Toutes voiles dehors une armada cingle vers Alger
par Gaston PALISSER

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extraits du numéro 104 ,décembre 2003de "l'Algérianiste", bulletin d'idées et d'information, avec l'autorisation de la direction actuelle de la revue "l'Algérianiste"
mise sur site le 3-6-2010

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Toutes voiles dehors
une armada cingle vers Alger
Gaston Palisser

On était en 1599. Le xvle siècle ago- nisait. En Espagne, l'empire de Charles Quint, ces vastes possessions sur lesquelles " le soleil jamais ne se couchait ", commençait à faire entendre ses premiers craquements. Philippe III, petit-fils et second successeur du potentat, se débattait dans des difficultés croissantes. L'afflux des richesses venues des Nouvelles Indes avait provoqué une formidable hausse des prix, à la base de troubles sociaux inquiétants. À cela s'ajoutaient les ravages commis par les pirates barbaresques sur toute la façade orientale de la péninsule ibérique dont les États, ruinés par ce fléau endémique, ne pouvaient plus apporter leur contribution au Trésor royal.

Dans nombre de ses ouvrages (Le Captif, L'Espagnole anglaise, etc...), Cervantès nous décrit ces pirates en action lorsqu'ils allaient piller les côtes d'Espagne, assaillant villes et villages pour en arracher les habitants qu'ils emmenaient en esclavage, insistant à la fois sur leur audace et sur leur cruauté. Ainsi nous montre-t-il, avec réalisme, dans Les Bagnes d'Alger, le sac d'une bourgade espagnole. Il nous dépeint les violences des agresseurs, la douleur d'un père capturé avec ses deux enfants "... l'un demi- nu à son bras, l'autre marchant près de lui... ", et l'horreur d'une femme "... entraînée, demi-nue par un pirate qui l'insulte et la maltraite ".

À cet état de fait dommageable, s'ajoutait le péril que constituaient, au sein même du royaume, les nombreux descendants des musulmans d'Espagne. En apparence convertis au catholicisme, les " nouveaux chrétiens " demeuraient en fait secrètement fidèles à l'islam. Ces " Morisques " qui constituaient de fortes colonies en Andalousie, en Catalogne et en Aragon, étaient encouragés dans leur résistance religieuse par les musulmans du Maghreb avec lesquels ils demeuraient en relations occultes. Et les pirates barbaresques trouvaient auprès d'eux, dans leurs incursions en territoire espagnol, des guides avertis et dévoués. Complicité qui devint patente en 1570 lors de la révolte des Alpujarras et de la sierra Vermeja, au cours de laquelle les Morisques rebelles reçurent le soutien de quarante vaisseaux envoyés par le Pacha d'Alger (Il s'agissait alors de El Euldj Ali, dit Ali el fart'âs (" Ali le teigneux "), pacha depuis 1568.). Navires qui débarquèrent armes et secours à Almeria et ne se retirèrent que lorsque l'insurrection s'éteignit, noyée dans le sang par les Espagnols. Donc, séparer les Morisques de leurs coreligionnaires était devenu une question vitale pour les rois catholiques qui envisagèrent alors une expédition vers le Maghreb, et principalement contre Alger, afin d'aveugler les ports barbaresques. Cependant, les nécessités financières pesaient lourdement sur ces projets. Les expéditions maritimes coûtaient très cher. Il fallait des sommes énormes pour équiper les vaisseaux de guerre, pour réunir les vivres nécessaires, pour avancer la solde des troupes embarquées.

Or, à ce moment-là, le Trésor royal connaissait la pénurie. L'Espagne, se trouvant mêlée à tous les grands intérêts qui s'entrechoquaient alors en Europe, et engagée dans une lutte sans merci contre l'Angleterre et les Provinces-Unies, devait, à regret, ajourner ses desseins africains.

Et justement cette année-là, l'amiral Jean-Andréa Doria reçut à Gênes où il se trouvait, une visite qui suscita chez lui un vif intérêt. Le visiteur était un marin français, le capitaine Roux, qui avait naguère commandé des galères génoises lors de la prise de Chio. Ancien marin de commerce, il connaissait particulièrement le repaire de pirates qu'était devenue Alger pour y avoir souvent relâché. Et ce qu'il proposait au capitaine général de la mer en Espagne et des armées de Philippe III en Italie, était un plan simple qui lui permettrait de soustraire, à peu de frais, El Djezaïr à l'emprise des Turcs. Selon le marin marseillais qui avait eu le
loisir d'étudier leurs habitudes, les janissaires de l'Odjak, se fiant aveuglément aux fortifications de la ville et à l'imposante artillerie défendant le port, en négligeait la garde, ne disposant aucune sentinelle aux endroits sensibles. Et le point important du plan soumis à " Andrettino " (ainsi que l'appelaient ses compatriotes génois pour le distinguer de son grand-oncle Andréa Doria), situait au mois d'août, une attaque surprise nocturne de la ville par une troupe décidée.

En effet, à cette époque de l'année, la garnison turque se réduisait à 2 000 hommes environ sur les 7 à 8 000 janissaires qu'elle comptait habituellement;
le plus gros de leur effectif étant engagé dans l'intérieur du pays pour le recouvrement de la gherama ou contribution supplémentaire, et la date de leur retour demeurait incertaine. En outre, durant ce mois le plus chaud de l'année, la ville était désertée par les chefs de l'Odjak avec, en tête, leur Pacha ( En 1599, la Porte avait nommé Süleiman Pacha à ce poste qu'il conserva jusqu'en 1604.) et, après ces dignitaires, les riches citadins, fuyant comme eux, la canicule et l'horrible puanteur qui envahissait les ruelles de la ville. Tous ces gens se trouvaient dispersés sur le territoire du Fahs environnant où chacun possédait soit une modeste maison de campagne, soit une demeure plus importante selon son degré de fortune. Quant aux Turcs, ils avaient pour obligation de regagner la ville dès les premiers jours de septembre pour y faire, tous réunis, une entrée solennelle qui s'effectuait musique en tête. Ainsi, selon le capitaine Roux, était-on certain de trouver Alger, à cette époque de l'année, à peu près dépourvue de défenseurs. Toujours selon lui, une troupe de 500 hommes environ, bien armée et amenée clandestinement dans le port par des navires déguisés en vaisseaux marchands, pourrait aisément s'emparer nuitamment de la porte de la Marine d'abord, et de la ville ensuite, après avoir appelé aux armes les esclaves chrétiens qui s'y trouvaient ordinairement en nombre.

Maîtresse de la cité, elle devrait recevoir rapidement des renforts venus par mer. Bien que très intéressé par ce plan où l'Espagne ne risquerait qu'une petite perte contre un gros gain, " Andrettino hésitait. Pouvait-il accorder foi aux affirmations du marin?

Il se décida enfin à envoyer le Français en Espagne afin qu'il expliquât lui- même son projet au roi. En même temps, il dépêchait confidentiellement un homme sûr à Alger, chargé d'y recueillir toutes informations susceptibles de confirmer les dires du marin français. Ce dernier, après avoir été entendu par Philippe III, qui parut s'intéresser à son hardi projet, était revenu à Gênes, porteur d'un ordre royal secret, enjoignant à Doria de se préparer discrètement à cette entreprise. Le moment, la manière de la conduire et les détails de l'expédition, étaient laissés à son initiative. La seule, mais importante recommandation qui lui fût faite, était d'observer une totale discrétion sur ce dessein, les ministres du roi eux-mêmes l'ignorant. Dans ce projet, l'effet de surprise était primordial, et il convenait que les nombreux espions que la Porte entretenait dans les ports chrétiens n'en fussent point informés.

Immédiatement l'amiral se mit à l'oeuvre. Mais comme, malgré son âge avancé, il désirait rester seul bénéficiaire de cette entreprise qui pouvait se révéler glorieuse si elle connaissait le succès, il se débarrassa du capitaine Roux qu'il jugeait trop bavard. Il lui affirma que le roi, bien que séduit par son projet, avait renoncé à le mettre en oeuvre, ne voulant pas aventurer ses troupes dans une tentative aussi incertaine. Le Marseillais fut renvoyé de Gênes avec une bonne récompense ( De retour dans son pays, le marin fut arrêté et emprisonné. La France, alors en lutte avec l'Espagne, informée du rassemblement armé de Doria et craignant qu'il ne fût dirigé contre elle, en avait surveillé étroitement la destination. Une lettre du président du Parlement de Provence nous apprend que, plus de deux ans après son arrestation, l'infortuné Marseillais se trouvait toujours incarcéré.) et Doria dépêcha ses ordres aux divers chefs de guerre espagnols et italiens dont il envisageait le concours, observant toujours envers eux le secret le plus absolu sur la destination de leurs forces. Toutes ces manoeuvres prirent du temps. Le premier espion envoyé à Alger était revenu, confirmant en tous points les allégations du Français. Pour plus de sécurité, un officier espagnol expérimenté fut chargé de se rendre sur place à son tour, afin de jauger les défenses de la ville sous l'angle militaire.

Sa mission accomplie, cet alferez (Sous-lieutenant. En l'occurrence, il s'agissait d'Antonio de Rojas, adjoint au maître de camp en Lombardie, Imago de Borgio.) devait ensuite passer en Espagne et en rendre compte directement au roi. Ce qui fut fait.

La relation encourageante de l'officier augmenta encore le désir qu'avait le monarque de tenter cette opération. Et dans la foulée, réitérant ses ordres à l'amiral Doria, il lui envoya les lettres de réquisition des troupes et des navires nécessaires à l'expédition. " Andrettino " devait réunir les troupes propres à l'entreprise, assurer leur approvisionnement et leur embarquement. Or ce dernier point présentait des difficultés. Les galères espagnoles étant peu nombreuses et en mauvais état, il dut prier les vice-rois de Naples et de Sicile de fournir les vaisseaux nécessaires, ainsi que des troupes avec leurs vivres et leurs munitions; cela dans la plus grande célérité et discrétion.

À ce point, le mouvement commença à se dérégler. Les vice-rois, déjà hostiles à Doria et vexés de n'être point mis dans le secret de l'entreprise, s'indignèrent de constater que le roi avait témoigné plus de confiance à un autre qu'à eux. Sournoisement, ils s'ingénièrent à susciter toutes les difficultés possibles à l'entreprise, et il en fut de même pour le comte de Fuentès, commandant l'armée espagnole (Cette désobéissance aux ordres du roi marquait les débuts de l'affaiblissement de la puissance espagnole.).

Le temps s'écoulant toujours, on parvint au printemps 1601 sans que rien ne fût prêt. De Gênes, l'amiral s'inquiétait de la mauvaise exécution de ses ordres, sachant combien la côte nord-africaine était dangereuse depuis l'automne jusqu'aux beaux jours suivants. Il expédiait courrier sur courrier afin de presser la marche des choses. Mais bientôt, en présence de cette désobéissance quasi générale, il comprit qu'il lui serait impossible de réunir tous ses moyens à temps. Il s'entêta cependant. Avide de gloire, il voulait vaincre les difficultés par son activité et son courage. C'est ainsi que le 4 juillet, monté sur la galère " La Réale ", il prenait la mer pour Naples. Six galères de la République de Gênes, cinq du Pape et quatre du grand-duc de Toscane l'accompagnaient, également porteuses de troupes. La petite escadre, après avoir relâché dans le port napolitain durant deux jours, parvint à Messine, point de rassemblement général. Là, Doria put mesurer la désobéissance à ses ordres ainsi qu'à ceux du roi. Les galères napolitaines, au nombre de dix-huit, arrivèrent à Messine le 24 juillet seulement. Elles étaient mal en ordre et amenaient leurs provisions dans des barques. Les galères siciliennes ne touchèrent le lieu de rassemblement que le let août. Elles aussi se trouvaient en mauvais état et nécessitaient des réparations.

Malgré tous ces retards qui plongeaient l'amiral dans de vives colères, le 4 août l'armada gagnait Palerme, puis la Sardaigne. Dans le dessein de détourner la vigilance des Turcs, on avait envoyé en course, dans les îles du Levant, un certain nombre de galères impropres à l'expédition, ainsi que celles des Chevaliers de Malte. Prise par le mauvais temps, la flotte dut se réfugier plusieurs jours dans l'île de San Pietro, sur la côte sarde, et elle n'atteignit Majorque que le 19.

Doria s'inquiétait de l'avancement de la saison. Aussi, cinq jours plus tard, donnait-il le signal de l'appareillage à l'armada. Celle-ci comprenait maintenant 70 galères, transportant plus de 10 000 soldats. Elle était guidée par des pilotes majorquins familiers des côtes barbaresques. Un conseil de guerre, tenu la
veille à Palma, avait arrêté le plan d'attaque: avançant de conserve, les vaisseaux se dirigeraient vers la ville et mettraient en panne à distance afin de ne point alerter les Turcs (Sans doute Doria ignorait-il que les Turcs surveillaient la mer depuis le sommet du mont Bou Zareah (" La Vigie ") d'où les guetteurs pouvaient apercevoir la moindre voile apparaissant à l'horizon.). À la tombée de la nuit, plusieurs felouques portant 300 arquebusiers munis d'explosifs, se porteraient vers le port. L'objectif étant atteint, la flotte s'aventurerait rapidement à leur suite et y débarquerait le reste des troupes. Quinze galères, dont " La Réale ", étaient désignées pour ces premiers renforts.

Le 30 août au matin, l'armada parvenait en vue d'Alger mais dans le désordre, ses éléments étant dispersés au large, et trois heures furent nécessaires pour la rallier. La mer était calme. Mâts abattus et voiles carguées, la formation mouilla à environ trente milles de la cité des corsaires (C'est-à-dire approximativement entre Sidi-Ferruch et le cap Caxine.). Mais comme les pilotes ne reconnaissaient pas le pays avec certitu
de, Doria, jugeant plus prudent de demeurer dans cette position, envoya des felouques chargées d'arquebusiers et guidées par des pilotes, à la recherche de points d'ancrage pour les vaisseaux. À la grande inquiétude de l'amiral, ces embarcations ne revinrent que le soir: un fort courant les ayant entraînées au large, à cinquante milles d'Alger, elles n'avaient, à aucun moment, pu approcher la terre. Doria vit un funeste présage dans ce retard imprévu.

Enfin le lendemain soir, l'armée, entièrement groupée, appareilla à allure réduite pour se rapprocher de l'objectif. On s'apprêtait au débarquement; les frégates et les felouques étaient déjà chargées des troupes de choc lorsqu'un fort vent d'est se leva subitement, s'accroissant d'instant en instant. La mer se creusant, l'amiral fit remonter les soldats à bord des vaisseaux. Il comprenait qu'il ne pouvait, sans risque de se perdre, rester en pleine mer, ni débarquer. Bientôt tous les navires durent fuir devant le grain qui forcissait et la flotte ne se regroupa que le 3 septembre dans le port de Majorque. Ce triste temps se poursuivit plusieurs jours durant, observé avec soin par Doria. Pendant qu'il demeurait ainsi dans l'expectative, des sentiments divers agitaient l'armée : beaucoup d'hommes voulaient retourner devant Alger en bravant tous les risques, tandis que d'autres, plus expérimentés, sachant bien qu'avec ce vent contraire il était impossible de naviguer et encore moins de débarquer, se montraient plus raisonnables.

À un moment, la tempête parut s'apaiser, mais déjà Doria, la mort dans l'âme, avait renoncé: l'armée n'aurait pu arriver à Alger qu'après le 10 septembre, moment où les Turcs auraient regagné la ville.

Et la tentative espagnole étant fatalement ébruitée, l'effet de surprise sur lequel le plan était bâti ne pouvait jouer. En outre, l'armée ne disposait que d'un mois de vivres. Toutes raisons qui dissuadèrent l'amiral d'aller témérairement à sa perte, comme l'avaient déjà fait trois expéditions plus considérables que la
sienne ( Celles de don Diego de Vera (1516), de don Hugo de Moncade (1518), et celle de 1541 conduite par Charles Quint en personne.).

Il jugea donc préférable de conserver ses forces pour une meilleure occasion. Il licencia donc les galères des vice-rois et renvoya celles du roi dans leurs ports respectifs. Toutes les dépenses engagées dans cette entreprise n'avaient servi à rien.

Cet échec desservit Doria auprès du roi, échec encore aggravé par les intrigues de ses proches.

Écoeuré, il démissionna de toutes ses charges et regagna Gênes où il devait mourir cinq ans plus tard.

Il faut reconnaître que l'expédition avait été mal conçue. Le plan du capitaine Roux était bon. Hardi, certes, mais il pouvait réussir. Doria n'avait pas vu qu'en le modifiant, l'entreprise se transformerait alors en attaque régulière d'où la surprise était exclue, ce qui la rendait très aléatoire.

C'est ainsi qu'" Alger la bien gardée " (El Djezaïr el Mahroussa) allait le demeurer longtemps encore, à peine troublée par les vaines tentatives espagnoles de 1775 (O'Reilly), 1783 et 1784 (Antonio Barcelo), jusqu'à ce mois de juin 1830 où...

D'après Jeronimo Conestaggio,
Texte de la Revue africaine, n° 154, 1882)