L'état
civil des musulmans en Algérie française
par Georges Bensadou
L'auteur
Georges Bensadou est né dans le quartier
populaire du Mamelon à Sidi-BelAbbès,
dans une famille installée dans cette ville lors de sa création
en 1847. Sa carrière dans la magistrature a débuté
en 1955 et s'est achevée le 1" janvier 1991. Il est le président
de Chambre honoraire de la Cour d'appel de Riom. Georges Bensadou est
officier de l'Ordre national du Mérite. Membre du Cercle algérianiste
et du Centre de Documentation Historique sur l'Algérie, ses travaux
et ses conférences portent sur l'Algérie et le Sahara :
leur histoire, leurs communautés, leurs villes et également
sur l'Islam et les Berbères. Il a publié un livre sur sa
carrière dans la magistrature: Souvenirs d'un juge.
Des affaires judiciaires récentes, portées à la connaissance
du public par les médias, ont mis en évidence les difficultés
de la coexistence
en France des communautés laïques et religieuses, notamment
en ce qui concerne les musulmans de droit religieux confronté au
droit laïc de la République en matière d'état-civil,
particulièrement en matière de mariage et de sa dissolution.
Problèmes relatifs à la polygamie, au mariage forcé
des jeunes filles, à la répudiation de l'épouse...
qui ont surpris et parfois provoqué un climat d'hostilité
à l'égard des musulmans ou bien, parfois de la sympathie...
!
De bonnes âmes, dans le climat actuel de relativisme (valeur égale
de toutes les morales) et de la " repentance coloniale " y ont
vu des traces d'un esprit colonialiste et plus particulièrement
d'un colonialisme de 132 ans en Algérie. Alors? Ne convient-il
pas d'examiner ce passé? De voir comment les Français ont
réglé les problèmes qui se sont posés en Algérie
dans le domaine de l'état civil en présence d'une population
indigène qui a, toujours, été très attachée
à son statut personnel de droit religieux islamique.
Et cela, bien sûr, en tenant compte des circonstances historiques
qui, seules, peuvent expliquer les solutions législatives qui ont
été choisies, et non pas, en les jugeant selon les valeurs
morales de nos jours, anachronisme devenu trop fréquent ! Tout
d'abord, quelques observations préliminaires :
- Qu'est-ce que l'état-civil?
L'état-civil d'une personne est un aperçu officiel de son
identité et de sa situation dans sa famille (Paul fils de Pierre
et Marie... né à... le... Pierre... et Marie... mariés
le... à...).
L'ETAT-CIVIL désigne l'administration, service public de l'Etat
qui enregistre ces renseignements sur des documents officiels " les
registres d'état civil ". Service confié, en général,
au maire de la commune. C'est aussi l'autorité judiciaire (tribunaux)
appelée à remédier à l'absence d'un acte ou
à en corriger les erreurs ou bien à statuer lors de litiges,
relatifs à la famille (filiation, divorces...).
- Qu'en était-il en Algérie?
Tout d'abord, lors de la conquête de cette régence de l'Empire
ottoman, la " Régence turque d'Alger ", il faut noter
qu'il n'existe pas (et il n'a jamais existé) de service public
de l'état-civil. La quasi-totalité de la population est
musulmane (de rite malékite).
La convention de capitulation du Dey d'Alger du 5 juillet 1830 vaut, en
droit international public, annexion du pays et attribution à ses
habitants de la nationalité française. La France s'engage
alors à ce que... " l'exercice de la religion mahométane
reste libre "...et, à ce que... la religion des habitants
ne reçoive aucune atteinte... Cette promesse sera source de difficultés,
le droit musulman des personnes étant fort éloigné
et souvent en contradiction avec le droit laïc de la France. Notamment
en matière de mariage (polygamie, célébration en
privé, non intervention de l'Etat, dissolution par répudiation
de l'épouse...). Aussi, les registres de l'état civil de
la métropole ne pourront pas être utilisés, et il
sera nécessaire d'inventer des registres pour en tenir compte d'où,
en Algérie, deux catégories de registres: ceux pour les
musulmans et ceux pour les Européens " (1, 2 et 3).
1et 2 - Pour la Convention et la religion
musulmane, textes en annexe et voir notre étude " Une date
à retenir, le 5 juillet 1830 ". L'algérianiste n°
67 de septembre 1994; p. 80
3 - Registres " européens " et registres " musulmans
", c'était donc une nécessité pratique, une
obligation ..1 non pas une manifestation de racisme colonial de type "
apartheid "... !
Ensuite, la législation de l'état civil a été
souvent modifiée pour tenir compte des progrés de la conquête
et de la pacification du pays, de l'installation progressive de l'administration
de l'état civil dans le " bled " et d'une meilleure connaissance
de la mentalité de la population et du droit musulman.
I - Le temps des tâtonnements:
1830-1882
Lors de l'occupation du pays, il sera divisé
sur le plan administratif en Territoires Civils (T.C.) qui sont pacifiés
et où la population européenne s'installe et Territoires
Militaires (T.M.) qui commencent à l'être et où les
Européens arrivent. D'où en matière d'état-civil
des régimes différents selon les Territoires. Dans les T.C.
l'officier de l'état civil sera, dans les villes du Tell, le maire
et ailleurs, dans les " districts ", le maire dans les villes
et les commissaires civils dans le bled.
Dans les T.M. des Hauts Plateaux, ce sera l'officier de l'armée,
" commandant de place ".
Il faut attendre les Décrets Impériaux (D.I.) des 8 août
1854 et 27 décembre 1866 pour que l'état civil soit organisé
de manière spécifique pour les musulmans.
a - Dans le bled, le cheikh (fonctionnaire)
qui administre les douars (villages) doit recueillir les déclarations
de naissance et de décès et il en dresse un acte en arabe
qu'il doit transmettre au maire pour inscription sur les registres "
musulmans ". Aucune disposition n'est prise concernant les mariages
et répudiations. (D.I. du 8 août 1854).
b - Le D.I. du 27 décembre
1866, décide l'application du régime municipal métropolitain
en Algérie. Dans le Tell, le maire est l'officier de l'état
civil et il peut, désormais, donner délégations à
ses adjoints " indigènes ".
Ailleurs, l'Empereur charge le gouverneur général (le G.
G.) de légiférer:
- là où la population européenne est " devenue
suffisante ";
- là, où les territoires des tribus auront été
délimités.
Ce sera l'arrêté du G. G. du 20 mai 1866. Dans les T.M. divisés
en " subdivisions " et les subdivisions en cercles (appelées
aussi annexes) sont créées :
- 1. des communes mixtes (C.M.). Elles sont administrées par des
officiers appelés commandants de cercles qui sont les officiers
de l'état-civil. Ils peuvent déléguer ces fonctions
à leurs adjoints indigènes (
Ce n'est qu'avec l'arrêté ministériel du 24 novembre
1871 que la commune mixte va être administrée par un fonctionnaire
civil : l'administrateur des Services civils de l'Algérie, d'abord
dans le Tell puis, progressivement dans le Sud et au Sahara.).
- 2. des communes subdivisionnaires, qui regroupent les douars et sont
administrées par des commandants de cercle, officiers de l'état-civil.
II - La mise en place du service public
de l'état-civil : 1882-1930
Le pays est pacifié, l'administration
de l'état civil gagne le bled, la population se familiarise avec
sa pratique et commence à bien connaître les avantages qu'elle
permet d'obtenir.
Lors de la conquête de la régence de l'Empire ottoman, la
" Régence turque d'Alger ", il n'existe pas (et il n'a
jamais existé) de service public de l'état-civil. La quasi-totalité
de la population est musulmane (de rite malékite).
La grande loi du 23 mars 1882 " sur la constitution de l'état
civil des indigènes musulmans de l'Algérie " :
- décide d'un recensement général de la population
musulmane (alors de l'ordre de 2 842000 habitants) avec attribution d'un
nom patronymique laissé au choix de l'intéressé et
de sa famille, sur un registre-matrice en deux exemplaires (l'un déposé
en mairie, l'autre au greffe du tribunal civil),
- rend obligatoire les déclarations de naissance et de décès
selon les règles du Code civil et celles des mariages et divorces
par déclaration au maire par le mari et l'épouse (ou par
le représentant de cette dernière) en présence de
deux témoins ( Le législateur
de l'époque a ignoré le mode quasi exclusif de dissolution
du mariage par répudiation de la femme par son mari.).
Par la suite, une meilleure connaissance du droit musulman en matière
de mariage et de sa dissolution sera source de la loi modificative du
2 avril 1930 qui réglemente la publicité des répudiations
définitives de la femme par son mari et le divorce judiciaire par
consentement mutuel. Mariage, et dissolution du mariage doivent être
déclarés par le mari dans un délai de 5 jours avec
justifications des actes de mariage et de sa dissolution (acte du Qâdhi).
Dans le bled, la déclaration est faite au caïd du douar qui
la mentionne sur un registre puis en avise l'officier de l'état
civil dans les huit jours pour transcription sur le registre de la commune.
Les jugements du Qâdhi ou du tribunal sont adressés à
l'officier de l'état-civil pour transcription sur le registre (des
répudiations/divorces) et sur les actes de naissance et de mariage
(Les modalités du mariage et
de sa dissolution seront exposées dans un prochain article.).
III - Les derniers temps de la France
en Algérie - 1931-1962
La législation:
En France, au Parlement et au Gouvernement,
des hommes politiques pensent que les mentalités ont changé
en Algérie, que la population musulmane est favorable à
une libéralisation et à une modernisation du droit musulman
relatif au statut des personnes. Et, dans les dernières années,
lors des " événements d'Algérie " s'y ajoute
la croyance d'un facteur susceptible de faire basculer la population musulmane
en faveur de l'Algérie Française...
C'est ainsi, que seront promulgués:
1 - Le décret du 1er août 1902 sur
la tutelle des enfants mineurs de Kabylie.
Le décret du 12 août 1931 sur la tutelle des enfants mineurs
dans toute l'Algérie (mais non aux enfants kabyles).
La loi du 11 juillet 1957 qui abroge la législation antérieure
et s'applique donc aussi aux enfants kabyles.
Les auteurs de ces textes ont eu pour but de protéger efficacement
le patrimoine des mineurs contre les agissements frauduleux de membres
de leurs familles, ce que ne permettait pas toujours le droit musulman.
2 - La loi du 2 mai 1930 et de décret du
19 mai 1931 sur le mariage des Kabyles et sur sa dissolution.
Le but du législateur de 1930 a été de protéger
la jeune fille, - jusque-là " vendue " discrétionnairement
par son père selon les coutumes kabyles (gânouns) et souvent,
alors qu'elle était encore enfant.
Désormais, l'âge légal pour le mariage est fixé
à 15 ans (filles et garçons).
Et le projet de mariage (célébré hors la présence
de l'autorité publique) doit être déclaré à
l'officier de l'état civil qui en fera la vérification au
vu des actes de naissance des futurs époux. Le mariage sera mentionné,
alors, sur le registre des mariages de la commune.
Quant au décret, il concerne la dissolution des mariages.
Jusqu'ici, selon les coutumes kabyles, le lien conjugal ne pouvait être
rompu que par la répudiation de l'épouse. Si celle-ci voulait
reprendre sa liberté, elle devait l'acheter au prix fort au mari,
le mari fixant ce prix à sa convenance, s'il acceptait alors de
répudier sa femme. " Rançon " très élevée
en cas de répudiation " berrou tegouri ", ou " lefdi
" plus raisonnable en cas de répudiation " berrou embla
tegouri ". Et si jamais il refusait la somme offerte, la femme était
répudiée mais ne pouvait plus se remarier... !
Avec le décret, l'épouse peut, désormais, demander
le divorce au juge de paix, dans des cas limitatifs : sévices graves,
absence du mari sans motifs depuis plus de 2 ans, insuffisance d'entretien,
condamnation du mari à une peine criminelle. Et, il est interdit
au mari d'exiger une indemnité. Il ne peut réclamer que
le remboursement de la dot (thâmanth) versée à la
femme lors du mariage.
3 - L'ordonnance du 4 février 1959 et le
décret du 17 septembre 1959 ( Textes
applicables au 5 octobre 1959 et dans toute l'Algérie (donc, aux
Kabyles) et au Sahara (départements des Oasis et de la Saoura).).
Concernant le mariage, c'est le principe de la liberté de consentement
des époux et la suppression du droit de contrainte matrimoniale
du père (djebr) qui lui permettait de décider, seul, du
mariage de ses enfants. C'est donc le consentement personnel des futurs
époux que doit recueillir l'officier d'état civil comme
le qâdhi (si c'est lui qui célèbre le mariage, selon
le choix des familles). L'âge légal pour le mariage est fixé
à 18 ans pour les garçons et à 15 ans pour les filles.
L'acte de mariage (célébré par le qâdhi) est
enregistré par l'officier de l'état civil sur son registre
des mariages et il délivre aux époux le livret de famille
particulier aux musulmans (pages pour les quatre unions possibles). Désormais
l'acte de mariage devient la seule preuve possible de son existence (jusqu'ici,
c'était possible par les affirmations de témoins).
Concernant la dissolution du mariage, c'est l'égalité des
époux pour demander en justice le divorce. Le mari ne peut donc
plus répudier l'épouse ! Les causes de divorce sont dites
" péremptoires " (recevables, que si...) et limitatives:
adultère, condamnation d'un époux à une peine "
afflictive " et infamante (c'est-à-dire criminelle), sévices
et injures graves renouvelés rendant intolérables le maintien
de l'union conjugale. Le juge compétent est le qâdhi (mais,
le juge d'instance - l'ancien juge de paix avant 1959 - sera le juge du
divorce sur option des parties).
Enfin, le jugement de divorce est mentionné en marge de l'acte
de mariage et des actes de naissance des époux.
IV - Les recours devant les tribunaux
En métropole, c'est, par tradition,
le tribunal civil (aujourd'hui, tribunal de grande instance -T.G.I.) qui
connaît des litiges, concernant:
- le statut des personnes dans la famille (ex : le mariage de... et de...
est-il valable? Le divorce doit-il être prononcé ?),
- les actes de l'état civil: validité d'un acte, suppléer
à l'absence d'acte, corriger les erreurs contenues dans un acte...
En Algérie, c'était plus complexe, car si concernant les
actes de l'état civil, le tribunal civil a toujours été
compétent dans les conflits concernant le statut des personnes,
ce pouvait être le qâdhi ou bien, sur option des parties le
juge de paix, ou encore c'était le juge de paix pour les litiges
opposant les Kabyles et pour les musulmans ayant obtenu la citoyenneté
(et leurs descendants) le juge de paix...
D'abord, peu de saisines des tribunaux, les musulmans attachant peu d'importance
aux questions liées à l'état-civil mais dans les
dernières décennies du xixe siècle, cela va changer.
En effet, ils prennent conscience des avantages procurés grâce
à un acte de naissance, de mariage... sur le plan administratif
(carte d'identité), sur le plan économique (distribution
de vivres et en période de guerre, tickets de rationnement...)
comme sur le plan social (allocations familiales et autres, pensions...).
D'où des demandes pour un jugement suppléant à l'absence
d'acte de naissance, ou pour demander la rectification des erreurs dans
les actes... sans oublier les fausses erreurs ! Par exemple, enfants "
attribués " au frère qui a droit aux allocations familiales
(et ensuite, on partage) ou bien majoration de l'âge pour percevoir
une pension. Le tribunal, est souvent appelé à rendre des
jugements " collectifs " pour déclarer la naissance de
plusieurs dizaines de personnes et c'est le juge de paix du bled qui sera
délégué pour les mesures d'instruction nécessaires
( Ce sera l'objet d'un prochain article.).
Le 2 juillet 1962, ce sera la fin de l'Algérie française
et l'Algérie deviendra indépendante le 3 juillet. Les problèmes
d'état civil viendront en France avec l'arrivée de musulmans
( En Algérie la législation
française sera progressivement abrogée pour laisser la place
au droit musulman traditionnel.).
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