Saint-Arnaud l'Africain
François Vernet
Deuxième partie

extraits du numéro 103 , septembre 2003 , de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"

mise sur site le 11 -3-2010

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Saint-Arnaud l'Africain

" S'il y avait un officier dans cette armée d'Afrique qui fut plus que les autres le type de l'ardeur et de bonne humeur militaire, c était lui... ".
Bugeaud (1841)

Saint-Arnaud, Algérie, département de Sétif, chef-lieu d'arrondissement, à 950 mètres d'altitude. Chemin defer d'Alger à Constantine. 12 166 habitants (agglomé- ration 11318) - vin, distilleries, minoteries - fontaines romaines restaurées. L'arrondissement de Saint-Arnaud a 4 621 km2, 28 communes et 139 015 habitants (Encyclopédie Quillet).

***

I1 ne sera de retour en Algérie qu'au mois de février suivant. Ses enfants sont bien élevés et travaillent correctement. Mais sa célébrité aidant, car les journaux ont parlé de lui, les créanciers accourent. Le frère Adolphe paye une fois de plus. Et puis ce frère célibataire décide de se marier. Du coup, Achille prend la même résolution. Il va, pense-t-il, traiter cette affaire comme on traite un marché. C'est son intention. Patatras ! On le rappelle à Alger et il s'embarque en février 1844.

Peu après son arrivée, en mai, on l'envoie faire le coup de feu à Laghouat et Aïn-Mandi qu'occupe un marabout vénéré, Si Mohamed Tedjani, ennemi juré d'Abd el-Kader, qu'il faut cependant impressionner pour s'en faire un allié. Le colonel part de Médéa le 1er mai sous les ordres du général Marey-Monge: 2 800 hommes dont 800 cavaliers indigènes, et 1 200 chameaux. L'itinéraire : Boghar, Chabounia, Taghin, Tadjemout, Laghouat. Pas de végétation, pas d'eau, une chaleur torride le jour et des nuits glaciales. On arrive à Aïn-Mandi où Tedjani règne sur quelques centaines de fusils. Il faut l'impressionner sans l'humilier. C'est Saint-Amaud qui est choisi, avec dix officiers, douze chasseurs à cheval et cent soldats indigènes, pour se présenter au chef arabe.

La rencontre avec Tedjani, lequel ne veut pas se trouver en face d'un chrétien, ne va pas de soi. Mais tout s'arrange: la brouille Tedjani - Abd el-Kader est consommée! Le but est atteint grâce au talent de diplomate de Saint-Arnaud. La troupe regagne Laghouat et visite quelques ksours, ce qui n'enchante pas Saint-Arnaud " Quant aux habitants, ce sont des hideux démons qui ont des jardins du ciel ".
La colonne se dirige vers Tiaret pendant que Bugeaud gagne la bataille d'Isly. On revient à Blida mais sans avoir le temps de se reposer car les Kabyles de Dellys s'agitent. On embarque la troupe à Alger pour aller mater les tribus en révolte. Saint-Arnaud est alors nommé colonel et inaugure ses galons par un combat de six heures avec 1 500 Français contre 8 000 Kabyles retranchés. Il faut réduire l'ennemi, groupe après groupe. Le nouveau promu s'en tire avec une contusion au côté gauche, son pantalon et sa capote ont été troués par des balles. Son cheval a également été blessé.

Un mois plus tard Bugeaud l'envoie commander la subdivision d'Orléansville, poste qu'il rejoint à la fin de novembre 1844. Il y remplace le colonel Cavaignac et fait une entrée remarquée dans les misérables baraquements de son nouveau séjour. Il reçoit les officiers, puis les chefs arabes qui donnent une fantasia en son honneur.

Ne nous y trompons pas. Le pays est mal pacifié. " Orléansville est un désert dans un grand désert " écrit-il. " Pas un arbre, pas de végétation... j'ai pour maison un kiosque ressemblant à la loge du bouc au Jardin des Plantes ".

Orléansville est alors le poste le plus avancé à l'ouest. Malgré les alertes quotidiennes, Saint-Arnaud va tout organiser. Comme il ne veut pas rester bloqué, il fait ouvrir une route vers le port de Ténès (car on ne peut aller à Alger que par mer en attendant la création d'une route Orléansville - Blida). " L'avenir de ce pays est immense mais l'or qu'il engloutira est incalculable " écrit-il en prophète. En faisant niveler les rues, on trouve des ruines romaines, des tombeaux, des pièces de monnaie, une mosaïque de Saint-Réparatus. " Sa " ville va donc s'élever sur l'emplacement de l'antique Castellum Tingitanum que les Arabes conquérants avaient nommé El Esnam (les idoles) à cause du grand nombre de statues qu'ils avaient trouvées. Mais pour le colonel il faut penser aux vivants: il fait construire des bâtiments pour abriter ses soldats et même un théâtre pour les distraire. Comme il dispose de fonds il aide et/ou indemnise des petits colons ( Ce qui lui vaudra de graves ennuis et les médisances du général Changarnier. Le fait d'avoir utilisé des ruines romaines pour construire une caserne lui vaudra d'être traité de vandale par C. A. Julien.). Il achète des grains pour faire semer et il fait planter des arbres; pourtant il est parisien de naissance ! Sa devise est celle de Bugeaud " Ense et aratro " (par l'épée et la charrue). Les soldats se muent en cultivateurs : 50 hectares labourés et semés au départ, 40 000 pieds d'arbres, et beaucoup de vignes mais aussi des jardins et des prairies. Sa ferme modèle a plus de 600 hectares deux ans plus tard. Il donne aussi des fêtes avec bals et musique. En novembre 1846, il reçoit des journalistes, des politiciens, des notabilités conduits par Bugeaud et il traite tout ce monde somptueusement. n'apprécie pas pour autant tous ces invités. Par exemple, il tient Tocqueville ( Partisan de la guerre totale et de la terre brûlée.) pour un poseur et un snob et il déteste les journalistes et les députés qui parlent de ce qu'ils ne connaissent pas. " Quels hommes, quels ridicules, quels vices " écrit-il.

Il s'endette pour les Charles Alexis CLÉRE recevoir fastueusement et en retour on l'accuse de concussion et de malversations ! Il vitupère : " Viens voir de près ceux que tu calomnies! Tu n'en regarderas pas un en face! ".

On l'accuse d'avoir empoché le produit des razzias sur les tribus insoumises et il se justifie. Mais le simple fait d'avoir à se justifier est humiliant! Il parle en gentilhomme " Toujours faire grand quand on est un chef dut-on en périr ". On croirait entendre Cyrano de Bergerac !

La guerre se poursuit. Les ordres venus d'en haut sont terribles: tuer, piller, incendier, dévaster, chez les insoumis.

Les tribus sont prises entre la cruauté des partisans d'Abd el-Kader et les représailles des Français. Il écrit " C'est un ouvrage de Pénélope. Nous faisons une guerre sans gloire et qui nous coûte autant que la bataille d'Austerlitz ". Ceci dit, il considère les Kabyles comme de vrais soldats, il les admire et les plaint à la fois. " L'impunité amènerait pour nous de véritables désastres ! ". Déjà au printemps 1845, il avait fallu sévir dans les montagnes du Dahra. Pellissier et Saint- Arnaud avaient été chargés de réprimer la révolte des tribus soulevées par l'agitateur Bou-Maza ( Bou-Maza " est un surnom qui signifie " le père de la chèvre ". En effet, le jeune homme traîne avec lui cet animal qui, paraît-il, fait des miracles. En fait Bou-Maza s'appelle Mohamed Ben Abdallah et appartient à la tribu de Ouled Sidi Ouadha. C'est un fanatique exalté mais fort intelligent. Il se rendra à Saint-Arnaud le 13 avril 1847 après nous avoir donné beaucoup de mal.). Là se place la fameuse affaire des grottes où la tribu des Ouled-Riah s'était réfugiée. Pellissier avait fait enfumer les cavernes et tous les rebelles et leurs familles avaient péri. Saint-Arnaud est heureux que cette triste obligation ne lui soit pas échue.

Hélas ! pour lui, quelques semaines plus tard, il se voit placé dans la même situation avec les cavernes des Sbéhas et après les sommations, il fait enfumer les révoltés: " Personne n'est descendu dans les cavernes... J'ai pris l'Afrique en dégoût ". Il est fatigué, cette vie de privations l'use. Et il approche de la cinquantaine ! D'autant plus qu'il partage les risques de ses soldats au combat et au bivouac. Et puis, il est malade: douleurs d'estomac, fièvre, arthrite. Il est squelettique. On le nomme commandeur de la Légion d'honneur et fin 1847 le télégraphe lui apprend à Orléansville, sa nomination au grade de maréchal de camp (général de brigade). Il jubile et en est tout ragaillardi ! Il part à Paris montrer ses étoiles à ses enfants. Il s'arrête cependant à Alger où il est reçu par le duc d'Aumale, gouverneur qui a remplacé Bugeaud démissionnaire.

Il quitte Alger le 5 janvier 1848 sur le " Mérovée ".

Il va recevoir à Paris un accueil auquel il ne s'attend pas, une véritable tempête!

Quelques semaines après l'arrivée à Paris, la monarchie de Louis-Philippe s'effondre et la République est proclamée.
Sur le plan du tempérament et du caractère, Saint-Arnaud est un aristocrate. Il croit au commandement, à l'autorité, aux élites. Sa famille maternelle a été ruinée par la première Révolution. Saint- Arnaud a de l'aversion pour la République qui, pour lui, est synonyme de pagaille. Il compte sur Bugeaud pour s'opposer au nouveau régime. Il oublie que depuis l'affaire de la rue Transnonain, Bugeaud est très impopulaire à Paris. Néanmoins il y a une tentative de résistance. Saint-Arnaud et ses hommes enlèvent les barricades de la rue de Richelieu mais beaucoup de soldats mettent crosses en l'air, lui-même subit une vive fusillade à l'Hôtel de Ville et, désarçonné, il manque être tué.

Désormais, il a son compte à régler avec la République.

Il pense à se marier, bien que quinquagénaire. Il perçoit 15 000 francs par an. Il se croit libéré des accès de passion. Finalement, il tombe amoureux de la soeur cadette de la femme de son frère Adolphe, Mlle de Trazenies d'Ittre... qui n'a aucune fortune. Elle est âgée de 27 ans; gracieuse, intelligente, distinguée, très fine, elle n'a rien d'une beauté. M'aime à la folie ! Le mariage religieux a lieu le 3 avril 1848 à Saint Thomas d'Aquin. Le témoin du marié est, à la mairie, le général Bedeau ( Il y eut à Alger une rue Bedeau qui allait du boulevard Carnot à la rue Alfred Lelluch. Bedeau était un puritain qui n'admettait aucun écart ni pour ses officiers, ni pour lui-même. Il était estimé de ses soldats.).

Le 18 avril le " jeune " ménage part pour Alger où Cavaignac est désormais gouverneur. Le choix est offert à Saint- Arnaud entre Tlemcen, Mascara, et Mostaganem. Il choisit Mostaganem. À Paris, les " républicains " africains ont le vent en poupe: Lamoricière, Cavaignac, Bedeau, Changarnier.

Mais c'est aussi l'anarchie. " Ledru-Rollin et compagnie nous mènent à 1793. Louis- Bonaparte ne vaut guère mieux " écrit Saint-Arnaud " Jamais je n'ai tant désespéré de la patrie! ".

Au bout de quelques mois, il rentre à Alger avec la vie de bureau qui en découle, sauf au printemps 1849 où on l'envoie à Bougie mater une insurrection. De son bivouac, il écrit des lettres passionnées à sa femme. Cette dernière a l'obligation mondaine de recevoir le duc d'Uzès. Du coup, Saint-Arnaud harcèle son épouse de conseils, si bien qu'elle fait descendre le duc à l'hôtel ! A vrai dire, Saint-Arnaud est devenu d'une jalousie féroce, pourtant Agnès semble bien avoir été la plus vertueuse des épouses d'autant plus qu'elle aime son mari.

Après l'expédition de Bougie où les combats ont été durs, Saint-Arnaud reçoit le commandement de Constantine, ce qui signifie à terme une troisième étoile. En attendant, dans ses lettres, il riposte aux attaques de Victor Hugo et fulmine contre Ledru-Rollin. Son anti-républicanisme va jusqu'à le faire traiter Louis- Napoléon, devenu président de la République et futur Napoléon III, de " soliveau ". Puis, petit à petit, il apprend que le Président cherche à s'attacher des " Africains " et qu'on a pensé à lui. Le ménage Saint-Arnaud se rend d'Alger à Constantine... par mer. Mer démontée. Madame la générale reste à Philippeville. À 5 heures du matin, on part à Constantine en voiture où on arrive à 16 heures. En somme, douze heures pour franchir quatre-vingt-six kilomètres.

Le ménage est reçu en grande pompe. Treize ans plus tôt, Saint-Arnaud y entrait en combattant ! On s'installe au palais du bey dont le luxe consiste en quelques belles cours intérieures. Le " palais " est moderne, de facture italienne, en somme une construction pour touristes.
Quinze jours après, le 3 mars, grand bal avec trois cents invités.

Même fête l'année suivante en mars 1851. Le ménage a deux lions apprivoisés, Juba et Cirta, ainsi que toute une ménagerie.

Ce général qui n'a cessé de bouger semble aspirer au repos et devenir casanier. Comme le dit Louis Bertrand, c'est Don Quichotte et Cyrano de Bergerac qui aspirent à la retraite, qui deviennent de vrais bourgeois. Sa passion pour sa femme ne cesse de s'accroître et chaque départ est un déchirement. Un jour, il est en tournée avec le colonel Bizot à 40 km de Constantine. " Si nous allions surprendre nos femmes? ". Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils arrivent à la nuit et grimpent le long du mur. Chute. Vacarme. A la garde ! Saint-Arnaud, le sous-lieutenant n'est pas mort! ! " Je t'aime trop, ma femme adorée, je t'aime comme un fou. Je ne suis pas raisonnable! ".

Il a fort à faire cependant, ne seraient-ce que les tournées: Guelma, HammamMeskoutine, Medjez el Ahmar, Millésimo, Héliopolis, Mondovi. À Bône, il trouve les déportés de 1848 dont il écoute les doléances.

Il lui faut pacifier l'Aurès et faire une démonstration en Petite Kabylie. Il prépare deux colonnes. L'une de 3 000 hommes est sous ses ordres directs. L'autre de 1 500 hommes, commandée par le colonel Eynard, part de Bône. Point de rencontre, Timgad.

L'expédition dure deux mois et le conduit jusqu'à Biskra. Le latiniste qu'il a été s'émerveille des ruines romaines de Lambèse. Il a reçu l'ordre d'y faire édifier un pénitencier et sans le savoir il le fait construire sur l'emplacement de l'ancien camp de la Ille Légion romaine. Même émerveillement à Tébessa et dans la région des Nementchas. Il trouve les traces de passage d'une légion, la Vie, dans les gorges de l'Oued-el-Abiod.

Rentré à Constantine, il faut préparer une expédition contre la Kabylie ( Toutes ces opérations semblent avoir été télécommandées par Louis-Napoléon qui avait besoin de Saint-Arnaud pour son coup d'État.). Mais si le nouveau gouverneur, le général d'Hautpoul, veut attaquer la Grande Kabylie, Saint-Arnaud veut attaquer la Petite et libérer Djidjelli qui est bloqué depuis 12 ans. Le ministère se rallie à ses vues mais le gouverneur en est fort mécontent! Ce que certains ont nommé une " promenade militaire " dure trois mois. La soumission est obtenue, après vingt-trois combats, le 6 juillet ( Parti le 9 mai de Mile avec 8 700 hommes, il débloque Djidjelli le 16. Cette expédition permet de soumettre 40 tribus au prix de combats très durs.). Les opérations cessent le 18.

Du coup, le prince président lui écrit pour le féliciter.

Dans la deuxième quinzaine de juillet, il est reçu à Philippeville en triomphateur, puis à Constantine, et il est nommé général de division le 10 juillet... mais à Paris.

Si on l'appelle dans la capitale, c'est qu'on ne peut pas compter, pour le coup d'État, sur les Africains Lamoricière, Cavaignac, Bedeau, Changarnier. Son vieil ami, le commandant Fleury, aide de camp du Président, va le persuader d'aider Louis-Napoléon.

Alors Saint-Arnaud quitte l'Afrique pour toujours. Avec regret d'ailleurs car le but qu'il visait c'était le poste de gouverneur général.

Il arrive à Paris le 15 août 1851 et essaie de se faire une idée exacte de la situation politique. La majorité composée d'orléanistes, de légitimistes, de bonapartistes est trop disparate et ne peut pas gouverner. C'est donc la gauche extrême qui en profite. Or c'est en mai 1852 que doivent avoir lieu les présidentielles et des troubles sont prévisibles.

Pour le prince président Louis- Napoléon, la solution est simple: gagner les parlementaires de vitesse, c'est-à-dire faire un coup d'État avant eux.

Saint-Arnaud est reçu à l'Élysée immédiatement. On lui dit que l'on compte sur lui. Louis-Napoléon, qui le connaît par le commandant Fleury, lui fait un accueil flatteur et lui accorde une permission de quinze jours. Le coup d'État est prévu pour le 17 septembre. C'est une aventure périlleuse et la date semble mal choisie. Aussi Saint-Arnaud se désiste par lettre, laquelle plonge l'Élysée dans la perplexité.
Le commandant Fleury vient le voir et argumente. Saint-Arnaud expose ses objections: le moment est mal choisi. Il faut que la Chambre soit réunie pour pouvoir la fermer et arrêter les opposants. D'ailleurs, pour septembre rien n'est prêt.

Il est invité à dîner à l'Élysée pour le 10. Après ce dîner, on achève la soirée au théâtre du Gymnase. Suivent des jours de conversations sans que l'on précise au général quel sera son rôle. En octobre, on en est toujours là. Quoi qu'il en soit, le 26 octobre, Saint-Arnaud est nommé ministre de la Guerre, chef suprême de l'armée, fonction à laquelle il n'est pas préparé, d'autant plus qu'il a les politiciens en horreur. Il adresse une proclamation à l'armée pleine de franchise et d'audace. Il travaille dix-huit heures par
jour malgré ses douleurs violentes à l'estomac. Avec l'aide du général Magnan, il fait jurer fidélité au Prince par les officiers et on réunit 50 000 hommes dans les casernes. En fait, je résume là une réalité infiniment complexe.

Le 2 décembre, anniversaire d'Austerlitz, la Chambre est occupée et les opposants arrêtés. Le 4, les choses se gâtent, mais Saint-Arnaud et le duc de Morny (demi-frère de Louis-Napoléon) prennent des mesures sévères. Il y a néanmoins des morts (380 pour le journal Le Moniteur, 1 200 d'après le Times de Londres). Mais faire un coup d'État, c'est accepter le fait qu'il y aura des victimes! Avant la fin décembre 1851, un plébiscite approuve le coup d'État par huit millions de suffrages positifs.

Le ler janvier 1852, un Te Deum est chanté à Notre-Dame avec un faste extraordinaire. Dans la voiture présidentielle, le Prince est seul avec le général de Saint- Arnaud. Quel chemin parcouru par le pauvre officier sans fortune! Il songe à rentrer dans le rang et à continuer sa politique africaine.

En fait, le 2 décembre 1851 n'a été qu'un commencement. Louis-Napoléon songe à rétablir l'Empire! Il a donc encore besoin de ses fidèles. Saint-Arnaud est contraint de rester à son poste, encore qu'il y trouve un intérêt personnel. Il a, de plus, commencé à aimer Louis- Napoléon qui, disons-le, est plein de qualités (hélas! aussi bourré de défauts, entre autres celui d'être obsédé par les femmes !). Louis-Napoléon, fils de la reine Hortense (Il y a peu de chance qu'il ait été le " vrai " neveu de Napoléon ler, la reine Hortense ayant eu quelques aventures Voir les ouvrages de Guy Breton et autres historiens. Le duc de Morny, demi-frère de l'empereur Napoléon III était lu aussi fils de la reine Hortense, mais fils du général Flahaut, lui-même fils de Talleyrand.) - petit-fils donc de Joséphine de Beauharnais - est un grand séducteur, et sa bonté est réelle (ce qui ne l'empêchera pas d'aller faire massacrer nos soldats dans des guerres stupides et inutiles).

Saint-Arnaud a son franc-parler avec le Prince et il va jusqu'à lui faire des remontrances. Le 2 décembre 1852, c'est la proclamation de l'Empire.

Saint-Arnaud, Magnan et Castellane sont élevés à la dignité de maréchaux de France (dignité la plus élevée dans la hiérarchie militaire). Au même moment, Saint-Arnaud marie sa fille avec un capitaine de chasseurs à cheval, le marquis de Puységur, et l'Empereur offre à la mariée une dot de 300 000 francs. Est-il besoin de dire que le mariage est somptueux?

Saint-Arnaud ne reste pas inactif. Il s'occupe plus particulièrement - plus affectueusement - de l'armée d'Afrique qui devient permanente. Le véritable essor de l'Algérie française date du Second Empire. Il faut lui rendre cette justice.

Mais l'état de santé du maréchal ne cesse de se dégrader. Il avait été obligé durant l'été 1852 d'aller " prendre les eaux " à Vichy qu'il appelait " un gros village pluvieux ", et ceci en compagnie de sa femme, de sa fille et de la fille du maréchal Bugeaud, Mme Feray d'Isly. À SaintGermain-des- Fossés, il avait été hué et lapidé alors qu'il se promenait à cheval avec le sous-préfet. En tous cas, sa santé s'améliore un peu. Mais les voyages qu'il entreprend avec celui qui n'était encore que Prince- Président l'ont épuisé, d'autant qu'il faut assister aux réceptions et bals.

Après les fêtes qui suivent le mariage de l'Empereur avec Eugénie, il est à bout de forces et part dans le Midi au printemps 1853. Le maréchal de Castellane, qui le rencontre à Lyon, le pense dans un état désespéré.

A Marseille, il a une crise violente et manque mourir. Du coup, à Hyères, il fait son examen de conscience. Il est à bout. Son fils a échoué aux examens de Saint-Cyr, s'est engagé au 5e Hussards à Limoges et est mort à 20 ans d'une pneumonie. Saint-Arnaud est inconsolable de ce deuil. Il perd sa mère à cette même époque.

Puis il retourne à Marseille et s'installe au Prado. Assez curieusement, il semble se rétablir. " Je sens que ma tâche n'est pas terminée et je veux être à la hauteur ".

Des bruits de guerre circulent. On prépare ce qui sera l'expédition de Crimée : l'Angleterre se sent menacée par la Russie qui semble vouloir s'emparer des Détroits. Cette affaire ne concerne guère la France sauf pour des questions de prestige. La France se dit protectrice des Lieux Saints et le Tsar nous dispute cette protection. Le Second Empire tient aussi à faire entendre sa voix. Rien qui ne puisse être réglé par la voie diplomatique. Néanmoins la France et l'Angleterre déclarent la guerre en mars 1854 dans une impréparation totale! Nous avions prévu 6 000 hommes. Saint-Arnaud portera ce nombre à 30000. Bientôt il en faut le double! Saint- Arnaud est à nouveau malade et sans cesse en déplacement. Il sait que son mal ne pardonne pas. " J'aime mieux finir au milieu de mes soldats que dans mon lit ", dit- il. Le fautif de l'affaire est l'Empereur qui confie une armée à un moribond ! Il tient compte du fait, sans doute, que Saint- Arnaud parle l'anglais alors que le chef britannique, lord Raglan, ne sait pas un mot de français. Bref, le maréchal reçoit le commandement en chef de l'armée d'Orient. " Il est debout, mais il est très maigre, il a les yeux vitreux, il est voûté ", écrit le maréchal de Castellane. En route vers Marseille, il a deux crises d'angine de poitrine.

La France, bonne fille, envoie 50 000 hommes. L'Angleterre 28000, et pas l'élite de son armée! Mais elle argue du fait qu'elle prête sa flotte. En tous cas, elle est décidée à se battre le moins possible et la besogne sera l'affaire des Français et des Turcs. Bref, l'entente ne règne guère entre les alliés : divergences dans les buts de guerre, divergences sur les différentes stratégies à adopter.

Après maintes tergiversations, on se décide pour un futur débarquement en Crimée. Saint-Arnaud fulmine: tout parvient en vrac dans une pagaille indescriptible: des affûts sans canon, des canons sans caisson, des chevaux désappariés et tout à l'avenant. Dès l'arrivée à Gallipoli, première étape, il se heurte aux Anglais " Ces gens-là ne savent pas se remuer. Impossible de bien faire la guerre comme cela, et si je la fais contre eux ils s'en apercevront! ". Il voit clair dans leur jeu. " Je vois que les Anglais sont arrivés avec le parti pris de ne pas prendre de parti... Quel sac à bière, quelle buse stupide que ce Dundas (amiral qui commande la flotte anglaise) ".

Les Zouaves, enfants chéris de Saint-Arnaud. Saint-Arnaud propose de débarquer à la Katcha, à 8 km de Sébastopol. Les Anglais s'y opposent et le débarquement a lieu à Old-Fort, beaucoup plus éloigné. Aussitôt à terre, les Anglais ne bougent plus. Le maréchal parcourt le front britannique au galop en criant: " En avant, braves Anglais, les Français partent, suivez- nous ! ". Et les Anglais s'ébranlent en poussant des hurrahs. Ils se font décimer héroïquement par l'artillerie des Russes ! Les enfants chéris de Saint-Arnaud, ce sont ses Zouaves. Il communique à tous son énergique volonté. Il rabroue vertement le prince Jérôme-Napoléon ( C'est lui qui sera surnommé Plon-Pion et deviendra ministre de l'Algérie. Intelligent mais brouillon et dilettante, il jouera un rôle néfaste. Il était le neveu de Napoléon ler, fils de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie.) malgré son titre d'Altesse impériale et son grade de général de division " S'il n'est pas content, qu'il parte! " et au prince: " Vous vous appelez Napoléon. Votre place est au poste périlleux. Voyez ce pont sur l'Alma vers lequel converge le feu des batteries russes. C'est là qu'est votre place, à la tête de votre division... Ie viendrai vous y rejoindre pour vous donner l'accolade au milieu du feu! ".

Seule la volonté anime le maréchal dont la vie n'est plus qu'un long supplice. Mais à tous, il donne l'exemple du courage. Il veut bien accepter de mourir mais après une grande victoire qui justifierait sa dignité de maréchal.

Les deux armées fondent petit à petit à cause d'une épidémie de choléra et autres maux.

Saint-Arnaud recommande au docteur Cabrol qui le soigne: " Cachez bien à la maréchale ce que je souffre et le danger que je cours. Qu'elle ignore tout, excepté mon amour ". Le 25 août, il envoie à sa femme, pour sa fête, un bouquet de fleurs et des vers. Il se sait condamné mais il fait son devoir jusqu'au bout.

Les Russes organisent leur défense à 8 km de Sébastopol sur les hauteurs de l'Alma où le général Menschikoff a disposé ses troupes et une nombreuse artillerie.

Le jour de la bataille, Saint-Arnaud soigne sa tenue, monte - péniblement - à cheval. Il n'en descendra qu'à 16 heures, après la déroute de l'ennemi. Quand tout est terminé, il caracole sur le front des troupes qui l'acclament " Vive le maréchal, vive l'Empereur! ". Et les drapeaux s'inclinent. Pour les fils des vaincus de Waterloo, c'est un beau jour.

Mais la guerre est loin d'être terminée. Il faut aller camper à Balaklava ( C'est à Balaklava que nos Chasseurs d'Afrique recueillent les survivants de la célèbre Brigade légère britannique qui a chargé héroïquement. " C'est magnifique, mais ce n'est pas la guerre " dira le général Bosquet.).

Pour le maréchal, l'agonie commence. Le 25 septembre, il remet son commandement au général Canrobert et rédige une proclamation à l'armée.

Au moment où on lit le texte aux soldats, Saint-Arnaud est presque un cadavre.

On le charge dans une voiture escortée de spahis et on le conduit à Balaklava. Pendant une halte, il aperçoit les Zouaves. Ses yeux s'illuminent un instant. II leur tend la main...

On va l'embarquer sur le navire le " Berthollet ". Il passe à terre une nuit affreuse et on le calme avec une potion. Le lendemain on le dépose dans sa cabine et le navire glisse sur l'eau calme. Les derniers mots qu'il prononce sont: " L'Empereur! Louise, ma pauvre Louise... ! ".

Le grand soldat est mort.

Quinze jours plus tard, le corps arrive à Paris. Il est venu rejoindre son vieux chef d'Afrique, Bugeaud, duc d'Isly.

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Bibliographie:
- Louis BERTRAND, Le maréchal de Saint-Arnaud, 1941.
- Le maréchal de Saint-Arnaud, Quatrelles, L'épine, 1929. - Bois Jean-Pierre, Bugeaud, 1997.
- JULIEN Ch. André, Histoire de l'Algérie contemporaine, 1964.
- MARTIN Claude, Histoire de l'Algérie française, 1963.