ne vaut guère mieux que
les nouveaux colons, elle se compose de Maures paresseux,
ne s'adonnant à aucune espèce d'industrie, et que l'augmentation
des denrées depuis l'occupation, a rendu misérables; de
juifs auxquels aucun moyen ne répugne pour se procurer de l'argent;
et enfin d'Arabes et de Kabailes habitués à ne vivre que
de vols et de brigandage ". Pour situer
ces propos dans leur contexte, précisons que l'armée "
(sauf quelques régiments) ", n'est pas mieux servie;
le lieutenant concède qu'il existe une " très faible
minorité d'habitants indigènes et d'Européens qui
se livreraient à des travaux utiles ", mais ils "
en sont empêchés par la Troupe " qui se répand
dans les campagnes environnant Alger ", vole et maltraite
les cultivateurs " et se porte à des excès ".
L'objectif du lieutenant étant d'obtenir l'augmentation des effectifs
de la force publique, il convient de prendre avec précaution la
description si sombre de la société algérienne. Cependant,
il faut reconnaître, à l'instar de ce qui a été
dit au sujet des colons, que cette opinion perdure dès lors qu'il
s'agit pour la gendarmerie de résumer la situation algérienne
dans la perspective de la défense de l'arme (8). Elle se retrouve
aussi dans les considérations générales sur les indigènes.
Touchard et Lacoste, à la suite du lieutenant Dugat, jugent les
Arabes particulièrement voleurs, activité dans laquelle
ils déploient beaucoup de hardiesse et d'audace. Le chef d'escadron
Moinier part de l'exemple des auxiliaires dont la gendarmerie bénéficie
les premières années de l'occupation, pour exprimer sa critique
: " [...] il était bien difficile d'obtenir de ces indigènes
l'honnêteté absolue sans laquelle le service de la gendarmerie
ne saurait s'effectuer. S'il est une qualité que l'on ne rencontre
que rarement chez l'Arabe, c'est à coup sûr le désintéressement.
Avares au-delà de toutes expressions, les hommes de cette race
sont accessibles à toutes les tentations lorsqu'elles se présentent
sous l'aspect d'un ou de plusieurs douros ou même d'un simple bénéfice,
si mince qu'il puisse être. En revanche, le mensonge ne leur coûte
rien. Ils sont à double face et à double langage, et l'auteur,
dont le nom nous échappe, qui les a si poétiquement appelés
les Rois du mensonge, les connaissait bien ".
Les avis sont plus modérés lorsque le développement
du corps n'est plus en jeu, ou lorsque l'on évoque des individus.
Ainsi, la multiplication des crimes dans les environs de Duperré,
durant l'été 1862, ne conduit pas le lieutenant commandant
l'arrondissement de Miliana à accuser les mauvaises habitudes des
Arabes (qui sont pourtant les auteurs de la plupart des infractions relevées
dans le rapport); il se contente d'observer que les habitants Européens
sont inquiets car leur commune est " entourée d'une nombreuse
population indigène misérable ". On ne peut manquer
de rapprocher ce propos de celui, pourtant plus outré, du lieutenant
Forcinal, et noter que l'un et l'autre mettent en avant la misère
matérielle des indigènes, comme cause de la criminalité.
Cette observation permet de faire la part entre ce qui relève du
discours généralisateur en vue de mettre en valeur certains
besoins, et ce qui est de l'opinion plus profonde des auteurs. Il en va
de même lorsqu'il s'agit de louer le dévouement, la droiture
ou le courage de certains indigènes. Deux pages après ses
durs propos précités, le chef d'escadron Moinier cite une
lettre du commandant Cardini mettant en valeur les " braves Chergui
et Blail " qui commandent les gendarmes maures au début des
années 1830; une page de plus, et il vante " La fidélité
des indigènes attachés à la gendarmerie "...
Au demeurant, deux aspects corroborent cette approche nuancée.
Comme précédemment pour les colons, les procès-verbaux
et rapports ordinaires témoignent d'une réalité complexe
: les gendarmes peuvent bien relever, sur les lieux de crimes, les témoignages
d'actes odieux ou barbares attribués aux indigènes (l'égorgement
des victimes en particulier), ils n'en tirent pas de conclusions définitives
pour juger l'ensemble de la société locale. Lorsque le chef
d'escadron commandant la 3e compagnie rapporte au ministre l'assassinat
du garde champêtre d'Aïn-Guerfa, de sa femme et de sa nièce
âgée d'environ six ans, il précise les raisons qui
le portent à croire " que ces crimes sont le résultat
d'un déplorable fanatisme religieux ". En d'autres termes,
la gendarmerie se garde d'une vision simpliste pour laquelle tous les
crimes des autochtones manifesteraient une malice foncière des
indigènes. Bien au contraire, elle note avec la même impartialité
les conduites exemplaires à mettre à leur crédit
(actes de dévouement ou de secours en particulier). Aussi l'histoire
des rapports quotidiens entre colons et indigènes gagnerait-elle
à être examinée à l'aune des procès-verbaux
et rapports émanant de l'arme (9).
Il ne faut pas perdre de vue un autre élément primordial
: aux yeux des autorités, la gendarmerie constitue une institution
particulière manifestant la supériorité de la domination
française sur l'administration ottomane. La volonté de garantir
la justice aux indigènes est manifeste lorsque l'on se place du
point de vue de l'emploi de la gendarmerie: ici, celle-ci est chargée
de veiller à la moralité des transactions passées
entre indigènes et Européens, les seconds tendant à
abuser les premiers; là, elle doit protéger ceux qui viennent
au marché; ailleurs, il lui est demandé de procéder
à l'arrestation publique d'un Européen coupable de violences
à l'encontre d'un indigène. Elle porte également
secours sans égard à la religion ou à la race, nous
l'avons montré plus haut. Ce rôle, la gendarmerie d'Afrique
le revendique. Le colonel de Vernon, commandant la légion, écrit
en 1853 :
S'il appartient à la haute administration d'assurer au moyen
d'une bonne organisation, les résultats obtenus par les travaux
de l'armée, à la gendarmerie revient la tâche difficile
et qui n'est pas non plus sans quelque gloire, de rendre ces résultats
décisifs et permanents en faisant passer à l'état
de règle, le calme et l'obéissance qui, chez les peuples
conquis, arrivent toujours à la suite d'une expédition heureuse,
mais trop souvent par exception, d'une prise de possession récente.
Fonder et maintenir ici le respect des personnes et des propriétés,
de la part du vainqueur comme celle du vaincu, c'est fournir le grand
problème de la domination de la colonisation de l'Algérie.
Dans l'état de morcellement politique où de temps immémorial
vivent les indigènes, il importe de prévenir ces mille petites
causes qui peuvent produire de très grands effets. Le plus insignifiant,
le plus involontaire déni de justice, d'impunité accordée
à des faits qui parai- traient fort indifférents partout
ailleurs, peuvent amener en Algérie la désaffection et même
une révolte partielle. Il faut donc que le bras de la loi et de
l'équité soit toujours sur la population [indigène]
de l'Algérie tendu pour la réprimer quand elle se met en
faute, pour la défendre quand elle-même devient victime d'un
délit ou d'une erreur ".
Le souci d'équité et de justice à assurer aux indigènes
est exprimé on ne peut plus clairement par le chef de légion;
il en fait même le point central de la colonisation. Est-ce à
dire que l'arme est appréciée, en retour, des indigènes?
Il est difficile, pour établir une réponse, de les citer;
ils sont pourtant les meilleurs juges. La réponse ne peut venir
qu'indirectement, en passant par le filtre de l'occupant. La gendarmerie
signale la bonne opinion dont elle jouit, mais peut-elle dire autre chose
? L'intendant civil Bresson est moins susceptible de partialité;
il vante à plusieurs reprises tous les avantages du corps relativement
à notre sujet, en particulier dans un long rapport au ministre
dont nous tirons le passage suivant :
" Vivant sans cesse au milieu de la population, ils [les gendarmes]
tiennent le milieu entre le citoyen et le soldat. Ils empruntent à
l'un ses armes, mais c'est pour la défense de l'ordre et non pour
l'attaque et avec l'autre ils agissent par des voies de persuasion et
de régularité qui leur donnent sur les hommes qui viennent
en Afrique une influence bien précieuse. Les indigènes eux-mêmes
avec leurs penchants pour le vol, le brigandage et le meurtre que sept
années d'expéditions et de combats ont enracinés
chez eux comprennent cependant cette force instituée pour réprimer
les délits et les crimes et qui y est entièrement consacrée.
Ils reconnaissent son action et son pouvoir et si, ceux qui se sont rendus
coupables s'efforcent de l'éviter, ceux au contraire qui ont quelques
plaintes à former s'adressent à elle de préférence.
Il me paraît donc avéré, Monsieur le Ministre, que
ce n'est qu' à la gendarmerie seule qu'on peut confier ce service
de surveillance et d'ordre qui lui a fait donner le nom de magistrature
armée, parce qu'en le faisant elle a su obtenir de la population
européenne et des indigènes obéissance et respect
".
En 1859, le préfet d'Alger tient des propos similaires, quoique
plus sobres : il évoque " les gendarmes français,
dont l'uniforme depuis longtemps connu et respecté dans le pays
est devenu aussi bien pour les Arabes que pour les Européens un
gage de protection et de sécurité ". Cette vision
favorable est- elle conforme à la réalité? Oui, sans
doute, dans une certaine mesure; il reste à déterminer laquelle.
Dans une affaire, nous voyons " Les Arabes Caddour Ben Hamida,
chef de douar et Ali ben Bakar ", témoigner ." que
c'étaient eux qui étaient venus chercher la gendarmerie,
pour constater les dégâts faits sur leur propriété
par les cochons des sieurs Mallard et Lacroix [...] ", et "
que s'ils étaient venus chercher la gendarmerie, c'était
parce qu'ils n'avaient obtenu que des menaces de la part du gardien [du
cimetière] ". Témoignage intéressant, qui
va dans le sens des affirmations avancées par l'intendant civil
ou le préfet, et que confirme un autre passage du document cité.
Le dénommé Mallard accuse en effet deux gendarmes qui ont
reçu de l'argent de deux indigènes, d'avoir usé de
menaces pour parvenir à ce résultat. L'enquête du
capitaine Sauzède sur ces graves accusations donne le résultat
suivant:
J'ai fait venir devant moi, les arabes Abd-el-Kader Ben Seba, et Mohamed
ben Amda pour les interroger au sujet d'une somme de dix francs, donnée
aux gendarmes, m'ont répondu [...] que vers le 3 juin, ils s'étaient
rendus au Tlélat, pour venir chercher la gendarmerie, afin de constater
des dégâts commis sur leur propriété, qu'ils
avaient prié l'interprète de les accompagner, et que sur
leur demande deux gendarmes étaient montés à cheval,
et qu'arrivés sur les lieux, les gendarmes avaient constaté
les dégâts. Que cette opération terminée, le
nommé Abd-elKader ben Seba, avait fait venir dans sa tente le gendarme
Loubet, et lui avait remis une somme de dix francs, pour l'indemniser
de son déplacement. Ayant demandé à l'arabe Abd-el-Kader
ben Seba, si la demande d'une somme quelconque lui avait été
faite par les gendarmes, a répondu négativement, a dit que
c'était de son plein gré qu'il avait fait ce don. Le nommé
Mohamed ben Amda, a déclaré ne pas avoir donné de
l'argent aux gendarmes, parce qu'il n'avait eu rien à faire constater
chez lui, que personne ne lui avait fait d'observation. Lui ayant demandé
s'il était vrai que les gendarmes l'avaient menacé de le
mettre en prison s'il ne remettait pas de l'argent. Comme avait fait son
camarade, a répondu que ce n'était pas vrai et était
prêt à le prouver en justice si besoin était ".
la gendarmerie de Miliana
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Ce passage donne un nouvel exemple d'un recours à la gendarmerie
de la part d'indigènes; ceux-ci n'hésitent pas à
se déplacer pour obtenir le concours de la force publique, et cela
pour une affaire somme toute ordinaire, et les gendarmes se rendent sur
place. Ils répondent aux plaintes des " Arabes ", et
usent même de la menace d'un procès-verbal à l'encontre
du propriétaire européen coupable, pour obtenir qu'il s'arrange
à l'amiable avec les victimes. Quant à la somme perçue
illégalement par les deux gendarmes, mais sans réclamation
de leur part (ils seront cependant punis, et l'argent sera rendu), elle
témoigne de ce que les indigènes n'ont pas encore assimilé
l'interdiction de donner de l'argent pour indemniser un service légalement
rendu (remarquons qu'il n'est pas fait mention de quelconques remontrances
faites au coupable du don). Autre exemple, des indigènes viennent
en aide aux gendarmes qui défendent leur habitation contre un incendie
de forêt proche : " La caserne d'Aïn Nechma n'est séparée
des bois que par une zone étroite de terrain cultivé; sans
le concours des Arabes voisins, qui joignirent leurs efforts à
ceux de la brigade, cette caserne subissait le sort des forêts;
les flammes l'entouraient, elles étaient arrivées à
3o mètres des murs ".
À l'inverse de ce qui ressort dans ces développements, nous
savons que les capacités de l'arme relativement à la police
des indigènes sont parfois mises en doute, en raison du manque
de compréhension mutuelle; une telle limite ne peut manquer d'avoir
des conséquences sur les relations plus ordinaires. D'autre part,
selon un témoignage recueilli par le sous- lieutenant du Bureau
arabe de Batna, l'arrivée dans une tribu de deux gendarmes accompagnés
d'un interprète indigène provoque la fuite des enfants,
et effraye les femmes; nous sommes pourtant en 1864. Dans cette affaire
qui voit la gendarmerie procéder à l'arrestation arbitraire
d'un chef indigène, la brigade responsable s'inquiète des
attaques dont elle peut être la cible, des menaces ayant été
proférées à son endroit; le commandant de la compagnie
en vient même à demander la protection du Bureau arabe !
En réalité, nous touchons là à une limite
de l'influence de la gendarmerie dans les territoires militaires surtout.
L'impartialité, la poursuite des criminels ou les secours portés
sans égard à la religion, ne laissent certainement pas insensibles
les indigènes. Cependant, l'estime pour les gendarmes n'existe
qu'autant qu'ils sont connus et reconnus; aussi une bonne partie de l'Algérie
(en terme de territoire et de population) échappe-t- elle à
un contact régulier avec eux. Dans les régions où
la colonisation est plus avancée, et la gendarmerie plus active
et visible, nul doute que les indigènes fassent appel à
elle (d'autant que les agents indigènes semblent peu respectés
des Européens). Ailleurs, il est douteux qu'elle constitue un recours
habituel. En tout état de cause, les gendarmes ne sont pas épargnés
par les assassinats, y compris à proximité d'Alger.
o
1 - SHAT, 1H87, dossier 2. Lettre du 23 novembre
1842 du lieutenant Lecocq, commandant p. i. la 4' compagnie au commandant
supérieur à Oran. " Déjà, les terres
sont préparées pour les semailles, il ne manque plus que
les grains nécessaires à cette opération ";
les gendarmes demandent 50 kg de blé et 50 kg d'orge (ce qui représente
approximativement 1 / 2 hectare d'ensemencement au total). " La brigade
de Bab-el-Oued qui, la première, a mis ce système en pratique,
offre un spécimen de ce que l'on peut en attendre de fructueux.
Déduction faite de la main-d'oeuvre qu'elle a dû payer pour
mettre son lot en culture, elle verse à la caisse de famille qu'on
vient d'installer pour le corps, une somme der 71o,4o F ". Le détachement
de Philippeville dégage également un bénéfice
intéressant, dont profitent dix-sept sous-officiers et gendarmes
(compte rendu du capitaine Gauthier daté du 20 juin 1842) (Touchard
& Lacoste, Histoire de la gendarmerie et de la colonie, op. cit.,
p. 240-241 & p. 332).
2 - AOM, 1E62. Rapport du 9 novembre 1833 au comte Bonet. Il y indique
" que les colons de toutes nations qui se sont joints à elle
[la population indigène], par leur demi-civilisation, leur désir
immodéré d'acquérir des richesses à tout prix,
et les habitudes vicieuses qu'ils ont généralement introduites
avec eux dans ce pays n'ont pu que participer encore à sa corruption
".
3 - Dans une lettre du Pr octobre 1831 au ministre de la Guerre, le général
Berthezène signale " Un des fléaux de cet établissement
naissant est l'usure: ici quelques négociants ne rougissent pas
de prêter à 4 % par mois ". Et de donner des exemples
d'abus, de corruption, y compris parmi les juges français de la
colonie.
4 - Cela transparaît dans les exemples d'invectives adressées
par la gendarmerie à des colons. Selon un
témoin, le brigadier Luciani, lors d'un conflit avec des colons
de Ténès, s'adresse à eux de la façon suivante:
" ces b... de banqueroutiers, je saurai les mettre à la raison
", " banqueroutier, crapule, je te ferai vendre ta boutique
", etc.).
5 - En témoignent ces mots féroces: " C'était
parmi ces dames les colonnes (des fermières toujours) un assaut
de toilette [...]. N'importe, ces dames étaient fières d'être
si bien parées et des succès qu'elles obtenaient dans le
monde. (Le monde !... un bataillon de zouaves.) e. Il fallait être
femme pour oser ce propos (Grana Blanc, Soldats et colons. Scènes
de la vie algérienne, Paris, Lacroix, 1869, 183 p., p. 121).
6 - " Au commencement d'octobre [1867], les habitants de l'Arba adressaient
au chef de légion un témoignage de leur reconnaissance envers
la brigade de cette résidence, pour le zèle et le dévouement
que chacun de ses membres avait déployés, lors de l'invasion
du choléra, en portant, nuit et jour, des secours aux malheureux
atteints par l'épidémie. C'étaient les nommés
Ledermann, brigadier; Antoine, Champenois, Rich et Bichebois, gendarmes,
qui composaient cette vaillante brigade ", (Moinier, Historique de
la 19' légion de gendarmerie d'Afrique, op. cit., p. 131.).
7 - Le journal l'Akhbar daté du 28 mai 1858, fait état de
la cotisation pour un voiturier d'Alger qui a perdu voiture, chevaux,
etc., dans un accident; il est secouru par le brigadier de Gouzens et
deux gendarmes, et une somme de 606, 55 F est réunie. Le 13 août,
" le sieur Legat, colon au Tlélat, ayant été
arrêté par la gendarmerie, en vertu d'une contrainte par
corps, pour non-paiement d'une somme de 19,45 F, fut conduit devant le
Mdl Barrelet, commandant la brigade du Tlélat, auquel il exposa
qu'étant père de famille et dans la dernière misère,
il se trouvait dans l'impossibilité absolue de payer cette somme.
Touché par sa position, le Mdl Barrelet lui fit spontanément
don de cette somme et le rendit à la liberté ", (Touchard
& Lacoste, Histoire de la gendarmerie d'Afrique et de la colonie,
p. 515-516, 518 & 520.) Moinier mentionne de son côté
un ordre du jour du 3 décembre 1864, qui " fait connaître
l'acte d'humanité accompli par les gendarmes Mennesson, Haas et
Auriol de la 3' compagnie. Une famille d'ouvriers composée du père,
de la mère et de trois enfants, se trouvait au camp du Chabet el
Kerrata, sans travail, sans pain, et aux prises avec la fièvre.
La profonde misère de cette famille ne lui permet même pas
d'être évacuée sur l'hôpital de Sétif.
Cette situation excite la généreuse compassion des trois
gendarmes qui composent le poste établi près du camp. Ils
se cotisent d'abord et font appel à la charité des habitants
du camp, militaires et civils. Ils réunissent ainsi une somme de
156,75 F qui vient sauver du désespoir, et peut-être de la
mort, cette malheureuse famille ", (Historique de la 19' légion
de gendarmerie d'Afrique, op. cit., p. 128-129).
8 - Le chef d'escadron Cardini demande au maréchal Clauzel une
augmentation des effectifs, en 1836, justifiée par le fait qu'en
Afrique, la gendarmerie doit " veiller avec beaucoup de soin sur
une population d'hommes accourus de toutes les parties de l'Europe, dans
l'espoir de faire, à tout prix, une fortune rapide, sur des Kabyles
et des Maures habitués à vivre de rapine, sur des corps
composés en grande partie, d'individus graciés, et sur un
grand nombre de condamnés, rebut de l'armée ". En une
phrase, les différentes catégories de la population sont
éreintées, (lettre citée par Touchard & Lacoste,
Histoire de la gendarmerie d'Afrique et de la colonie, op. cit., p. 111114).
Au-delà de la gendarmerie, ce sont toutes les autorités
civiles et militaires qui reprennent peu ou prou la vulgate développée
ici, qu'il s'agisse d'évoquer les colons ou les indigènes
(l'armée s'épargne généralement quelques critiques).
9 - Ces rapports ne sont pas faits que de conflits, de méfiance
ou d'indifférence, on s'en doute. Ainsi d'une petite fille européenne,
mortellement blessée en mettant par inadvertance le feu à
ses vêtements; ce sont des voisins indigènes qui lui portent
secours, et la recueillent dans leur gourbi (AOM, F80.729. Rapport du
23 juillet 1855 du capitaine de gendarmerie au Gouverneur général).
Des Européens portent secours à des pèlerins musulmans
détroussés par leurs coreligionnaires, rapporte le commandant
Cardini, dans un rapport du 23 novembre 1836: " L'acte d'humanité
exercé en faveur de neuf Arabes naufragés qui se rendaient
en pèlerinage à La Mecque, a produit un très bon
effet sur les populations indigènes. Les indigènes disent
que des Arabes ont dépouillé des Arabes, et que les Français
ont accueilli et secouru les malheureux pèlerins, comme s'ils étaient
leurs frères ", (SHAT, 1H42, dossier 1.) " En passant
à la ferme Prolliac, le brigadier Gabelle, qui était à
la tête de sa brigade, a trouvé le propriétaire qui
donnait des soins à un Arabe ensanglanté "; celui-ci
assure le " courrier ", et a été attaqué
par quatre Arabes, (SHAT, 1H178. Province d'Alger. Rapport du 29 novembre
1862 du chef d'escadron commandant la 1è compagnie au ministre).
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