Le blocus et l'expédition française
contre la Régence d'Alger
(1827-1830)
LE CONTENTIEUX était très lourd entre les États européens
d'une part et la Régence d'Alger d'autre part. L'idée d'affranchir
la chrétienté de la menace barbaresque fut considérée
comme l'un des devoirs de la Restauration.
Louis XVIII et Charles X y pensaient sans cesse, et seules les affaires
politiques européennes ne permirent pas de réaliser ce rêve
plus tôt. L'occasion se présente à la réunion
des puissances européennes à Aix-la-Chapelle en 1819. Ce
congrès mandate les gouvernements français et britannique
pour notifier au dey la volonté de l'Europe de voir supprimer la
piraterie, qualifiée de " système hostile au commerce
pacifique ", sous menace d'une " ligue générale
des puissances ". La France et l'Angleterre ne recevront qu'un refus
brutal. Les échecs retentissants des nombreuses tentatives d'expéditions
punitives contre la Régence s'étant presque toutes soldées
par des désastres, à l'exception des bombardements de l'amiral
Duquesne en 1682-1683, renforçaient le dey dans sa conviction qu'Alger
était invincible, inexpugnable, et qu'il pouvait braver impunément
la chrétienté.
Le trafic maritime de toutes les puissances européennes se trouvait
menacé en Méditerranée de façon permanente
du fait de la piraterie menée avec arrogance par la Régence
d'Alger. Si au xville siècle la piraterie barbaresque est en net
déclin, il n'en reste pas moins vrai que, peu nombreux mais toujours
actifs, les raïs algérois continuent toujours leurs méfaits
en Méditerranée. Entre 1765 et 1793 ils s'emparent de 79
navires français et il faudra attendre l'année 1823 pour
que cesse totalement la piraterie. Il est évident que les deys
d'Alger n'ont pas compris que la révolution industrielle européenne
mettait en péril leur principale source de revenus. Mieux, ils
l'ont niée, alors qu'elle était la cause principale de la
diminution de la piraterie, de la réduction des butins en marchandises
et esclaves, de la régression de la fortune de la ville d'Alger.
Les chefs de la Régence comptaient toujours pour l'essentiel sur
la piraterie et ses prises humaines et en marchandises pour équilibrer
leur budget. Libérés de la tutelle ottomane, les deys s'avéraient
incapables d'évoluer économiquement et politiquement. Le
dey Hussein ne pouvait renoncer aux bénéfices qu'il tirait
de la piraterie. Quant à l'esclavage, il considérait, après
le bombardement de Lord Exmouth en 1816, qu'il n'y avait plus officiellement
d'esclaves à Alger, mais des prisonniers de guerre. C'est pourquoi
l'Europe était maintenant décidée à éradiquer
ce nid de vipères qu'était Alger.
Si auXVIIIè siècle la piraterie barbaresque
est en net déclin, il n'en reste pas moins vrai que, peu nombreux
mais toujours actifs, les raïs algérois continuent toujours
leurs méfaits en Méditerranée. Entre 1765 et
1793 ils s'emparent de 79 navires français et il faudra attendre
l'année 1823 pour que cesse totalement la piraterie. |
A ces considérations de sécurité
maritime vient se greffer un litige commercial qui empoisonne les relations
entre la France et la Régence. En 1790 la jeune République
française signe un traité " centenaire " de paix
entre Alger et Paris. La République a besoin de céréales
et aussi d'argent. Elle emprunte en 1793 au dey d'Alger, Sidi Hassan 250000
F, suivi d'un prêt d'un million (sur les 5 demandés) en 1795.
Ce prêt consenti en 1796 revêt la forme de crédits
consacrés à des achats de blé à la Régence
et destinés aux départements méditerranéens.
Elle emprunte à Bacri et Busnach, négociants juifs livournais
établis à Alger depuis quelques années, bailleurs
de fonds du dey, qui servent d'intermédiaires, conduisent les négociations
et fournissent le blé.
Les fournitures de céréales, prévues pour le Midi
de la France, s'étendent également à l'armée
d'Italie. Les deux compères s'étaient même chargés
en 1798 d'approvisionner dans l'île de Malte des magasins affectés
aux subsistances de l'armée française en prévision
de l'expédition d'Égypte. Il apparaîtrait que l'origine
du litige résiderait dans ces fournitures de blé, chargées
à Alger sur des bâtiments neutres, et arraisonnés
à la sortie du port d'Alger par des pirates préalablement
prévenus. Ce blé aurait été racheté
à bas prix et vendu de nouveau à la France. Mais tellement
avarié qu'on aurait dû le jeter par-dessus bord à
son arrivée à Toulon.
La communauté juive d'Alger avait reconnu pour chef Michel Coen
Bacri, dit Ben Zahout, propriétaire d'une maison de commerce à
Livourne, qui avait ouvert un comptoir à Alger vers 1770. Modeste
au début, l'établissement prospéra et son fils aîné
Joseph s'associa avec trois de ses frères et son propre fils David.
Il s'associa ensuite avec son beau-frère, Neftali Bou Djenah, plus
connu sous le nom de Busnach. L'association fit rapidement fortune, grâce
à l'activité et à l'intelligence des deux associés.
Informés par leurs correspondants de tout ce qui touchait au commerce
et à la politique européenne, ces juifs méprisés
mais indispensables prirent une influence totale sur la Régence,
faisant et défaisant les deys selon leur gré. Busnach méritait
bien le surnom de " Roi d'Alger " qu'on lui attribuait parfois
par raillerie. Bacri-Busnach avaient profité de la faveur dont
ils jouissaient pour accaparer, dans toute la Régence, le commerce
des grains. La guerre déclarée à la Régence
par la France - le traité " centenaire " n'avait duré
que quelques, années ! - à cause de la campagne d'Égypte,
suspend le paiement d'une facture de 2 297 445 F, présentée
par Jacob Bacri, chargé des intérêts de la maison
à Paris. On emprisonne Bacri comme sujet algérien. La paix
revient en 1800 et Jacob Bacri est remis en liberté. Il présente
de nouveau sa créance qui s'élève maintenant à
7 942 992 F. BacriBusnach touchent un acompte de 3 175 631 F. Un nouveau
traité de commerce est signé en 1801 et une nouvelle créance
est présentée par Bacri dont le montant est cette fois de
7 000 000 de francs. Mais Napoléon n'est pas facile à convaincre.
Après un versement de 1 200 000 F les choses en restent là.
En 1815 Pierre Deval est le nouveau consul de France à Alger.
Fils d'un drogman de l'ambassade de France à Constantinople, né
et élevé au Levant, d'une mentalité toute levantine,
ce diplomate parle couramment le turc et l'arabe. Il paraît avoir
été découragé, dès sa prise de poste,
par les difficultés de sa mission. 1815 c'est aussi Waterloo et
le deuxième retour de Louis XVIII. La créance Bacri, grossie
d'énormes intérêts, est ressortie des dossiers de
l'Empire. Le représentant de Bacri à Paris présente
en 1818 un mémoire de 24 000 000 de francs ! L'énormité
de la somme est tellement scandaleuse qu'il accepte de la voir réduite
à 7 millions de francs, payables en espèces pour solde de
tout compte. 2 500 000 F sont prélevés sur les 7 millions
et consignés à la caisse des dépôts. Le 12
avril 1820, le dey Hussein, successeur d'Hassan, se prétend cocréancier
des fournitures et espère recouvrer une partie de la somme. Bacri-Busnach
réalisent par une série d'emprunts les 4 500 000 F de la
garantie consignés à la Caisse des Dépôts.
Mais la loi votée par les Chambres ignore Hussein en tant que créancier.
Deval essaie de lui exposer les principes du droit français; mais
le dey s'irrite de plus en plus. Il est persuadé qu'on le trompe
et prend en grippe, puis en haine notre consul. L'Angleterre toujours
prête à contrecarrer l'influence française en Afrique
du Nord, soutient le dey dans sa détermination et le persuade que
la France est incapable de mener une action militaire contre la Régence.
Deval a le tort d'opposer au dey une attitude louvoyante et obséquieuse.
Hussein demande son rappel et adresse au ministre des Affaires étrangères
une nouvelle lettre que, dans sa défiance à l'égard
de Deval, il charge le consul de Naples de faire parvenir à Paris.
L'affaire devient inextricable. La piraterie reprend de plus belle. Le
29 octobre 1826 une frégate française La Galathée
entre dans le port d'Alger. Hussein croit qu'elle apporte l'argent qu'il
réclame. Mais c'est une demande de réparations pour les
actes de piraterie commis à l'encontre des bâtiments français
qui lui est signifiée ! Hussein, furieux, refuse et accuse Deval
de jouer double jeu. Il prétend tenir de Bacri la preuve que notre
consul a touché 3 000 000 F de commission. Le dey insiste auprès
du gouvernement français pour que Deval soit rappelé. Le
Conseil des ministres rejette cet ordre et décide qu'une escadre
partira de Toulon en avril 1827 pour exiger l'exécution des réparations.
Le 30 avril 1827 le consul de France se rend au palais du dey à
l'occasion de la fête de Baïram. La conversation porte bien
évidemment sur le litige. Le ton monte des deux côtés
et le dey, hors de lui, ordonne à Deval de sortir. Celui-ci ne
bougeant pas il le frappe avec le manche de son chasse-mouches.
Au début Deval considère ce coup de
l'éventail comme un détail mineur. Ce n'est que plus
tard, quand il rédige son rapport, qu'il découvre qu'en
réalité la France pouvait être humiliée
dans sa personne. |
Il relate la scène à l'intention
du baron de Damas, ministre des Affaires étrangères: "
privilège accordé aux consuls de France en cette ville,
de complimenter en audience particulière le dey, la veille de la
fête de Baïram, me fit demander au château Ileure où
Son Altesse voulait me recevoir. Le dey me fit dire qu'il me recevrait
à une heure après midi, mais qu'il voulait voir la dernière
dépêche de Votre Excellence Je ne fus pas peu surpris de
la prétention du dey de connaître par lui-même les
dépêches que Votre Excellence me fait l'honneur de m'adresser,
et je pouvais concevoir quel en était le but. Je me rendis néanmoins
au château à l'heure indiquée. Introduit à
l'audience, le dey me demanda s'il était vrai que l'Angleterre
avait déclaré la guerre à la France. Je lui dis que
ce n'était qu'un faux bruit, provenant des troubles suscités
au Portugal, dans lesquels le gouvernement du roi n'avait pas voulu s'immiscer,
dans sa dignité et dans sa loyauté ".
- " Ainsi donc, dit le dey, la France accorde à l'Angleterre
tout ce qu'elle veut, et à moi rien du tout! ".
- " Il me semble, seigneur, que le gouvernement du roi vous a toujours
accordé tout ce qu'il a pu ".
- " Pourquoi votre ministre n'a-t-il pas répondu à
la lettre que je lui ai écrite ? "
- " J'ai eu l'honneur de vous en porter la réponse aussitôt
que je l'ai reçue ".
- " Pourquoi ne m'a-t-il pas répondu directement ? Suis-je
un manant, un homme de boue, un va-nu-pieds ? Mais c'est vous qui êtes
la cause que je n'ai pas reçu la réponse de votre ministre.
C'est vous qui lui avez insinué de ne pas m'écrire! Vous
êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre! "
- " Mon gouvernement ne vous écrira pas. C'est inutile! "
Se levant alors de son siège, il me porta, avec le manche de son
chasse-mouches, trois coups violents sur le corps et me dit de me retirer
"(ESQUER (G.), La prise d'Alger
1830.)
En revanche la lecture de son rapport au Conseil des ministres soulève
surprise et indignation. La parole n'est plus à la diplomatie mais
à la marine de guerre. Le capitaine de vaisseau Collet reçoit
l'ordre de hâter les préparatifs de ses vaisseaux. L'escadre
française appareille de Toulon et se présente le 12 juin
1827 devant Alger. Collet envoie au dey l'ultimatum de la France, qui
reprend tous les anciens griefs empoisonnant les relations entre la France
et la Régence. Il réclame pour l'avenir des garanties sérieuses.
La France exige du dey qu'une députation vienne à bord du
navire amiral et salue le drapeau français de 100 coups de canon.
Hussein se rit de cet ultimatum. Entre-temps, Collet fait embarquer notre
consul et les ressortissants français sur ses navires. Le délai
de 24 heures étant expiré, Collet proclame officiellement
le blocus (16 juin 1827).
Si le gouvernement français demande naturellement satisfaction,
le dey estime que, si quelqu'un a à se plaindre, c'est bien lui.
Hussein donne une version toute différente de l'incident : "
Deval s'était bien mis dans mon esprit. Il était adroit.
Je suis peu méfiant. Je crus à la sincérité
de son amitié. I/ devint très familier chez moi et j'ai
su de par quelques-uns de mes officiers qu'on dit généralement
au sérail qu'une pareille intimité avec un homme de son
espèce ne pouvait manquer d'avoir une mauvaise conclusion. Vers
la fin du ramadam Deval vint me faire une visite officielle suivant l'usage.
Je me plaignis à lui de n'avoir pas de réponse à
quatre lettres écrites par moi au roi de France; il me répondit,
le croirez-vous? Le roi a bien autre chose à faire que d'écrire
à un homme comme toi ! Cette réponse grossière me
surprit. L'amitié ne donne pas le droit d'être impoli. J'étais
un vieillard qu'on devait respecter, et puis j'étais dey! Je fis
observer à Deval qu'il s'oubliait étrangement. Il continua
à me tenir des propos durs et messéants ; je voulus lui
imposer silence, il persista. Sortez, malheureux! Deval me brava en restant
et ce fut au point que, hors de moi, je lui donnai, en signe de mépris,
de mon chasse- mouches au visage. Voici l'exacte vérité.
Il existe beaucoup de témoins de cette scène qui pourront
vous dire jusqu'à quel point je fus provoqué et ce qu'il
me fallut de patience pour supporter toutes les invectives de ce consul,
qui déshonorait ainsi le pays qu'il représentait. . . ".
Il est difficile de savoir comment les choses se sont passées.
La version de notre consul a été adoptée par les
divers historiens de la conquête. Mais Hussein a toujours soutenu
qu'il avait frappé Deval parce qu'il avait été poussé
à bout par insolence.
Le gouvernement français espère que le blocus va amener
Hussein à résipiscence. Il ordonne même à Deval
de rester à bord de l'escadre, car il croit le dénouement
proche, amenant le dey à accepter ses avances. Ce qui montre son
désir d'en finir rapidement. Collet estime au contraire que sans
une attaque d'Alger le blocus n'est qu'une démonstration navale
insuffisante. " Une escadre ne peut être destinée à
attaquer Alger que pour faire diversion et soutenir les troupes de débarquement
au moment où elles escaladeront les murs ". Il charge le capitaine
de frégate Dupetit-Thouars de porter à Paris sa lettre.
Devant le ministre de la Marine, Dupetit-Thouars plaide la cause de Collet
et arrive aux mêmes conclusions de Boutin (
Le chef de bataillon Boutin, du Génie, est envoyé en Algérie
sur l'ordre de Napoléon. En moins de trois mois il accomplit sa
mission (1808). Son rapport est si parfait et si complet qu'il servira
de base à l'expédition de 1830. Cf. VERNET (François),
Vincent-Yves Boulin, colonel du génie (1772-1815), l'algérianiste
n° 76 décembre 1996.). Mais le conseil de l'Amirauté
rejette les idées de Dupetit-Thouars. Le projet d'expédition
ne sera repris que plus tard par le ministre de la Guerre, le comte de
Clermont-Tonnerre. Dans son rapport le ministre déclare que pour
se rendre maître de la Régence, ni un blocus rigoureux, ni
un bombardement par escadre suffisent. Il faut mettre à terre un
corps de débarquement. Ce rapport fut examiné en Conseil
des ministres le 11 octobre 1827. Le président Villèle,
effrayé par la dépense et surtout par les désastres
des débarquements précédents dans la Régence,
refuse catégoriquement ce projet et le roi Charles X ajourne sa
décision.
Le blocus continuera donc et durera plus de deux ans. Sept bâtiments,
puis douze bloquent les ports de la Régence, interdisant tout ravitaillement
de la ville d'Alger. Le 4 août 1827, l'Orphée, chargé
de munitions envoyées comme tribut par le roi de Suède au
dey d'Alger, est arrêté et conduit à Toulon. Le 14
septembre sont capturés un bâtiment algérois et un
tunisien chargés, l'un de grains et l'autre de sel. Des bricks
et des corvettes sont employés à convoyer les navires de
commerce sur les lignes de Marseille à Cadix et de Marseille à
l'archipel ibérique. Dans la nuit du 3 octobre 1827 une flotte
barbaresque, forte de onze à douze navires, avec 3 200 hommes d'équipage
et 252 canons tente de forcer le blocus. Profitant du vent favorable,
et malgré son infériorité numérique, Collet
marche sur l'ennemi et engage le combat. Au bout de deux heures de canonnade,
l'escadre barbaresque rompt le combat et rentre au port sous la protection
des forts. Le dey, déçu par le résultat, ne tentera
plus de nouvelle sortie. Mais les pirates continuent malgré tout
leurs exactions. Trois goélettes sont capturées et conduites
à Tunis. L'Arlequin, brick marseillais capturé puis dirigé
sur Oran, sera repris le 23 mai 1828 par les embarcations de l'Adonis
et de l'Alerte en forçant l'entrée du port. Cependant, au
mois d'août, le commandant du blocus affirme qu'aucun pirate n'a
quitté le port d'Alger depuis le début de l'année.
Le 17 juin 1829, un canot de l'Iphigénie, en poursuivant une felouque
sortie d'Alger, fut poussé à terre par les lames. Les canots
de La-Duchesse-de-Berry, en essayant de secourir les marins en difficulté,
furent à leur tour drossés contre la côte. Vingt-cinq
matelots, dont deux enseignes, furent attaqués et massacrés
par un millier d'Arabes. Leurs têtes coupées seront payées
100 piastres chacune par le dey.
Le ministre Villèle tombe le 4 janvier 1828. Il est remplacé
par le ministère Martignac. Le nouveau ministre des Affaires étrangères,
le comte de la Ferrormay, se défie autant de la politique russe
à l'égard de la Turquie que de la politique anglaise en
Méditerranée, maîtresse de Gibraltar. Il craint qu'en
combattant Hussein notre pays risque de faire la guerre à l'Angleterre.
Alors il va chercher la collaboration de Mehemet-Ali, pacha d'Égypte,
en mal de soumission à la Sublime porte, qui se fait fort de se
rendre maître des Régences de Tunis et d'Alger. Mais en attendant
la Chambre et l'opinion publique commencent à s'émouvoir.
" Voilà deux années que nos bâtiments, sans connaître
l'hivernage, restent à bloquer les parages d'Afrique et pourquoi
? Pour saisir en deux années cinq ou six petits corsaires, les
seuls qui soient sortis d'Alger. De sorte que la Marine a déjà
dépensé plus de millions à cette croisière
qu'elle n'a capturé de barques valant au plus 20 000 F pièce!
" (Ch. Dupin). C'est vrai que le blocus coûtait fort cher.
Les négociations continuent. Le contre-amiral Collet informe son
gouvernement que, d'après des renseignements de source sûre,
le dey serait prêt à accepter un accommodement.
Ordre est donné d'envoyer un parlementaire à qui Hussein
ne peut que renouveler ses reproches à l'encontre de Deval et sa
longue récrimination contre sa conduite. Le lieutenant de vaisseau
Bezard emporte de cet entretien la conviction que jamais le dey ne se
soumettra à la moindre réparation. D'autres tentatives échouent
car le Foreign Office ne cesse d'encourager Hussein dans son attitude
hostile, et le dey est persuadé que la Régence sera soutenue
par l'Angleterre et qu'il sortira vainqueur de cette affaire. Et les propositions
du gouvernement français, modérées jusqu'à
la faiblesse par nécessité de sortir à tout prix
de la crise, ne sont pas de nature à détromper Hussein.
Les négociations, les discussions, les tergiversations sont reprises
puis échouent avec une régularité métronomique.
Ayant épuisé tous les moyens de conciliation, Charles X
reconnaît l'échec des négociations (27 janvier 1829).
L'amiral La Bretonnière, - Collet malade, a été rapatrié
sur la France où il mourra peu après - nouveau commandant
du Blocus, déclare le 2 août 1829 que le roi de France emploiera
la force s'il le faut. " Si j'ai de la poudre et des canons, lui
répond Hussein, et puisqu'il n'y a pas de moyen de s'entendre,
vous êtes libres de vous retirer. Vous êtes venus sous la
loi du sauf-conduit, je vous permets de sortir sous la même garantie
". La Bretonnière donne l'ordre de lever le blocus et d'appareiller
le 3 août. En dépit du pavillon parlementaire, les batteries
d'Alger ouvrent le feu sur La Provence portant la marque de l'amiral,
et qui continue d'évoluer sans riposter. Quatre-vingts coups de
canon sont tirés, dont la plupart passèrent au-dessus du
vaisseau et entre les mâts. Onze coups l'atteignirent, dont trois
dans la coque, les autres dans les voilures; mais il n'y eut que de légers
dégâts matériels. Sans répondre, La Bretonnière
gagna bientôt la haute mer, hors de portée des forts. Deux
Anglais assistant à la scène sur la terrasse du consulat
d'Angleterre, réprouvèrent cette scandaleuse attaque. "
Monsieur de La Bretonnière s'est conduit, dans cette circonstance,
avec la plus grande dignité, en traitant ces pirates avec le mépris
qu'ils méritaient ". Les consuls d'Angleterre et de Sardaigne
présentèrent leurs remontrances au dey qui leur répondit
que tout cela était le résultat d'une méprise et
qu'il n'y était pour rien. Cependant le soir même le ministre
de la Marine et le chef canonnier étaient destitués.
Devant cette nouvelle insulte, le gouvernement français réfléchit
aux moyens de se venger. Le ministère Martignac tombe le 7 août
1829. Il est remplacé par le ministère Polignac. Polignac
reprend le projet de La Ferronnay. Le pacha d'Egypte se fait fort de se
rendre maître de Tripoli, de Tunis et d'Alger. Mehemet-Ali ambitionne
de remplacer l'empire ottoman vieilli et impuissant. Pour financer son
expédition Mehemet-Ali demande à la France un prêt
de 28 millions et un don de quatre vaisseaux de ligne. Le roi de France
accepte, ce qui le dispense d'envoyer ses propres troupes à Alger,
et il s'engage à demander l'accord du sultan de Constantinople,
théoriquement suzerain de Mehemet-Ali. Sitôt informée,
l'Angleterre témoigne d'une résistance farouche au projet
égyptien. Elle n'approuve pas la France d'aider un vassal dans
sa rébellion contre un suzerain. Au Conseil des ministres français
de décembre certains protestent; la cession de quatre vaisseaux
affaiblirait la flotte et il est déshonorant de faire passer des
bâtiments de guerre sous un pavillon étranger. La presse
unanime prend ouvertement parti contre la combinaison égyptienne.
On soupçonne Mehemet-Ali de ne pouvoir tenir ses promesses car
la route est longue entre Alexandrie et Alger. L'hostilité de l'Europe
et de l'opposition française fait renoncer Polignac à son
projet. Le Conseil adopte " la prise de la ville et la destruction
complète de ce nid de pirates ". Le plan de Bourmont qui comportait
la prise d'Alger à partir d'une expédition terrestre en
s'emparant d'Oran comme base de départ est finalement abandonné.
Les ministres décident à l'unanimité la possibilité
de débarquer dans la presqu'île de Sidi- Ferruch. Le 7 février
1830 Charles X approuve le projet et signe les ordonnances de mobilisation
de l'armée et de la marine.
Polignac informe l'Europe que la France est décidée à
terminer seule l'affaire d'Alger. Bien entendu, la méfiance de
l'Angleterre à toute modification de statu quo en Méditerranée
est immédiate. Ce n'est pas pour rien qu'en 1816 à la conférence
de Londres elle essaye de faire adopter un principe d'alliance qui tendait
surtout à assurer son hégémonie sur les mers. Craignant
que sa suprématie en Méditerranée soit compromise
par l'expédition française se terminant en colonisation,
l'Angleterre essaie d'obtenir de Charles X qu'il renonce à son
projet. Après discussion avec son Conseil des ministres, le roi
tente d'apaiser l'inquiétude du cabinet Saint-James en faisant
très adroitement de la destruction de la piraterie une question
européenne. Polignac, dans ses directives aux ambassadeurs français,
assure que la France ne disposera pas de sa conquête sans prendre
l'avis de l'Europe. Mais l'Angleterre exige du gouvernement français
une renonciation formelle à tout établissement durable en
Afrique. Bien qu'il fût " Anglais de goût et d'allure,
lié et apparenté par son mariage avec la haute société
du Royaume-Uni ", Polignac apparaît dans cette affaire comme
le défenseur des droits de la France et il refuse de prendre le
moindre engagement. Cependant, les instructions comminatoires données
par le cabinet de Saint-James à son ambassadeur, ainsi que ses
menaces sont de pures façades. Personne en Angleterre n'envisage
sérieusement qu'une guerre avec la France puisse éclater
à cause d'Alger. Néanmoins le gouvernement anglais ne se
tient pas pour battu. Il demande à son ambassadeur de harceler
Polignac, puis son ministre de la Marine de Haussez, qui répondra
avec hauteur à Lord Stuart: " France se fout de l'Angleterre...
". L'Angleterre n'abandonne pas la partie. Elle persuade le sultan
d'envoyer à Alger une personnalité munie des pleins pouvoirs
pour réduire le dey à l'obéissance et affermir la
suzeraineté de la Porte à Alger. Si bien que la France se
trouverait, non plus à laver un affront contre Hussein, mais en
conflit avec l'Empire ottoman. Dans cette perspective le Diwan de Constantinople
craint de mécontenter à la fois l'Angleterre et la France.
L'hésitation est grande. Finalement le sultan charge Taher-Pacha,
ancien combattant de la flotte ottomane, de se rendre à Alger.
Averti du dilemme qui se pose, Taher-Pacha ne presse point les choses.
Il part courant mai 1830, relâche à Tunis et ne se présente
en vue d'Alger que le 20 mai, où l'escadre du blocus l'empêche
d'entrer.
La plupart des autres puissances européennes accueillent favorablement
la décision prise par le gouvernement français. L'Espagne
se souvient trop de ses échecs passés contre la Régence
pour être hostile à une expédition française.
Elle acceptera le nolisement de ses bâtiments de commerce pour le
compte de la France. Elle permettra aussi le ravitaillement de l'escadre
française aux Baléares. Travaillée par l'Angleterre,
l'attitude de la cour de Sardaigne sera au début favorable, puis
elle se retranchera ensuite dans une prudente neutralité. La cour
de Turin, quant à elle, conclurait volontiers une alliance avec
la France. Toutes ces puissances voulaient plus ou moins retirer quelque
profit de cette expédition. Les puissances septentrionales comme
la Suède, la Prusse, la Russie et même l'Autriche de Metternich,
qui garde le souvenir du désastre de Charles- Quint, prennent,
dès le début de la crise, une attitude favorable.
Le 2 mars 1830, dans son discours du trône, Charles X annonce aux
parlementaires sa résolution de ne pas " laisser plus longtemps
impunie l'insulte faite à son pavillon ". L'expédition
ainsi annoncée, ne soulève dans le Parlement que de rares
critiques. Dans la presse, au contraire, l'opposition se manifeste par
de vives campagnes. Cette presse qui développe les théories
les plus farfelues. On imagine aisément les stupidités que
l'on peut trouver dans la presse de 1830 à propos de ce qui n'est
pas encore l'Algérie ! En revanche, les quotidiens régionaux
maritimes ou les journaux provençaux jugent favorablement l'expédition
qui se prépare. Intérêts commerciaux obligent !
Il faut reconnaître que les buts de l'opération " après
le débarquement " sont imprécis. Indécision
aussi dans les instructions remises au général de Bourmont.
Ignorance avouée en ce qui concerne le pays destiné à
devenir le théâtre des opérations et sur les moyens
dont dispose le dey pour s'opposer au débarquement. La ville d'Alger
tombée, hésitation du gouvernement français à
admettre le bénéfice de sa victoire, c'est-à-dire
la possession de la ville. Les conditions imposées sont cependant
rigoureuses: abolition définitive de l'esclavage, de la piraterie
et paiement de tributs; destruction des fortifications d'Alger et des
quatre villes de la Régence; remise de tous les canons, munitions
et bâtiments de guerre, dont la Régence ne pourra plus posséder
aucun; désarmement des troupes; occupation de la ville jusqu'à
règlement complet d'une indemnité de 40 millions.
Le souverain français nomme, sur avis du capitaine de frégate
Dupetit- Thouars, le vice-amiral Duperré, préfet maritime
de Brest, comme commandant en chef de la flotte. Très imbu de l'esprit
de corps, convaincu de la supériorité de l'officier de marine
sur le reste de l'humanité, Duperré est populaire parmi
les marins. Depuis l'âge de 16 ans il bourlingue sur toutes les
mers du globe, d'abord au commerce, puis dans la marine de guerre. Enseigne,
il prend part à tous les combats de la Révolution. Lieutenant
de vaisseau en 1802, il commande comme capitaine de frégate la
Sirène. Promu capitaine de vaisseau il se couvre de gloire dans
l'océan Indien. Baron d'Empire en 1810, Duperré est promu
contre-amiral en 1811. Préfet maritime de Toulon pendant les Cent
Jours, il est limogé jusqu'en 1818, date à laquelle il reprend
du service actif. Il est nommé préfet maritime de Brest
en 1827. Parvenu à la fin d'une carrière honorable, il est
peu enclin à se compromettre dans une aventure et pour lui l'expédition
d'Alger est une aventure. Arrivé sur ordre de son ministre à
Paris il ne dissimule ni ses sentiments ni les difficultés de l'entreprise.
Le cabinet fait examiner par le Conseil de l'Amirauté les rapports
de l'amiral et il fut décidé que, parmi les difficultés
que Duperré entrevoyait dans cette entreprise, un grand nombre
était exagéré. L'opération de débarquement
était surtout ce qui lui paraissait le plus dangereux, il demandait
quinze jours pour débarquer les troupes et un mois pour le matériel.
Au point que le général de Bourmont - ministre de la Guerre
- dit devant le roi: " // est fâcheux pour l'honneur national
de voir en 1830, reculer la marine française devant une entreprise
qui n'effraya pas la marine espagnole en 1541. Comment se fait-il que
Doria ait exécuté en quelques heures un débarquement
pour lequel M Duperré demande six semaines ?Je supplie Votre Majesté
de faire donner l'ordre à son ambassadeur à Madrid de rechercher,
dans les archives de l'Escurial, tous les renseignements qui pourront
nous éclairer sur les moyens employés par Doria dans l'expédition
de Charles Quint, et sur ceux qu'employa Castéjon dans l'expédition
d'O'Reilly en 1773, car il est bien prouvé que ces deux expéditions
n'ont manqué que par le défaut de prudence, de conduite
et d'habileté des généraux, et non par les obstacles
et les dangers de la mer ". Tout en trouvant excessives les appréhensions
de Duperré, de Haussez était convaincu qu'une fois à
l'ceuvre, le chef de l'armée navale ne songerait qu'à mener
à bien l'opération qui lui était confiée.
Dans une note du 3 mars 1830 de Haussez écrit: " Je vais,
ainsi que vous le désirez, mettre vos observations sous les yeux
du roi. Si Sa Majesté persiste, comme jele crois, dans l'intention
de faire exécuter l'expédition projetée, je lui donnerais
l'assurance qu'elle peut compter sur votre dévouement. 11 me paraît
donc, qu'on peut espérer que vous arriverez devant la rade d'Alger
avant la fin de mai, et que le débarquement sera fait avant le
20 juin " ( MERLE La prise d'Alger
racontée par un témoin.décembre 1996.).
Duperré rejoint Toulon où les préparatifs de l'expédition
sont menés à un train d'enfer. Commencés depuis un
mois, il en restait deux pour tenir la date fixée. L'arsenal et
les chantiers étaient encombrés d'ouvriers qui travaillaient
nuit et jour. Deux semaines avant le délai imparti, 102 navires
de guerre sont réunis dans le port de Toulon. La presque totalité
des transports nolisés est rassemblée entre Marseille et
Toulon. Le 10 mai tout le matériel est embarqué.
La flotte comprend l'escadre de bataille : 15 bâtiments de guerre
armés de 1 164 canons et portant 10000 hommes; l'escadre de débarquement:
17 vaisseaux portant 10234 hommes ; l'escadre de réserve : 35 bâtiments
légers portant le matériel d'artillerie et une partie de
celui du Génie; le convoi de 347 bateaux de commerce escortés
par 12 navires légers; la flottille de débarquement: 60
bateaux, 75 chaloupes et 7 bateaux à vapeur...
Par ordonnance du 11 avril Charles X nomme Bourmont ministre de la Guerre,
général commandant en chef. Bourmont traîne derrière
lui un lourd passé. À la veille de Waterloo, le 15 juin
1815 au matin, il abandonne sa division pour rejoindre Louis XVIII à
Gand. Ajoutons à cela que sa déposition au procès
du maréchal Ney lui vaudra l'épithète de traître.
Le choix du roi en faveur de son ministre est accueilli dans l'armée
avec une certaine froideur et la presse ne lui ménage pas ses attaques.
La question de l'unité de commandement se pose sitôt la nomination
de Bourmont. Craignant heurts et conflits entre Duperré et Bourmont,
Charles X se résout à subordonner l'amiral au commandant
en chef dans une ordonnance royale du 18 avril 1830. Les rapports resteront
tendus entre les deux hommes. D'autant que de Bourmont établira
son état-major à bord du vaisseau amiral La Provence, ce
qui ne fera que contrarier Duperré. Leurs rapports seront uniquement
ceux du service, empreints d'une politesse froide et cérémonieuse.
La composition du corps expéditionnaire comprend : 29 770 hommes
et 1 080 officiers dans l'infanterie; 500 hommes de cavalerie; 2 534 officiers
et artilleurs; 1 200 sapeurs et mineurs du génie; 200 hommes d'intendance;
272 unités dans le service de santé; un corps de guides
et d'interprètes. Des officiers étrangers sont accrédités
par leurs gouvernements auprès du commandant en chef. Le plus célèbre
d'entre eux est le capitaine du vaisseau Mansell, descendant de l'amiral
Mansell qui avait bombardé Alger en 1621. Jeune lieutenant de vaisseau,
Mansell avait lui-même servi sous les ordres de Lord Exmouth pendant
le bombardement d'Alger en 1816. Bourmont quitte Paris le 21 avril pour
Toulon. Lorsqu'il arrive, la presque totalité des troupes et une
grande partie du matériel sont déjà rassemblées.
Il faut se représenter la Provence en ce printemps 1830. Le matériel
était venu à marches forcées de Brest, de Perpignan,
de Strasbourg, de Toulouse et de Grenoble. Les divisions d'infanterie
logent à Toulon, à Marseille, à Aix ; les chasseurs
à
Tarascon; l'artillerie à Toulon et dans les villages environnants;
le génie à Avignon et à Lyon; le train d'équipage
à Arles. Depuis deux mois c'est un incessant défilé
de convois de matériel et de ravitaillement qui, par route ou par
voie d'eau, montent et descendent le long de la vallée du Rhône.
Les chevaux de cavalerie, les bêtes de somme et de boucherie encombrent
les rues et les places des villes. Les exercices de combat de l'infanterie,
l'entraînement des artilleurs au polygone, les travaux des sapeurs
du génie donnent un spectacle inhabituel pour les yeux et les oreilles
des spectateurs. Car ils sont nombreux les curieux de France ou de l'étranger
venus assister à la plus formidable concentration de forces armées
que la France ait jamais connue.
Le 25 mai au matin, le vaisseau amiral se couvre de signaux. La Provence
appareille de Toulon, suivi par toute l'armée navale. Sous les
derniers rayons du soleil, la flotte est complètement formée
en ordre de bataille, la mer est couverte à perte de vue de voiles
blanches. Les spectateurs assistent à l'évolution de la
plus considérable flotte qui soit jamais sortie d'un port de France.
Ce fut dans la matinée du 30 mai que commencèrent les manoeuvres
contradictoires qui furent une énigme pour toute l'armée.
A trois heures du matin le Griffon, en tête de l'escadre, vint avertir
l'amiral qu'il avait aperçu la terre. Aussitôt l'ordre fut
donné à toute la flotte de virer de bord, puis à
sept heures de revirer de bord vers Alger. A trois heures du matin, le
31, la flotte met en panne à quelques milles du cap Caxine, mais
comme les convois étaient partis de Toulon après la flotte,
les transports étaient dispersés. Seuls les bâtiments
de guerre sont en bon ordre. L'escadre alors fait route vers le golfe
de Palma aux Baléares. Deux bricks de l'escadre, lancés
en éclaireurs, le Silène et l'Aventure, se brisent sur les
rochers de la côte d'Afrique le 15 mai 1830. Ces deux bâtiments
font partie de l'escadre du blocus. Le brick l'Aventure, commandé
par le lieutenant de vaisseau d'Assigny, avait comme mission de croiser
sur la côte d'Alger afin de surveiller les mouvements de l'ennemi.
Dans la nuit du 14 au 15 mai, un vent violent du nord- ouest s'élève
avec force et la mer se déchaîne. Dans la journée
du 15, l'Aventure est rejoint par le brick le Silène, commandé
par le lieutenant de vaisseau Bruat. Les deux bâtiments se trouvent
par le travers du cap Bengut. Deux heures après l'Aventure s'échoue
sur les rochers de la côte, bientôt suivi par le Silène
qui subit le même sort. Devant l'impossibilité de renflouer
le navire, les deux commandants décident l'abandon et établissent
un va-et-vient avec la terre pour sauver leurs équipages. Cette
manoeuvre se fait dans le plus grand ordre, mais leur malheur ne fait
que commencer. Repérés de la côte, une foule de Bédouins
armés entourent rapidement les naufragés. Par chance un
marin maltais, embarqué sur le Silène et qui avait longtemps
navigué sur les chébecs barbaresques, parlait l'arabe. Il
s'élance vers les Bédouins et leur dit que les naufragés
sont des Anglais. Malgré le poignard posé sur la gorge,
il ne se dément point. Bien que peu convaincus, les Bédouins
leur laissent malgré tout la vie sauve. Les deux navires s'étaient
échoués à quelque mille du cap Djinet. L'intention
des officiers était de se rendre à Alger en suivant la côte.
Sous prétexte de les guider, les Bédouins leur font prendre
la route des montagnes. Après un quart d'heure de marche ils atteignent
un douar où leurs guides les pillent de tout ce qu'ils possédaient,
les laissant tous nus dans le froid et la pluie. Le voyage reprend. Ils
trouvent un autre douar où on leur distribue du pain avec parcimonie.
Dans toutes les mechtas traversées ils ne reçoivent qu'injures
et menaces. Dans la dernière halte la mechta s'avère trop
petite pour pouvoir tous les héberger. Ils décident de se
séparer. Le commandant du Silène reste là avec la
moitié des marins, les autres sous le commandement du lieutenant
de vaisseau d'Assigny rebroussent chemin pour trouver un autre gîte.
Tout le long du chemin les matelots sont séparés et distribués
dans des mechtas. Malgré les brutalités, les mauvais traitements,
on leur donne tout de même à manger, et deux jours se passent
sans troubles graves.
Plusieurs frégates françaises de l'escadre du blocus sont
à la recherche des deux bricks disparus. Arrivés sur les
lieux du naufrage elles mettent les chaloupes à la mer. Les Arabes
croient à une tentative de débarquement. Ils s'arment et
descendent de la montagne. Les naufragés de l'équipe d'Assigny
sont enfermés, privés de nourriture, menacés de mort
en cas d'évasion.
Le commandant Bruat et les hommes étaient dans un douar différent,
enfermés dans une mosquée. Les Arabes prétendaient
que l'oued en crue rendait impossible le voyage vers Alger et qu'il convenait
de prendre patience. Un Kouloughli qui avait traversé la rivière
les informe que des officiers et un secrétaire du dey d'Alger arrivent
pour protéger les prisonniers. Le marin maltais parlemente avec
les officiers turcs et finit par obtenir que ses compagnons soient mieux
traités. En effet leurs vêtements leur sont rendus. Précédé
d'un guide, Bruat traverse à son tour l'oued à la nage.
Il est conduit à la tente du secrétaire qui l'interroge
en espagnol et lui garantit la sécurité pour tous. Malheureusement
quelques Français commettent l'imprudence de vouloir s'évader.
Dans leur tentative d'évasion ils blessent une femme. Les Bédouins
alors se déchaînent, massacrent et décapitent une
partie des prisonniers. Les têtes sanglantes sont bientôt
portées à Alger et exposées à la populace.
Le commandant Bruat arrive à Alger sain et sauf. Il est aussitôt
interrogé par l'Agha sur sa mission et les circonstances de son
naufrage. Le commandant d'Assigny et ses hommes, escortés d'officiers
du dey, les rejoignent bientôt. Ils avaient passé la nuit
à cap Matifou dans une angoisse mortelle. On les emmène
tous au palais du dey où sont toujours exposées les têtes
de leurs camarades.
Ils sont enfermés au bagne. Les consuls d'Angleterre et de Sardaigne
intercèdent auprès du dey pour recueillir les officiers
français. Mais ceux-ci refusent de se séparer de leurs hommes,
bien décidés à partager avec eux les rigueurs de
la captivité. Leur prison est une très vieille chapelle
catholique, servant depuis des décennies de remise. Toutes les
ouvertures sont obstruées, à l'exception de la porte principale
en bois épais. Il règne dans cet espace obscur une odeur
épouvantable. Les déjections des prisonniers jonchent le
sol de terre battue. Celui-ci est en pente vers la porte, si bien que
les bagnards glissent constamment vers l'entrée. À tour
de rôle ils parviennent à respirer par les interstices de
la porte l'air du dehors.
À la prise d'Alger, le 5 juillet 1830, le premier soin des officiers
français du corps expéditionnaire qui occupent les postes
de la Marine est de libérer les esclaves chrétiens. On y
trouve 122 prisonniers, dont 80 appartenant aux équipages du Silène
et de l'Aventure Les autres étaient des soldats français
faits prisonniers au cours d'engagements. Il y avait aussi des Grecs et
des Génois. Plusieurs prisonniers étaient aveugles, d'autres
avaient perdu la raison. Voici le récit fait par le lieutenant
de vaisseau Bruat, commandant du Silène au général
commandant en chef. " Ledey nous envoya, en arrivant, les objets
que réclamaient nos premiers besoins; mais l'apparition de la flotte
française dans la baie modéra tout à coup à
notre égard les élans de sa générosité.
Notre captivité devint plus dure quand il apprit le débarquement
à Sidi-Ferruch. Depuis lors, chacun des progrès de l'année
nous fut indiqué par un redoublement de mauvais traitements et
de clameurs populaires. Le consul de Sardaigne, dans ces moments difficiles,
acquit les droits à notre reconnaissance par le zèle et
le dévouement dont il fit preuve à notre égard. Mais
bientôt l'imminence de la catastrophe rappela Hussein à des
sentiments de douceur et de démence auxquels nous n'étions
pas accoutumés, et nous devinâmes, à cette recrudescence
de bons procédés, le triomphe prochain de l'année
française ".
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