Toutes voiles dehors
une armada cingle vers Alger
Gaston Palisser
On était en 1599. Le xvle siècle
ago- nisait. En Espagne, l'empire de Charles Quint, ces vastes possessions
sur lesquelles " le soleil jamais ne se couchait ", commençait
à faire entendre ses premiers craquements. Philippe III, petit-fils
et second successeur du potentat, se débattait dans des difficultés
croissantes. L'afflux des richesses venues des Nouvelles Indes avait provoqué
une formidable hausse des prix, à la base de troubles sociaux inquiétants.
À cela s'ajoutaient les ravages commis par les pirates barbaresques
sur toute la façade orientale de la péninsule ibérique
dont les États, ruinés par ce fléau endémique,
ne pouvaient plus apporter leur contribution au Trésor royal.
Dans nombre de ses ouvrages (Le Captif, L'Espagnole anglaise, etc...),
Cervantès nous décrit ces pirates en action lorsqu'ils allaient
piller les côtes d'Espagne, assaillant villes et villages pour en
arracher les habitants qu'ils emmenaient en esclavage, insistant à
la fois sur leur audace et sur leur cruauté. Ainsi nous montre-t-il,
avec réalisme, dans Les Bagnes d'Alger, le sac d'une bourgade espagnole.
Il nous dépeint les violences des agresseurs, la douleur d'un père
capturé avec ses deux enfants "... l'un demi- nu à
son bras, l'autre marchant près de lui... ", et l'horreur
d'une femme "... entraînée, demi-nue par un pirate
qui l'insulte et la maltraite ".
À cet état de fait dommageable, s'ajoutait le péril
que constituaient, au sein même du royaume, les nombreux descendants
des musulmans d'Espagne. En apparence convertis au catholicisme, les "
nouveaux chrétiens " demeuraient en fait secrètement
fidèles à l'islam. Ces " Morisques " qui constituaient
de fortes colonies en Andalousie, en Catalogne et en Aragon, étaient
encouragés dans leur résistance religieuse par les musulmans
du Maghreb avec lesquels ils demeuraient en relations occultes. Et les
pirates barbaresques trouvaient auprès d'eux, dans leurs incursions
en territoire espagnol, des guides avertis et dévoués. Complicité
qui devint patente en 1570 lors de la révolte des Alpujarras et
de la sierra Vermeja, au cours de laquelle les Morisques rebelles reçurent
le soutien de quarante vaisseaux envoyés par le Pacha d'Alger (Il
s'agissait alors de El Euldj Ali, dit Ali el fart'âs (" Ali
le teigneux "), pacha depuis 1568.). Navires qui débarquèrent
armes et secours à Almeria et ne se retirèrent que lorsque
l'insurrection s'éteignit, noyée dans le sang par les Espagnols.
Donc, séparer les Morisques de leurs coreligionnaires était
devenu une question vitale pour les rois catholiques qui envisagèrent
alors une expédition vers le Maghreb, et principalement contre
Alger, afin d'aveugler les ports barbaresques. Cependant, les nécessités
financières pesaient lourdement sur ces projets. Les expéditions
maritimes coûtaient très cher. Il fallait des sommes énormes
pour équiper les vaisseaux de guerre, pour réunir les vivres
nécessaires, pour avancer la solde des troupes embarquées.
Or, à ce moment-là, le Trésor royal connaissait la
pénurie. L'Espagne, se trouvant mêlée à tous
les grands intérêts qui s'entrechoquaient alors en Europe,
et engagée dans une lutte sans merci contre l'Angleterre et les
Provinces-Unies, devait, à regret, ajourner ses desseins africains.
Et justement cette année-là, l'amiral Jean-Andréa
Doria reçut à Gênes où il se trouvait, une
visite qui suscita chez lui un vif intérêt. Le visiteur était
un marin français, le capitaine Roux, qui avait naguère
commandé des galères génoises lors de la prise de
Chio. Ancien marin de commerce, il connaissait particulièrement
le repaire de pirates qu'était devenue Alger pour y avoir souvent
relâché. Et ce qu'il proposait au capitaine général
de la mer en Espagne et des armées de Philippe III en Italie, était
un plan simple qui lui permettrait de soustraire, à peu de frais,
El Djezaïr à l'emprise des Turcs. Selon le marin marseillais
qui avait eu le
loisir d'étudier leurs habitudes, les janissaires de l'Odjak, se
fiant aveuglément aux fortifications de la ville et à l'imposante
artillerie défendant le port, en négligeait la garde, ne
disposant aucune sentinelle aux endroits sensibles. Et le point important
du plan soumis à " Andrettino " (ainsi que l'appelaient
ses compatriotes génois pour le distinguer de son grand-oncle Andréa
Doria), situait au mois d'août, une attaque surprise nocturne de
la ville par une troupe décidée.
En effet, à cette époque de l'année, la garnison
turque se réduisait à 2 000 hommes environ sur les 7 à
8 000 janissaires qu'elle comptait habituellement;
le plus gros de leur effectif étant engagé dans l'intérieur
du pays pour le recouvrement de la gherama ou contribution supplémentaire,
et la date de leur retour demeurait incertaine. En outre, durant ce mois
le plus chaud de l'année, la ville était désertée
par les chefs de l'Odjak avec, en tête, leur Pacha (
En 1599, la Porte avait nommé Süleiman Pacha à ce poste
qu'il conserva jusqu'en 1604.) et, après ces dignitaires,
les riches citadins, fuyant comme eux, la canicule et l'horrible puanteur
qui envahissait les ruelles de la ville. Tous ces gens se trouvaient dispersés
sur le territoire du Fahs environnant où chacun possédait
soit une modeste maison de campagne, soit une demeure plus importante
selon son degré de fortune. Quant aux Turcs, ils avaient pour obligation
de regagner la ville dès les premiers jours de septembre pour y
faire, tous réunis, une entrée solennelle qui s'effectuait
musique en tête. Ainsi, selon le capitaine Roux, était-on
certain de trouver Alger, à cette époque de l'année,
à peu près dépourvue de défenseurs. Toujours
selon lui, une troupe de 500 hommes environ, bien armée et amenée
clandestinement dans le port par des navires déguisés en
vaisseaux marchands, pourrait aisément s'emparer nuitamment de
la porte de la Marine d'abord, et de la ville ensuite, après avoir
appelé aux armes les esclaves chrétiens qui s'y trouvaient
ordinairement en nombre.
Maîtresse de la cité, elle devrait recevoir rapidement des
renforts venus par mer. Bien que très intéressé par
ce plan où l'Espagne ne risquerait qu'une petite perte contre un
gros gain, " Andrettino hésitait. Pouvait-il accorder foi
aux affirmations du marin?
Il se décida enfin à envoyer le Français en Espagne
afin qu'il expliquât lui- même son projet au roi. En même
temps, il dépêchait confidentiellement un homme sûr
à Alger, chargé d'y recueillir toutes informations susceptibles
de confirmer les dires du marin français. Ce dernier, après
avoir été entendu par Philippe III, qui parut s'intéresser
à son hardi projet, était revenu à Gênes, porteur
d'un ordre royal secret, enjoignant à Doria de se préparer
discrètement à cette entreprise. Le moment, la manière
de la conduire et les détails de l'expédition, étaient
laissés à son initiative. La seule, mais importante recommandation
qui lui fût faite, était d'observer une totale discrétion
sur ce dessein, les ministres du roi eux-mêmes l'ignorant. Dans
ce projet, l'effet de surprise était primordial, et il convenait
que les nombreux espions que la Porte entretenait dans les ports chrétiens
n'en fussent point informés.
Immédiatement l'amiral se mit à l'oeuvre. Mais comme, malgré
son âge avancé, il désirait rester seul bénéficiaire
de cette entreprise qui pouvait se révéler glorieuse si
elle connaissait le succès, il se débarrassa du capitaine
Roux qu'il jugeait trop bavard. Il lui affirma que le roi, bien que séduit
par son projet, avait renoncé à le mettre en oeuvre, ne
voulant pas aventurer ses troupes dans une tentative aussi incertaine.
Le Marseillais fut renvoyé de Gênes avec une bonne récompense
( De retour dans son pays, le marin
fut arrêté et emprisonné. La France, alors en lutte
avec l'Espagne, informée du rassemblement armé de Doria
et craignant qu'il ne fût dirigé contre elle, en avait surveillé
étroitement la destination. Une lettre du président du Parlement
de Provence nous apprend que, plus de deux ans après son arrestation,
l'infortuné Marseillais se trouvait toujours incarcéré.)
et Doria dépêcha ses ordres aux divers chefs de guerre espagnols
et italiens dont il envisageait le concours, observant toujours envers
eux le secret le plus absolu sur la destination de leurs forces. Toutes
ces manoeuvres prirent du temps. Le premier espion envoyé à
Alger était revenu, confirmant en tous points les allégations
du Français. Pour plus de sécurité, un officier espagnol
expérimenté fut chargé de se rendre sur place à
son tour, afin de jauger les défenses de la ville sous l'angle
militaire.
Sa mission accomplie, cet alferez (Sous-lieutenant.
En l'occurrence, il s'agissait d'Antonio de Rojas, adjoint au maître
de camp en Lombardie, Imago de Borgio.) devait ensuite passer
en Espagne et en rendre compte directement au roi. Ce qui fut fait.
La relation encourageante de l'officier augmenta encore le désir
qu'avait le monarque de tenter cette opération. Et dans la foulée,
réitérant ses ordres à l'amiral Doria, il lui envoya
les lettres de réquisition des troupes et des navires nécessaires
à l'expédition. " Andrettino " devait réunir
les troupes propres à l'entreprise, assurer leur approvisionnement
et leur embarquement. Or ce dernier point présentait des difficultés.
Les galères espagnoles étant peu nombreuses et en mauvais
état, il dut prier les vice-rois de Naples et de Sicile de fournir
les vaisseaux nécessaires, ainsi que des troupes avec leurs vivres
et leurs munitions; cela dans la plus grande célérité
et discrétion.
À ce point, le mouvement commença à se dérégler.
Les vice-rois, déjà hostiles à Doria et vexés
de n'être point mis dans le secret de l'entreprise, s'indignèrent
de constater que le roi avait témoigné plus de confiance
à un autre qu'à eux. Sournoisement, ils s'ingénièrent
à susciter toutes les difficultés possibles à l'entreprise,
et il en fut de même pour le comte de Fuentès, commandant
l'armée espagnole (Cette désobéissance
aux ordres du roi marquait les débuts de l'affaiblissement de la
puissance espagnole.).
Le temps s'écoulant toujours, on parvint au printemps 1601 sans
que rien ne fût prêt. De Gênes, l'amiral s'inquiétait
de la mauvaise exécution de ses ordres, sachant combien la côte
nord-africaine était dangereuse depuis l'automne jusqu'aux beaux
jours suivants. Il expédiait courrier sur courrier afin de presser
la marche des choses. Mais bientôt, en présence de cette
désobéissance quasi générale, il comprit qu'il
lui serait impossible de réunir tous ses moyens à temps.
Il s'entêta cependant. Avide de gloire, il voulait vaincre les difficultés
par son activité et son courage. C'est ainsi que le 4 juillet,
monté sur la galère " La Réale ", il prenait
la mer pour Naples. Six galères de la République de Gênes,
cinq du Pape et quatre du grand-duc de Toscane l'accompagnaient, également
porteuses de troupes. La petite escadre, après avoir relâché
dans le port napolitain durant deux jours, parvint à Messine, point
de rassemblement général. Là, Doria put mesurer la
désobéissance à ses ordres ainsi qu'à ceux
du roi. Les galères napolitaines, au nombre de dix-huit, arrivèrent
à Messine le 24 juillet seulement. Elles étaient mal en
ordre et amenaient leurs provisions dans des barques. Les galères
siciliennes ne touchèrent le lieu de rassemblement que le let août.
Elles aussi se trouvaient en mauvais état et nécessitaient
des réparations.
Malgré tous ces retards qui plongeaient l'amiral dans de vives
colères, le 4 août l'armada gagnait Palerme, puis la Sardaigne.
Dans le dessein de détourner la vigilance des Turcs, on avait envoyé
en course, dans les îles du Levant, un certain nombre de galères
impropres à l'expédition, ainsi que celles des Chevaliers
de Malte. Prise par le mauvais temps, la flotte dut se réfugier
plusieurs jours dans l'île de San Pietro, sur la côte sarde,
et elle n'atteignit Majorque que le 19.
Doria s'inquiétait de l'avancement de la saison. Aussi, cinq jours
plus tard, donnait-il le signal de l'appareillage à l'armada. Celle-ci
comprenait maintenant 70 galères, transportant plus de 10 000 soldats.
Elle était guidée par des pilotes majorquins familiers des
côtes barbaresques. Un conseil de guerre, tenu la
veille à Palma, avait arrêté le plan d'attaque: avançant
de conserve, les vaisseaux se dirigeraient vers la ville et mettraient
en panne à distance afin de ne point alerter les Turcs (Sans
doute Doria ignorait-il que les Turcs surveillaient la mer depuis le sommet
du mont Bou Zareah (" La Vigie ") d'où les guetteurs
pouvaient apercevoir la moindre voile apparaissant à l'horizon.).
À la tombée de la nuit, plusieurs felouques portant 300
arquebusiers munis d'explosifs, se porteraient vers le port. L'objectif
étant atteint, la flotte s'aventurerait rapidement à leur
suite et y débarquerait le reste des troupes. Quinze galères,
dont " La Réale ", étaient désignées
pour ces premiers renforts.
Le 30 août au matin, l'armada parvenait en vue d'Alger mais dans
le désordre, ses éléments étant dispersés
au large, et trois heures furent nécessaires pour la rallier. La
mer était calme. Mâts abattus et voiles carguées,
la formation mouilla à environ trente milles de la cité
des corsaires (C'est-à-dire approximativement
entre Sidi-Ferruch et le cap Caxine.). Mais comme les pilotes
ne reconnaissaient pas le pays avec certitude, Doria,
jugeant plus prudent de demeurer dans cette position, envoya des felouques
chargées d'arquebusiers et guidées par des pilotes, à
la recherche de points d'ancrage pour les vaisseaux. À la grande
inquiétude de l'amiral, ces embarcations ne revinrent que le soir:
un fort courant les ayant entraînées au large, à cinquante
milles d'Alger, elles n'avaient, à aucun moment, pu approcher la
terre. Doria vit un funeste présage dans ce retard imprévu.
Enfin le lendemain soir, l'armée, entièrement groupée,
appareilla à allure réduite pour se rapprocher de l'objectif.
On s'apprêtait au débarquement; les frégates et les
felouques étaient déjà chargées des troupes
de choc lorsqu'un fort vent d'est se leva subitement, s'accroissant d'instant
en instant. La mer se creusant, l'amiral fit remonter les soldats à
bord des vaisseaux. Il comprenait qu'il ne pouvait, sans risque de se
perdre, rester en pleine mer, ni débarquer. Bientôt tous
les navires durent fuir devant le grain qui forcissait et la flotte ne
se regroupa que le 3 septembre dans le port de Majorque. Ce triste temps
se poursuivit plusieurs jours durant, observé avec soin par Doria.
Pendant qu'il demeurait ainsi dans l'expectative, des sentiments divers
agitaient l'armée : beaucoup d'hommes voulaient retourner devant
Alger en bravant tous les risques, tandis que d'autres, plus expérimentés,
sachant bien qu'avec ce vent contraire il était impossible de naviguer
et encore moins de débarquer, se montraient plus raisonnables.
À un moment, la tempête parut s'apaiser, mais déjà
Doria, la mort dans l'âme, avait renoncé: l'armée
n'aurait pu arriver à Alger qu'après le 10 septembre, moment
où les Turcs auraient regagné la ville.
Et la tentative espagnole étant fatalement ébruitée,
l'effet de surprise sur lequel le plan était bâti ne pouvait
jouer. En outre, l'armée ne disposait que d'un mois de vivres.
Toutes raisons qui dissuadèrent l'amiral d'aller témérairement
à sa perte, comme l'avaient déjà fait trois expéditions
plus considérables que la
sienne ( Celles de don Diego de Vera
(1516), de don Hugo de Moncade (1518), et celle de 1541 conduite par Charles
Quint en personne.).
Il jugea donc préférable de conserver ses forces pour une
meilleure occasion. Il licencia donc les galères des vice-rois
et renvoya celles du roi dans leurs ports respectifs. Toutes les dépenses
engagées dans cette entreprise n'avaient servi à rien.
Cet échec desservit Doria auprès du roi, échec encore
aggravé par les intrigues de ses proches.
Écoeuré, il démissionna de toutes ses charges et
regagna Gênes où il devait mourir cinq ans plus tard.
Il faut reconnaître que l'expédition avait été
mal conçue. Le plan du capitaine Roux était bon. Hardi,
certes, mais il pouvait réussir. Doria n'avait pas vu qu'en le
modifiant, l'entreprise se transformerait alors en attaque régulière
d'où la surprise était exclue, ce qui la rendait très
aléatoire.
C'est ainsi qu'" Alger la bien gardée " (El Djezaïr
el Mahroussa) allait le demeurer longtemps encore, à peine
troublée par les vaines tentatives espagnoles de 1775 (O'Reilly),
1783 et 1784 (Antonio Barcelo), jusqu'à ce mois de juin 1830 où...
D'après Jeronimo Conestaggio,
Texte de la Revue africaine, n° 154, 1882)
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