Le blocus et l'expédition française contre la Régence d'Alger
(1827-1830)
par Roland Courtinat

Les historiens sont maintenant d'accord pour admettre que le " coup de l'éventail " donné par le dey Hussein à notre consul beval le 30 avril 1827 n'était qu'un prétexte. Cet affront fait à la France ne sera pas le détonateur des explosions qui embraseront la plage de Sidi-Ferruch le 14 juin 1830.

extraits du numéro 113 , mars 2006, de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 12 et 13-4-2011

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Le blocus et l'expédition française contre la Régence d'Alger
(1827-1830)



LE CONTENTIEUX était très lourd entre les États européens d'une part et la Régence d'Alger d'autre part. L'idée d'affranchir la chrétienté de la menace barbaresque fut considérée comme l'un des devoirs de la Restauration.

Louis XVIII et Charles X y pensaient sans cesse, et seules les affaires politiques européennes ne permirent pas de réaliser ce rêve plus tôt. L'occasion se présente à la réunion des puissances européennes à Aix-la-Chapelle en 1819. Ce congrès mandate les gouvernements français et britannique pour notifier au dey la volonté de l'Europe de voir supprimer la piraterie, qualifiée de " système hostile au commerce pacifique ", sous menace d'une " ligue générale des puissances ". La France et l'Angleterre ne recevront qu'un refus brutal. Les échecs retentissants des nombreuses tentatives d'expéditions punitives contre la Régence s'étant presque toutes soldées par des désastres, à l'exception des bombardements de l'amiral Duquesne en 1682-1683, renforçaient le dey dans sa conviction qu'Alger était invincible, inexpugnable, et qu'il pouvait braver impunément la chrétienté.

Le trafic maritime de toutes les puissances européennes se trouvait menacé en Méditerranée de façon permanente du fait de la piraterie menée avec arrogance par la Régence d'Alger. Si au xville siècle la piraterie barbaresque est en net déclin, il n'en reste pas moins vrai que, peu nombreux mais toujours actifs, les raïs algérois continuent toujours leurs méfaits en Méditerranée. Entre 1765 et 1793 ils s'emparent de 79 navires français et il faudra attendre l'année 1823 pour que cesse totalement la piraterie. Il est évident que les deys d'Alger n'ont pas compris que la révolution industrielle européenne mettait en péril leur principale source de revenus. Mieux, ils l'ont niée, alors qu'elle était la cause principale de la diminution de la piraterie, de la réduction des butins en marchandises et esclaves, de la régression de la fortune de la ville d'Alger. Les chefs de la Régence comptaient toujours pour l'essentiel sur la piraterie et ses prises humaines et en marchandises pour équilibrer leur budget. Libérés de la tutelle ottomane, les deys s'avéraient incapables d'évoluer économiquement et politiquement. Le dey Hussein ne pouvait renoncer aux bénéfices qu'il tirait de la piraterie. Quant à l'esclavage, il considérait, après le bombardement de Lord Exmouth en 1816, qu'il n'y avait plus officiellement d'esclaves à Alger, mais des prisonniers de guerre. C'est pourquoi l'Europe était maintenant décidée à éradiquer ce nid de vipères qu'était Alger.

Si auXVIIIè siècle la piraterie barbaresque est en net déclin, il n'en reste pas moins vrai que, peu nombreux mais toujours actifs, les raïs algérois continuent toujours leurs méfaits en Méditerranée. Entre 1765 et 1793 ils s'emparent de 79 navires français et il faudra attendre l'année 1823 pour que cesse totalement la piraterie.

A ces considérations de sécurité maritime vient se greffer un litige commercial qui empoisonne les relations entre la France et la Régence. En 1790 la jeune République française signe un traité " centenaire " de paix entre Alger et Paris. La République a besoin de céréales et aussi d'argent. Elle emprunte en 1793 au dey d'Alger, Sidi Hassan 250000 F, suivi d'un prêt d'un million (sur les 5 demandés) en 1795. Ce prêt consenti en 1796 revêt la forme de crédits consacrés à des achats de blé à la Régence et destinés aux départements méditerranéens. Elle emprunte à Bacri et Busnach, négociants juifs livournais établis à Alger depuis quelques années, bailleurs de fonds du dey, qui servent d'intermédiaires, conduisent les négociations et fournissent le blé.

Les fournitures de céréales, prévues pour le Midi de la France, s'étendent également à l'armée d'Italie. Les deux compères s'étaient même chargés en 1798 d'approvisionner dans l'île de Malte des magasins affectés aux subsistances de l'armée française en prévision de l'expédition d'Égypte. Il apparaîtrait que l'origine du litige résiderait dans ces fournitures de blé, chargées à Alger sur des bâtiments neutres, et arraisonnés à la sortie du port d'Alger par des pirates préalablement prévenus. Ce blé aurait été racheté à bas prix et vendu de nouveau à la France. Mais tellement avarié qu'on aurait dû le jeter par-dessus bord à son arrivée à Toulon.

La communauté juive d'Alger avait reconnu pour chef Michel Coen Bacri, dit Ben Zahout, propriétaire d'une maison de commerce à Livourne, qui avait ouvert un comptoir à Alger vers 1770. Modeste au début, l'établissement prospéra et son fils aîné Joseph s'associa avec trois de ses frères et son propre fils David. Il s'associa ensuite avec son beau-frère, Neftali Bou Djenah, plus connu sous le nom de Busnach. L'association fit rapidement fortune, grâce à l'activité et à l'intelligence des deux associés. Informés par leurs correspondants de tout ce qui touchait au commerce et à la politique européenne, ces juifs méprisés mais indispensables prirent une influence totale sur la Régence, faisant et défaisant les deys selon leur gré. Busnach méritait bien le surnom de " Roi d'Alger " qu'on lui attribuait parfois par raillerie. Bacri-Busnach avaient profité de la faveur dont ils jouissaient pour accaparer, dans toute la Régence, le commerce des grains. La guerre déclarée à la Régence par la France - le traité " centenaire " n'avait duré que quelques, années ! - à cause de la campagne d'Égypte, suspend le paiement d'une facture de 2 297 445 F, présentée par Jacob Bacri, chargé des intérêts de la maison à Paris. On emprisonne Bacri comme sujet algérien. La paix revient en 1800 et Jacob Bacri est remis en liberté. Il présente de nouveau sa créance qui s'élève maintenant à 7 942 992 F. BacriBusnach touchent un acompte de 3 175 631 F. Un nouveau traité de commerce est signé en 1801 et une nouvelle créance est présentée par Bacri dont le montant est cette fois de 7 000 000 de francs. Mais Napoléon n'est pas facile à convaincre. Après un versement de 1 200 000 F les choses en restent là. En 1815 Pierre Deval est le nouveau consul de France à Alger.

Fils d'un drogman de l'ambassade de France à Constantinople, né et élevé au Levant, d'une mentalité toute levantine, ce diplomate parle couramment le turc et l'arabe. Il paraît avoir été découragé, dès sa prise de poste, par les difficultés de sa mission. 1815 c'est aussi Waterloo et le deuxième retour de Louis XVIII. La créance Bacri, grossie d'énormes intérêts, est ressortie des dossiers de l'Empire. Le représentant de Bacri à Paris présente en 1818 un mémoire de 24 000 000 de francs ! L'énormité de la somme est tellement scandaleuse qu'il accepte de la voir réduite à 7 millions de francs, payables en espèces pour solde de tout compte. 2 500 000 F sont prélevés sur les 7 millions et consignés à la caisse des dépôts. Le 12 avril 1820, le dey Hussein, successeur d'Hassan, se prétend cocréancier des fournitures et espère recouvrer une partie de la somme. Bacri-Busnach réalisent par une série d'emprunts les 4 500 000 F de la garantie consignés à la Caisse des Dépôts. Mais la loi votée par les Chambres ignore Hussein en tant que créancier. Deval essaie de lui exposer les principes du droit français; mais le dey s'irrite de plus en plus. Il est persuadé qu'on le trompe et prend en grippe, puis en haine notre consul. L'Angleterre toujours prête à contrecarrer l'influence française en Afrique du Nord, soutient le dey dans sa détermination et le persuade que la France est incapable de mener une action militaire contre la Régence. Deval a le tort d'opposer au dey une attitude louvoyante et obséquieuse. Hussein demande son rappel et adresse au ministre des Affaires étrangères une nouvelle lettre que, dans sa défiance à l'égard de Deval, il charge le consul de Naples de faire parvenir à Paris. L'affaire devient inextricable. La piraterie reprend de plus belle. Le 29 octobre 1826 une frégate française La Galathée entre dans le port d'Alger. Hussein croit qu'elle apporte l'argent qu'il réclame. Mais c'est une demande de réparations pour les actes de piraterie commis à l'encontre des bâtiments français qui lui est signifiée ! Hussein, furieux, refuse et accuse Deval de jouer double jeu. Il prétend tenir de Bacri la preuve que notre consul a touché 3 000 000 F de commission. Le dey insiste auprès du gouvernement français pour que Deval soit rappelé. Le Conseil des ministres rejette cet ordre et décide qu'une escadre partira de Toulon en avril 1827 pour exiger l'exécution des réparations. Le 30 avril 1827 le consul de France se rend au palais du dey à l'occasion de la fête de Baïram. La conversation porte bien évidemment sur le litige. Le ton monte des deux côtés et le dey, hors de lui, ordonne à Deval de sortir. Celui-ci ne bougeant pas il le frappe avec le manche de son chasse-mouches.

Au début Deval considère ce coup de l'éventail comme un détail mineur. Ce n'est que plus tard, quand il rédige son rapport, qu'il découvre qu'en réalité la France pouvait être humiliée dans sa personne.

Il relate la scène à l'intention du baron de Damas, ministre des Affaires étrangères: " privilège accordé aux consuls de France en cette ville, de complimenter en audience particulière le dey, la veille de la fête de Baïram, me fit demander au château Ileure où Son Altesse voulait me recevoir. Le dey me fit dire qu'il me recevrait à une heure après midi, mais qu'il voulait voir la dernière dépêche de Votre Excellence Je ne fus pas peu surpris de la prétention du dey de connaître par lui-même les dépêches que Votre Excellence me fait l'honneur de m'adresser, et je pouvais concevoir quel en était le but. Je me rendis néanmoins au château à l'heure indiquée. Introduit à l'audience, le dey me demanda s'il était vrai que l'Angleterre avait déclaré la guerre à la France. Je lui dis que ce n'était qu'un faux bruit, provenant des troubles suscités au Portugal, dans lesquels le gouvernement du roi n'avait pas voulu s'immiscer, dans sa dignité et dans sa loyauté ".
- " Ainsi donc, dit le dey, la France accorde à l'Angleterre tout ce qu'elle veut, et à moi rien du tout! ".
- " Il me semble, seigneur, que le gouvernement du roi vous a toujours accordé tout ce qu'il a pu ".
- " Pourquoi votre ministre n'a-t-il pas répondu à la lettre que je lui ai écrite ? "
- " J'ai eu l'honneur de vous en porter la réponse aussitôt que je l'ai reçue ".
- " Pourquoi ne m'a-t-il pas répondu directement ? Suis-je un manant, un homme de boue, un va-nu-pieds ? Mais c'est vous qui êtes la cause que je n'ai pas reçu la réponse de votre ministre. C'est vous qui lui avez insinué de ne pas m'écrire! Vous êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre! "
- " Mon gouvernement ne vous écrira pas. C'est inutile! "
Se levant alors de son siège, il me porta, avec le manche de son chasse-mouches, trois coups violents sur le corps et me dit de me retirer "(ESQUER (G.), La prise d'Alger 1830.)

En revanche la lecture de son rapport au Conseil des ministres soulève surprise et indignation. La parole n'est plus à la diplomatie mais à la marine de guerre. Le capitaine de vaisseau Collet reçoit l'ordre de hâter les préparatifs de ses vaisseaux. L'escadre française appareille de Toulon et se présente le 12 juin 1827 devant Alger. Collet envoie au dey l'ultimatum de la France, qui reprend tous les anciens griefs empoisonnant les relations entre la France et la Régence. Il réclame pour l'avenir des garanties sérieuses. La France exige du dey qu'une députation vienne à bord du navire amiral et salue le drapeau français de 100 coups de canon. Hussein se rit de cet ultimatum. Entre-temps, Collet fait embarquer notre consul et les ressortissants français sur ses navires. Le délai de 24 heures étant expiré, Collet proclame officiellement le blocus (16 juin 1827).

Si le gouvernement français demande naturellement satisfaction, le dey estime que, si quelqu'un a à se plaindre, c'est bien lui. Hussein donne une version toute différente de l'incident : " Deval s'était bien mis dans mon esprit. Il était adroit. Je suis peu méfiant. Je crus à la sincérité de son amitié. I/ devint très familier chez moi et j'ai su de par quelques-uns de mes officiers qu'on dit généralement au sérail qu'une pareille intimité avec un homme de son espèce ne pouvait manquer d'avoir une mauvaise conclusion. Vers la fin du ramadam Deval vint me faire une visite officielle suivant l'usage. Je me plaignis à lui de n'avoir pas de réponse à quatre lettres écrites par moi au roi de France; il me répondit, le croirez-vous? Le roi a bien autre chose à faire que d'écrire à un homme comme toi ! Cette réponse grossière me surprit. L'amitié ne donne pas le droit d'être impoli. J'étais un vieillard qu'on devait respecter, et puis j'étais dey! Je fis observer à Deval qu'il s'oubliait étrangement. Il continua à me tenir des propos durs et messéants ; je voulus lui imposer silence, il persista. Sortez, malheureux! Deval me brava en restant et ce fut au point que, hors de moi, je lui donnai, en signe de mépris, de mon chasse- mouches au visage. Voici l'exacte vérité. Il existe beaucoup de témoins de cette scène qui pourront vous dire jusqu'à quel point je fus provoqué et ce qu'il me fallut de patience pour supporter toutes les invectives de ce consul, qui déshonorait ainsi le pays qu'il représentait. . . ". Il est difficile de savoir comment les choses se sont passées. La version de notre consul a été adoptée par les divers historiens de la conquête. Mais Hussein a toujours soutenu qu'il avait frappé Deval parce qu'il avait été poussé à bout par insolence.

Le gouvernement français espère que le blocus va amener Hussein à résipiscence. Il ordonne même à Deval de rester à bord de l'escadre, car il croit le dénouement proche, amenant le dey à accepter ses avances. Ce qui montre son désir d'en finir rapidement. Collet estime au contraire que sans une attaque d'Alger le blocus n'est qu'une démonstration navale insuffisante. " Une escadre ne peut être destinée à attaquer Alger que pour faire diversion et soutenir les troupes de débarquement au moment où elles escaladeront les murs ". Il charge le capitaine de frégate Dupetit-Thouars de porter à Paris sa lettre. Devant le ministre de la Marine, Dupetit-Thouars plaide la cause de Collet et arrive aux mêmes conclusions de Boutin ( Le chef de bataillon Boutin, du Génie, est envoyé en Algérie sur l'ordre de Napoléon. En moins de trois mois il accomplit sa mission (1808). Son rapport est si parfait et si complet qu'il servira de base à l'expédition de 1830. Cf. VERNET (François), Vincent-Yves Boulin, colonel du génie (1772-1815), l'algérianiste n° 76 décembre 1996.). Mais le conseil de l'Amirauté rejette les idées de Dupetit-Thouars. Le projet d'expédition ne sera repris que plus tard par le ministre de la Guerre, le comte de Clermont-Tonnerre. Dans son rapport le ministre déclare que pour se rendre maître de la Régence, ni un blocus rigoureux, ni un bombardement par escadre suffisent. Il faut mettre à terre un corps de débarquement. Ce rapport fut examiné en Conseil des ministres le 11 octobre 1827. Le président Villèle, effrayé par la dépense et surtout par les désastres des débarquements précédents dans la Régence, refuse catégoriquement ce projet et le roi Charles X ajourne sa décision.

Le blocus continuera donc et durera plus de deux ans. Sept bâtiments, puis douze bloquent les ports de la Régence, interdisant tout ravitaillement de la ville d'Alger. Le 4 août 1827, l'Orphée, chargé de munitions envoyées comme tribut par le roi de Suède au dey d'Alger, est arrêté et conduit à Toulon. Le 14 septembre sont capturés un bâtiment algérois et un tunisien chargés, l'un de grains et l'autre de sel. Des bricks et des corvettes sont employés à convoyer les navires de commerce sur les lignes de Marseille à Cadix et de Marseille à l'archipel ibérique. Dans la nuit du 3 octobre 1827 une flotte barbaresque, forte de onze à douze navires, avec 3 200 hommes d'équipage et 252 canons tente de forcer le blocus. Profitant du vent favorable, et malgré son infériorité numérique, Collet marche sur l'ennemi et engage le combat. Au bout de deux heures de canonnade, l'escadre barbaresque rompt le combat et rentre au port sous la protection des forts. Le dey, déçu par le résultat, ne tentera plus de nouvelle sortie. Mais les pirates continuent malgré tout leurs exactions. Trois goélettes sont capturées et conduites à Tunis. L'Arlequin, brick marseillais capturé puis dirigé sur Oran, sera repris le 23 mai 1828 par les embarcations de l'Adonis et de l'Alerte en forçant l'entrée du port. Cependant, au mois d'août, le commandant du blocus affirme qu'aucun pirate n'a quitté le port d'Alger depuis le début de l'année. Le 17 juin 1829, un canot de l'Iphigénie, en poursuivant une felouque sortie d'Alger, fut poussé à terre par les lames. Les canots de La-Duchesse-de-Berry, en essayant de secourir les marins en difficulté, furent à leur tour drossés contre la côte. Vingt-cinq matelots, dont deux enseignes, furent attaqués et massacrés par un millier d'Arabes. Leurs têtes coupées seront payées 100 piastres chacune par le dey.

Le ministre Villèle tombe le 4 janvier 1828. Il est remplacé par le ministère Martignac. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, le comte de la Ferrormay, se défie autant de la politique russe à l'égard de la Turquie que de la politique anglaise en Méditerranée, maîtresse de Gibraltar. Il craint qu'en combattant Hussein notre pays risque de faire la guerre à l'Angleterre. Alors il va chercher la collaboration de Mehemet-Ali, pacha d'Égypte, en mal de soumission à la Sublime porte, qui se fait fort de se rendre maître des Régences de Tunis et d'Alger. Mais en attendant la Chambre et l'opinion publique commencent à s'émouvoir. " Voilà deux années que nos bâtiments, sans connaître l'hivernage, restent à bloquer les parages d'Afrique et pourquoi ? Pour saisir en deux années cinq ou six petits corsaires, les seuls qui soient sortis d'Alger. De sorte que la Marine a déjà dépensé plus de millions à cette croisière qu'elle n'a capturé de barques valant au plus 20 000 F pièce! " (Ch. Dupin). C'est vrai que le blocus coûtait fort cher.

Les négociations continuent. Le contre-amiral Collet informe son gouvernement que, d'après des renseignements de source sûre, le dey serait prêt à accepter un accommodement.

Ordre est donné d'envoyer un parlementaire à qui Hussein ne peut que renouveler ses reproches à l'encontre de Deval et sa longue récrimination contre sa conduite. Le lieutenant de vaisseau Bezard emporte de cet entretien la conviction que jamais le dey ne se soumettra à la moindre réparation. D'autres tentatives échouent car le Foreign Office ne cesse d'encourager Hussein dans son attitude hostile, et le dey est persuadé que la Régence sera soutenue par l'Angleterre et qu'il sortira vainqueur de cette affaire. Et les propositions du gouvernement français, modérées jusqu'à la faiblesse par nécessité de sortir à tout prix de la crise, ne sont pas de nature à détromper Hussein.

Les négociations, les discussions, les tergiversations sont reprises puis échouent avec une régularité métronomique. Ayant épuisé tous les moyens de conciliation, Charles X reconnaît l'échec des négociations (27 janvier 1829). L'amiral La Bretonnière, - Collet malade, a été rapatrié sur la France où il mourra peu après - nouveau commandant du Blocus, déclare le 2 août 1829 que le roi de France emploiera la force s'il le faut. " Si j'ai de la poudre et des canons, lui répond Hussein, et puisqu'il n'y a pas de moyen de s'entendre, vous êtes libres de vous retirer. Vous êtes venus sous la loi du sauf-conduit, je vous permets de sortir sous la même garantie ". La Bretonnière donne l'ordre de lever le blocus et d'appareiller le 3 août. En dépit du pavillon parlementaire, les batteries d'Alger ouvrent le feu sur La Provence portant la marque de l'amiral, et qui continue d'évoluer sans riposter. Quatre-vingts coups de canon sont tirés, dont la plupart passèrent au-dessus du vaisseau et entre les mâts. Onze coups l'atteignirent, dont trois dans la coque, les autres dans les voilures; mais il n'y eut que de légers dégâts matériels. Sans répondre, La Bretonnière gagna bientôt la haute mer, hors de portée des forts. Deux Anglais assistant à la scène sur la terrasse du consulat d'Angleterre, réprouvèrent cette scandaleuse attaque. " Monsieur de La Bretonnière s'est conduit, dans cette circonstance, avec la plus grande dignité, en traitant ces pirates avec le mépris qu'ils méritaient ". Les consuls d'Angleterre et de Sardaigne présentèrent leurs remontrances au dey qui leur répondit que tout cela était le résultat d'une méprise et qu'il n'y était pour rien. Cependant le soir même le ministre de la Marine et le chef canonnier étaient destitués.

Devant cette nouvelle insulte, le gouvernement français réfléchit aux moyens de se venger. Le ministère Martignac tombe le 7 août 1829. Il est remplacé par le ministère Polignac. Polignac reprend le projet de La Ferronnay. Le pacha d'Egypte se fait fort de se rendre maître de Tripoli, de Tunis et d'Alger. Mehemet-Ali ambitionne de remplacer l'empire ottoman vieilli et impuissant. Pour financer son expédition Mehemet-Ali demande à la France un prêt de 28 millions et un don de quatre vaisseaux de ligne. Le roi de France accepte, ce qui le dispense d'envoyer ses propres troupes à Alger, et il s'engage à demander l'accord du sultan de Constantinople, théoriquement suzerain de Mehemet-Ali. Sitôt informée, l'Angleterre témoigne d'une résistance farouche au projet égyptien. Elle n'approuve pas la France d'aider un vassal dans sa rébellion contre un suzerain. Au Conseil des ministres français de décembre certains protestent; la cession de quatre vaisseaux affaiblirait la flotte et il est déshonorant de faire passer des bâtiments de guerre sous un pavillon étranger. La presse unanime prend ouvertement parti contre la combinaison égyptienne. On soupçonne Mehemet-Ali de ne pouvoir tenir ses promesses car la route est longue entre Alexandrie et Alger. L'hostilité de l'Europe et de l'opposition française fait renoncer Polignac à son projet. Le Conseil adopte " la prise de la ville et la destruction complète de ce nid de pirates ". Le plan de Bourmont qui comportait la prise d'Alger à partir d'une expédition terrestre en s'emparant d'Oran comme base de départ est finalement abandonné. Les ministres décident à l'unanimité la possibilité de débarquer dans la presqu'île de Sidi- Ferruch. Le 7 février 1830 Charles X approuve le projet et signe les ordonnances de mobilisation de l'armée et de la marine.

Polignac informe l'Europe que la France est décidée à terminer seule l'affaire d'Alger. Bien entendu, la méfiance de l'Angleterre à toute modification de statu quo en Méditerranée est immédiate. Ce n'est pas pour rien qu'en 1816 à la conférence de Londres elle essaye de faire adopter un principe d'alliance qui tendait surtout à assurer son hégémonie sur les mers. Craignant que sa suprématie en Méditerranée soit compromise par l'expédition française se terminant en colonisation, l'Angleterre essaie d'obtenir de Charles X qu'il renonce à son projet. Après discussion avec son Conseil des ministres, le roi tente d'apaiser l'inquiétude du cabinet Saint-James en faisant très adroitement de la destruction de la piraterie une question européenne. Polignac, dans ses directives aux ambassadeurs français, assure que la France ne disposera pas de sa conquête sans prendre l'avis de l'Europe. Mais l'Angleterre exige du gouvernement français une renonciation formelle à tout établissement durable en Afrique. Bien qu'il fût " Anglais de goût et d'allure, lié et apparenté par son mariage avec la haute société du Royaume-Uni ", Polignac apparaît dans cette affaire comme le défenseur des droits de la France et il refuse de prendre le moindre engagement. Cependant, les instructions comminatoires données par le cabinet de Saint-James à son ambassadeur, ainsi que ses menaces sont de pures façades. Personne en Angleterre n'envisage sérieusement qu'une guerre avec la France puisse éclater à cause d'Alger. Néanmoins le gouvernement anglais ne se tient pas pour battu. Il demande à son ambassadeur de harceler Polignac, puis son ministre de la Marine de Haussez, qui répondra avec hauteur à Lord Stuart: " France se fout de l'Angleterre... ". L'Angleterre n'abandonne pas la partie. Elle persuade le sultan d'envoyer à Alger une personnalité munie des pleins pouvoirs pour réduire le dey à l'obéissance et affermir la suzeraineté de la Porte à Alger. Si bien que la France se trouverait, non plus à laver un affront contre Hussein, mais en conflit avec l'Empire ottoman. Dans cette perspective le Diwan de Constantinople craint de mécontenter à la fois l'Angleterre et la France. L'hésitation est grande. Finalement le sultan charge Taher-Pacha, ancien combattant de la flotte ottomane, de se rendre à Alger. Averti du dilemme qui se pose, Taher-Pacha ne presse point les choses. Il part courant mai 1830, relâche à Tunis et ne se présente en vue d'Alger que le 20 mai, où l'escadre du blocus l'empêche d'entrer.

La plupart des autres puissances européennes accueillent favorablement la décision prise par le gouvernement français. L'Espagne se souvient trop de ses échecs passés contre la Régence pour être hostile à une expédition française. Elle acceptera le nolisement de ses bâtiments de commerce pour le compte de la France. Elle permettra aussi le ravitaillement de l'escadre française aux Baléares. Travaillée par l'Angleterre, l'attitude de la cour de Sardaigne sera au début favorable, puis elle se retranchera ensuite dans une prudente neutralité. La cour de Turin, quant à elle, conclurait volontiers une alliance avec la France. Toutes ces puissances voulaient plus ou moins retirer quelque profit de cette expédition. Les puissances septentrionales comme la Suède, la Prusse, la Russie et même l'Autriche de Metternich, qui garde le souvenir du désastre de Charles- Quint, prennent, dès le début de la crise, une attitude favorable.

Le 2 mars 1830, dans son discours du trône, Charles X annonce aux parlementaires sa résolution de ne pas " laisser plus longtemps impunie l'insulte faite à son pavillon ". L'expédition ainsi annoncée, ne soulève dans le Parlement que de rares critiques. Dans la presse, au contraire, l'opposition se manifeste par de vives campagnes. Cette presse qui développe les théories les plus farfelues. On imagine aisément les stupidités que l'on peut trouver dans la presse de 1830 à propos de ce qui n'est pas encore l'Algérie ! En revanche, les quotidiens régionaux maritimes ou les journaux provençaux jugent favorablement l'expédition qui se prépare. Intérêts commerciaux obligent !

Il faut reconnaître que les buts de l'opération " après le débarquement " sont imprécis. Indécision aussi dans les instructions remises au général de Bourmont. Ignorance avouée en ce qui concerne le pays destiné à devenir le théâtre des opérations et sur les moyens dont dispose le dey pour s'opposer au débarquement. La ville d'Alger tombée, hésitation du gouvernement français à admettre le bénéfice de sa victoire, c'est-à-dire la possession de la ville. Les conditions imposées sont cependant rigoureuses: abolition définitive de l'esclavage, de la piraterie et paiement de tributs; destruction des fortifications d'Alger et des quatre villes de la Régence; remise de tous les canons, munitions et bâtiments de guerre, dont la Régence ne pourra plus posséder aucun; désarmement des troupes; occupation de la ville jusqu'à règlement complet d'une indemnité de 40 millions.

Le souverain français nomme, sur avis du capitaine de frégate Dupetit- Thouars, le vice-amiral Duperré, préfet maritime de Brest, comme commandant en chef de la flotte. Très imbu de l'esprit de corps, convaincu de la supériorité de l'officier de marine sur le reste de l'humanité, Duperré est populaire parmi les marins. Depuis l'âge de 16 ans il bourlingue sur toutes les mers du globe, d'abord au commerce, puis dans la marine de guerre. Enseigne, il prend part à tous les combats de la Révolution. Lieutenant de vaisseau en 1802, il commande comme capitaine de frégate la Sirène. Promu capitaine de vaisseau il se couvre de gloire dans l'océan Indien. Baron d'Empire en 1810, Duperré est promu contre-amiral en 1811. Préfet maritime de Toulon pendant les Cent Jours, il est limogé jusqu'en 1818, date à laquelle il reprend du service actif. Il est nommé préfet maritime de Brest en 1827. Parvenu à la fin d'une carrière honorable, il est peu enclin à se compromettre dans une aventure et pour lui l'expédition d'Alger est une aventure. Arrivé sur ordre de son ministre à Paris il ne dissimule ni ses sentiments ni les difficultés de l'entreprise. Le cabinet fait examiner par le Conseil de l'Amirauté les rapports de l'amiral et il fut décidé que, parmi les difficultés que Duperré entrevoyait dans cette entreprise, un grand nombre était exagéré. L'opération de débarquement était surtout ce qui lui paraissait le plus dangereux, il demandait quinze jours pour débarquer les troupes et un mois pour le matériel. Au point que le général de Bourmont - ministre de la Guerre - dit devant le roi: " // est fâcheux pour l'honneur national de voir en 1830, reculer la marine française devant une entreprise qui n'effraya pas la marine espagnole en 1541. Comment se fait-il que Doria ait exécuté en quelques heures un débarquement pour lequel M Duperré demande six semaines ?Je supplie Votre Majesté de faire donner l'ordre à son ambassadeur à Madrid de rechercher, dans les archives de l'Escurial, tous les renseignements qui pourront nous éclairer sur les moyens employés par Doria dans l'expédition de Charles Quint, et sur ceux qu'employa Castéjon dans l'expédition d'O'Reilly en 1773, car il est bien prouvé que ces deux expéditions n'ont manqué que par le défaut de prudence, de conduite et d'habileté des généraux, et non par les obstacles et les dangers de la mer ". Tout en trouvant excessives les appréhensions de Duperré, de Haussez était convaincu qu'une fois à l'ceuvre, le chef de l'armée navale ne songerait qu'à mener à bien l'opération qui lui était confiée. Dans une note du 3 mars 1830 de Haussez écrit: " Je vais, ainsi que vous le désirez, mettre vos observations sous les yeux du roi. Si Sa Majesté persiste, comme jele crois, dans l'intention de faire exécuter l'expédition projetée, je lui donnerais l'assurance qu'elle peut compter sur votre dévouement. 11 me paraît donc, qu'on peut espérer que vous arriverez devant la rade d'Alger avant la fin de mai, et que le débarquement sera fait avant le 20 juin " ( MERLE La prise d'Alger racontée par un témoin.décembre 1996.).

Duperré rejoint Toulon où les préparatifs de l'expédition sont menés à un train d'enfer. Commencés depuis un mois, il en restait deux pour tenir la date fixée. L'arsenal et les chantiers étaient encombrés d'ouvriers qui travaillaient nuit et jour. Deux semaines avant le délai imparti, 102 navires de guerre sont réunis dans le port de Toulon. La presque totalité des transports nolisés est rassemblée entre Marseille et Toulon. Le 10 mai tout le matériel est embarqué.

La flotte comprend l'escadre de bataille : 15 bâtiments de guerre armés de 1 164 canons et portant 10000 hommes; l'escadre de débarquement: 17 vaisseaux portant 10234 hommes ; l'escadre de réserve : 35 bâtiments légers portant le matériel d'artillerie et une partie de celui du Génie; le convoi de 347 bateaux de commerce escortés par 12 navires légers; la flottille de débarquement: 60 bateaux, 75 chaloupes et 7 bateaux à vapeur...

Par ordonnance du 11 avril Charles X nomme Bourmont ministre de la Guerre, général commandant en chef. Bourmont traîne derrière lui un lourd passé. À la veille de Waterloo, le 15 juin 1815 au matin, il abandonne sa division pour rejoindre Louis XVIII à Gand. Ajoutons à cela que sa déposition au procès du maréchal Ney lui vaudra l'épithète de traître. Le choix du roi en faveur de son ministre est accueilli dans l'armée avec une certaine froideur et la presse ne lui ménage pas ses attaques. La question de l'unité de commandement se pose sitôt la nomination de Bourmont. Craignant heurts et conflits entre Duperré et Bourmont, Charles X se résout à subordonner l'amiral au commandant en chef dans une ordonnance royale du 18 avril 1830. Les rapports resteront tendus entre les deux hommes. D'autant que de Bourmont établira son état-major à bord du vaisseau amiral La Provence, ce qui ne fera que contrarier Duperré. Leurs rapports seront uniquement ceux du service, empreints d'une politesse froide et cérémonieuse.

La composition du corps expéditionnaire comprend : 29 770 hommes et 1 080 officiers dans l'infanterie; 500 hommes de cavalerie; 2 534 officiers et artilleurs; 1 200 sapeurs et mineurs du génie; 200 hommes d'intendance; 272 unités dans le service de santé; un corps de guides et d'interprètes. Des officiers étrangers sont accrédités par leurs gouvernements auprès du commandant en chef. Le plus célèbre d'entre eux est le capitaine du vaisseau Mansell, descendant de l'amiral Mansell qui avait bombardé Alger en 1621. Jeune lieutenant de vaisseau, Mansell avait lui-même servi sous les ordres de Lord Exmouth pendant le bombardement d'Alger en 1816. Bourmont quitte Paris le 21 avril pour Toulon. Lorsqu'il arrive, la presque totalité des troupes et une grande partie du matériel sont déjà rassemblées. Il faut se représenter la Provence en ce printemps 1830. Le matériel était venu à marches forcées de Brest, de Perpignan, de Strasbourg, de Toulouse et de Grenoble. Les divisions d'infanterie logent à Toulon, à Marseille, à Aix ; les chasseurs à
Tarascon; l'artillerie à Toulon et dans les villages environnants; le génie à Avignon et à Lyon; le train d'équipage à Arles. Depuis deux mois c'est un incessant défilé de convois de matériel et de ravitaillement qui, par route ou par voie d'eau, montent et descendent le long de la vallée du Rhône. Les chevaux de cavalerie, les bêtes de somme et de boucherie encombrent les rues et les places des villes. Les exercices de combat de l'infanterie, l'entraînement des artilleurs au polygone, les travaux des sapeurs du génie donnent un spectacle inhabituel pour les yeux et les oreilles des spectateurs. Car ils sont nombreux les curieux de France ou de l'étranger venus assister à la plus formidable concentration de forces armées que la France ait jamais connue.

Le 25 mai au matin, le vaisseau amiral se couvre de signaux. La Provence appareille de Toulon, suivi par toute l'armée navale. Sous les derniers rayons du soleil, la flotte est complètement formée en ordre de bataille, la mer est couverte à perte de vue de voiles blanches. Les spectateurs assistent à l'évolution de la plus considérable flotte qui soit jamais sortie d'un port de France.

Ce fut dans la matinée du 30 mai que commencèrent les manoeuvres contradictoires qui furent une énigme pour toute l'armée. A trois heures du matin le Griffon, en tête de l'escadre, vint avertir l'amiral qu'il avait aperçu la terre. Aussitôt l'ordre fut donné à toute la flotte de virer de bord, puis à sept heures de revirer de bord vers Alger. A trois heures du matin, le 31, la flotte met en panne à quelques milles du cap Caxine, mais comme les convois étaient partis de Toulon après la flotte, les transports étaient dispersés. Seuls les bâtiments de guerre sont en bon ordre. L'escadre alors fait route vers le golfe de Palma aux Baléares. Deux bricks de l'escadre, lancés en éclaireurs, le Silène et l'Aventure, se brisent sur les rochers de la côte d'Afrique le 15 mai 1830. Ces deux bâtiments font partie de l'escadre du blocus. Le brick l'Aventure, commandé par le lieutenant de vaisseau d'Assigny, avait comme mission de croiser sur la côte d'Alger afin de surveiller les mouvements de l'ennemi. Dans la nuit du 14 au 15 mai, un vent violent du nord- ouest s'élève avec force et la mer se déchaîne. Dans la journée du 15, l'Aventure est rejoint par le brick le Silène, commandé par le lieutenant de vaisseau Bruat. Les deux bâtiments se trouvent par le travers du cap Bengut. Deux heures après l'Aventure s'échoue sur les rochers de la côte, bientôt suivi par le Silène qui subit le même sort. Devant l'impossibilité de renflouer le navire, les deux commandants décident l'abandon et établissent un va-et-vient avec la terre pour sauver leurs équipages. Cette manoeuvre se fait dans le plus grand ordre, mais leur malheur ne fait que commencer. Repérés de la côte, une foule de Bédouins armés entourent rapidement les naufragés. Par chance un marin maltais, embarqué sur le Silène et qui avait longtemps navigué sur les chébecs barbaresques, parlait l'arabe. Il s'élance vers les Bédouins et leur dit que les naufragés sont des Anglais. Malgré le poignard posé sur la gorge, il ne se dément point. Bien que peu convaincus, les Bédouins leur laissent malgré tout la vie sauve. Les deux navires s'étaient échoués à quelque mille du cap Djinet. L'intention des officiers était de se rendre à Alger en suivant la côte. Sous prétexte de les guider, les Bédouins leur font prendre la route des montagnes. Après un quart d'heure de marche ils atteignent un douar où leurs guides les pillent de tout ce qu'ils possédaient, les laissant tous nus dans le froid et la pluie. Le voyage reprend. Ils trouvent un autre douar où on leur distribue du pain avec parcimonie. Dans toutes les mechtas traversées ils ne reçoivent qu'injures et menaces. Dans la dernière halte la mechta s'avère trop petite pour pouvoir tous les héberger. Ils décident de se séparer. Le commandant du Silène reste là avec la moitié des marins, les autres sous le commandement du lieutenant de vaisseau d'Assigny rebroussent chemin pour trouver un autre gîte. Tout le long du chemin les matelots sont séparés et distribués dans des mechtas. Malgré les brutalités, les mauvais traitements, on leur donne tout de même à manger, et deux jours se passent sans troubles graves.

Plusieurs frégates françaises de l'escadre du blocus sont à la recherche des deux bricks disparus. Arrivés sur les lieux du naufrage elles mettent les chaloupes à la mer. Les Arabes croient à une tentative de débarquement. Ils s'arment et descendent de la montagne. Les naufragés de l'équipe d'Assigny sont enfermés, privés de nourriture, menacés de mort en cas d'évasion.

Le commandant Bruat et les hommes étaient dans un douar différent, enfermés dans une mosquée. Les Arabes prétendaient que l'oued en crue rendait impossible le voyage vers Alger et qu'il convenait de prendre patience. Un Kouloughli qui avait traversé la rivière les informe que des officiers et un secrétaire du dey d'Alger arrivent pour protéger les prisonniers. Le marin maltais parlemente avec les officiers turcs et finit par obtenir que ses compagnons soient mieux traités. En effet leurs vêtements leur sont rendus. Précédé d'un guide, Bruat traverse à son tour l'oued à la nage. Il est conduit à la tente du secrétaire qui l'interroge en espagnol et lui garantit la sécurité pour tous. Malheureusement quelques Français commettent l'imprudence de vouloir s'évader. Dans leur tentative d'évasion ils blessent une femme. Les Bédouins alors se déchaînent, massacrent et décapitent une partie des prisonniers. Les têtes sanglantes sont bientôt portées à Alger et exposées à la populace.

Le commandant Bruat arrive à Alger sain et sauf. Il est aussitôt interrogé par l'Agha sur sa mission et les circonstances de son naufrage. Le commandant d'Assigny et ses hommes, escortés d'officiers du dey, les rejoignent bientôt. Ils avaient passé la nuit à cap Matifou dans une angoisse mortelle. On les emmène tous au palais du dey où sont toujours exposées les têtes de leurs camarades.

Ils sont enfermés au bagne. Les consuls d'Angleterre et de Sardaigne intercèdent auprès du dey pour recueillir les officiers français. Mais ceux-ci refusent de se séparer de leurs hommes, bien décidés à partager avec eux les rigueurs de la captivité. Leur prison est une très vieille chapelle catholique, servant depuis des décennies de remise. Toutes les ouvertures sont obstruées, à l'exception de la porte principale en bois épais. Il règne dans cet espace obscur une odeur épouvantable. Les déjections des prisonniers jonchent le sol de terre battue. Celui-ci est en pente vers la porte, si bien que les bagnards glissent constamment vers l'entrée. À tour de rôle ils parviennent à respirer par les interstices de la porte l'air du dehors.

À la prise d'Alger, le 5 juillet 1830, le premier soin des officiers français du corps expéditionnaire qui occupent les postes de la Marine est de libérer les esclaves chrétiens. On y trouve 122 prisonniers, dont 80 appartenant aux équipages du Silène et de l'Aventure Les autres étaient des soldats français faits prisonniers au cours d'engagements. Il y avait aussi des Grecs et des Génois. Plusieurs prisonniers étaient aveugles, d'autres avaient perdu la raison. Voici le récit fait par le lieutenant de vaisseau Bruat, commandant du Silène au général commandant en chef. " Ledey nous envoya, en arrivant, les objets que réclamaient nos premiers besoins; mais l'apparition de la flotte française dans la baie modéra tout à coup à notre égard les élans de sa générosité. Notre captivité devint plus dure quand il apprit le débarquement à Sidi-Ferruch. Depuis lors, chacun des progrès de l'année nous fut indiqué par un redoublement de mauvais traitements et de clameurs populaires. Le consul de Sardaigne, dans ces moments difficiles, acquit les droits à notre reconnaissance par le zèle et le dévouement dont il fit preuve à notre égard. Mais bientôt l'imminence de la catastrophe rappela Hussein à des sentiments de douceur et de démence auxquels nous n'étions pas accoutumés, et nous devinâmes, à cette recrudescence de bons procédés, le triomphe prochain de l'année française ".