Alger, l'Amirauté
Une promenade aux batteries turques de l'Amirauté.
Afrique illustrée du 10-2-1934 - Transmis par Francis Rambert

Une promenade aux batteries turques de l'Amirauté.

Les bonnes monographies consacrées par M. Lacoste, directeur de l'Inscription Maritime, à la Marine algérienne sous les Turcs, aux usages, coutumes et superstitions des marins algériens, à l'Amirauté d'Alger à travers l'histoire, m'avaient mis en goût de visiter des endroits qui furent renommés chez les peuples de la mer. Dès que, sur l'initiative des Turcs, une jetée eut relié à la ville les îlots ou plutôt les rochers dits de l'Amirauté, la course algérienne prit un développement considérable. Les raïs berbéresques étaient assurés d'une excellente base d'opérations, où leurs équipages se rafraîchissaient à loisir au retour de profitables mais pénibles croisières ; ils pouvaient radouber là leurs embarcations ; la sécurité y était complète du fait de la haine méprisante que la population portait à la gent chrétienne ; ils ne cessaient d'ailleurs de fortifier les abords de la darse, où ils abritaient les galères, fustes et autres menus navires qui écumaient les côtes d'Europe.

Ce furent les esclaves qu'ils enlevaient çà et là, au hasard des rencontres, qui construisirent bâtiments et jetées du petit port d'Alger. Cette main-d'œuvre n'était point mauvaise. Au milieu des bandes de captifs que les corsaires entassaient dans leurs bagnes, ils savaient distinguer les compétences et les affectaient aux travaux de leur spécialité. Grâce aux déprédations des pirates, notre ville s'enrichit de monuments qui ne manquent point de style, mosquées et palais, forts et môles.

Depuis bien longtemps, l'attention des archéologues s'est attachée à ces témoins des fastes algériens ; on les a étudiés par le menu, popularisés par l'image, dessin, peinture ou photographie. On a retrouvé, dans les archives de la Régence, les pièces de comptabilité qui les concernent, on sait ce qu'elles ont coûté et le salaire des chaouchs qui soutenaient, à coups de bâton, l'ardeur des prisonniers au service des chantiers. On a relevé et déchiffré les inscriptions arabes qui appelaient la bénédiction divine sur les deys bâtisseurs. On a recueilli les chroniques du temps et les traditions locales. On a gémi, dans la littérature, sur la férocité des Turcs.

TEXTE COMPLET SOUS L'IMAGE.
1.- Plan du port d'Alger -
Conférence faite le 16 juin 1941 par Louis LESCHI. - Directeur des Antiquités de l'Algérie.
2.- les feuillets d'El-Djezaïr- Henri Klein - L'ensemble militaire - Forts et Batteries - Batteries de l'Amirauté


sur site : juin 2021

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Une promenade aux batteries turques de l'Amirauté.

Les bonnes monographies consacrées par M. Lacoste, directeur de l'Inscription Maritime, à la Marine algérienne sous les Turcs, aux usages, coutumes et superstitions des marins algériens, à l'Amirauté d'Alger à travers l'histoire, m'avaient mis en goût de visiter des endroits qui furent renommés chez les peuples de la mer. Dès que, sur l'initiative des Turcs, une jetée eut relié à la ville les îlots ou plutôt les rochers dits de l'Amirauté, la course algérienne prit un développement considérable. Les raïs berbéresques étaient assurés d'une excellente base d'opérations, où leurs équipages se rafraîchissaient à loisir au retour de profitables mais pénibles croisières ; ils pouvaient radouber là leurs embarcations ; la sécurité y était complète du fait de la haine méprisante que la population portait à la gent chrétienne ; ils ne cessaient d'ailleurs de fortifier les abords de la darse, où ils abritaient les galères, fustes et autres menus navires qui écumaient les côtes d'Europe.

Ce furent les esclaves qu'ils enlevaient çà et là, au hasard des rencontres, qui construisirent bâtiments et jetées du petit port d'Alger. Cette main-d'œuvre n'était point mauvaise. Au milieu des bandes de captifs que les corsaires entassaient dans leurs bagnes, ils savaient distinguer les compétences et les affectaient aux travaux de leur spécialité. Grâce aux déprédations des pirates, notre ville s'enrichit de monuments qui ne manquent point de style, mosquées et palais, forts et môles.

Depuis bien longtemps, l'attention des archéologues s'est attachée à ces témoins des fastes algériens ; on les a étudiés par le menu, popularisés par l'image, dessin, peinture ou photographie. On a retrouvé, dans les archives de la Régence, les pièces de comptabilité qui les concernent, on sait ce qu'elles ont coûté et le salaire des chaouchs qui soutenaient, à coups de bâton, l'ardeur des prisonniers au service des chantiers. On a relevé et déchiffré les inscriptions arabes qui appelaient la bénédiction divine sur les deys bâtisseurs. On a recueilli les chroniques du temps et les traditions locales. On a gémi, dans la littérature, sur la férocité des Turcs.

Qu'il me soit permis d'observer ici que les Turcs, s'ils avaient le moindre souci de présenter leur défense, pourraient nous inviter à la lecture des rapports de mer du bon vieux temps, rédigés par des capitaines excellents chrétiens et qui décrivent des abordages suivis de tortures et de massacres abominables de chrétiens par des chrétiens, exécutés dans le but commercial de s'emparer de marchandises précieuses ; M. Henri de Castries, dans ses précieuses Sources inédites de l'histoire du Maroc, publia certains de ces documents qui sont de nature à nous éclairer sur les mœurs nautiques des époques révolues et qui exposent aussi les coquineries dont les corsaires européens ne furent point chiches à l'égard des sultans maghrébins. Ils rappelleraient aussi qu'à bord des galères du Roi très chrétien, aussi bien que dans les chiourmes de Sa Majesté très catholique peinaient, sur la rame, force Turcs enlevés sur les côtes des territoires de Sa Hautesse, et ceci en pleine paix et sous la foi officielle des traités. Comme je ne suis point turc, et n'ai même point envie de le devenir, je n'insisterai pas sur un point assez scabreux des chroniques marines internationales. En vérité, le principal grief des nations civilisées contre les berbéresques fut d'avoir organisé avec méthode et continuité, en y introduisant de l'ordre et de la discipline, la piraterie. Convenons que l'Algérie a toujours eu besoin, pour prospérer, du concours des pays extérieurs. Ce concours nécessaire n'était point bénévole, je le reconnais, quand régnaient les deys dans la Régence d'Alger.

Je n'entreprendrai pas de découvrir, après tant d'autres, l'Amirauté. Je m'abstiendrai d'en donner l'historique. Des érudits de grand mérite l'ont fait. M. Esquer, dans sa monumentale Iconographie historique de l'Algérie, a reproduit les principaux aspects du Peñon d'Alger et des arsenaux du XVI° siècle à 1871. Je ne déplorerai pas non plus, puisque maints bons esprits assumèrent cette tâche, les appropriations aux besoins modernes qui, depuis l'occupation de la ville par les Français, ont mutilé les édifices anciens. La lumière, l'air et le confort sont indispensables à l'homme civilisé ; quand on le contraint de s'établir dans une maison dont s'accommodaient des gens de mœurs différentes, il le modifie à son usage. On a donc taillé, creusé, éventré, démoli, rebâti, retranché, retouché, ajouté et le tout sans souci de reconstituer un ensemble cohérent et avec un dédain presque agressif des lois de l'esthétique.

Le pire est qu'à entasser une foule d'officiers, de sous-officiers, de fonctionnaires et de marins dans des locaux qui n'étaient nullement préparés à les recevoir, on ne leur a point fourni, en dépit des efforts des architectes, ce dont on était fort désireux de les pourvoir : une résidence attrayante. Ce ne sont que dédales d'escaliers, de couloirs tortueux, de recoins, de logements dans l'imprévu, le courant d'air, l'a peu près. On a l'impression que tout le monde, du chef au subordonné, est à l'étroit. J'ajoute que cet état de fait est combattu avec succès par la bonne humeur et la camaraderie affectueuse des occupants, habitués à ne point jouir de toutes leurs aises sur les bateaux.

En parcourant, sous la courtoise conduite de M. Lacoste, ces étranges demeures, je me rappelais que le marin était l'homme le plus facile à contenter du monde et évoquais le souvenir des belles pages où Iann Karmor, l'un des meilleurs commandants de la marine marchande, fit l'Apothéose des pompons rouges. Point de bruit, de la discrétion, de l'exactitude. Chacun est à son devoir.

Avant de me mener à la promenade, M. Lacoste me montra ses collections. Il possède une série unique de pommes sculptées de mat, travaillées par des sculpteurs sur bois napolitains ; l'œuvre est rude et cependant harmonieuse. De leur côté, les naratori ou enlumineurs ornaient autrefois de décorations coloriées les bordages du bateau et la base du matereau. M. Lacoste en a des photographies du plus haut intérêt, de même qu'il serre en ses cartons quantité de dessins et d'estampes se rapportant à l'Amirauté dont il a scruté jusqu'aux moindres mystères.

Nous pénétrons maintenant dans le magasin aux tins. On n'ignore pas que les tins sont les pièces de bois qui soutiennent les coques des navires dans la cale sèche. Un écusson où figure en relief un croissant embrassant une rose à cinq pétales surmonte l'entrée des voûtes. Le magasin aux tins est devenu une cave aux vins. Ce fut la mosquée des corsaires. On distingue encore le départ de l'escalier qui accédait au minaret. Cet escalier est maintenant bouché. Le minaret est devenu, je crois, un cabinet de toilette dans un appartement particulier. Une petite galerie adventice, voûtée, se termine en cul-de-sac ; elle a été construite en briques minces noyées dans un lit de mortier. A la base des murailles apparaît le rocher primitif ; le sol est carrelé de briques sur champ, qui s'entrecroisent à angle droit. Dans ces magasins règne une humidité magnifique. L'eau ruisselle le long des voûtes et tombe en gouttelettes sur le sol.
Derrière l'allée principale, en est une autre de moindre largeur, sur laquelle ouvrent des chambrettes, des couloirs qui descendaient jadis dans un sous-sol transformé en citerne, et qui sont à ce jour murés. Le crépuscule, dans ces souterrains, est d'une douceur intime qui se fond par gradations avec les ténèbres veloutées des fonds. On entend les vagues battre la roche au dehors. Dans ces vastes locaux vides, on pourrait installer à l'aise quelque laboratoire marin, quelque musée nautique. Un cinéaste sans doute en tirerait parti pour le décor d'un tragique drame de l'écran ; certains carrefours de galeries me paraissent très photogéniques pour un professionnel du film.

Plus loin, derrière la porte des Lions, qui fut l'entrée d'un corps de garde turc, au Ras-el-Moul, je vis un râtelier d'armes où les janissaires plaçaient leurs fusils, crosse en l'air, ainsi qu'il est habituel aux orientaux. Ce corps de garde n'est plus qu'un cabinet de débarras. Nous n'avons plus le respect des antiquailles. M. Lacoste, en riant, me proposa de visiter la chambre-aux-mains-sanglantes. Je refusai d'y pénétrer quand il m'apprit que cet admirable titre de roman-feuilleton dissimulait une réalité des plus plates. Dans cette salle, on trouva aux murs des empreintes ici rouges et là noires de mains. On songea d'abord à des drames affreux. Puis, on analysa ces empreintes : le rouge n'était que du minium et non du sang, et le noir que du goudron. Des peintres de bateau avaient essuyé là leurs doigts poissés de couleur.

Je ne jetai qu'un coup d'œil sur l'ancien bagne, encombré de caisses poudreuses. Il n'offrait pas moins d'incommodités que les batteries où logeait la garnison, au temps des bons corsaires qui, le plus souvent, n'étaient point d'origine turque ou arabe, mais se recrutaient parmi les renégats des côtes méditerranéennes.
Je ne m'arrêtai point aux fadaises orientalistes du marabout et de la fontaine tarie, dont la banalité ne retient plus même l'attention des peintres orientalistes. Nous parcourûmes les terre-pleins du peñon. M. Lacoste me permettait d'admirer des stèles de tombeaux découverts dans les fossés de l'ancien Alger.

L'horizon du large se couvrait de brumes épaisses ; je tentai, sans y parvenir, de me remémorer des vers sublimes et fuligineux du Cimetière marin. Peu à peu, mon aimable conducteur m'arrachait à ces âpres paysages, et m'introduisait dans le plus exquis des boudoirs...