---------T ANDIS
qu'au soir du 7 novembre 1942, à la nuit tombée, les conjurés
rejoignent les différents points de rassemblement qui leur sont
assignés - d'où ils partiront dans quelques heures pour
prendre la ville - et que les " Cinq " eux-mêmes, accompagnés
de diplomates américains, établissent leur P.C. dans un
immeuble de la rue Michelet, les autorités passent une soirée
bien tranquille. Il est déjà tard et le colonel Chrétien
s'apprête à se coucher lorsque Saint-Hardouin sonne vigoureusement
à la porte : " Le débarquement est pour cette nuit.
"
---------Ensemble,
les deux hommes conviennent d'aller chercher Murphy pour l'amener chez
le général Juin. Mais auparavant, Saint-Hardouin conduit
l'officier au P.C. de la conjuration, où Chrétien retrouve
d'Astier de La Vigerie et aperçoit, pour la première fois,
Rigault. Affirmant que ses instructions ne lui permettent pas d'annoncer
déjà le débarquement alors que les premières
opérations ne commenceront qu'à 2 heures du matin, s'abritant
aussi derrière sa qualité de diplomate qui lui interdit
( !) de s'immiscer dans l'affaire, Murphy refuse d'abord d'accompagner
Chrétien chez Juin. Aidé cette fois par Saint-Hardouin et
d'Astier de La Vigerie, l'officier finit par convaincre le diplomate.
Il ne reste plus qu'à prévenir le général.
Chrétien lui téléphone
----------
Mon général, je vous demande de me recevoir de suite. J'ai
une importante communication à vous faire...
----------
Vous ne pouvez pas attendre à demain ?
----------
C'est absolument impossible.
----------
Est-ce réellement si important ?
----------
Très important.
----------
Bien, venez...
---------Sur
son pyjama, Juin a passé un burnous
----------
Qu'y a-t-il, Chrétien ?
----------
Mon général, M. Murphy demande vous voir d'urgence.
----------
Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir à cette heure ? Il ne peut donc
pas attendre demain ?
----------
Mon général, le convoi, c'est pour nous.
----------
Ce n'est pas possible ! Ils ne vont pas nous faire cela ! Enfin, d'accord,
amenez M. Murphy.
---------Pendant
l'absence de Chrétien, le P.C. du complot est le théâtre
d'une animation de plus en plus fiévreuse. Notamment, avec Lemaigre-Dubreuil
en uniforme et qui ne fait que passer avant d'aller chercher Giraud à
l'aérodrome de Blida. En attendant, Saint-Hardouin a beaucoup de
peine à empêcher l'industriel d'aller voir Juin auquel il
voudrait soumettre des propositions de la part de Giraud !
--------À
présent, Juin, en uniforme, écoute Murphy qui vient d'entrer
dans le salon de la villa des Oliviers
----------
Mon général, j'ai à vous annoncer que mon gouvernement
a décidé de faire débarquer les troupes américaines
en Afrique du Nord. C'est imminent.
----------
Imminent ? reprend Juin. Qu'entendez-vous par là ? Deux jours,
trois jours ?
----------
Non, mon général, beaucoup plus proche.
---------Après
un silence:
----------
... Ce matin.
----------
Dans quelle situation nous mettez-vous grogne juin. Après les conversations
que nous avons engagées ! Nous sommes tenus par des instructions
de défendre l'Afrique du Nord et nous la défendrons.
----------
Mon général, reprend Murphy, le général Giraud
arrive dans quelques instants pour prendre le commandement. Nous savons
qu'il vous tient en particulière estime et compte sur vous. Je
vous garantis que mon gouvernement rétablira la France et son Empire
dans leur entière souveraineté. Nous venons en amis et vous
ne pouvez vouloir une effusion de sang.
un Darlan rouge de colère...
---------Peu à
peu, juin s'apaise et dit comprendre le désir du diplomate d'éviter
un combat entre des gens qui ont, au fond, la même pensée,
ajoutant néanmoins qu'il doit obéir aux ordres reçus
et que la France est liée par des actes juridiques. Resté
muet jusqu'alors, Chrétien intervient:
----------
Mon général, vous avez des ordres, des engagements ; le
débarquement peut paraître regrettable ; mais effacez tout
cela et pensez à la France seule. Vous savez bien que l'Allemagne
est perdue ; vous ne me l'avez pas caché. Maintenant, il dépend
de vous de ranger la France dans le camp des vainqueurs ou dans celui
des vaincus. C'est notre dernière chance qui se joue aujourd'hui.
---------Après
un long silence, et comme s'il venait de trouver la solution idéale
au redoutable problème qui lui est posé, Juin, s'accrochant
à la hiérarchie de commandement existante, laisse tomber
----------
Oui, mais je ne suis pas seul! L'amiral Darlan est ici et c'est mon chef.
---------Sur
la suggestion de Chrétien, le général téléphone
à la villa de Fenard où réside l'amiral de la flotte.
C'est Battet, le directeur de cabinet de Darlan, qui prend la communication.
Plus tard, il confiera qu'il ne lui a pas été facile de
réveiller son chef. En effet, à la fin de la terrible journée
du 7 novembre, marquée par des discussions sur les hypothèses
du débarquement, Darlan a appris des médecins qu'Alain venait
de surmonter la crise primitivement jugée mortelle. Tout heureux
de cette bonne nouvelle et pour se changer les idées, l'amiral
avait invité Battet : " Eh bien, maintenant, on va aller faire
un bon gueuleton tous les deux. " Ensuite, écrasé de
fatigue, car il n'avait pas fermé l'oeil depuis deux jours, Darlan
s'était endormi plus profondément que d'habitude. Et quand
Battet le secoue, Darlan, furieux, lui lance un coup de pied dans les
jambes. Avec le consul américain pour guide, Chrétien arrive
à la villa de Fenard. En complet veston, muet, ayant à ses
côtés Battet - qui vient de glisser dans sa poche un revolver
- Darlan attend. Fenard, apprenant le débarquement, s'écrie
----------
Qu'est-ce qui se passe ?... Les Américains débarquent ?...
Ah! m...!... Pas possible !...
---------Du
perron de sa résidence où il attendait l'amiral, Juin conduit
Darlan au salon où Murphy refait son exposé des événements.
Il est très vite interrompu par Darlan dont le visage a viré
au rouge écarlate et qui est dans une fureur indescriptible
----------
...C'est encore une de ces cochonneries dont, vous, les Anglo-Saxons,
nous accablez depuis deux ans. J'ai des ordres du Maréchal. Je
les exécuterai. Puisque vous voulez la bagarre, nous nous battrons..
C'est une saloperie, nous nous battrons. C'est une saloperie...
---------L'assistance
est figée de stupeur. C'est Juin qui le premier fait un geste en
indiquant de la main à Battet et à Chrétien de se
retirer. Du patio, les deux hommes aperçoivent Darlan, toujours
écarlate, marchant de long en large, faisant des gestes violents
avec ses bras, tandis que Murphy, livide, s'est assis dans un fauteuil.
Juin reste silencieux. Pendant ce temps, Battet confie à Chrétien
qu'il partage son point de vue. Fenard explique aux deux hommes qu'il
ne convient pas d'attacher trop d'importance à la colère
de Darlan, réaction normale, chez lui, en une telle circonstance
et qui devrait se tasser assez vite. À Battet et à Chrétien,
Fenard, rejoignant le salon, affirme qu'il va s'employer à arranger
les choses.
Enfin, Murphy réussit à reprendre la parole et reçoit
l'appui de Fenard et de Juin. A Darlan - qui l'interrompt en répétant
comme un leitmotiv qu'il a reçu l'ordre du Maréchal de défendre
l'Afrique du Nord contre quiconque l'attaquerait - le diplomate américain
rétorque qu'il changerait d'opinion s'il se doutait un instant
de l'ampleur de l'opération en cours ; et il exhorte l'amiral à
ne pas commettre l'irréparable. Le temps passe... Finalement, s'enfermant
avec Battet dans un bureau, Darlan rédige un mystérieux
télégramme. A ce moment fait irruption le général
Sevez, chef d'état-major de Juin, qui, sous le coup d'une vive
émotion, annonce que le téléphone est coupé
et que des hommes armés l'ont empêché de sortir des
" Oliviers ". À cette nouvelle, Juin, à moitié
en colère, réplique
----------
Si nous sommes cernés, nous garderons M. Murphy comme otage !
mais où donc
est le général Mast?
---------À
la suite de la discussion qui avait eu lieu au P.C. de l'insurrection
au sujet de la proposition de Chrétien, Rigault avait demandé
à d'Astier de décaler le déclenchement de l'opération
d'une demi-heure. Juste avant le départ de Lemaigre-Dubreuil, Rigault
avait décroché le téléphone, avait écouté,
et, avec un sourire avait passé l'appareil à l'industriel
: " Il n'y a pas de tonalité. " Le central était
donc occupé...
---------Quand
toutes les mesures prévues par les conjurés paraissent exécutées,
d'Astier et Rigault descendent en ville pour une tournée d'inspection.
Première étape : la division d'Alger, pour dire à
Mast : les civils ont fait leur travail, c'est maintenant aux militaires
de jouer. Dans la rue, c'est le grand calme. Cela produit un effet étrange
aux conspirateurs de circuler dans Alger qui ne se doute de rien et qui,
cependant, est en train de changer de camp.
---------Par
ailleurs, le plan s'est exécuté dans les meilleures contions.
Le commissariat central est aux mains des putschistes ; des policiers
favorables à la conjuration y prennent la place des titulaires.
Le préfet Temple est sous bonne garde. En l'absence du, gouverneur
général en mission à Vichy, sa femme, Mme Châtel,
est arrêtée. Les centraux téléphoniques, y
compris celui de l'armée, sont aux mains de l'insurrection. En
dépit de ses violentes protestations, le général
Koeltz, commandant les troupes d'Algérie, ne peut plus donner aucun
ordre il en est de même pour le général Mendigal,
commandant l'aviation. Quant à la résidence de Juin, elle
aussi, nous le savons, est encerclée. Sur le plan de la technique
pure le coup d'Etat a parfaitement réussi, avec cinq minutes d'avance
sur les prévisions. Conjurés et loyalistes se sont parfois
affrontés avec véhémence ; mais il n'y a ni blessé,
ni tué. On n'attend plus que l'arrivée de Giraud et celle
des Américains.
---------D'Astier
et Rigault cherchent Mast. Rencontrant, enfin, un officier dans l'immeuble
de la division d'Alger, ils lui demandent où est leur chef : "
Il n'est pas là. " Mais le capitaine veut savoir pourquoi,
à une heure aussi tardive, on cherche son
général. Ignorant si l'officier est dans le " bon "
ou le " mauvais " camp, les deux civils bredouillent une vague
explication et, de plus en plus inquiets de l'attitude du capitaine, battent
précipitamment en retraite. Au commissariat central, au milieu
d'un grenouillage invraisemblable et dans une fumée à couper
au couteau, Aboulker qui occupe le standard - leur confirme :
----------
Ici, tout va bien. Mais avez-vous enfin des nouvelles des Américains
?
----------
Non, répliquent d'Astier et Rigault. Mais faites comme si vous
en aviez, racontez qu'ils sont sur les plages...
---------Revenus
au P.C. de la rue Michelet, ils n'y trouvent aucun message de Murphy et
de Chrétien. Et le consul général américain
Cole n'en sait pas davantage. Pour en avoir le coeur net, Rigault gagne
les " Oliviers ". De l'extérieur, il distingue les ombres
dans la villa illuminée. Le reconnaissant dans le jardin, Murphy
vient à sa rencontre
----------
Où en êtes-vous ? questionne Rigault.
----------
Juin se retranche derrière Darlan, explique le diplomate. L'amiral
est furieux et continue à ne vouloir rien savoir.
----------
Bien. Mais ce n'est pas le pire car nous n'avons pas de nouvelles de vos
soldats alors qu'il est près de 5 heures du matin. Est-ce qu'ils
vont enfin arriver ?
----------
...Je pense, soupire Murphy.
----------
Est-ce que vous en êtes vraiment sûr ? réplique Rigault,
agacé. Ne se sontils pas trompés de jour ?..
----------
Non, dit Murphy.
----------
Rappelez-vous que nous étions chargés des préliminaires
de l'opération et que vous deviez arriver à 2 heures du
matin alors que 5 heures viennent de sonner.
----------
Oui, dit Murphy soucieux. Bien sûr !.
----------
Mais je ne vous garantis rien à partir du moment où il fera
jour, réplique sèchement Rigault.
---------Jetant
un coup d'oeil dans le salon, le conjuré aperçoit Juin en
train de déambuler, Darlan toujours furieux et tirant sur sa pipe.
S'avançant vers Rigault, Fenard lui demande:
----------
L'amiral voudrait rentrer à ma villa pour se reposer. Il estime
n'avoir plus rien à faire ici.
----------
D'accord, sous la condition que l'amiral donne sa parole de ne communiquer
avec quiconque.
----------
Jamais, s'exclame Fenard, je n'oserai lui demander cela.
----------
Alors, restez ici...
---------En
quittant les Oliviers, Rigault donne cette consigne aux insurgés
qui montent la garde
----------
Rien n'est changé. Ces messieurs restent là, gardez-les
à vue...
un revolver modèle
1874
---------Dans la
soirée du 7 novembre, Dorange et le médecin-capitaine Dupuy
dînent gaiement en ville. Aussi la stupéfaction du chef de
cabinet de Juin est-elle vive lorsque, voulant rentrer, vers 1 heure du
matin, au palais d'Hiver où il a sa chambre, il en aperçoit
l'entrée barrée par une trentaine de jeunes gens en civil
et porteurs d'un brassard blanc sur lequel se détachent deux lettres
: V.P.
---------Dorange
sait très bien qu'en cas d'alerte grave, il est prévu que
les unités régulières de l'armée seront renforcées
d'éléments civils désignés sous le nom de
" vo1ontaires de place ". Fort courtoisement, un membre du groupe
explique à Dorange - qui décline sa qualité - qu'il
ne peut le laisser passer et qu'à partir de maintenant, il agit
au nom du général Giraud qui vient de débarquer à
la tête des forces américaines !
---------Pour
Dorange, tout devient clair. Ce qui avait été envisagé
lors des discussions avec Murphy est déclenché. Et il est
fort probable qu'à l'instar de ce qui se passe au palais d'Hiver,
les autres postes de commandement de la ville sont privés de liberté.
Le jeune chef des insurgés oublie de s'assurer de la personne de
Dorange et le laisse partir. Avec son ami Dupuy, lui aussi laissé
en liberté, le chef de cabinet de Juin se dirige vers l'amirauté
qui, par suite de la proximité des casernes de fusiliers marins
et de son isolement, a, à ses yeux, quelque chance de ne pas être
aux mains des insurgés. Mais, là encore, la route est barrée.
---------Sautant
dans une barque de pêche, Dorange gagne un sous-marin en cours d'appareillage.
Reçu fraîchement par l'équipage, il obtient néanmoins
qu'on téléphone à l'amiral Leclerc qui donne l'ordre
qu'on lui amène Dorange sous escorte. Parvenu à l'amirauté,
Dorange explique ce qu'il vient de voir en ville et, du coup, l'amiral
comprend pourquoi son téléphone ne fonctionne plus. C'est
à ce moment que se présente un jeune officier, visiblement
de réserve, porteur d'un ordre signé de Mast. Ce document
expose que les Allemands viennent de débarquer en Tunisie et qu'à
l'appel du Maréchal, les Américains interviennent pour les
repousser. À l'amiral Leclerc, de plus en plus intrigué,
et qui l'interroge pour savoir si Juin est au courant de cet événement,
Dorange répond qu'il ne correspond nullement à tout ce qu'il
a pu apprendre jusqu'ici. Le plus simple paraît donc de joindre
le général et d'obtenir des instructions. Par malchance,
l'amiral n'a ni voiture, ni marin à mettre à la disposition
de Dorange : ses effectifs sont très réduits et fort mal
armés. Finalement, le sous-chef d'état-major de l'amirauté
confie à Dorange un revolver 1874, sans cartouche ! Muni de cette
arme, le chef de cabinet de Juin ordonne à l'officier - qui a apporté
l'ordre signé de Mast - de se mettre à sa disposition avec
sa voiture et son chauffeur. C'est dans cet équipage - le jeune
insurgé n'ayant pas compris ce qui se passait - que Dorange se
met en route pour gagner la caserne des gardes mobiles des
Tagarins. Par précaution, il avise son compagnon de
route qu'en cas de barrage, il aura à montrer son laissez-passer
et que, s'il n'obtempère pas, lui, Dorange, l'abattra sans hésiter.
Le jeune insurgé proteste de sa bonne foi, affirmant qu'il exécute
ce qu'on lui a commandé.
---------Arrivé
enfin aux Tagarins sans encombre, Dorange explique la situation au colonel
Zwilling, commandant la garde mobile, mais précise qu'avec ses
hommes il doit l'aider à rendre la liberté au commandant
en chef. Après le temps nécessaire au rassemblement, Zwilling
se place au centre du carré formé par ses hommes et leur
adresse quelques paroles:
----------Soldats,
l'un des plus beaux jours de notre vie vient d'arriver. Les Allemands
ont envahi la Tunisie, le Maréchal vous donne l'ordre de les rejeter
à la mer ; les Américains viennent de débarquer pour
nous aider à le faire. Nous allons nous porter à leur rencontre
pour leur faciliter les choses..
-----------
Vive la France ! vive le Maréchal ! répondent, enthousiastes,
les gardes mobiles.
----------
Mais il paraît, reprend le colonel qui, en apercevant Dorange, se
rappelle la demande que celui-ci a formulée, que le général
Juin est prisonnier dans sa villa ; nous allons donc commencer par aller
le délivrer.
---------Pendant
les préparatifs du départ, Dorange fait alerter d'autres
chefs d'unités, puis monte avec deux gardes dans une voiture touriste
suivie d'un camion transportant une trentaine d'hommes sous le commandement
d'un officier. Mais le véhicule tombe en panne et ne rejoindra
que trois quarts d'heure plus tard.
---------À
vrai dire, Dorange ne s'en aperçoit pas. Auparavant, il a rendu
sa liberté au jeune officier de réserve prisonnier. À
la porte de la villa des Oliviers, l'aspirant Pauphilet, qui commande
les putschistes, interdit au commandant des gardes d'entrer dans la villa.
S'inclinant devant ce qui lui est affirmé avec tant d'autorité,
l'arrivant se contente de dire qu'il s'agit simplement de faire passer
le chef de cabinet du général Juin. Nouveau refus. Ayant
troqué son revolver 1874 contre un automatique, Dorange force le
passage en appuyant au même moment sur la détente qui, fort
heureusement, ne répond pas, puisque la sûreté n'a
pas été enlevée. Les gardes reçoivent alors
l'ordre d'arrêter tous ceux qu'ils rencontreront.
---------Toujours
dans le salon, Juin arpente la pièce à grands pas ; Darlan,
maintenant impassible, est appuyé à la cheminée,
tandis que Battet, Fenard, Chrétien et Mme Juin chuchotent en aparté.
Très étonné de voir arriver son chef de cabinet,
et pensant que Dorange s'est involontairement jeté dans la gueule
du loup, Juin lui souffle à l'oreille de filer au plus vite...
Mais le commandant en chef apprend ce se passe dans Alger et décide
de gagner le fort l'Empereur, dont la garnison est sûre et qui est
prévu comme P.C. opérationnel en cas d'événements
extraordinaires. Quant à Dorange, juin le charge de faire libérer
les autres généraux encore retenus prisonniers par les conjurés.
Darlan prévient
Pétain
---------Nous nous
souvenons qu'après sa violente colère, Darlan s'est retiré
dans un bureau des " Oliviers " pour rédiger un message
; ce document est adressé à Pétain et c'est le consul
américain Pendar qui est chargé de le porter à l'amirauté
pour transmission. Mais, en cours de route, Pendar passe au P.C. du complot,
et ainsi, Rigault prend connaissance du message et le fourre dans sa poche.
De son côté, le préfet maritime dépêche
un quartier-maître, habillé en civil, à la villa de
Fenard d'où on le réexpédie chez le général
Juin. Vers 6 heures du matin, l'estafette revient à l'amirauté
avec ce texte de Darlan :
---------Pour
amiral Moreau
---------Si
tu peux communiquer avec Bizerte et Casa, tâche de savoir ce qui
s'y passe.
---------Je
suis à la villa du général juin. D'après Murphy,
le débarquement serait général, du sud du Maroc à
la Tunisie. J'ai rendu compte au Maréchal par Baudot.
Jusqu'à nouvel ordre de ma part, faire notre possible pour exécuter
les ordres du Maréchal.
(0515 - 8-11-42).
---------Ce
document parvient à son destinataire car, à ce moment-là,
la garde mobile, amenée par Dorange, assure une liberté
relative à l'amiral et à Juin. Peu après, Darlan
confie à Pendar un autre câble destiné à Pétain
et qui est un compte rendu général - et prudent - de la
situation. Mais à sa sortie des " Oliviers ", le consul
américain est arrêté par la garde mobile et détenu
jusqu'au moment où ses affirmations sont vérifiées.
---------C'est
à 6 h 49, le 8 novembre 1942, que le télégramme parvient
à Vichy. Peu après son arrivée au fort l'Empereur,
avec Juin, l'amiral, sceptique sur les conditions de transmission de ses
précédents messages, a, alors, toute liberté d'envoyer
un nouveau compte rendu au Maréchal:
---------J'ai
été demandé à 1 h 45 par le général
Juin et j'ai trouvé chez lui M. Murphy qui m'a déclaré
que, sur la demande d'un Français, le général Giraud,
le président
Roosevelt avait décidé d'occuper l'Afrique du Nord avec
des forces importantes, ce matin même ; que les Etats-Unis n'avaient
qu'un but, détruire l'Allemagne et sauver la France, qu'ils désiraient
maintenir son intégrité.
Lui ai répondu que la France avait signé une convention
d'armistice et que je ne pouvais que me conformer aux ordres du Maréchal
de défendre notre territoire.
---------Vers
7 heures du matin - les Américains sont toujours absents, tandis
que la garde mobile reprend un par un les bâtiments officiels -
la plupart des autorités civiles et militaires recouvrent leur
liberté, et la plupart des centraux téléphoniques
fonctionnent à nouveau. --------------Seul
point encore aux mains des insurgés : le commissariat central où
restent détenues un certain nombre de personnalités civiles.
Le commandant en chef a retrouvé les moyens d'exercer son autorité.
----------------Remplaçant
Mast par le général Roubertie, juin lui ordonne de maintenir
" un contact élastique, sans agressivité " entre
les troupes françaises et les forces en cours de débarquement
qui progressent plus lentement que prévu, bien que ne rencontrant
pratiquement aucun obstacle. De son côté, le général
Koeltz, rendu lui aussi à ses pouvoirs, met sur pied un commandement
des forces stationnées hors d'Alger, auquel il donne la même
consigne qu'au général Roubertie.
---------En
procédant ainsi, Juin attend les développements de la situation,
manifestement soulagé par la présence de Darlan - commandant
en chef de toutes les forces militaires françaises et successeur
désigné de Pétain. Officiellement, l'amiral a beaucoup
plus de poids que n'importe qui.
---------Mais
si, d'une part, les " Cinq " s'inquiètent de l'extrême
lenteur de mouvements des troupes américaines, d'autre part ils
n'ont aucune nouvelle de Giraud que, pendant des heures, Lemaigre-Dubreuil
a attendu en vain à l'aérodrome de Blida. Les postes radio
de la conjuration ne parviennent pas davantage à obtenir des précisions
de Gibraltar sur le sort du général. Depuis le moment où,
un peu contre son gré, il a décidé de quitter la
France pour prendre la tête du volet français du débarquement,
Giraud joue de malheur. D'abord, le sous-marin qui doit l'emmener est
en retard, puis, en mer, ses transmissions sont en panne. Enfin, après
mille péripéties plus ou moins rocambolesques, Giraud arrive
à Gibraltar dans la journée du 7 novembre.
--------Par
un rapport du capitaine Beaufre, qui accompagne Giraud, nous savons ce
qui s'y est passé. C'est le 7 novembre, à 17 heures, qu'Eisenhower
- dont le P.C. est installé dans les souterrains de la forteresse
- reçoit Giraud. Entre les deux hommes s'instaure et se développe
un immense malentendu. Le général français en est
resté à l'hypothèse d'un débarquement sans
combat ; Giraud croit également que le commandement suprême
lui reviendra quarante-huit heures après le début de "
Torch ". Pour Eisenhower, cela veut dire que Giraud exige le commandement
de l'opération. Des accords Murphy-Giraud, Eisenhower prétend
ne rien savoir. Bref, le ton monte très vite. Giraud accuse les
Américains de mauvaise foi et quitte le P.C. d'Eisenhower en claquant
la porte. Il déclare que, dans ces conditions, il retire son concours,
demandant toutefois à être conduit en Algérie dans
la matinée du 8"mais comme une personnalité privée
". Stupéfaction générale.
---------On
raconte même que Giraud est tellement mécontent de ce qu'il
vient de découvrir, qu'il aurait envisagé de rentrer en
France !
----------Et
le débarquement commence dans la nuit. Après de longs et
délicats pourparlers, un nouvel entretien réunit le 8 novembre,
à 11 heures, Giraud et l'état-major interallié. Il
en sort un modus vivendi
Le général Eisenhower... ne peut se dessaisir de son commandement
au profit de quiconque, surtout dans une opération aussi difficile
que celle qui est en cours. Il ne peut donc être question de commandement
interallié français ni de commandement allié sur
les forces françaises. Par contre, il reconnaît l'autorité
entière du général Giraud sur l'Afrique du Nord et
les forces françaises d'Afrique. Les relations entre le commandement
allié et le commandement français
seront établies sur la base d'une complète égalité.
En conséquence, toutes les décisions d'ensemble contre les
Allemands seront fixées en commun. Lorsque les troupes françaises
et alliées opéreront de concert et se trouveront mélangées,
le commandement local sera assuré par le chef français ou
allié qui aura le plus de forces sous ses ordres...
---------Au
cours de la discussion, Giraud insiste pour que les Alliés mettent
immédiatement la main sur les aérodromes de Tunisie... et
demande à partir pour Alger. Ce déplacement, lui répond-on,
ne pourra se faire que le lendemain 9 novembre( Ainsi, Giraud a pris,
tant par sa faute que par celle des Alliés, un grave retard qui
va peser considérablement sur la suite des événements.
cessez-le-feu à
Alger
---------En quittant
la villa des Oliviers, Rigault et le consul américain Woodruff
descendent au P.C. de la rue Michelet où règne une certaine
nervosité. Pas de nouvelles des Américains, silence chez
Mast, et Giraud ne répond toujours pas.
---------La
seule solution est d'aller au-devant des troupes de débarquement
pour presser leur mouvement sur Alger. À 4 kilomètres de
Saint-Eugène, le Français et le consul américain,
Woodruff, aperçoivent, enfin, de chaque côté de la
route, une file interminable de soldats, le visage couvert de suie, les
casques garnis de feuillage. Bien tranquille est leur allure. Les officiers
auxquels Rigault et Woodruff s'adressent, probablement méfiants,
les renvoient d'autorités supérieures en autorités
plus importantes encore. Enfin, après avoir obtenu que les Américains
pressent le mouvement, les deux hommes, rentrant dans Alger, tombent,
sans avoir la possibilité de faire demi-tour, sur un char entouré
de gardes mobiles
----------
Stop... Ces gars-là, crie un lieutenant, au mur !
Woodruff parvient quand même à expliquer qu'il est un diplomate
américain et la chance veut qu'un sous-officier de la garde sache
la présence de Murphy aux " Oliviers ", à quelques
mètres de là. Des gardes l'y emmènent tandis que
quatre autres surveillent Rigault. Mais le spectacle de ce qui se passe
dans le port, où un torpilleur canadien vient de se faire "
allumer ", les intéresse beaucoup plus. Profitant de l'aubaine,
le prisonnier commence à marcher de long en large, augmentant ainsi
peu à peu la distance qui le sépare de son escorte. Au bout
d'une heure de ce manège, apercevant un plombier qui sort de la
résidence de Juin, Rigault se dirige vers lui, lui demande du feu
et repart sans qu'on ait remarqué son stratagème. Dès
qu'il est hors de la vue de ses gardiens, Rigault double l'allure et entre
pour se faire faire la barbe dans une boutique qui vient d'ouvrir. Quand
il arrive enfin au domicile de d'Astier, la famille et les amis de ce
dernier - absent - lui font fête car, sans nouvelles de lui, on
avait cru qu'il avait été fusillé.
---------En
se réveillant, à l'aube du 8 novembre, le capitaine Pedron
- qui appartient au 3ème bureau du général Juin -
ouvre son poste radio et entend une proclamation de Giraud !En fait, ce
n'est pas ce dernier qui parle, puisqu'il est encore à Gibraltar
et qu'on n'a pas pris la précaution d'enregistrer sa voix, mais
un des conjurés, Raphaël Aboulker, qu'à la dernière
minute on a chargé de cette mission. Sans en demander davantage,
Pedron dévale l'escalier, réquisitionne une voiture militaire
en stationnement un peu plus loin et débarque au palais d'Hiver
pour apprendre de la bouche du commandant Dupin de Saint-Cyr que tout
l'état-major vient d'entrer en conférence au fort l'Empereur.
Par Dorange, survenu sur ces entrefaites, il apprend les événements
de la nuit. Dans une casemate, Pedron retrouve Darlan, Fenard, Juin, Koeltz,
Mendigal, Battet... Personne ne fait attention à lui. Tout le monde
a l'air épuisé, guettant des nouvelles ou discutant des
opérations en cours. De temps en temps, Juin donne un ordre pour
modifier les positions des troupes françaises, le général
ne voulant pas d'affrontement avec l'armée américaine.
---------Le
8 novembre 1942, vers midi, le bruit, se répand qu'à la
suite d'une visite de Juin, l'amiral, qui avait regagné l'hôtel
Saint-George, aurait accepté en principe la cessation des hostilités
dans l'après-midi.
---------Or, quelques heures plus tard, les
avant-gardes alliés débouchent sur les hauteurs dominant
Alger, tandis que les deux aérodromes de Maison-Blanche
et de Blida
sont occupés. Le fort l'Empereur, lui-même, couronné
de son drapeau, est pris sous le feu de l'artillerie américaine.
Un obus de mortier de 81 tombe pile devant la porte de la casemate, tuant
un officier d'aviation et blessant les futurs généraux Lechères
et Hartmann. Au bruit provoqué par l'explosion, Juin sort de son
P.C., demande des explications et laisse tomber
---------- Ah! c'est tout de même em...
! Faites hisser le drapeau blanc pour leur faire comprendre, à
ces c...-là...
---------Visiblement le général
est énervé. Il fait sonner le cessez-le-feu. Mais les Américains
continuent de tirer, abandonnant toutefois leurs mortiers. Puis avisant
Dorange, qui est l'homme à tout faire, le général
lui ordonne
---------- Tâchez donc de trouver quelqu'un,
allez trouver Murphy, par exemple, parce qu'il faut qu'on sorte de cette
situation impossible...
---------Après une nouvelle attente,
Dorange surgit enfin, accompagné par le général Ryder
et par Murphy, entourés d'un groupe de vice-consuls, dont le colonel
Knox. Immédiatement s'engagent les pourparlers pour le cessez-le-feu
qui est finalement signé à 19 heures et se limite à
Alger et sa grande banlieue
---------- Toutes les troupes françaises...
seront regroupées et regagneront sans délai leurs quartiers
où elles seront consignées... Elles garderont leurs armes...
---------L'ordre en ville sera assuré par les troupes américaines
à partir de 22 heures... Les autorités civiles reprendront
en main les pouvoirs de police... Toutes ces autorités restent
en place.
---------Dans la soirée, à
partir de 21 heures, une conférence réunissant, d'une part
Murphy et le général Ryder, et d'autre part Darlan, Juin
et ses subordonnés immédiats, règle un second train
de problèmes à vrai dire secondaires, les autres, les principaux,
ne pouvant être discutés du côté américain
que par le général Clark lui-même, attendu
pour le lendemain. Vers la fin de la réunion, Rigault se présentant
au Saint-George,
tombe sur une sentinelle casquée, en uniforme, qui l'éclaire
de sa torche c'est un des adjoints de Murphy qui a repris du service.
---------Les " Cinq " se retrouvent
à la villa des Roses où habite Murphy. On y débouche
une bouteille de champagne. Pour les conjurés, le point noir reste
le retard de Giraud. À écouter Murphy, les " Cinq "
n'ont pas de gros soucis à se faire au sujet de Darlan. Rapportant
le comportement de l'amiral " plein de contradictions
et assez peu brillant " pendant les heures où il
s'est trouvé en sa présence, le diplomate américain
ne croit pas qu'à l'avenir, Darlan puisse être autre chose
qu'un " vaincu et un prisonnier...
".
---------Au cours des opérations,
la marine française a eu 11 tués et 8 blessés, et
l'armée de terre 11 tués.
---------De plus, en plein coeur d'Alger,
au cours d'un affrontement, tombent le capitaine Pillafort, figure populaire
chez les conjurés et qui a joué un certain rôle dans
la prise de la ville, et le colonel d'aviation Jacquin, de l'état-major
du commandant en chef, qui rejoignait son poste. , Après le champagne
chez Murphy, toute l'équipe dirigeante du complot se retrouve dans
la villa de Lemaigre-Dubreuil, à Mahieddine, celle-là même
qu'avait louée, autrefois, le capitaine Beaufre pour recevoir discrètement
l'embryon de la résistance nord-africaine. On fait le point : Juin
est " favorable " aux Alliés, les Américains,
contrairement aux accords, négocient avec Darlan, et on est toujours
sans nouvelle de Giraud. Si, militairement, l'opération paraît
réussie - tout au moins à Alger - il n'en est pas de même
sur le plan politique. On convient d'abord, en attendant Giraud, de dissuader,
avant tout, les Américains de s'engager avec Darlan. Puis la discussion
s'élève entre Lemaigre-Dubreuil et Rigault. Le premier est
partisan de la force et pousse à faire un deuxième coup
d'Etat. Le second, soulignant que les moyens dont disposent les "
Cinq " sont fort limités, affirme que la seule façon
de procéder est de faire pression sur les Américains pour
qu'ils respectent leurs engagements. On souligne
que, parmi ,les " vichyssois ",
certains chefs militaires sont disposés à s'incliner, soit
par raison, comme Juin, soit par tempérament, comme Fenard. Avant
tout, il est convenu de tenter d'avoir, par le canal allié, des
nouvelles de Gibraltar et de revoir le plus rapidement possible Murphy,
dont l'assistance ne doute pas qu'il soit encore son meilleur appui.
---------Dorange rédige au cours de
la même nuit une note qu'il soumettra à Juin et remettra
à Battet. C'est un véritable programme pour la mise en état
de guerre de l'Afrique du Nord par le truchement d'un gouvernement., dont
Noguès prendrait la tête, tandis que Juin garderait ses fonctions
de commandant en chef. Les Américains fourniraient l'armement promis
par Murphy. Darlan, lui, se rendrait immédiatement à Vichy
pour exposer au Maréchal la situation réelle et le ramener
en Afrique du Nord. Pour l'auteur de ce document, ce serait la suite logique
de la politique menée par Pétain depuis l'armistice. Quant
à Giraud, aucun rôle n'est prévu pour lui ; son nom
n'est même pas mentionné !
---------Mais à Oran et au Maroc,
la bataille continue. de faire rage.
enfin, Giraud !
---------Dans la matinée
du 9 novembre 1942, Saint-Hardouin et d'Astier de La Vigerie viennent,
aux nouvelles chez Chrétien. Ils sont manifestement déçus
par l'évolution de la situation. En effet, à cause du retard
des troupes américaines et de l'absence de Giraud, les autorités
légales ont pu reprendre le contrôle de la ville. À
l'extérieur, la situation n'est guère brillante. En Algérie,
et notamment dans le Constantinois, il reste des forces suffisantes pour
s'opposer éventuellement aux Américains, beaucoup moins
nombreux que ce que Murphy avait laissé entendre. Situation militaire
très inquiétante en Tunusie. Confusion politique avec Darlan.
Et pourtant, c'est gagné : le débarquement a réussi.
Mais, en contrepartie, il y a quand même le fait que Darlan a commencé
à négocier, qu'un cessez-le-feu a
été signé et que juin et Fenard poussent l'amiral
dans le sens allié.
---------Mais pour les " Cinq ",
le gros point' noir est que Darlan négocie directement avec les
Etats-Unis, leur cède trop... Saint-Hardouin et d'Astier de La
Vigerie demandent donc à Chrétien de les aider à
intervenir dans les discussions. De plus, ils seraient heureux de prendre
contact avec juin ; mais, à cet égard, rien à faire,
le général n'a pas encore digéré le coup de
force, ni la séquestration dont il a été victime.
Des agissements analogues dans d'autres centres ont automatiquement dressé
contre les conjurés Noguès et le restant des généraux.
La discussion en est là quand surgit, en trombe, Lemaigre-Dubreuil
qui lance
---------- La question est très imple.
Il y a un commandant en chef, le général Giraud. Les troupes
n'ont qu'à obéir à ses ordres...
---------Le chef des services spéciaux
objecte à l'industriel que, d'une part, Giraud est absent et que,
d'autre part, il n'a légalement aucun commandement ! Dans la situation
où il s'est mis, il a, semble-t-il, peu de chance de se faire obéir
du reste de l'armée. D'ailleurs, en dépit de la proclamation
diffusée par la radio, l'ensemble des troupes est resté
fidèle à ses chefs habituels. Certains chefs de corps passés
à l'insurrection ont vu se dresser contre .eux officiers et sous-officiers.
---------Saint-Hardouin révèle
alors à Chrétien les fameux accords Giraud-Murphy et ajoute
que les " Cinq " ne peuvent laisser mener des tractations avec
les Américains par des Français qui ignorent tout de ce
qui a été reconnu par Murphy. Evidemment, la seule solution
serait de faire connaître ces accords à Darlan et à
Juin. Mais ne paraît-il pas quelque peu vexant pour les " Cinq
" d'aller remettre ces documents à leurs adversaires qui bénéficieraient
ainsi gratuitement du résultat de tant d'efforts ?... Finalement
le bon sens et le patriotisme l'emportent sur l'amertume et la fureur.
Les conjurés chargent donc Chrétien de demander à
Juin une audience pour Saint-Hardouin. Dans l'après-midi, à
16 heures, ce dernier très ému, et porteur des accords,
en fait part au général qui, par son amabilité, rompt
la glace.
---------Peu après, un coup de téléphone
de Tunis annonce que les Allemands commencent à débarquer
des troupes à l'aérodrome d'El-Aouina, sans que les troupes
françaises, pourtant postées sur les abords du terrain,
interviennent.
---------Presque en même temps, les
conversations reprennent - le général Clark n'étant
toujours pas arrivé - entre Darlan et Ryder. Ce dernier communique
aux Français un projet de convention d'armistice, manifestement
préparé à l'avance (les Américains avaient,
en effet, rédigé deux études, l'une prévoyant
un traitement amical ; la seconde prévoyant un statut d'adversaires
pour les forces françaises). Darlan, tout en s'affirmant détenteur
des pouvoirs pour traiter, souligne qu'il n'a pas ceux de signer un texte
que son gouvernement ne connaît pas.
---------L'Américain réplique
que, puisqu'il en est ainsi, il sera obligé de prendre des mesures
de sécurité, d'autant plus qu'il vient d'apprendre que Vichy
a donné son accord à l'entrée des forces allemandes
en Tunisie. La conversation prend un tour de plus en plus aigre. Juin,
heureusement présent, fait remarquer qu'on ne peut pas faire l'affront
à ses troupes de leur retirer leurs armes puisque, dans quelques
jours, elles seront probablement amenées à combattre aux
côtés des forces américaines. Quant à Murphy,
il objecte que, si le gouvernement français n'accepte pas les conditions
du cessez-le-feu, les troupes françaises seraient alors en mesure
d'agir dans le dos des Alliés. Catégorique, Ryder rappelle
qu'au premier acte d'hostilité, il n'hésitera pas à
faire bombarder Alger par les navires de sa flotte.
Finalement, le général Koeltz prend l'engagement personnel
qu'il ne se passera rien et l'on s'accorde, enfin, sur le maintien du
statu quo. -Sur ces entrefaites arrive enfin Clark qui dit avoir été
retenu par la résistance opposée à Oran à
ses soldats par la garnison française. Apprenant que Darlan attend
une réponse de Vichy, l'adjoint d'Eisenhower estime inutile la
poursuite de la discussion, qu'il reporte au lendemain matin.
C'est à leur retour aux Oliviers que, par un appel de Chrétien
- qui demande un rendez-vous pour Lemaigre-Dubreuil - Juin et Dorange
apprennent l'arrivée de Giraud.
---------À son arrivée à
Blida, ce dernier a été accueilli fraîchement par
le colonel Montrelay, commandant la base, et a gagné immédiatement
la villa Mahieddine, où les Cinq sont réunis. À vrai
dire, ceux-ci sont fort énervés car ils ont peu goûté
la désinvolture du général qui, après avoir
accepté la responsabilité suprême de l'affaire, avait
laissé ses adjoints civils sans nouvelles. Sous son calme légendaire,
Rigault cache une rage froide. A l'inverse, Lemaigre-Dubreuil exhale,
lui, sa colère. Méditatif, Saint-Hardouin se tient dans
une grande réserve. Pour donner une explication à l'attitude
de Giraud, Rigault laisse tomber, non sans humour
---------- Le général a pour
le moins un mauvais secrétariat !
---------Mécontent, froid, en arrière
de la main, Giraud rétorque qu'il n'est pas commandant en chef
et que les discussions de Gibraltar n'ont, à ses yeux, rien donné.
Il
paraît d'autre part ulcéré du peu d'égards
qu'on lui a manifesté à son arrivée. Pis, on a égaré
son uniforme. Avant toute chose, et ne pouvant rien faire. sans être
revêtu de sa tenue, il exige qu'on parte à la recherche de
ses effets militaires ! L'assistance est médusée, sauf peut-être
Rigault, qui, dès sa première rencontre à Lyon avec
le général, l'avait jaugé. Après ces préliminaires,
Giraud entend un exposé de la situation, bref sur le passé,
plus détaillé sur les difficultés du moment
(présence de Darlan, attitude très vichyste de l'armée,
engouement des Américains pour la flotte). D'abord silencieux,
Giraud écoute puis lâche, désabusé et écoeuré
---------- Bon, il va falloir maintenant
que je prenne ma décision.
---------- Non, mon général,
laisse tomber sèchement Rigault, votre décision, vous l'avez
prise définitivement à Lyon.
l'étonnante entrevue
Dorange-Giraud
---------Il était
effectivement question, dans l'esprit de Giraud, " puisque
Darlan était là ", de s'effacer et d'aller
faire le héros à la tête d'un corps franc. Complètement
démonté par les événements, il déclare
" Je vais voir si je continue.
" L'un après l'autre, les " Cinq " le persuadent
que la partie est loin d'être perdue : les Américains ont
de grosses difficultés avec Darlan ; l'amiral n'est pas dans une
position confortable du tout ; et, de surcroît, les Etats-Unis ne
sont pas bien disposés en sa faveur. Ces raisonnements remontent
le moral du général, et un programme s'ébauche, complétant
celui que les " Cinq " avaient dressé après avoir
bu le champagne chez Murphy. Les conjurés assiègent Giraud,
car il est capital qu'il entre en contact avec l'armée et ses chefs,
avec Juin surtout, pour se renseigner et connaître l'attitude exacte
du corps des officiers en face des événements et envers
le grand chef de la conjuration. Quant aux Américains, ils ne connaissent
encore de Giraud que l'image reflétée par sa carrière
et son évasion.
---------À l'heure du dîner,
Lemaigre-Dubreuil, mi-confident, mi-dramatique, annonce, à la cantonade,
au Saint-George, que Giraud a d'importants entretiens, en particulier
avec Clark ; il insiste pour que Juin se rende à la villa Mahieddine.
Il ne veut pas croire, comme on le lui affirme, que Juin refusera de se
compromettre en allant au-devant de Giraud: Un compromis intervient :
c'est Dorange qui, en tant que chef de cabinet, se rendra au rendez-vous.
A 10 heures du soir, Chrétien embarque Dorange dans sa voiture.
Méfiant, car il a parfaitement réalisé que son rôle
dans la nuit du 7 au 8 novembre lui a valu des inimitiés féroces
chez les conjurés, le second prend un revolver et laisse des ordres
afin que, s'il n'est pas revenu à minuit, on se mette immédiatement
à sa recherche.
---------À Mahieddine des jeunes des
Chantiers de jeunesse montent la garde dans un grand désordre et
en proie à une vive exaltation. A l'intérieur de la villa,
beaucoup de monde autour de-l'état-major de la conjuration. Le
moral semble en hausse. Seuls Saint-Hardouin et Lemaigre-Dubreuil font
bonne mine au chef de cabinet de Juin, qui insiste pour voir Giraud en
tête à tête. Au général, Dorange montre
son plan soumis à juin et à Battet et qui, selon lui, résume
la position de l'armée : " Le général
Giraud légal, oui ; le général Giraud rebelle, non.
" Avec beaucoup de calme, voire de bienveillance, le général
rétorque qu'il est d'accord sur toute solution qui permettra de
reprendre les armes contre les Allemands le plus rapidement possible.
Il estime, en effet, nécessaire de jeter les forces françaises
dans la bataille immédiatement, désireux qu'il est de se
consacrer uniquement à la direction des opérations, et prêt
à transmettre à d'autres la charge du gouvernement. Confiant
dans les vertus de la hiérarchie militaire, Giraud pense que Juin
- de beaucoup son cadet - ne fera aucune difficulté pour accepter
un commandement sous ses ordres. Quant à Pétain et à
Darlan, le général " leur
réserve un grand rôle ", espérant
que le Maréchal et l'amiral vont se retirer sur la côte méditerranéenne
où, avec l'armée d'armistice et les partisans de la reprise
des hostilités contre l'Allemagne, ils prépareront une tête
de pont pour permettre aux Alliés de débarquer dans le midi
de la France ! Très disert, Giraud poursuit en rappelant ce qu'a
été sa carrière, ses pénibles conditions d'existence
en zone libre depuis son évasion, les " méchancetés
" de la police de Laval, etc.
---------Enfin, le général
demande s'il lui est possible de rencontrer Juin. Dorange, pas très
sûr de l'acceptation de son chef, se saisit du téléphone
et appelle la villa des Oliviers :
---------- Je m'excuse, mon général,
de vous réveiller (il est 3 heures du matin), mais le général
Giraud souhaiterait venir vous rendre visite et demande si vous accepteriez
de le recevoir.
---------- À cette heure-ci ? réplique
juin. Mais c'est ridicule ! Est-ce qu'on va en finir avec ces histoires
de roman policier ?...
---------Chez Juin, c'est une douche glacée
qui s'abat sur la tête de Giraud:
---------- ... Vous n'êtes rien, ici...
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