L'état civil des musulmans en Algérie française
par Georges Bensadou


extraits du numéro 128 , décembre 2009, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site : mars 2014

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L'état civil des musulmans en Algérie française
par Georges Bensadou

L'auteur
Georges Bensadou est né dans le quartier populaire du Mamelon à Sidi-BelAbbès, dans une famille installée dans cette ville lors de sa création en 1847. Sa carrière dans la magistrature a débuté en 1955 et s'est achevée le 1" janvier 1991. Il est le président de Chambre honoraire de la Cour d'appel de Riom. Georges Bensadou est officier de l'Ordre national du Mérite. Membre du Cercle algérianiste et du Centre de Documentation Historique sur l'Algérie, ses travaux et ses conférences portent sur l'Algérie et le Sahara : leur histoire, leurs communautés, leurs villes et également sur l'Islam et les Berbères. Il a publié un livre sur sa carrière dans la magistrature: Souvenirs d'un juge.

Des affaires judiciaires récentes, portées à la connaissance du public par les médias, ont mis en évidence les difficultés de la coexistence
en France des communautés laïques et religieuses, notamment en ce qui concerne les musulmans de droit religieux confronté au droit laïc de la République en matière d'état-civil, particulièrement en matière de mariage et de sa dissolution. Problèmes relatifs à la polygamie, au mariage forcé des jeunes filles, à la répudiation de l'épouse... qui ont surpris et parfois provoqué un climat d'hostilité à l'égard des musulmans ou bien, parfois de la sympathie... !

De bonnes âmes, dans le climat actuel de relativisme (valeur égale de toutes les morales) et de la " repentance coloniale " y ont vu des traces d'un esprit colonialiste et plus particulièrement d'un colonialisme de 132 ans en Algérie. Alors? Ne convient-il pas d'examiner ce passé? De voir comment les Français ont réglé les problèmes qui se sont posés en Algérie dans le domaine de l'état civil en présence d'une population indigène qui a, toujours, été très attachée à son statut personnel de droit religieux islamique.

Et cela, bien sûr, en tenant compte des circonstances historiques qui, seules, peuvent expliquer les solutions législatives qui ont été choisies, et non pas, en les jugeant selon les valeurs morales de nos jours, anachronisme devenu trop fréquent ! Tout d'abord, quelques observations préliminaires :

- Qu'est-ce que l'état-civil?


L'état-civil d'une personne est un aperçu officiel de son identité et de sa situation dans sa famille (Paul fils de Pierre et Marie... né à... le... Pierre... et Marie... mariés le... à...).

L'ETAT-CIVIL désigne l'administration, service public de l'Etat qui enregistre ces renseignements sur des documents officiels " les registres d'état civil ". Service confié, en général, au maire de la commune. C'est aussi l'autorité judiciaire (tribunaux) appelée à remédier à l'absence d'un acte ou à en corriger les erreurs ou bien à statuer lors de litiges, relatifs à la famille (filiation, divorces...).

- Qu'en était-il en Algérie?


Tout d'abord, lors de la conquête de cette régence de l'Empire ottoman, la " Régence turque d'Alger ", il faut noter qu'il n'existe pas (et il n'a jamais existé) de service public de l'état-civil. La quasi-totalité de la population est musulmane (de rite malékite).

La convention de capitulation du Dey d'Alger du 5 juillet 1830 vaut, en droit international public, annexion du pays et attribution à ses habitants de la nationalité française. La France s'engage alors à ce que... " l'exercice de la religion mahométane reste libre "...et, à ce que... la religion des habitants ne reçoive aucune atteinte... Cette promesse sera source de difficultés, le droit musulman des personnes étant fort éloigné et souvent en contradiction avec le droit laïc de la France. Notamment en matière de mariage (polygamie, célébration en privé, non intervention de l'Etat, dissolution par répudiation de l'épouse...). Aussi, les registres de l'état civil de la métropole ne pourront pas être utilisés, et il sera nécessaire d'inventer des registres pour en tenir compte d'où, en Algérie, deux catégories de registres: ceux pour les musulmans et ceux pour les Européens " (1, 2 et 3).
1et 2 - Pour la Convention et la religion musulmane, textes en annexe et voir notre étude " Une date à retenir, le 5 juillet 1830 ". L'algérianiste n° 67 de septembre 1994; p. 80
3 - Registres " européens " et registres " musulmans ", c'était donc une nécessité pratique, une obligation ..1 non pas une manifestation de racisme colonial de type " apartheid "... !


Ensuite, la législation de l'état civil a été souvent modifiée pour tenir compte des progrés de la conquête et de la pacification du pays, de l'installation progressive de l'administration de l'état civil dans le " bled " et d'une meilleure connaissance de la mentalité de la population et du droit musulman.

I - Le temps des tâtonnements: 1830-1882

Lors de l'occupation du pays, il sera divisé sur le plan administratif en Territoires Civils (T.C.) qui sont pacifiés et où la population européenne s'installe et Territoires Militaires (T.M.) qui commencent à l'être et où les Européens arrivent. D'où en matière d'état-civil des régimes différents selon les Territoires. Dans les T.C. l'officier de l'état civil sera, dans les villes du Tell, le maire et ailleurs, dans les " districts ", le maire dans les villes et les commissaires civils dans le bled.

Dans les T.M. des Hauts Plateaux, ce sera l'officier de l'armée, " commandant de place ".

Il faut attendre les Décrets Impériaux (D.I.) des 8 août 1854 et 27 décembre 1866 pour que l'état civil soit organisé de manière spécifique pour les musulmans.

       a - Dans le bled, le cheikh (fonctionnaire) qui administre les douars (villages) doit recueillir les déclarations de naissance et de décès et il en dresse un acte en arabe qu'il doit transmettre au maire pour inscription sur les registres " musulmans ". Aucune disposition n'est prise concernant les mariages et répudiations. (D.I. du 8 août 1854).

       b - Le D.I. du 27 décembre 1866, décide l'application du régime municipal métropolitain en Algérie. Dans le Tell, le maire est l'officier de l'état civil et il peut, désormais, donner délégations à ses adjoints " indigènes ".

Ailleurs, l'Empereur charge le gouverneur général (le G. G.) de légiférer:
- là où la population européenne est " devenue suffisante ";
- là, où les territoires des tribus auront été délimités.

Ce sera l'arrêté du G. G. du 20 mai 1866. Dans les T.M. divisés en " subdivisions " et les subdivisions en cercles (appelées aussi annexes) sont créées :

- 1. des communes mixtes (C.M.). Elles sont administrées par des officiers appelés commandants de cercles qui sont les officiers de l'état-civil. Ils peuvent déléguer ces fonctions à leurs adjoints indigènes ( Ce n'est qu'avec l'arrêté ministériel du 24 novembre 1871 que la commune mixte va être administrée par un fonctionnaire civil : l'administrateur des Services civils de l'Algérie, d'abord dans le Tell puis, progressivement dans le Sud et au Sahara.).

- 2. des communes subdivisionnaires, qui regroupent les douars et sont administrées par des commandants de cercle, officiers de l'état-civil.

II - La mise en place du service public de l'état-civil : 1882-1930

Le pays est pacifié, l'administration de l'état civil gagne le bled, la population se familiarise avec sa pratique et commence à bien connaître les avantages qu'elle permet d'obtenir.

Lors de la conquête de la régence de l'Empire ottoman, la " Régence turque d'Alger ", il n'existe pas (et il n'a jamais existé) de service public de l'état-civil. La quasi-totalité de la population est musulmane (de rite malékite).

La grande loi du 23 mars 1882 " sur la constitution de l'état civil des indigènes musulmans de l'Algérie " :

- décide d'un recensement général de la population musulmane (alors de l'ordre de 2 842000 habitants) avec attribution d'un nom patronymique laissé au choix de l'intéressé et de sa famille, sur un registre-matrice en deux exemplaires (l'un déposé en mairie, l'autre au greffe du tribunal civil),

- rend obligatoire les déclarations de naissance et de décès selon les règles du Code civil et celles des mariages et divorces par déclaration au maire par le mari et l'épouse (ou par le représentant de cette dernière) en présence de deux témoins ( Le législateur de l'époque a ignoré le mode quasi exclusif de dissolution du mariage par répudiation de la femme par son mari.).

Par la suite, une meilleure connaissance du droit musulman en matière de mariage et de sa dissolution sera source de la loi modificative du 2 avril 1930 qui réglemente la publicité des répudiations définitives de la femme par son mari et le divorce judiciaire par consentement mutuel. Mariage, et dissolution du mariage doivent être déclarés par le mari dans un délai de 5 jours avec justifications des actes de mariage et de sa dissolution (acte du Qâdhi). Dans le bled, la déclaration est faite au caïd du douar qui la mentionne sur un registre puis en avise l'officier de l'état civil dans les huit jours pour transcription sur le registre de la commune.

Les jugements du Qâdhi ou du tribunal sont adressés à l'officier de l'état-civil pour transcription sur le registre (des répudiations/divorces) et sur les actes de naissance et de mariage (Les modalités du mariage et de sa dissolution seront exposées dans un prochain article.).

III - Les derniers temps de la France en Algérie - 1931-1962

La législation:

En France, au Parlement et au Gouvernement, des hommes politiques pensent que les mentalités ont changé en Algérie, que la population musulmane est favorable à une libéralisation et à une modernisation du droit musulman relatif au statut des personnes. Et, dans les dernières années, lors des " événements d'Algérie " s'y ajoute la croyance d'un facteur susceptible de faire basculer la population musulmane en faveur de l'Algérie Française...

C'est ainsi, que seront promulgués:

1 - Le décret du 1er août 1902 sur la tutelle des enfants mineurs de Kabylie.

Le décret du 12 août 1931 sur la tutelle des enfants mineurs dans toute l'Algérie (mais non aux enfants kabyles).

La loi du 11 juillet 1957 qui abroge la législation antérieure et s'applique donc aussi aux enfants kabyles.
Les auteurs de ces textes ont eu pour but de protéger efficacement le patrimoine des mineurs contre les agissements frauduleux de membres de leurs familles, ce que ne permettait pas toujours le droit musulman.

2 - La loi du 2 mai 1930 et de décret du 19 mai 1931 sur le mariage des Kabyles et sur sa dissolution.

Le but du législateur de 1930 a été de protéger la jeune fille, - jusque-là " vendue " discrétionnairement par son père selon les coutumes kabyles (gânouns) et souvent, alors qu'elle était encore enfant.

Désormais, l'âge légal pour le mariage est fixé à 15 ans (filles et garçons).

Et le projet de mariage (célébré hors la présence de l'autorité publique) doit être déclaré à l'officier de l'état civil qui en fera la vérification au vu des actes de naissance des futurs époux. Le mariage sera mentionné, alors, sur le registre des mariages de la commune.

Quant au décret, il concerne la dissolution des mariages.

Jusqu'ici, selon les coutumes kabyles, le lien conjugal ne pouvait être rompu que par la répudiation de l'épouse. Si celle-ci voulait reprendre sa liberté, elle devait l'acheter au prix fort au mari, le mari fixant ce prix à sa convenance, s'il acceptait alors de répudier sa femme. " Rançon " très élevée en cas de répudiation " berrou tegouri ", ou " lefdi " plus raisonnable en cas de répudiation " berrou embla tegouri ". Et si jamais il refusait la somme offerte, la femme était répudiée mais ne pouvait plus se remarier... !

Avec le décret, l'épouse peut, désormais, demander le divorce au juge de paix, dans des cas limitatifs : sévices graves, absence du mari sans motifs depuis plus de 2 ans, insuffisance d'entretien, condamnation du mari à une peine criminelle. Et, il est interdit au mari d'exiger une indemnité. Il ne peut réclamer que le remboursement de la dot (thâmanth) versée à la femme lors du mariage.

3 - L'ordonnance du 4 février 1959 et le décret du 17 septembre 1959 ( Textes applicables au 5 octobre 1959 et dans toute l'Algérie (donc, aux Kabyles) et au Sahara (départements des Oasis et de la Saoura).).

Concernant le mariage, c'est le principe de la liberté de consentement des époux et la suppression du droit de contrainte matrimoniale du père (djebr) qui lui permettait de décider, seul, du mariage de ses enfants. C'est donc le consentement personnel des futurs époux que doit recueillir l'officier d'état civil comme le qâdhi (si c'est lui qui célèbre le mariage, selon le choix des familles). L'âge légal pour le mariage est fixé à 18 ans pour les garçons et à 15 ans pour les filles. L'acte de mariage (célébré par le qâdhi) est enregistré par l'officier de l'état civil sur son registre des mariages et il délivre aux époux le livret de famille particulier aux musulmans (pages pour les quatre unions possibles). Désormais l'acte de mariage devient la seule preuve possible de son existence (jusqu'ici, c'était possible par les affirmations de témoins).

Concernant la dissolution du mariage, c'est l'égalité des époux pour demander en justice le divorce. Le mari ne peut donc plus répudier l'épouse ! Les causes de divorce sont dites " péremptoires " (recevables, que si...) et limitatives: adultère, condamnation d'un époux à une peine " afflictive " et infamante (c'est-à-dire criminelle), sévices et injures graves renouvelés rendant intolérables le maintien de l'union conjugale. Le juge compétent est le qâdhi (mais, le juge d'instance - l'ancien juge de paix avant 1959 - sera le juge du divorce sur option des parties).

Enfin, le jugement de divorce est mentionné en marge de l'acte de mariage et des actes de naissance des époux.

IV - Les recours devant les tribunaux

En métropole, c'est, par tradition, le tribunal civil (aujourd'hui, tribunal de grande instance -T.G.I.) qui connaît des litiges, concernant:
- le statut des personnes dans la famille (ex : le mariage de... et de... est-il valable? Le divorce doit-il être prononcé ?),
- les actes de l'état civil: validité d'un acte, suppléer à l'absence d'acte, corriger les erreurs contenues dans un acte...

En Algérie, c'était plus complexe, car si concernant les actes de l'état civil, le tribunal civil a toujours été compétent dans les conflits concernant le statut des personnes, ce pouvait être le qâdhi ou bien, sur option des parties le juge de paix, ou encore c'était le juge de paix pour les litiges opposant les Kabyles et pour les musulmans ayant obtenu la citoyenneté (et leurs descendants) le juge de paix...

D'abord, peu de saisines des tribunaux, les musulmans attachant peu d'importance aux questions liées à l'état-civil mais dans les dernières décennies du xixe siècle, cela va changer. En effet, ils prennent conscience des avantages procurés grâce à un acte de naissance, de mariage... sur le plan administratif (carte d'identité), sur le plan économique (distribution de vivres et en période de guerre, tickets de rationnement...) comme sur le plan social (allocations familiales et autres, pensions...). D'où des demandes pour un jugement suppléant à l'absence d'acte de naissance, ou pour demander la rectification des erreurs dans les actes... sans oublier les fausses erreurs ! Par exemple, enfants " attribués " au frère qui a droit aux allocations familiales (et ensuite, on partage) ou bien majoration de l'âge pour percevoir une pension. Le tribunal, est souvent appelé à rendre des jugements " collectifs " pour déclarer la naissance de plusieurs dizaines de personnes et c'est le juge de paix du bled qui sera délégué pour les mesures d'instruction nécessaires ( Ce sera l'objet d'un prochain article.).

Le 2 juillet 1962, ce sera la fin de l'Algérie française et l'Algérie deviendra indépendante le 3 juillet. Les problèmes d'état civil viendront en France avec l'arrivée de musulmans ( En Algérie la législation française sera progressivement abrogée pour laisser la place au droit musulman traditionnel.).