Le 22 novembre 1832, il y avait autour de
Mascara, dans la plaine d'Eghris, une grande agitation. Les trois tribus
des Hachem, des Beni-Amer et des Gharaba s'étaient réunies
à Ersebia. Il s'agissait de proclamer la guerre sainte contre le
Roumi, en l'espèce le Français qui, depuis plus de deux
ans, insultait l'Islam par sa présence sur la terre du Moghreb.
Le vénérable Mahi-ed-Din, de la tribu des Hachem, fut acclamé.
C'était un vieux chérif d'une race très pure et d'une
grande sainteté. Descendant d'une famille arabe de Médine,
la ville sainte où est mort le Prophète, il avait gardé
les traditions de sa race : établie au Maroc, sa famille avait,
à la génération précédente, émigré
dans l'Oranais, et Mahi-ed-Din s'y était fait une grande réputation
de piété et de courage. En 1827, son jeune fils, Abd el-Kader,
atteignant ses dix-neuf ans, il l'avait emmené faire avec lui le
pèlerinage de La Mecque. Ce pèlerinage sacre un homme.
Dans l'Oranais, le père et déjà le fils en avaient
acquis un grand prestige. Mahi-ed-Din, en sa qualité d'Arabe, méprisait
et détestait les Turcs qui, jusqu'en 1830, avaient régné
sur Alger et Oran. Et, quand il avait appris la chute du dey turc d'Alger,
il n'avait pu se défendre de s'en réjouir. C'étaient
les Français qui, en juillet 1830, avaient jeté bas le dey
Hussein et son régime. Mais on pensait qu'il n'y avait là
qu'une exécution après laquelle ces Roumi regagneraient
leur pays de France. Au contraire, on avait vu ces infidèles non
seulement s'installer à Alger, mais tenter d'occuper les villes
du littoral, Bougie, Mers-el-Kébir, Mostaganem, Oran, et, se substituant
aux Turcs, prétendre soumettre, sinon à leur domination,
du moins à leur suzeraineté, les chefs de la Grande- Tente,
les tribus arabes. Dans le monde de l'Islam, c'est toujours grand scandale
quand des infidèles osent occuper une terre jadis conquise par
les fidèles du Prophète. Et, depuis 1830, une grande effervescence
régnait dans les tribus, particulièrement celles de l'Oranais,
qui s'appuyaient sur l'empire chérifien du Maroc. Par surcroît,
ces Français, maîtres de quelques villes, semblaient hésiter
à se montrer forts. Et, en fait, ils étaient comme désemparés
en face du monde mystérieux et redoutable qu'ils avaient abordé.
La prise d'Alger avait en effet été considérée
par certains, en France, comme une aventure qui devait rester sans lendemain.
Parce qu'elle avait été tentée et réussie
par le gouvernement de Charles X, l'opposition libérale s'était
montrée hostile à l'expédition et en avait rabaissé
la gloire.
Charles X renversé, le gouvernement de Juillet avait, un instant,
paru vouloir abandonner la conquête. On allait dire, à la
tribune du Palais-Bourbon, que cette occupation du littoral algérien
était, pour le nouveau régime, " un legs onéreux
de la Restauration ", et si, finalement, le gouvernement de Louis-Philippe
avait, malgré les sommations de quelques-uns de ses amis, refusé
d'évacuer la terre conquise, il avait décidé de s'en
tenir à une demi- conquête. On laisserait les pantalons rouges
dans quatre ou cinq villes, mais ce serait une " occupation restreinte
". Quant aux tribus arabes, on essayerait de les amener, par des
procédés aimables et des appels cordiaux, à accepter
simplement le protectorat du roi des Français. Loin de montrer
sa force, la France la cacherait dans la peur de soulever le monde de
l'Islam.
C'est la plus mauvaise politique à pratiquer avec les populations
orientales. Lyautey trouvera, cent ans après, la formule que d'ailleurs
Bugeaud aura, avant lui, prônée et pratiquée : montrer
sa force afin d'être dispensé d'en user. Ménager l'indigène
et le bien traiter, rien de mieux... mais après qu'il se sera persuadé
qu'il est en face d'une puissance plus forte que toutes les autres. Et
il n'y a pas - soit dit en passant - que les musulmans avec qui cette
politique soit nécessaire.
Dans les deux ans qui avaient suivi la prise d'Alger, la France paraissait
empêtrée dans sa conquête. Les chefs militaires connaissaient
mal la guerre qu'ils avaient à faire et, tantôt allant de
l'avant, tantôt arrêtant la conquête, donnaient une
impression d'embarras, d'autant qu'à Paris on entendait n'envoyer
que le minimum de forces à ces généraux comme aventurés.
Les tribus percevaient très nettement ces hésitations; elles
encourageaient les résistances. En vain un ancien mameluk de Tunis,
enrôlé dans notre état-major, le brave Yousouf, avait-il,
le lendemain de la prise d'Alger, tracé au maréchal Bourmont
tout un programme en un mot. On pourrait un jour, se rallier par de bons
procédés les Arabes, mais, pour l'heure, il fallait se faire
craindre. " Bessif ! lui avait-il dit, agissez par le sabre
! ".
Puisque ces Roumi étaient encore hésitants et semblaient
faibles, il fallait que les fils du Prophète en débarrassassent
la terre sacrée du Moghreb. Les tribus cherchaient un chef. Et
c'est ainsi que pour commencer, celles de l'Oranais s'étaient réunies
dans la plaine d'Eghris et puisqu'il s'agissait d'une guerre sainte, se
tournaient ce 22 novembre 1832, vers le marabout respecté qu'était
Mahi-ed-Din. Mais le marabout était vieux; l'année précédente,
ayant tenté avec ses seuls Hachem d'assiéger Oran, il avait
été repoussé; quand il s'agissait de soulever tout
le Moghreb, il se sentait trop avancé en âge.
Acclamé par les trois tribus, il se retira un instant sous sa tente,
où il avait laissé son jeune fils Abd el-Kader, et l'interrogea
: que ferait le jeune homme si Allah lui confiait le gouvernement de ses
fils? Le grave jeune homme eut un éclair dans les yeux. - "
Si j'étais sultan, mon père, répondit- il,
je gouvernerais les Arabes avec une main de fer et, si la loi m'ordonnait
de faire une saignée derrière le cou de mon propre frère,
je l'exécuterais des deux mains ! ".
Alors le vieillard prit son fils par la main, l'emmena hors de sa tente
et, aux hommes des tribus qui l'assiégeaient, il dit :
- " Voici le sultan qui vous est promis par les prophètes
".
Ces milliers d'hommes, d'un seul cri, accueillirent comme chef le jeune
Abd el-Kader. Il avait alors vingt-quatre ans.
Il vénérera toujours - son père étant mort
peu après l'événement de 1832 - sa vieille mère,
et il n'avait qu'une seule femme Zeïneb, qui était sa cousine.
Mais c'était surtout un homme religieux. Il tiendra à garder
avant tout le caractère d'un iman, ce qui signifie le directeur
de la prière.
L'homme sans religion, ne cessera-t-il de répéter, est au-dessous
du pourceau. Lettré d'ailleurs, très instruit et aimant
les livres, il laissera des poèmes étranges, des ouvrages
de philosophie. Il dira que la plume - le kalam - a pour esclave le sabre
- le bessif. Il n'était pas un fanatique, estimant que, des trois
religions de Moïse, de Jésus et de Mahomet, la dernière
doit prévaloir, mais qu'elles sont soeurs.
Il réunit les tribus et, reconnu par elles émir,
il proclama le djihad, la guerre sainte, mais sans tirer aussitôt
le sabre, car il savait attendre son heure.
Les gouvernants français - à Alger comme à Paris
- ne comprirent pas tout de suite. Tout au contraire, on crut qu'il serait
plus commode d'avoir en face de soi, au lieu de vingt tribus, un seul
chef avec qui l'on traiterait; car, tout d'abord, on commit l'imprudence
de le considérer comme un souverain et de le traiter comme tel.
Bien plus, on l'aida. Car son prestige fut en grande partie le fruit de
nos égards. On espéra partager l'Algérie avec lui;
on pensa l'élever dans l'espoir de se l'inféoder ensuite
et avec lui, les vingt tribus qu'il avait groupées. Il agréa
nos ambassades, accueillit des consuls, écouta les compliments
et même les hommages avec une froide courtoisie. Quand il sera tout-puissant,
il jettera le masque et nous aurons en lui un adversaire terrible.
***
Il faudra douze ans pour venir à bout
de lui; seulement, il jouera, dans les vues du destin, un rôle bien
singulier car c'est lui qui, entraînant les Français sans
cessè par la nécessité de le poursuivre et de lui
enlever la terre, nous forcera en quelque sorte à conquérir
toute l'Algérie.
***
On n'en était pas là en 1832.
A Paris, on continuait à prôner l'occupation restreinte :
la Chambre des députés demandait parfois l'évacuation;
le gouvernement n'osait s'y résoudre, mais il laissait les commissions
parlementaires réduire de 400 000 F à 150 000 F les crédits
pour l'Algérie. Il fallait donc que les gouverneurs, enfermés
dans l'étroit littoral, se tirassent d'affaire sans grandes forces.
Le général Desmichels, commandant l'Oranais en 1834, crut
faire merveille en nouant nettement alliance avec Abd el-Kader. Il lui
reconnut le titre de bey et, à la condition d'un hommage au roi
de France que l'émir éluda, on lui céda tout le pays
de l'Ouest, sauf Oran et Mostaganem; il avait établi sa capitale
à Mascara, où l'on envoya des officiers pour l'aider à
organiser son armée. Au Palais- Bourbon, des gens accueillirent
le funeste traité Desmichels comme la solution qui nous dispenserait
de la conquête.
Mais la seule raison d'être de l'homme était la guerre sainte.
Entendant exploiter l'incroyable candeur de la France, il la flattait;
laissant croire qu'il avait, pour notre profit, pacifié l'ouest,
il fit gravement savoir au gouverneur général Voirol qu'il
entendait maintenant pacifier l'Est - autrement dit - qu'il entendait
qu'on le laissât en paix joindre aux tribus de l'Oranais celles
de toute l'Algérie. Ainsi pensait-il nous envelopper peu à
peu puis, nous ayant enveloppés, tirer le sabre et nous jeter à
la mer. Voirol le pria de s'arrêter; alors il soutint que nous manquions
au traité. Il passa le Cheliff et menaça la plaine d'Alger,
la Mitidja. Il marchait en même temps sur Oran. Trézel, qui
avait succédé à Desmichels, accepta, lui, la lutte.
Il sortit de la place avec 2200 hommes; mais la colonne était trop
lourdement organisée; étant jusque-là peu sortis
des villes, nous n'avions pas encore l'expérience des expéditions
contre l'Arabe. C'était en juin; la chaleur était accablante.
Le 26 juin, on se heurta à 10000 Arabes; Trézel se mit en
retraite, mais il s'engagea dans les marécages de la Macta où,
attaqués, les soldats se débandèrent; le général
ne s'en tira qu'en laissant derrière lui 263 morts et 308 blessés,
qui furent tous massacrés et dont les têtes coupées
allaient servir de hideux trophées.
En France, ce qu'on appela le désastre de la Macta amena d'abord
une réaction. Le maréchal Clauzel fut envoyé en Afrique
avec l'ordre de venger cette défaite, et le fils aîné
du roi, le duc d'Orléans, l'accompagna. Et, après quatre
mois encore trop longs, on se porta contre l'émir; on le mit en
déroute, on lui prit sa capitale, Mascara, mais on ne poussa pas
plus loin et même, croyant la leçon suffisante et toujours
dans la peur de trop s'engager, on abandonna, Mascara. Abd el-Kader y
rentra disant qu'il avait forcé les Roumi à la retraite.
Et comme, sur ces entrefaites, on échouait, à l'autre extrémité
de l'Algérie, dans la première attaque contre Constantine,
les partisans de l'occupation restreinte et de la politique d'atermoiement
reprirent le dessus à Paris. Il fallait faire la paix avec Abd
el-Kader: un général fut spécialement envoyé
à Oran à cet effet; ce général, député
depuis sept ans, était, au Palais-Bourbon, un des grands adversaires
de l'aventure algérienne et n'avait cessé d'en demander
la fin; il allait, à la vérité, trouver à
Oran son chemin de Damas et, complètement converti par le contact
des réalités, à la conquête intégrale,
s'en faire le champion, puis le plus illustre artisan : c'était
le général Bugeaud.
Bugeaud est, avant Lyautey, le plus grand nom de la grande épopée
africaine. C'est lui qui va nous donner l'Algérie, faire éclater
le prestige de nos armes jusqu'au fond du Maroc, donner à la colonisation
africaine son impulsion définitive et, en ruinant la puissance
d'Abd el-Kader, asseoir définitivement notre domination dans l'Afrique
du Nord.
Ce soldat de France est un terrien, car Thomas Bugeaud, jeune soldat de
la Grande Armée, ayant connu sous le grand empereur de vingt à
trente ans, la grande guerre, caporal à vingt ans, colonel à
vingt-sept, destiné à finir maréchal de France, a
moins encore aimé l'armée que la terre.
Le sort lui destine un champ immense à mettre en valeur et, si
l'Algérie, presque inculte en 1840, sera déjà en
1848 un domaine rural en exploitation, c'est qu'elle aura connu le règne
d'un soldat-laboureur.
La chute de la Restauration, ramenant à l'activité tant
de soldats de l'Empire, a eu pour conséquence sa nomination au
grade de général de brigade, mais sans brigade, car, presque
en même temps, son département de Dordogne l'a envoyé
siéger au Palais-Bourbon. Il y a été tout de suite
très à l'aise et y a fait rapidement sa place parce que
- fait rare - ce soldat doublé d'un cultivateur, non seulement
sait parler, mais aime parler. Il aime aussi écrire et écrira
toujours abondamment.
" Son bon sens concret et têtu, ainsi que s'exprime
son dernier biographe, André Lichtenberger, n'admet pas
d'avoir tort. Sa droiture ne saurait imaginer que ses adversaires peuvent
rester rebelles au langage de la bonne foi et de la raison. Très
susceptible, la moindre contradiction l'émeut, le surexcite, déchaîne
son verbe et son geste. Il fonce, insiste, récidive ".
Il s'est tout de suite posé en représentant de la terre;
mais il n'en aborde pas moins très fréquemment les questions
d'ordre militaire. Fort de son expérience, il parle avec une autorité
souvent cassante des choses militaires, critique tous les ministres de
la Guerre sans aucune gêne, attaque sans ménagement tout
ce qui lui paraît une faute à la doctrine. Et c'est ce qui
l'a amené à se prononcer tout de suite très fortement
contre la guerre d'Afrique que, de Paris, il ne comprend pas. Il a, en
1830, lui aussi, traité d'aventure la prise d'Alger, a demandé
qu'on ne s'entêtât pas à la poursuivre, a constaté
qu'on pataugeait dans les échecs - fruits naturels, pensait-il
alors, d'une entreprise funeste. Il a, pour cette guerre d'embuscades
et d'échauffourées, le mépris de l'homme qui a pris
part aux grandes batailles serrées dirigées par le plus
grand des stratèges. Et puisqu'on s'entête malgré
ses voeux à se maintenir en Algérie, il est de ceux qui
voudraient qu'on réduisît au moins l'entreprise au minimum
en s'entendant franchement avec cet émir Abd el-Kader qui, chose
curieuse, est presque populaire sur certains bancs du Palais-Bourbon.
Alors le ministère a une inspiration de génie : si l'on
envoyait ce général, député insupportable,
en Afrique, appliquer ses idées; qui sait si, intelligent et loyal,
il n'en viendra pas à les modifier. On pense un instant en 1835
à le nommer tout de suite gouverneur général. Rendons
grâces au ciel qu'il ne l'ait pas été dès cette
époque car, arrivant à Alger avec des idées préconçues,
il ne s'en fût peut-être pas aussi vite débarrassé
qu'à Oran où, appelé à entrer en contact plus
étroit avec l'émir, il jugera plus réellement de
la situation. Il est donc nommé au gouvernement de l'Oranais et,
puisqu'il est d'avis qu'il faut se faire un ami du redoutable Abd el-Kader,
eh bien, qu'il essaye du système !
Ayant déclaré la guerre, l'émir sonde nos troupes.
Bugeaud est trop soldat pour ne pas tâter celles de l'adversaire
à son tour, avant que de traiter. Car il entend ne négocier
qu'en vainqueur magnanime. Le 6 juillet, entre Oran et Tlemcen où
il mène sa troupe, il se heurte à l'armée de l'émir.
Celui- ci, surexcité par ses succès passés, a entendu
livrer bataille. Chef résolument audacieux, Bugeaud n'hésite
pas et, avec des forces singulièrement inférieures, accepte
la bataille. Et c'est pour Abd el-Kader une déroute complète
sur les bords de la Tafna, telle qu'il n'en a jamais éprouvée
de pareille. Et elle est bien l'oeuvre personnelle du rude général
qui a admirablement manoeuvré, soutenu pendant le combat le moral
de sa troupe et, par surcroît, la victoire remportée, - car
il sera toujours très humain - a sauvé du massacre les prisonniers
à qui, en souvenir des horreurs naguère commises à
la Macta par les Arabes, nos soldats ne voulaient pas faire de quartier.
Volontiers, il traiterait alors avec l'émir : mais, récompensé
de sa victoire par la troisième étoile, il est rappelé
à Paris où il vient triompher. Il ne triomphe cependant
qu'en affirmant encore que la victoire remportée, il faut en tirer
les fruits en traitant avec le vaincu. Et, renvoyé à Oran,
il offre la paix à l'émir. Celui-ci l'accepte. Il est encore
sous le coup de sa défaite de la Tafna et il faut qu'il se refasse
une armée.
- " En faisant la paix avec les chrétiens, dira-t-il
à un Français qu'il tient pour islamisé, je me
suis inspiré de la parole de Dieu, qui dit dans le Coran : "
La paix avec les infidèles doit être considérée
comme une trêve pendant laquelle on doit se préparer à
la guerre ".
D'ailleurs, les représentants de Bugeaud concèdent en son
nom à l'émir les conditions les plus avantageuses pour obtenir
sa promesse d'amitié : il est nommé souverain indépendant
de toute l'Oranie, obtient même le port de Cherchell qui lui donne
accès à la mer, et est dispensé de tout tribut. Si,
après cela, pense Bugeaud, ce fameux émir ne respecte pas
la paix, eh bien, on en découdra et à fond. Et, comme il
aime à voir les gens en face, il veut, la paix conclue, visiter
l'émir. Il lui donne rendez-vous et vient l'attendre au lieu convenu.
Il l'attendit deux heures et eut ainsi le temps de faire ses réflexions.
Abd el-Kader parut et, effectivement, s'il ne comptait pas humilier le
chef français, il avait compté lui en imposer par un déploiement
de pompe qui n'était pas dans ses habitudes. L'entrevue devait
compter dans l'histoire de l'Algérie. Bugeaud allait mesurer, à
la hauteur insolente de l'homme qu'il avait vaincu, le danger qu'il y
a, même après la victoire, à trop bien traiter ce
genre de vaincu. Nous possédons le récit fait par Bugeaud
lui-même de cette entrevue : " Abd el-Kader était
à quelque pas en avant, monté sur un beau cheval noir qu'il
maniait avec une grande dextérité... Plusieurs Arabes de
sa maison tenaient les étriers, les pans de son burnous et, je
crois, la queue de son cheval. Pour éviter les lenteurs du cérémonial
et lui montrer que je n'avais aucune appréhension, j'arrivai sur
lui au galop et, après lui avoir demandé s'il était
bien Abd el-Kader, je lui offris cavalièrement la main qu'il prit
et serra deux fois... Il mit pied à terre et s'assit, sans m'engager
à m'asseoir. Je m'assis près de lui... ".
Ils discutèrent les conditions du traité que Bugeaud allait
soumettre à la ratification de la France, l'émir restant
toujours assez haut. Et, quand Bugeaud entendant clore l'entretien, se
leva, l'émir resta assis.
" J'ai cru reconnaître, écrit le général,
l'intention de me laisser debout devant lui. Je lui ai dit qu'il était
convenable qu'il se levât quand je me levais moi- même, et
là-dessus je lui ai pris la main en souriant et je l'ai enlevé
de terre. Il a souri et n'a pas paru formalisé de cette liberté
grande aux yeux des Arabes. Sa main, qui est jolie, m'a paru faible. Je
sentais que je l'aurais brisée dans la mienne ".
Il arrivera un jour où c'est tout le corps de ce souple Arabe qu'il
entendra briser entre ses fortes mains et qui, glissant sans cesse entre
ses doigts finira cependant par demander grâce.
Bugeaud partit, mal impressionné et en fait, déjà
édifié. C'était un réaliste. Toutes ses idées
de député croulaient devant le spectacle qu'il venait d'avoir.
Il s'était trompé, c'était clair, et il venait de
faire un pas de clerc. Et quand, appelé à venir lui-même
défendre à la tribune du Palais- Bourbon le traité
conclu, il exposait les raisons qui l'y avaient déterminé,
il ne dissimulait pas que l'émir lui- même ne tarderait sans
doute pas à provoquer par ses audacieuses prétentions une
reprise de la guerre. Et c'est là qu'on vit à quel point
sa loyauté aidant, son intelligence savait accepter la leçon
qui se dégageait déjà pour lui des choses vues ou
devinées au cours de son apparition en Afrique. On se battait depuis
cinq ans sans plan arrêté, sans système. Eh bien,
qu'on bâtît enfin un système, mais qu'on regardât
en ce cas bien en face la situation telle qu'elle lui était
apparue.
" Il faut toute une invasion militaire pour assurer la conquête
du pays. Il faut derrière elle 200 000 à 300 000 colons
pour garnir le sol une fois conquis... Si l'on entreprend à ces
conditions la colonisation de l'Afrique, je vous assure que je serai heureux
de consacrer les quelques années qui me restent encore au succès
de la colonisation, et je crois que je me montrerai tout aussi belliqueux
que les plus belliqueux ".
C'était poser nettement sa candidature au gouvernement général
mais, chose piquante, pour faire triompher avec les moyens nécessaires
le système que jusque-là il avait combattu. Oui, il avait
bien trouvé au bord de la Tafna le chemin de Damas.
***
Il devait encore attendre trois ans. Les
conséquences du traité même qu'il avait signé
se développaient: l'émir profitait de cette paix, qui n'était
à ses yeux qu'une trêve, pour raffermir, étendre,
accroître son pouvoir; c'était un esprit supérieur
que cet Abd el- Kader et, devant l'incroyable fortune qui s'offrait à
lui maintenant, il entendait se mettre à la hauteur de l'événement.
Jadis, revenant avec son père de La Mecque, il s'était arrêté
à Alexandrie et avait vu de quelle façon Méhémet-Ali,
pacha d'Égypte, avait su se forger une invincible armée
en appliquant à des musulmans les méthodes européennes
: discipliné, le fanatisme musulman pouvait produire de grandes
choses. Il organisait donc, lui aussi, son armée. On le sentait
se préparer à la guerre décisive.
Le maréchal Valée, nommé gouverneur général,
en acceptait la perspective; avant que de faire front, il se débarrassait
de ce qui pourrait l'inquiéter sur ses derrières, en s'emparant
de Constantine. Cet événement rendait disponibles les quarante-neuf
mille hommes donnés au gouverneur général; il les
destinait maintenant à faire front à l'émir. Celui-ci
déjà cherchait des appuis contre la France. Il s'était
tourné vers le sultan du Maroc, Abd-er-Rhaman, qui, inquiet de
la présence des Français à Oran, voyait avec plaisir
l'émir s'apprêter à les en expulser. Celui-ci, appelé
à Taza y reçut en grande pompe le burnous d'honneur que
l'empereur marocain lui envoyait devant tous les grands chefs accourus
de tous les points de l'Algérie et du Maroc. De ce jour, la guerre
sainte était résolue. Le duc d'Orléans ayant franchi
les Portes de Fer, Abd el-Kader affectait d'y voir une provocation. Il
lançait une proclamation à toutes les tribus :
" Louange à Dieu ! L'infidèle s'est chargé
de rompre la paix; à nous de lui montrer que nous ne craignons
pas la guerre ".
Le 18 mars 1839, il envoyait un cartel au maréchal Valée.
L'exaltation des Arabes était telle que, dans un chant de guerre
qui retentissait des frontières du Maroc à celles de la
Tunisie, il était dit :
" Bientôt nous chasserons les Français d'Alger. Oui,
nous passerons la mer sur des barques; nous prendrons Paris, nous nous
y assemblerons. Puis nous conquerrons les autres nations et nous leur
apprendrons l'unité du vrai Dieu ".
Soudain, le 18 novembre 1839, les harkas d'Abd el-Kader se déchaînèrent
en trombe, forcèrent les avant- postes, envahirent la Mitidja,
y massacrèrent les colons, y incendièrent les fermes. Deux
jours après, un détachement français était
surpris et taillé en pièces : 108 têtes coupées
étaient portées en triomphe à Miliana.
On comprit à Paris qu'il fallait envisager largement cette fois
la situation. Thiers, président du Conseil, dans un discours remarquable,
proclama que la France allait en Algérie donner la mesure de sa
puissance puisque sa modération avait pu passer pour faiblesse.
Mais il se rappelait l'accent que Bugeaud avait mis à définir
le système qui allait s'appliquer et c'est à lui qu'est
confiée, avec le gouvernement général, la mission
d'en finir avec la puissance d'Abd el-Kader et la résistance des
tribus.
Il était bien inspiré. Depuis trois ans, le bon soldat n'avait
cessé de méditer sur ce qu'il avait vu et constaté
en Afrique, et ses réflexions, longuement mûries, l'avaient
amené à des conclusions très nettes. Il fallait conquérir
toute l'Algérie; mais il fallait, pour cela, de grosses forces,
de l'esprit de suite, une politique, un but poursuivi sans hésitations
ni arrêts. Il fallait aussi une méthode. Laquelle? Celle
que l'adversaire même nous enseignait. Dans une certaine mesure,
Abd el-Kader avait imposé aux Arabes la discipline française;
mais sa force n'en continuait pas moins à résider dans sa
mobilité. Nos troupes, équipées comme pour l'Europe,
sucçombaient sous le poids d'un uniforme trop chaud et d'un sac
trop chargé : Bugeaud les dépouilla de l'un et de l'autre
pour en faire non plus une masse combattante, mais une force légère.
Abd el-Kader, hier, les harcelait; maintenant, avec une infanterie et
une cavalerie mobiles, on le harcèlerait à son tour.
Le nouveau gouverneur général avait en cela écouté
Lamoricière, qui écrivait un de ses officiers, a "
seul résolu le grand problème de faire vivre le soldat
en Afrique ". A côté de l'armée de ligne
allégée, voici de nouveaux corps : les chasseurs de Vincennes,
les futurs chasseurs à pied, les zouaves et les tirailleurs, en
partie composés d'indigènes. Et voici aussi la cavalerie
d'Afrique, spahis, chasseurs d'Afrique, sans parler des goums fournis
par les tribus ralliées. " Avec ces lapins-là, s'écrie
un chef, on est assuré d'aller loin "; et il ajoute
en manière de boutade : " On peut traverser l'Afrique dans
tous les sens ". Il ne croyait pas si bien dire.
Voilà, aguerrie par dix ans de guerre, faite au climat et, par
ailleurs, allégée et adaptée, la vraie armée
d'Afrique.
Les soldats apportent les vertus de notre soldat gallo-latin: endurance
fortifiée de gaieté, discipline adoucie par le sentiment,
goût de l'aventure et ardeur au combat, bonhomie narquoise et bien
gauloise, le courage aidé de l'ingéniosité, l'amour
du métier rendu facile par la disposition à rire des pires
misères. Un des jolis spécimens du soldat français
allait se créer sous Bugeaud : le soldat d'Afrique. Et, au-dessus
de lui, des chefs qui ont fait leur écoles et sont devenus des
Africains, de Lamoricière à Changanier, de Cavaignac à
Canrobert.
Les civils d'ailleurs jusque-là peu d'accord avec les militaires,
subissaient son action. Le grand soldat n'oubliait pas que, durant quinze
ans, il avait été laboureur et, quinze autres années,
représentant à la Chambre de son département. Il
avait, dès les premières heures, par sa proclamation - d'avance
justifiée par son passé - conquis la confiance de la population.
" Il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France
soit seul debout sur cette terre d'Afrique. Mais la guerre, indispensable
aujourd'hui, n'est pas un but. La conquête serait stérile
sans la colonisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j'attache
moins de gloire à vaincre dans les combats qu'à fonder quelque
chose d'utilement durable pour la France ".
Est-ce signé Bugeaud ? Oui. Mais, nous qui avons vu agir au Maroc
un autre chef, nous croyons y voir la signature de Lyautey. Le moule des
grands Français jamais ne se brisera.
Deux mois après l'arrivée de Bugeaud, Abd el-Kader se sentait
en mortel péril. Plus de ces colonnes massives qui frappaient jadis,
mais qui, se sentant menacées, battaient en retraite. Non: un réseau
de colonnes mobiles qui se nouent, se glissent, se retrouvent, s'enroulent,
cernent, enveloppent. Il faut que l'émir évacue sa nouvelle
capitale, Tagdempt, tandis que déjà Lamoricière a
établi son quartier général dans l'ancienne Mascara.
Abandonné par les tribus, déjà l'émir est
réduit à courir à droite, à gauche, chercher
de nouveaux appuis.
Mais c'est l'homme le moins facile à décourager que cet
Arabe à la fois tenace et ingénieux, plein de foi et de
passion, de sang-froid et d'audace. Nous allons le voir encore cinq ans
glisser entre les fortes mains de Bugeaud.
Il s'est jeté dans le Sud oranais, y a retrouvé des soldats.
Bugeaud reforme ses colonnes mobiles; il les fait avancer vers le sud
: mais pour rendre stable la conquête, il bâtit des villes
fortes qui tiennent le sol, jadis mouvant sous nos pas. L'émir
est privé de capitales, mais il promène une capitale mobile,
sa smalah, où se trouvent réunis sa famille, son état-major,
ses trésors, ses ministres, ses biens. Il faut prendre la smalah.
Un jeune prince, soldat admirable plein d'audace et d'allant s'en charge
: le duc d'Aumale a tenu à commander un régiment sous les
ordres supérieurs de Bugeaud qui, l'ayant vu dès le début
de la campagne, si gentiment déférent et si juvénilement
ardent, le couvre d'un regard paternel. Ce regard s'illumine quand le
18 mai 1843, le vieux soldat reçoit sous sa tente la prodigieuse
nouvelle : soudain, avec 1 300 fantassins et 600 chevaux, le prince s'était
trouvé en face de la smalah, où 5 000 à 6 000 soldats
arabes protègent la capitale errante. Ne faut-il pas devant une
telle disproportion de forces, attendre, reculer a-t-on dit autour d'Henri
d'Orléans ? et lui, il a dit:
- " Non, messieurs; nous allons marcher en avant ! Mes aïeux
n'ont jamais reculé. Je ne donnerai pas l'exemple ".
On a chargé à la baïonnette et au sabre, jeté
la panique dans le camp, capturé en moins d'une heure 4 000 prisonniers,
enlevé les familles des grands chefs. " Il fallait avoir
vingt- trois ans, ne pas savoir ce que c'est que le danger ou bien avoir
le diable au ventre! " écrira Charras. Et Bugeaud, lisant
le rapport du prince, pleurait. " Ah ! le noble enfant ! Ah !
le brave soldat! ".
Mais qui donc avait donné au duc d'Aumale les soldats qu'il avait
jetés sur la smalah, déjà entraînés
par Bugeaud à tout oser? Et chacun le reconnaissait: le duc d'Aumale
était nommé général mais le général
Bugeaud recevait le bâton de maréchal de France.
Abd el-Kader avait appris le désastre; lui-même avait failli
être pris, mais il n'avait plus rien, ni famille, ni argent, ni
soldats. Le Sud oranais tombait dans nos mains.
L'émir se jeta vers le Maroc; il pensait entraîner le sultan
contre la France, revenir à la tête des harkas marocaines.
Mais Bugeaud entendait intimider le Maroc, occupait LallaMarnia, Sebdou,
Saïda. Il irait, au besoin, à Taza, à Fez, arracher
Abd el- Kader à son refuge. " Car rester sur la défensive
en face des Marocains, disait- il, c'était perdre l'Algérie
".
Les Marocains, mis en mouvement par l'émir, attaquent d'ailleurs.
Bugeaud entre chez eux, occupe Oujda. Déjà le prince de
Joinville, se présentant avec une escadre devant Tanger, somme
le sultan de donner satisfaction à la France et, sur un refus,
bombarde la ville. Bugeaud, lui est sur l'Isly, résolu à
marcher sur Taza.
Il n'a même pas 7000 hommes sous la main et voici qu'on lui annonce
l'arrivée sur les bords de la rivière de toute l'armée
marocaine, forte de 70 000 hommes. Il l'attaquera; toute l'armée
acclame cette résolution; la veille de la bataille, les officiers
se réunissent en un punch joyeux; il n'y manque que le maréchal.
- " Allons le chercher ".
Le maréchal dormait, probablement avec son bonnet de coton légendaire.
Que lui veut-on?
- " C'est vous qu'on veut, monsieur le maréchal ! ".
- " Je reçus une rude bourrade " rapportera le messager.
Mais si maréchal qu'il fût maintenant, il est le père
Bugeaud : puisque cette belle jeunesse s'amuse la veille d'une pareille
rencontre, il ira retrouver ses enfants. Il arrive; on crie : " Vive
le maréchal! ". Alors lui, de cette forte voix qui, naguère,
chantait les louanges de la charrue et du fumier et faisait retentir la
tribune du Palais- Bourbon, il dit joyeusement :
- " Après-demain, mes amis, ce sera une, grande journée.
Avec notre petite armée - 6 500 hommes - je vais attaquer l'armée
du prince marocain qui, d'après mes renseignements, s'élève
à 60 000 cavaliers. Je voudrais que ce nombre fût double,
fût triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et
leur désastre seront grands ! Moi, j'ai une armée, lui n'a
qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d'abord
je veux vous expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à ma petite
armée la forme d'une hure de sanglier. Entendez- vous bien! La
défense de droite, c'est Lamoricière; la défense
de gauche, c'est Bedeau; le museau, c'est Pélissier. Et moi, je
suis entre les deux oreilles. Nous entrerons dans l'armée marocaine
comme un couteau dans du beurre ".
Une heure après, dans tout le camp, on se redisait cet original
ordre du jour. Ah! le père Bugeaud, il allait faire connaître
aux Marocains comment fonce un bon sanglier.
Dès une heure du matin, dans le plus Yrand silence, on est en marche.
A six heures, on est devant l'Isly. Au-delà, on aperçoit
le camp marocain. Des ordres brefs, un signal; toute la petite cavalerie
française, Yousouf en tête, fonce dessus, appuyée
par l'artillerie. Un combat terrible s'engage : notre infanterie se jette
à son tour dans le camp, se rue à la baïonnette, se
forme en carrés devant les retours offensifs de la cavalerie marocaine,
" semblables, dira un Arabe, à un lion entouré de cent
mille chacals ". Deux heures après, l'armée ennemie,
en déroute, fuit de tous les côtés et, tranquillement,
dans la tente du fils de l'empereur entraîné dans la déroute,
Bugeaud prend le thé et les gâteaux préparés
le matin, pour le futur sultan. On avait 1500 prisonniers et un butin
énorme. Le sanglier avait foncé, les défenses en
avant.
Bugeaud allait être nommé duc d'Isly. C'est que la bataille
avait, bien au- delà de l'Afrique du Nord, un énorme retentissement.
L'Europe en restait saisie. Les Français, avec cet enragé
Bugeaud, allaient-ils conquérir le Maroc?
" Que la France tire encore un coup de canon au Maroc, s'écriait
à Londres lord Palmerston, et la guerre éclatera ".
Louis-Philippe ne voulait pas de la guerre avec l'Angleterre et d'ailleurs
ne voyait dans le Maroc - pour l'heure - qu'un " guêpier ".
Qui trop embrasse, mal étreint. On avait achevé de gagner
l'Algérie à l'Isly : cela suffisait. Bugeaud déjà
se préparait à aller chercher la paix à Taza. On
l'arrêta. Aussi bien, le sultan se soumettait à nos conditions;
il chassait Abd el- Kader.
Celui-ci put se glisser par le Sahara vers le Sud algérien. Il
y trouva de nouvelles forces, parvint encore à nous infliger des
échecs; il fut de nouveau traqué. Cependant Bugeaud voulait
en finir avec toute l'Algérie. " Plus belliqueux que les
plus belliqueux ", avait-il promis. Il lui fallait la Kabylie;
mais, pour la soumettre, il demandait de nouvelles forces. Paris, qui
le jugeait un peu trop échauffé, les lui refusa. Il avait
des ennuis : ses lieutenants le trouvaient incommode, trop autoritaire;
mais comme il le disait,.c'était à Paris qu'étaient
ses adversaires; il n'avait pas bon caractère; il offrit sa démission:
on l'accepta.
Le duc d'Aumale, nommé gouverneur général à
sa place, sut adoucir l'amertume de cette demi-disgrâce. Il n'allait
recueillir que les fruits des campagnes de Bugeaud; il tint à l'affirmer
noblement.
On ne savait plus où était l'émir: attaqué,
pourchassé, il conseilla à ses derniers fidèles la
soumission. Lui s'achemina vers le Sahara; mais les confins en étaient
bien gardés par Lamoricière. Dans la nuit du 23 décembre,
où la pluie tombait à torrents, un petit groupe d'Arabes
transis de froid et trempés jusqu'aux os se présentèrent
à nos avant-postes; le colonel Cousin Montauban était au
marabout de Sidi-Brahim lorsque ces gens lui furent amenés. C'était
Abd el-Kader et ses derniers compagnons. On leur rendit les honneurs.
L'ex-émir savait bien que son sort ne serait pas rigoureux. Il
devait un jour, retiré en Syrie, reconnaître généreusement
l'attitude qu'on aura eue envers lui et quand, très vieux, il s'éteindra
en 1883, ce sera sur des paroles pleines de sympathie pour les Français
chrétiens qui, en Algérie, avaient su respecter la foi et
les traditions de ceux qu'ils avaient, en sa personne, vaincus après
tant de luttes.
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